L`autonomie en question
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L`autonomie en question
Les Cahiers de la Santé de la Commission Communautaire Française L’autonomie en question 25 Lien social et santé mentale Sous la direction de Thierry Van de Wijngaert & François de Coninck Fédération Francophone des Initiatives d’Habitations protégées Les Cahiers de la Santé de la Commission Communautaire Française L’autonomie en question 25 Lien social et santé mentale Photo de couverture© : Pol Pierart Pour Pol Pierart, les jeux de mots, omniprésents dans ses travaux, ne constituent pas une fin en soi. Il considère que le but essentiel de l’art est d’entrer en relation: «C’est la photographie qui crée la relation du fait même que le regardeur, pour appréhender le travail, est amené à comprendre quelque chose. Ce faisant, même s’il ne s’en rend pas compte, il fait le travail… Voilà le nœud de la relation. Le côté ludique et l’humour sont autant de moyens de renforcer le propos.» Extrait d’un texte de présentation de l’artiste sur www.contretype.org TABLE DES MATIERES Introduction - Thierry Van de Wijngaert 8 1 Présentation des Initiatives d’Habitations Protégées 1.1 LES IHP dans le paysage des institutions de soins en santé mentale et d’aide sociale Claude Petit 1.2 La variété des pratiques Virginie Delarue, Pascale Bourgeois et Patrick Vandergraessen 1.2.1 La diversité de l’offre et des modalités de prise en charge 1.2.2 Trois étapes importantes d’un parcours en IHP 11 13 18 18 19 2 Abords de l’autonomie 23 2.1 L’autonomie : des prescrits légaux à la réalité clinique - Thierry Van de Wijngaert 24 2.1.1 Les coordonnées de l’Arrêté Royal 2.1.2 L’autonomie 2.1.3 L’aptitude 2.1.4 L’accompagnement 2.2 L’autonomie, un abord sociologique - Jean De Munck 30 2.2.1 L’aptitude 2.2.2 Le rapport au Politique 2.2.3 Le concept d’autonomie 2.3 L’autonomie : un abord clinique - Philippe Fouchet 34 2.4 Contributions des représentants du monde politique 36 2.4.1 Des pratiques singulières et innovantes, au plus près des usagers 2.4.2 Les tensions entre le monde vécu et le système conçu 2.4.3 Les enjeux cliniques et politiques de la réorganisation des soins de santé mentale 3 3.1 3.1.1 3.1.2 3.1.3 3.1.4 3.2 3.2.1 3.2.2 3.2.3 3.2.4 3.3 3.3.1 3.3.2 3.3.3 3.3.4 3.4 3.4.1 Dix thématiques concrètes en rapport avec l’automonie 41 Difficultés d’autonomie : Symptôme psychique ou carence éducative ? 43 Savoir se séparer de l’institution et vouloir s’en séparer Quand les troubles psychiques limitent les capacités d’apprentissage Pas de perspective éducative sans construction du cas Prendre la mesure de la fonction du symptôme : l’accueil de la psychose au Club André Baillon - Manuelle Krings 47 Les activités : En faut-il ? Qu’en attend le résidant ? Qu’en espère l’équipe ? 51 S’approprier de nouvelles expériences Le plan de services intégré, au rythme de chacun. Les activités, satisfaction subjective et production de lien social L’emploi et le travail pour les résidants en IHP - Fondation Julie Ranson 58 Le rapport au contrat : fonction structurante du cadre et nécessité de souplesse ? 59 La revendication de liberté pour éloigner l’envahissement de l’Autre Le cadre au service de l’opération thérapeutique. Inventer le lien social au-delà de la transgression Les « mensonges » et les non-dits - Fondation Julie Ranson 65 Les vertus de l’accompagnement minimaliste : quand les exigences ne sont pas de mise.67 Chercher la juste mesure 3.4.2 Eviter l’angoisse 3.4.3 La qualité ne dépend pas de la quantité 3.5 Hygiène : Comment pouvez-vous accepter ça ? 3.5.1 La question du « territoire » 3.5.2 L’interdépendance des rapports du sujet au corps, à l’espace et à l’autre. 3.6 Le temps nécessaire : des séjours brefs et des séjours dont on ne voit pas la fin. L’ihp comme expérience et/ou comme cadre minimal. 3.6.1 Mais qu’est-ce que le progrès ? 3.6.2 La valeur des petits changements, les dangers de la routine 3.6.3 « L’apprivoisement » et le tissage de liens. 