Georges Bernanos contre les bien-pensants

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Georges Bernanos contre les bien-pensants
Georges Bernanos contre les bien-pensants
Écrit par Arnaud Guyot-Jeannin
Samedi, 05 Juillet 2008 01:00
V OLONTIERS RÉDUIT À L’ÉTIQUETTE d’« écrivain catholique », Georges Bernanos ne saurait, cependant,
être rangé entre François Mauriac et Paul Claudel. « Ecrivain catholique », il le fut, bien sûr, et ô combien ! Mais,
aux antipodes de tout académisme comme de toute cléricature installée, il fut aussi bien plus que cela.
« J’ai juré de vous émouvoir, d’amitié ou de colère, qu’importe ! »
, scandait-il à l’adresse de ses lecteurs dans
la Grande Peur des bien-pensants
(1931). De tout son être, homme de l’ancienne France, il servit Dieu, le roi et le peuple durant toute son existence.
Activiste durant sa jeunesse des Camelots du roi, Bernanos se tourna ensuite vers une écriture fougueuse,
rageuse et généreuse. Insurgé contre l’indifférence et le mensonge, il comptait de nombreux ennemis, y compris
parmi ses amis qui ne supportaient pas son indépendance d’esprit et son expression tranchante. Consignant ses
expériences, ses pensées et ses impressions sur les grands problèmes spirituels et humains dans des articles,
romans et pamphlets ébouriffants, il s’attira l’opprobre de la gauche aussi bien que de la droite, des démocrates
chrétiens et des maurrassiens, des pétainistes et des collaborateurs, ou encore des « épurateurs » de
l’après-guerre.
Catholique et royaliste de combat, initié par son père à la lecture d’Edouard Drumont, puis formé à l’école de
l’Action française, Bernanos rejetait, à égale distance, le totalitarisme de la force et la tiédeur conservatrice.
Communisme, nazisme et démocratisme libéral l’indisposaient. Il était rebuté par ces solutions politiques agrégées
à une modernité matérialiste et uniformisante. Inhumaine civilisation moderne ! Dans son dernier essai, la France
contre les robots
(1946), il résume son propos en une formule décisive :
« On ne comprend absolument rien à la civilisation moderne si l’on n’admet pas d’abord qu’elle est une
conspiration universelle contre toute espèce de vie intérieure. »
« Anarchiste blanc » – comme l’avaient surnommé Georges Clemenceau, ainsi que ses camarades royalistes, au
début du XXe siècle –, Bernanos souhaitait le renversement du régime républicain. Politiquement et socialement
en rupture avec la société française de son époque, il se réclamait des vertus aristocratiques et populaires contre
l’individualisme bourgeois précipité par la Révolution française. Evoquant son éducation familiale et politique, il
notait : « On ne nous a nullement élevés dans le respect de la bourgeoisie. Nous savions que la bourgeoisie
intellectuelle, comme l'autre, avait constamment sacrifié la monarchie à son avarice, à sa vanité, à une sorte de
conservatisme qu'elle prend pour la tradition, qu'elle oppose dans son orgueil ingénu à la tradition des
aristocrates.[…] Nous n'ignorions pas que la bourgeoisie s'est perpétuellement interposée entre le peuple et la
monarchie, que la monarchie, en 1789 comme en 1830, s'est perdue chaque fois qu'elle a parié pour la
bourgeoisie contre le peuple. »
(Nous autres Français, 1939).
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Il conserva jusqu’au bout une certaine nostalgie de ses combats royalistes de jeunesse : « Nous n'étions pas des
gens de droite. Le cercle d'études sociales que nous avions fondé portait le nom de cercle Proudhon, affichait ce
patronage scandaleux. Nous formions des voeux pour le syndicalisme naissant. Nous préférions courir les chances
d'une révolution ouvrière que compromettre la monarchie avec une classe demeurée depuis un siècle parfaitement
étrangère à la tradition des aïeux, au sens profond de notre histoire, et dont l'égoïsme, la sottise et la cupidité
avaient réussi à établir une espèce de servage plus inhumain que celui jadis aboli par nos rois. »
(
Les Grands Cimetières sous la lune
, 1938).
