Le salariat pour les compétiteurs de jeux vidéo

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Le salariat pour les compétiteurs de jeux vidéo
ÉDITORIAL
ACTUALITÉS
Supercherie
CONTRAT DE TRAVAIL. Le projet de loi pour une République numérique,
définitivement adopté le 28 septembre au Parlement, crée, sous réserve
d’une saisine constitutionnelle, un nouveau CDD dérogatoire pour les
joueurs de jeux vidéo professionnels.
La loi de sécurisation de
l’emploi du 14 juin 2013 a
fait naître un nouveau droit
de la consultation des
institutions représentatives
du personnel. Ce droit est
censé combiner l’effet utile
de la consultation avec des
délais courts et surtout
préfix. Pour le Professeur
Borenfreund, nous sommes
face à « une sorte de
supercherie qui ferait
croire qu’on peut
concilier le rappel d’un
délai suffisant et
l’affirmation incessante, à
chaque alinéa, de
l’existence de délais
préfix ». Les arrêts rendus
par la Cour de cassation le
21 septembre tendent à
confirmer cette thèse. Des
délais courts, difficilement
tenables surtout quand la
justice s’en mêle, elle-même
tenue à des délais qu’elle est
incapable de respecter.
Avec toutes ces contraintes,
le comité d’entreprise peutil encore émettre un avis en
toute connaissance de cause ?
La question risque de
rebondir et d’être posée au
Conseil constitutionnel par
le biais d’une QPC.
Françoise Champeaux
Le salariat pour les
compétiteurs de jeux vidéo
L
es compétitions de jeux vidéo
se professionnalisent. Avec l’apparition d’une audience significative, des équipes de joueurs se
constituent et le financement des
compétitions par des sponsors est recherché. Le « e-sport », compétition
de jeux vidéo, draine aujourd’hui
quelque 850 000 pratiquants en
France, estime la secrétaire d’État
en charge du numérique, Axelle
Lemaire. Pourtant son développement est freiné par l’absence de
statut social de ses joueurs. Sur
amendement du gouvernement, l’article 42 bis A du projet de loi pour
une République numérique, adopté
conforme en commission mixte paritaire le 20 juillet à l’Assemblée nationale et le 28 septembre au Sénat, vise
à créer un nouveau contrat de travail
spécifique au joueur professionnel de
jeux vidéo.
Ce statut de joueur professionnel
salarié, qui s’inspire des propositions
du rapport d’étape de Jérôme Durain,
sénateur (Socialiste) de Saône-etLoire, et Rudy Salles, député (UDI)
des Alpes-Maritimes, du 24 mars 2016
sur la pratique compétitive des jeux
vidéo, consiste notamment en un
CDD dérogatoire d’un an minimum
à cinq ans maximum, à l’instar de celui
crée par la loi du 27 novembre 2015
visant à protéger les sportifs de haut
niveau et les sportifs professionnels
en sécurisant leur situation juridique
et sociale.
UN NOUVEAU CDD DÉROGATOIRE
Aujourd’hui, la rémunération des
joueurs de jeux vidéo est généralement
assise sur un statut de travailleur indépendant : les joueurs établissent une
structure commerciale (autoentrepreneur ou société par action simplifiée
lorsque le seuil de 32 k€ annuel de CA
est dépassé), et sont rémunérés par leur
équipe en tant que prestataires. Ils ne
bénéficient donc pas des règles protectrices du salariat. Tout comme en matière de sport professionnel, l’organisation de ces compétitions donne lieu
à des interrogations propres à ce type
d’activité, notamment en raison des règles spécifiques à cette discipline, voire
aux problématiques liées aux opérations
de transfert.
