Peau de banane Hiver 96. Nous sommes tous campés

Transcription

Peau de banane Hiver 96. Nous sommes tous campés
changent rien à l’opinion régnante. Au contraire, c’est
vital pour un pays qui se veut démocratique comme
celui où l’action se déroule, Ŕ c’est-à-dire le nôtre.
Après les noms des membres du jury et ceux des
autres techniciens, c’est celui du fameux Siméon
Lebrun que nous voyons défiler sur l’écran. La renommée de M. Lebrun doit beaucoup à L‟Émission des
Artistes. S’il compte un jour rédiger son C.V. Ŕ ne
serait-ce que par pur amusement Ŕ je présume que
L‟Émission des Artistes figurerait en tête de la longue
liste de ses réalisations prometteuses, génératrices de
polémiques bruyantes. Mais assez de bruit pour le
moment.
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‟Ashtaroût
Cahier Hors-Série n°2 (décembre 1999)
Peau de banane
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À vos postes
Hiver 96. Nous sommes tous campés devant
nos postes de télévision. Nous attendons que le dernier épisode d’un programme populaire, L‟Émission
des Artistes, commence.
Nous, c’est des enfants, des pères, des mères,
des grands-parents, un employeur, des employés, des
marchands et des clients, des sympathisants et des
censeurs. Bref, des gens de la société que le petit
écran et le mauvais temps rassemblent.
Nous nous engageons dans des discussions animées, entrecoupées de silences où l’on consomme du
manger et du boire. Je me rends compte que le but de
ces moments vides est de relancer les discussions
avec un flux d’idées fraîches.
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Silence !
On tourne
Tout le monde se tut. Les discussions prirent
fin. Nous ouvrîmes grands les yeux pour bien suivre
le programme. Des bredouillements se faisaient-ils
encore entendre de ci ou de là ? Nous savions les
réduire au silence par des “chut” impératifs !
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Allocution
en direct
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Le présentateur avance vers nous d’un pas sûr. Il
a l’air vif et le visage souriant. Une fois bien cadré,
nous nous rendons compte qu’il n’est autre que
Siméon Lebrun en personne. Tiré à quatre épingles,
personne plus que lui n’est à la hauteur de l’événement, et il vient rendre lui-même les honneurs au
travail accompli jusqu’ici. Sa vocation était (et reste)
de donner à la télévision des émissions réussies. Ce
soir, c’est cette dernière qui veille à lui rendre la
pareille en transmettant Ŕ en guise de remerciement Ŕ
la meilleure image de son enfant-fétiche. Voilà les
ordres aussitôt donnés au chef de plateau : on le
cadre encore mieux ; on règle le son et les éclairages ;
on essaye de réduire au minimum les parasites inévitables des transmissions en direct.
Tout semble être fin prêt. On attend que M.
Lebrun ouvre la bouche et parle. Et, en effet, il ne
tarda pas à s’exécuter. Il commença son allocution
comme de droit, en rendant hommage au jury :
Générique
L’émission est une compétition artistique télévisuelle qui s’étale sur une année et qui se renouvelle
tous les quatre ans. Elle groupe des candidats venus
des quatre coins du pays pour disputer Ŕ chacun dans
sa catégorie Ŕ un titre. Y sont donc présents des
chanteurs, des musiciens, des peintres, des comédiens, etc. Un jury d’artistes et de connaisseurs ayant
accompagné l’émission tout au long de l’année, délivrera ce soir, après une dernière audition, des diplômes aux gagnants et des consolations aux ’’talents
prometteurs’’.
Quelques uns des membres du jury actuel ont
escorté le programme depuis ses débuts en 70.
D’autres sont arrivés par la suite. Ils sont tous
présents, ici même, sur le plateau. Tous ont une
notoriété nationale. Quelques voix discordantes ne
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critiquer qui que ce soit dans une émission qui est
tout à fait la sienne, et puis parce que c’est sûrement
un homme libre qui arrive à dire ce qu’il veut. C’est
possible. En tout cas, une chose est certaine : il y a eu
comme une hésitation dans son discours. Au lieu de
dire : « Depuis les années 70 jusqu‟à l‟année 96 » tout
court, il a dit : « Depuis les années 70 jusqu‟à l‟année 92 »,
puis, se reprenant, « l‟année 96 », sans sciller. C’est ce
qu’on pourrait appeler un lapsus linguæ invisible,
rattrappé de justesse, annulé. Finalement, rien ne s’est
vraiment passé. Le diable a-t-il à peine pointé le bout
de l’oreille hors de la boîte qu’on la lui a claquée sur
le nez.