Mystique enflammé, polémiste indigné et esprit critique soucieux de vérité, Bernanos se montrait implacable,
également, tant à l’égard du réalisme que de l’optimisme. « Le réalisme, lança-t-il un jour, de façon lapidaire, c’est
la bonne conscience des salauds »
. Quant à l’optimisme, il lui règle ainsi son compte dans
les Grands Cimetières sous la lune : « L’optimisme m’est toujours apparu comme l’alibi sournois des égoïstes,
soucieux de dissimuler leur chronique satisfaction d’eux-mêmes. Ils sont optimistes pour se dispenser d’avoir peur
des hommes, de leur malheur. »
De même que le réalisme bourgeois ne saurait être confondu avec le réalisme anthropologique, l’optimisme, à ses
yeux, ne saurait être amalgamé avec l’espérance, dont l’origine demeure surnaturelle. Tourmenté par
l’affrontement du bien et du mal exemplifiés par le Christ en Dieu face au diable tentateur, Bernanos a d’ailleurs
composé une oeuvre métaphysique vitale et terriblement incarnée afin de « rendre naturel le surnaturel. »
Né le 20 février 1888 à Paris, Georges Bernanos grandit dans une famille monarchiste. Lecteur précoce de la
Libre Parole
, quotidien dirigé par le vieux lutteur Edouard Drumont que lui fait connaître son père, il s’engage très vite chez les
Camelots du roi. A l’époque, l’Action française et Charles Maurras tentent d’établir des ponts avec le syndicalisme
révolutionnaire, et parlent de « coup de force
». Enthousiaste, le jeune Bernanos multiplie les actions d’éclat. Il est même emprisonné, en 1909, pour avoir
manifesté avec ses camarades royalistes contre le professeur Thalamas.
A sa sortie de prison, il s’en va habiter Rouen, où il devient rédacteur en chef d’un hebdomadaire maurrassien, l’Av
ant-Garde de Normandie
. Réformé en 1914, il réussit cependant à s’engager au sein du 6e régiment de dragons. Il sera plusieurs fois
blessé au champ d’honneur. Comme beaucoup d’autres, il distinguera par la suite
« l’esprit de l’avant »
de
« l’esprit de l’arrière »,
ceux qui s’exposent fièrement de ceux qui profitent médiocrement !
Après la guerre, en 1919, déçu par l’évolution conservatrice de l’Action française, il quitte le mouvement, et
travaille dans les assurances jusqu’en 1926. En mars de la même année, il publie, dans la collection du « Roseau
d’or » – dirigée par Jacques Maritain, Henri Massis et Stanislas Fumet –, Sous le soleil de Satan. Un roman
ténébreux sur la présence intérieure/extérieure et dévastatrice du Prince de ce monde – que Bernanos dit avoir
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rencontré. L’abbé Donissan doit extirper le mal en lui et se racheter par des actions de grâce. Une lutte
permanente – et parfois sur le fil – entre Satan et la quête de sainteté d’un homme de Dieu en proie au tourment.
Ce premier roman obtient un véritable succès. Il marque le début d’une oeuvre littéraire puissante : l’Imposture
(1927), la Joie (1929), Jeanne relapse et sainte (1934), le Journal d’un curé de campagne (1936), la Nouvelle
Histoire de Mouchette (1937), Monsieur Ouine (1943),
sans compter les sublimes
Dialogues des carmélites
, publiés à titre posthume en 1949, avant d’être transposés successivement à l’opéra, au cinéma, puis au théâtre.
Dès lors, Bernanos se consacre pleinement à son métier d’écrivain, sans négliger pour autant les affaires du
monde. Bien qu’ayant pris ses distances avec l’Action française, il ne lui apporte pas moins publiquement son
soutien lorsque celle-ci est condamnée et mise à l’index par le Vatican, en 1926. Il estime, en effet, scandaleux
que les chrétiens membres de l’AF soient rejetés de l’Eglise catholique au prétexte que Maurras est agnostique. Il
fustige aussi une ingérence du spirituel dans le temporel.