Pour y remédier, le projet de loi prévoit que les sociétés de pratique du jeu
vidéo en compétition puissent, comme
en droit du sport, recourir au contrat à
durée déterminée dans des conditions
dérogatoires au régime de droit commun. « Dans le cas des sportifs de haut
niveau, il s’agissait pour les compétiteurs
d’écarter le risque de requalification du
CCD d’usage, jusqu’ici largement utilisé
par le mouvement sportif, en CDI après
deux arrêts restrictifs de la Cour de cassation, en 2014. » (Cass. soc., 2 avr. 2014,
n° 11-25.442 P + B + R et Cass. soc.,
17 déc. 2014, n° 13-23.176, publié ; voir
égal. Cass. soc., 12 janv. 2010, n° 0840.053, inédit), explique Grégory Singer,
doctorant en droit privé à l’Université
Toulouse 1 Capitole. Pour justifier un
SOMMAIRE
2 Éditorial
2
Supercherie
Actualités
• Le salariat pour les
compétiteurs de jeux
vidéo
4 Forum
Coemploi : rien
de nouveau…
Gilles Auzero, Professeur à
l’Université de Bordeaux et
Pierre Bailly, Doyen
honoraire de la chambre
sociale de la Cour de
cassation
Ce numéro est accompagné
d’un encart publicitaire WKF
2
Semaine sociale Lamy • 3 octobre 2016 • n° 1738
8 Jurisprudence Dossier
• La saisine du juge
n’interrompt pas le délai
de consultation du CE
• Chronos contre
Thémis
Grégoire Loiseau,
Professeur à l’École de droit
de la Sorbonne (Université
Paris 1), Of counsel Flichy
Grangé Avocats
• À l’impossible, nul
n’est tenu (sauf le
comité d’entreprise…)
Vincent Mallevays, Avocat
associé et Pierre Vignal,
Avocat collaborateur de la
SCP Alain Lévy & Associés,
Avocats au Barreau de Paris
15 Jurisprudence Flash
ACTUALITÉS
tel contrat, le législateur mettait en avant
la protection du sportif et la garantie de
l'équité des compétitions.
Le projet de loi pour une République
numérique reprend le même formalisme
que celui prévu pour les sportifs professionnels, son mécanisme d’homologation en moins, sans toutefois justifier sa
démarche. Il définit « le joueur professionnel de jeu vidéo compétiteur salarié »
comme « toute personne ayant pour activité rémunérée la participation à des
compétitions de jeu vidéo dans un lien de
subordination juridique avec une association ou une société bénéficiant d’un agrément du ministre chargé du numérique,
précisé par voie réglementaire ». À cette
fin, le Code du travail lui est applicable,
à l'exception des articles L. 1221-2,
L. 1242-1 à L. 1242-3, L. 1242-5,
L. 1242-7 et L. 1242-8, L. 1242-12,
L. 1242-17, L. 1243-8 à L. 1243-10,
L. 1243-13, L. 1244-3 à L. 1245-1,
L. 1246-1 et L. 1248-1 à L. 1248-11 relatifs au CDD.
Tout contrat par lequel une association ou une société bénéficiant de
l’agrément ministériel s’assure, moyennant rémunération, le concours d’un
joueur professionnel de jeux vidéo est
réputé être un contrat de travail à durée
déterminée, amputé néanmoins de
nombreuses dispositions. Mais le salariat est-il réellement la solution ?
MÊMES DIFFICULTÉS QUE POUR
LES SPORTIFS PROFESSIONNELS
Pour Lionel Parienté, avocat au barreau de Paris, du Cabinet Parienté
Avocats, la réponse doit être nuancée.
« En empruntant au champ du sportif
de haut niveau, le projet de loi soulève
les mêmes difficultés que celles révélées
par la loi du 27 novembre 2015, notamment en raison de la valorisation économique des contrats. » Le statut de salariat
n’est donc pas forcément le statut le
plus adapté à la situation de ces joueurs.