Le jury a toujours été compétent et impartial, et ce,
depuis les années 70 jusqu‟à l‟année 92… l‟année 96. Ce
soir, nous sommes tous réunis sous l‟égide de l‟art … (Pause).
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Bruitage
Un coup de gong après ces deux phrases
suffirait-il, Dieu, pour expliquer mon ahurissement ?
Le fait est qu’un voile noir m’enveloppa, le ciel se mit
à gronder, et tomba sur ma tête ! Le temps s’arrêta. Je
n’en croyais pas mes oreilles. Comment ? et ça vient
de qui ? du scénographe lui-même ?
Au lieu du coup de gong, je n’entendais en fait
que les bavardages de mon entourage : des enfants
qui rouspètent, disant qu’ils n’ont pas sommeil, des
grands-parents rapprochant davantage leur siège du
poste téléviseur, des femmes leur criant de s’en
éloigner parce qu’ils leur bouchent la vue, des maris
furetant partout à la recherche de la télécommande…
Je quitte mon siège et sors au balcon, toujours
stupéfait, comme sonné. K.O. !
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Avez-vous
dit lapsus ?
Disons que c’est un glissement de la langue,
comme un pied glisse sur une peau de banane. On ne
tombe pas toujours, et bravo à celui qui sait rétablir
prestement l’équilibre. Au mot attendu s’est substitué
un autre. A vrai dire c’est une éclipse, parfois momentanée, parfois durable, d’un mot. On a l’impression que le mot que nous attendions a disparu de la
surface de la terre, qu’il a été comme englouti. Il me
vient à l’esprit ces dessins animés où l’on trouve de
nombreux exemples de disparitions dans un trou de
lapin ! Le mot disparu sera vite remplacé par un autre
(un sosie, un travesti) qui lui ressemble. Je pense à ces
films où l’action a lieu dans un musée par exemple.
Une pierre précieuse est soustraite, et une autre
pierre, celle-là non-authentique, prend sa place. C’est
toujours un exploit de professionnels, et c’est toujours vite fait, bien fait, et de manière impeccable : ni
vu, ni connu.
Quand un intrus prend la place d’un invité, c’est
généralement vexant. M. Lebrun s’adressait à un large
public via la télévision pour présenter la crème
obtenue au bout d’un an de travail. Or sa mission
semble avoir été sabotée. Même si sa mimique n’en a
rien trahi, son hésitation entre les deux dates avait
quelque chose de vexant. S’il ne le sait pas, je tiens à
le lui assurer. Il y a eu ce soir-là beaucoup de gens à
l’avoir écouté. On a dû remarquer son quasi-lapsus.
Tous ces appareils de haute technologie se trouvant
sur le plateau sont impuissants face à un lapsus
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Gros plan
Je n’ai rien remarqué sur le visage du présentateur qui indiquât qu’il avait conscience d’avoir
commis un impair ou d’être sorti du script. Il avait
continué à être serein, et ses mots, à part l’hésitation
sur la date, sont demeurés bien pesés.
Qu’avais-je entendu au juste ?
Le jury a toujours été compétent et impartial, et ce,
depuis les années 70 jusqu‟à l‟année 92… l‟année 96.
M. Lebrun rappelait des choses évidentes à tous.
Il va sans dire qu’un jury doit être compétent et impartial. Mais cela va encore mieux en le disant. Bon,
ce sont là les conditions essentielles à la nomination
d’un jury. Nous savons très bien que la seule critique
qui puisse nuire à une commission ce serait de douter
de la compétence et de l’impartialité de ses membres.
Inversement, le seul compliment à leur faire c’est de
les en vanter. M. Lebrun est certainement du côté des
louangeurs. D’abord parce qu’il n’a aucun intérêt à
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incomparablement moins sophistiqué qu’ils ne le
sont. J’ai eu beau dire plus haut que M. Lebrun n’avait
nul intérêt à critiquer qui que ce soit, surtout pas le
jury dont la compétence est une valeur-refuge, M.