En 1931, paraît son premier pamphlet, la Grande Peur des bien-pensants. Ecrit en hommage à son maître
Edouard Drumont – que Bernanos ne réduit pas à l’antisémitisme –, cet ouvrage tonitruant vitupère un certain
clergé compromis avec le siècle et soumis à la pression des forces de l’argent :
« Ce fait immense, qui, bien avant Drumont, n’avait pas échappé à Balzac, la dépossession progressive des Etats
au profit des forces anonymes de l’Industrie et de la Banque, cet avènement triomphal de l’argent, qui renverse
l’ordre des valeurs humaines et met en péril tout l’essentiel de notre civilisation, s’est accompli sous leurs yeux
[ceux des clercs en question],
et ils ont gravement hoché la tête ou parlé d’autre chose. »
Puis, visionnaire, Bernanos met en garde contre le risque d’un enchaînement à une technique dépersonnalisante
dont le mode de vie américain offre, d’ores et déjà, l’exemple :
« L'activité bestiale dont l'Amérique nous fournit le modèle, et qui tend déjà si grossièrement à uniformiser les
moeurs, aura pour conséquence dernière de tenir chaque génération en haleine au point de rendre impossible
toute espèce de tradition. N'importe quel voyou, entre ses dynamos et ses piles, coiffé du casque écouteur,
prétendra faussement être lui-même son propre passé et nos arrière-petits-fils risquent d'y perdre jusqu'à leurs
aïeux. »
Selon lui, le capitalisme va réaliser la visée communiste de la
« table rase du passé ».
Rompant à nouveau, et cette fois définitivement, avec l’Action française – qui le calomnie dans ses colonnes, en
raison de sa collaboration au Figaro, propriété du parfumeur François Coty –, en 1932, Georges Bernanos répond
à un « Adieu » de Charles Maurras par un vibrant « A Dieu ». Pourtant, la
polémique reprend : Bernanos est accusé d’être un traître à la solde du patronat. En dépit de la dureté de ces
querelles, ses convictions royalistes resteront inchangées et sa dette intellectuelle envers le maître de Martigues
demeurera intacte.
MALGRÉ ses difficultés financières, Georges Bernanos, souhaitant respirer l’air de la patrie historique des Grands
d’Espagne, part vivre à Majorque en compagnie de son épouse et de ses enfants. Il est ainsi aux premières loges
lorsqu’éclate la guerre civile, en juillet 1936. Deux ans plus tard, il livre son récit personnel sur la guerre en cours,
dans les Grands Cimetières sous la lune.
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Favorable au camp national au début du conflit, il est très vite écoeuré par les pratiques sanguinaires de celui-ci.
D’autant plus que ces pratiques sont couvertes par une bonne partie du clergé catholique ! Bernanos n’est pas
aveugle au point de ne pas constater que les républicains commettent également les pires exactions, mais au
moins ne les commettent-ils pas sous le signe de la Croix. C’est donc en chrétien épris d’authenticité qu’il
condamne les franquistes et les évêques et cardinaux qui les soutiennent. Mais on a aujourd’hui tendance à
oublier qu’il tenait, en revanche, la Phalange de José Antonio Primo de Rivera pour « parfaitement honorable »,
écrivant : « Il ne me viendrait pas à l’esprit de comparer un magnifique chef tel que Primo de Rivera aux généraux roublards
qui pataugent depuis dix-huit mois, avec leurs grandes bottes, dans un des plus hideux charniers de l’histoire.
» Précisant même : « Je n’avais donc aucune objection de principe à formuler contre un coup d’Etat phalangiste ou requeté
[ce terme se rapportant au mouvement carliste]. » Du reste, son fils Yves a revêtu la chemise bleue pour combattre
dans les rangs phalangistes.
A l’encontre des nationalistes maurrassiens, qui s’en tiennent toujours à la célèbre formule lancée au début du
siècle par le duc d’Orléans, « Tout ce qui est national est nôtre ! », il affirme désormais : « Je ne suis pas, je n’ai
jamais été, je ne serai jamais national, même si le gouvernement de la République m’accorde un jour les obsèques
de ce nom. Je ne suis pas national parce que j’aime savoir exactement ce que je suis, et le mot de national, à lui
seul, est absolument incapable de me l’apprendre ».