En effet, le fait que des compétitions
soient organisées, dont certaines d’ailleurs ont comme support la reproduction numérique de vraies compétitions
sportives, ne saurait suffire à calquer
purement et simplement, le modèle
sportif « classique ». D’autres solutions
sont à explorer. Par exemple, « conférer
à ces joueurs un statut de salarié uniquement lorsqu’ils se trouvent en situation
de prestation effective “d’activité numérique active”, et pourquoi pas réfléchir à
un statut “d’intermittent (professionnel)
de jeu numérique” », suggère l’avocat ;
d’autant que se pose la question du format de ces compétitions numériques
(tournoi, championnat, compétitions
nationales, compétition internationale,
voire tournoi exhibition…). Dès lors,
où s’arrête la compétition et où débute
l’opération de promotion commerciale ? Il ne faut pas oublier que derrière
ces compétitions, des enjeux économiques colossaux existent en raison du
nombre de pratiquants, donc d’acheteurs potentiels de ces jeux vidéo. Le
public n’est pas ici un simple amateur
de pratique sportive, c’est aussi un marché mondial qui est visé…
Le projet de loi borne la durée de ces
contrats dérogatoires à douze mois minimum, durée d’une saison de jeu vidéo
compétitif, et jusqu’à cinq ans, à l’instar
du statut de sportif professionnel (et de
celui d’entraîneur). Quelques exceptions
sont prévues, notamment le remplacement en cours de saison d’un joueur absent ou dont le contrat de travail aurait
été suspendu. Autre emprunt au statut
du sportif professionnel, la durée maximale de cinq ans n’exclut pas le renouvellement du contrat ou la conclusion
d’un nouveau contrat avec le même employeur.
Cependant, il convient de rappeler
que les clauses de rupture unilatérale
pure et simple du contrat de travail à
durée déterminée du joueur professionnel de jeu vidéo compétitif salarié sont,
par principe, nulles et de nul effet.
« Qu’advient-il dès lors en cas de rupture
anticipée du contrat de travail en raison
de la disparition de la marque ou de la licence de logiciel ? Comment envisager l’indemnisation du préjudice subi ? », questionne maître Parienté. Nous sommes
en effet sur une activité économique
particulièrement volatile en raison des
effets de mode, des opérations régulières
de rachat entre groupes éditeurs de logiciels, etc. Les règles classiques de notre
droit du travail trouveraient-elles à s’appliquer dans un tel environnement ?
D’autres questions se posent, notamment sur le périmètre des obligations
auxquelles seront soumis ces salariés.
Le secteur des jeux vidéo est un secteur
relativement concentré où un nombre
restreint d’éditeurs de logiciels évolue.
Qu’advient-il lorsqu’un salarié part à
la concurrence et signe un nouveau
contrat avec un éditeur concurrent ?
Comment garantir, par exemple, le respect des secrets de fabrication des logiciels pour les éditeurs, qui sont également parfois les organisateurs des
compétitions ?
QUID DE LA CONVENTION
COLLECTIVE DE RATTACHEMENT ?
Le projet de loi prévoit, par ailleurs,
que le contrat de travail à durée déterminée spécifique aux joueurs professionnels de jeux vidéo précise notamment l’intitulé des conventions ou
accords collectifs applicables, sous peine
de requalification du contrat en CDI.
En l’espèce, la convention de rattachement de ces joueurs questionne. S’agitil de la convention du sport ? « Ce point
est, à tout le moins, incertain à en croire
la position du Conseil d’État en la matière
qui définit strictement les critères de reconnaissance des disciplines sportives »,
note Grégory Singer (voir notamment
CE, 3 mars 2008, n° 308568). Peutêtre alors la convention collective nationale des entreprises du spectacle ou
bien celle applicable aux bureaux
d’études techniques, aux cabinets d’ingénieurs-conseils et aux sociétés de
conseils, puisqu’il s’agit ici d’éditeurs
de logiciels ?
Il faut sans doute voir, avec ce projet
de loi, le signe d’un intérêt manifeste
des pouvoirs publics pour un encadrement de ces pratiques nouvelles ; cependant, la rencontre du sport professionnel, qui a connu des années de
maturation avant de parvenir à un cadre juridique structuré, avec le développement de ces nouvelles pratiques
ne doit pas conduire à une précipitation excessive, gage de nombreuses
difficultés. ■
u [Loi
à paraître]
Sabine Izard
■
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Semaine sociale Lamy • 3 octobre 2016 • n° 1738
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