3.6.4 Le temps d’établir un lien protecteur 3.7 « On m’envoie chez vous ». La motivation du candidat : injonction thérapeutique, souhait de l’entourage et/ou du désir de la personne ? 3.7.1 Il n’y a pas de « bonnes demandes », il n’y a que des « rencontres engageantes » 3.7.2 L’importance du contexte institutionnel et relationnel du demandeur 3.7.3 La construction des possibilités du séjour dans sa singularité. 3.8 Travailler avec les familles : entre nécessité et impossibilité 3.8.1 Même à distance, tenir compte de la famille et des proches 3.8.2 Variabilité de l’implication des familles 3.8.3 La famille : s’en enseigner, l’aider à trouver la juste distance 3.9 Les résidants en post-cure dans le cadre d’une mise en observation et d’une mesure de défense sociale : comment articuler des logiques différentes ? 3.9.1 Dépasser l’antagonisme 3.9.2 Accompagner se conjugue avec protéger, pas avec surveiller 3.9.3 La nécessité d’une pratique de réseau, propre à l’accompagné 3.10 L’accompagnement de résidants présentant des assuétudes nécessite-t-il des dispositions particulières ? 3.10.1Fonction de l’assuétude et pouvoir de la parole 3.10.2Savoir faire avec l’assuétude… sans oublier les autres 3.10.3Entre la jouissance de la drogue et la fragilité des liens… 4 Relances 4.1 Autonomie et « auto-séparation » - Alfredo Zenoni 4.1.1 Les impasses de l’autonomie 4.1.2 Une approche clinique 4.1.3 Les impasses de la relation. 4.1.4 Pour une approche clinique globale 4.1.5 La séparation de soi ou « l’auto-séparation » 4.1.6 Logique d’un accompagnement 4.2 Les lois de l’incertitude et de l’autonomie : Pour une approche clinique de la condition politique - Dan Kaminski 4.2.1 Le bon teint de l’autonomie 4.2.2 Le bon ton de la critique 4.2.3 Pour une autonomie clinique Remerciements 74 81 85 92 99 107 113 115 123 129 Avant-propos. On utilise le terme « autonomie » de multiples façons et dans de nombreux domaines. Dès lors, il est justifié de se demander s’il peut être considéré comme un concept clairement défini. C’est à partir de cette question qu’en 1983, le célèbre “Colloque de Cerisy” avait réuni des scientifiques de différentes disciplines sous le titre : « L’auto-organisation, de la physique au politique »*. Ce fut une étape importante pour prendre la mesure de la complexité en jeu quand on veut aborder l’autonomie et un résultat non négligeable fut d’en relativiser la portée en soulignant que toute entité est prise dans un contexte qui rend la dite autonomie impensable sans son articulation à la notion d’hétéronomie. Par ailleurs, tout récemment, dans «La société du malaise »**, le sociologue Alain Ehrenberg a consacré à cette thématique un chapitre particulièrement enseignant intitulé « De l’autonomie comme aspiration à l’autonomie comme condition». L’auteur y décortique avec minutie les aspects idéologiques et éthiques du discours socio-politique des années 60 à nos jours. Il confirme la thèse qui était le point de départ de notre réflexion : l’autonomie est devenue un idéal, si pas une injonction pour tous, même pour les plus démunis d’entre nous. Le présent ouvrage constitue une étude qui mesure l’écart entre la définition d’objectifs pris dans ce discours et les subtilités des situations concrètes. Ces dernières mettent en évidence les difficultés, voire les ravages que peut ou pourrait générer l’absence de distanciation de ce qui est présenté comme une valeur au-dessus de tout soupçon, un désir évident pour chacun, une nécessité sociale ou encore une source d’épanouissement, de bonheur et de santé… La Fédération Francophone des Initiatives d’Habitations Protégées étant à l’origine de cette recherche, nous sommes évidemment partis de l’expérience de ce secteur en matière d’autonomie. Elle avait donné lieu à une journée d’étude en 2007. L’intérêt de cet ouvrage, s’il permet de découvrir ce secteur, tient surtout aux réflexions plus générales qui en découlent et qui sont riches d’échos et d’enseignements pour ceux qui s’intéressent à l’impact de la promotion de l’autonomie dans de très nombreux secteurs dont ceux du social, de la santé physique autant que mentale, tout comme pour ceux qui se préoccupent d’éducation et plus largement du « vivre ensemble ». Nous remercions tout particulièrement Monsieur Benoît Cerexhe, Ministre de la Santé de la Région de Bruxelles Capitale, la Commission Communautaire Française et Question Santé grâce à qui cet ouvrage a pu être publié. * L’Auto-organisation, de la physique au politique, sous la direction de P. Dumouchel et J.