Lebrun a failli l’insulter.
l’a secondé pour parvenir à ses fins de façon élégante
et clandestine. Et de la manière la plus économique
qui soit.
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Un seul mot procure à M. Lebrun deux avantages, au moins.
Il exprime en premier lieu l’irritation du capitaine au bout d’une année entière d’un travail qui Ŕ
selon les apparences Ŕ a été pénible. En second lieu,
il l’aide à se tirer vainqueur dans une affaire où on
l’avait accusé en coulisses d’avoir été partial, et
d’avoir lourdement pesé sur les décisions de la commission en y imposant ses propres choix et ses
propres préférences. Ce deuxième point est le plus
drôle, car, maintenant, c’est M. Lebrun lui-même qui
retourne les reproches au jury. L’accusé Ŕ d’un petit
petit coup de langue Ŕ devient accusateur. Cela
s’appelle de la haute voltige.
Revenons à l’aspect économique du lapsus : je
dirais que la formule deux [avantages] pour un
[lapsus] est la carte gagnante.
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Le bénef
Le cornet
acoustique
L‟Émission des Artistes passe tous les quatre ans
sur le petit écran. L’édition de 92 précède celle de 96.
En 1996, M. Lebrun a loué les jurys des éditions
passées, mais qu’en est-il justement de l’édition
actuelle ? C’est ce qu’il nous faut examiner. En hésitant entre 96 et 92, M. Lebrun sème un trouble. Il jette
un doute qui frappe le jury de 96, qui le frappe à
l’endroit le plus sensible : la compétence et l’impartialité.
Quelques pacifistes plaideront non liquet : ce n’est
pas concluant. Ils diront qu’il suffit de considérer que
le jury de 96 n’est pas tout à fait comme les autres,
qu’il est peut-être même meilleur, c’est pourquoi M.
Lebrun a hésité à le mettre à la même enseigne que les
jurys précédents. Seul importerait, selon eux, le fait
qu’on ne le range pas avec les jurys précédents. Mais
le monde n’est pas composé uniquement de pacifistes. D’autres pourraient avoir une réaction tout
autre, ou même pas de réaction du tout, comme ceux
qui m’entouraient tout à l’heure. Même s’ils s’étaient
concentrés, même si on leur repassait l’émission à
plusieurs reprises, ils seraient capables de ne pas
remarquer le lapsus. L’inspecteur au cornet acoustique (votre serviteur) est peut-être le seul à attacher
un quelconque intérêt au glissement de la langue qui
a eu lieu.
Quant à la signification de ce lapsus, je dirais
qu’elle est de nature agressive et plus ou moins volontaire. Et surtout, que M. Lebrun ne vienne pas
plaider l’innocence. Plus il plaidera l’innocence, et
plus il sera présumé coupable. Ce n’est pas une
devinette, non, mais ça pourrait l’être. Voyez-vous,
aussi beau parleur, aussi habile qu’il fût, M. Lebrun
n’aurait pu ridiculiser solenellement un jury comme il
a su le faire sans que son acte ne lui attire des problèmes. Ce quasi-lapsus lui a été d’une grande utilité. Il
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Coucou,
le revoilou !
Pas pour longtemps tout de même ! Aux portes
du troisième millénaire, un petit glissement de langue
comme ça, à la légère, ne suffit plus. Qu’est-ce qu’une
petite dizaine de vieux commissaires face à un progressiste comme Siméon Lebrun ? et où serait le plaisir
s’il ne les chatouillait pas un tout petit peu ?
Entendons-nous, M. Lebrun caresse presque
tous les jours un public qui, à force d’être caressé par
lui dans le sens du poil, s’est gâté. Qu’importe…
L‟Émission des Artistes démarrera de nouveau en l’an
2000. Le passage du millénaire est plein d’embûches.
Tout le monde attend M. Lebrun au tournant. Mais
j’ai confiance en ses talents. Un haut-voltigeur
comme lui nous étonnera toujours. Ŕ Bonne chance !
Elias Abi-Aad
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