En réalité, il ne rejette pas en soi l’appartenance nationale – au contraire –, mais ce qu’il estime être sa sinistre
caricature qui voudrait que cette appartenance se confonde avec la vérité.
Toutefois, on peut se demander si Bernanos ne juge pas un peu trop subjectivement, à son tour, le conflit
espagnol. Ne cède-t-il pas à une émotion circonstancielle, bien compréhensible, mais qui nie le caractère politique
et polémogène de deux (en réalité plus de deux) ennemis qui s’affrontent sans merci ? N’oublie-t-il pas un peu vite
qu’une possible victoire des républicains pourrait installer un gouvernement bolchevique au pouvoir ? A ces
questions, Bernanos ne répondra pas.
Hanté par la décadence de l’Europe, Bernanos part, en juillet 1938, pour le Paraguay, puis le Brésil, où il restera
jusqu’à la fin de la Seconde Guerre mondiale. Dès juin 1940, il se rallie à l’appel du général de Gaulle, tandis que,
l’année suivante, son fils Yves – l’ancien volontaire phalangiste – s’engage dans les Forces françaises libres (FFL).
Résistant en exil, il écrit de nombreux articles contre Vichy. En juillet 1945, il rentre en France. Horrifié par les
nouveaux bien-pensants et par l’épuration sanglante qui ravage le pays, il stigmatise vivement le nouveau régime,
« le plus abject qu'ait connu la France – je dis une France politiquement libre, car le régime de Vichy peut du
moins arguer, pour sa défense, qu'il était celui d'une France occupée. »
(Entretien avec Luc Estang paru dans
le Figaro
en 1947.)
De plus en plus préoccupé par l’asservissement de l’homme au gros argent et au fétichisme de la technique,
Georges Bernanos publie la France contre les robots. Un essai en quelque sorte testamentaire dans lequel il
dresse un état des lieux du monde d’après-guerre, issu des accords de Yalta :
« […] la Russie n’a pas moins tiré profit du système capitaliste que l’Amérique ou l’Angleterre ; elle y a joué un rôle
classique du parlementaire qui fait fortune dans l’opposition. Bref, les régimes jadis opposés par l’idéologie sont
maintenant étroitement unis par la technique. »
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UN AN AUPARAVANT, à Genève, à l’occasion de rencontres internationales, il plaidait en faveur de l’Europe réelle
face à l’Europe formelle et du néant s’esquissant à l’horizon : « La civilisation européenne s’écroule et on ne la
remplace par rien, voilà la vérité. A la place de ces immenses épargnes accumulées de civilisation, d’humanité, de
spiritualité, de sainteté, on offre de déposer un chèque sans provision, signé d’un nom inconnu, puisqu’il est celui
d’une créature encore à venir. Nous refusons de rendre l’Europe. Et d’ailleurs, on ne nous demande pas de la
rendre, on nous demande de la liquider. Nous refusons de liquider l’Europe. »
Bernanos ne verra pas le développement de la construction européenne. Nul doute qu’elle n’aurait pas
correspondu à ses voeux. Nul doute, également, que certains de ses contempteurs n’auraient pas non plus
échappé à ses foudres. Georges Bernanos s’est éteint à Neuilly-sur-Seine le 5 juillet 1948. Il repose au cimetière
de Pellevoisin, le village berrichon où, enfant, il venait passer ses vacances (sa mère, Hermance, était originaire de
la région). Mousquetaire « démolisseur d’impostures », fou de Dieu et de la France, il ne s’était jamais départi de
son honneur et de sa liberté de jugement. Quitte à provoquer le scandale,
le Scandale de la vérité,
ainsi qu’il avait intitulé un petit essai publié en 1939.
A lire Sous le soleil de Satan et les Grands Cimetières sous la lune,
Le Castor Astral (BP 11, 33038 Bordeaux. Tél. : 05.56.85.23.51),
334 et 300 pages, 19 € chacun.
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