-P. Dupuy. Ed. Seuil 1983. ** La Société du malaise, A. Ehrenberg, Ed. Odile Jacob 2010. 7 Introduction Par Thierry Van de Wijngaert1 L’autonomie est un idéal contemporain indissociable de l’individualisme régnant. Qui oserait aujourd’hui prétendre que ce n’est pas une valeur que d’être autonome ? Ceci est particulièrement vrai dans le champ de la santé mentale. Les institutions qui en font partie sont le plus souvent orientées par la perspective de faire évoluer les capacités de tout individu de manière à ce qu’il puisse se débrouiller en étant le plus indépendant et le responsable possible. Certains auteurs qui ont particulièrement réfléchi à la question émettent pourtant des réserves par rapport à cette lecture trop simpliste : Alain Ehrenberg démontre notamment que l’autonomie est une contrainte de masse de nature idéologique2 ; d’autres soulignent avec force que l’autonomie implique avant tout pour un individu de « savoir y faire » avec les ressources autant qu’avec les contraintes de son environnement, remettant ainsi l’accent sur le fait que l’autonomie ne saurait se penser que dans la perspective du lien à l’autre. Si l’articulation entre l’autonomie et le lien social paraît donc évidente, il reste indispensable de l’élaborer sur le plan conceptuel, mais aussi d’en tirer les conséquences pour penser nos pratiques. et au désir de l’Autre. De ce point de vue, la réalité psychique et la réalité sociale sont faites d’une seule et même étoffe.3 In fine, prendre en compte l’une sans l’autre ne peut mener qu’à des impasses dans l’accompagnement de ceux qui s’adressent aux diverses structures d’aide et de soins. C’est donc une nécessité de penser cette articulation entre l’autonomie et le lien social qui a poussé la Fédération Francophone des Initiatives d’ Habitations Protégées en Belgique à organiser, en octobre 2007, un colloque sur le thème : « L’autonomie en question(s) ». Que cette préoccupation soit si vive au sein de nos institutions n’est pas un hasard. L’Arrêté Royal du 10 juillet 1990 qui fixe les normes d’agrément des Initiatives d’Habitations Protégées, même s’il permet aux institutions de rester créatives et d’être en phase avec l’évolution de la réalité psychosociale à laquelle elles sont confrontées, est rédigé dans un langage qui fait la part belle à l’autonomie, entendue essentiellement du côté de l’acquisition d’aptitudes. Indirectement, ce discours promeut la dimension pédagogique du lien social. Or, l’accompagnement de sujets souffrant de divers troubles psychiques nécessite d’inventer d’autres modalités de liens dans l’accompagnement. Cette réflexion à construire est d’autant plus pressante que les missions et les modalités d’évaluation définies par les pouvoirs publics se réfèrent très largement à cette conception problématique de l’autonomie qui fait fi de la question du lien social, dans une modélisation simpliste qui n’intègre pas suffisamment la complexité inhérente au fait de « faire lien » pour les êtres parlant que nous sommes. L’appropriation d’un savoir-faire est inséparable d’un champ relationnel dont la trame de fond est constituée par le rapport de chacun à la demande Si les coordonnées légales de nos pratiques nous questionnent, l’élément déclencheur de notre désir de faire le point publiquement sur ces pratiques – dont ce colloque a été un temps fort – fut la publication en 2003 d’une recherche interuniversitaire, menée en Belgique francophone, qui nous avait particulièrement interpellés. Elle s’intitule « Santé mentale et 1. Psychanalyste, coordinateur de l’IHP « Prélude » à Bruxelles, président de la FFIHP. 2. Alain Ehrenberg « l’individu incertain » Pluriel Hachette 1995 et « la fatigue d’être soi » Odile Jacob 1998 3. Jacques Alain Miller, Vers Pipol 4, la Lettre Mensuelle N°261 p.26 Ed. Ecole de la Cause Freudienne 8 citoyenneté : les mutations d’un champ de l’action publique »4. Il faut certes rendre hommage à cette recherche qui retrace de façon limpide et instructive l’histoire et l’évolution du discours et de l’action publique en matière de santé mentale. Il est loin, aujourd’hui, le temps d’une conception essentiellement asilaire de la folie, traitée d’abord comme désordre publique. Mais ce qui nous a intéressés plus particulièrement dans ce travail, c’est que les chercheurs y mettent en évidence l’importance croissante, depuis une vingtaine d’années, de l’idéal d’autonomie associé à une série de mots-clés comme « insertion », « contrat », « activation des capacités », « responsabilisation ». Ils soulignent également la mise en valeur du terme « accompagnement », qui a la particularité d’être en usage et dans le champ de l’aide sociale et dans celui des soins thérapeutiques. Ils en déduisent la promotion d’une attente du « prestataire » – l’aidant ou le soignant – vis-à-vis du « bénéficiaire » – le patient ou l’usager : ce dernier devrait pouvoir demander, s’activer, se socialiser ; déterminer ses besoins et s’impliquer rationnellement dans un contrat d’accompagnement. Très simplement, on serait passé d’une pratique où il s’agit de faire à la place des patients dits « aliénés », pris comme objet de soins, à une pratique où il s’agit de faire avec un individu doté de « capacités pouvant faire l’objet d’une optimalisation ». Si, de fait, on est ici fort loin de l’idée d’aliénation mentale, peut-être s’en éloigne-t-on un peu trop : on peut notamment se demander où passe, dans cette lecture, ce qui déborde le sujet à son insu, ce qui le parasite de temps à autre de manière souvent inopinée. La démarche critique des chercheurs consistait donc à interroger cette exigence d’autonomie et, pour ce faire, ils ont pris – entre autres – comme champ d’investigation le secteur des IHP, car il constitue un dispositif relativement nouveau de l’action publique qui se trouve entièrement pris dans cette sémantique. Il est évident que l’Arrêté Royal précité recourt explicitement à ce vocabulaire et aux idéaux qui le fondent. Dans la foulée, la recherche a raison de mettre en avant le fait que nous sommes pris dans des questions sous-jacentes, comme celle de la conditionnalité du séjour, ou que nous sommes placés devant des dilemmes particuliers – ainsi du tiraillement des pratiques d’accompagnement entre, d’une part, la protection de la personne et, de l’autre, son activation, son incitation et la contractualisation de l’aide. Mais là où le bât blesse, c’est qu’il ressort de ces travaux que les praticiens seraient entièrement dupes de ce discours de type managérial, issu du monde de l’entreprise : à lire leurs conclusions, il n’y aurait quasiment plus de différence de fond entre le « coaching » dans l’entreprise et l’accompagnement en santé mentale. Or c’est loin d’être le cas et ce discours méritait, en conséquence, d’être corrigé et nuancé. Pour ce faire, ce colloque a fait une large place à des travaux ancrés dans nos pratiques, partant de situations de terrain. Les participants aux débats venaient d’horizons divers ; tous ont reconnus la pertinence du questionnement, des réflexions produites et des échanges menés lors de cette journée pour l’ensemble des institutions en santé mentale, et même au-delà. L’ensemble des débats et des interventions en séance plénière et dans les ateliers a été enregistré et retranscrit, et les enseignements produits par ce colloque se sont révélés d’une grande richesse et d’une belle diversité. Aussi ce matériau brut a-t-il servi de point de départ à l’écriture de cet ouvrage collectif, qui formalise ainsi les enseignements dégagés de cette lecture à plusieurs de nos pratiques en IHP, auxquels ont été ajoutés des apports complémentaires, spécifiquement choisis parce qu’ils venaient affiner de façon pertinente l’une ou l’autre des thématiques travaillées au cours du colloque, ou qu’ils proposaient une relecture de l’ensemble du travail réalisé autour de cette question de l’autonomie, en ouvrant d’autres questionnements. Cet ouvrage débute par la présentation de ce dispositif de soins spécifique que sont les Initiatives d’Habitations Protégées, lequel peut être comparé à des dispositifs qui s’en rapprochent dans d’autres pays 5. 4. J. DE MUNCK, J.-L. GENARD, O. KUTY, Santé mentale et citoyenneté : les mutations d’un champ de l’action publique, Collection Problèmes actuels concernant la cohésion sociale, Gent Academia Press, 2003, 180 pages. 5. L’exemple le plus proche en France, ce sont probablement les « appartements thérapeutiques » 9 Le deuxième chapitre regroupe des abords scientifiques et politiques de la question de l’autonomie, à partir d’un texte qui expose en détails l’hiatus entre les prescrits légaux et la réalité de l’accompagnement psycho-sociothérapeutique. Après les apports théoriques des professeurs Philippe Fouchet, de la Faculté de psychologie de l’Université Libre de Bruxelles (ULB) et Jean Demunck, de la Faculté des sciences politiques et sociales de l’Université Catholique de Louvain (UCL), nous avons repris, en les synthétisant, les principales réflexions des différents représentants du monde politique qui avaient acceptés de se mettre au travail avec nous. des réflexions individuelles de praticiens, soit des compte-rendu de débats entre des praticiens issus du secteur des IHP, sur une série de questions connexes aux thématiques abordées 6. Enfin, nous clôturons cet ouvrage par deux contributions majeures qui constituent de véritables relances pour la réflexion sur l’autonomie, sur les plans clinique et politique. D’une part, Alfredo Zenoni, docteur en psychologie clinique, psychanalyste disposant d’une longue expérience de travail en institution 7, nous propose de nouvelles références théoriques pour approfondir la dimension psychique de la thématique, en la mettant en perspective avec la notion clinique d’« auto-séparation ». D’autre part, Dan Kaminski, professeur à l’école de criminologie de l’UCL, développe une lecture de notre travail qui permet au lecteur de saisir avec beaucoup de nuances la portée politique de l’ensemble des thématiques qui auront été travaillées dans cette réflexion collective, initiée par la Fédération des Initiatives d’habitations protégées et formalisée dans cet ouvrage. Le troisième chapitre développe la question de l’autonomie associée à dix thématiques ciblées qui font l’objet des préoccupations constantes des intervenants en santé mentale, et qui furent mises au travail dans les ateliers. Des contributions complémentaires à ce matériau issu de notre journée d’étude ont été insérées dans ces chapitres pour étayer le propos ça et là – soit 6. Ces débats ont eu lieu à la Fondation Julie Renson, qui accueille depuis 1995 le séminaire mensuel des intervenants des Initiatives d’Habitations Protégées. 7. L’enseignement d’Alfredo Zenoni à ce propos est repris dans son ouvrage « L’Autre pratique clinique » récemment paru aux Editions Eres, collection Point hors ligne, 2009. 10 1. Présentation des Initiatives d’Habitations Protégées - Le patient : « J’y vais, c’est un logement » - Le service de santé mentale : « Vous savez, ce n’est pas un simple logement : il y a une convention à respecter, une équipe pour l’accompagnement et un médecin responsable. Les appartements supervisés sont… » - Le patient : « C’est pour m’épier, je sais ! » - Le service de santé mentale : « On les appelle des habitations protégées » - Le patient : « Protégées de quoi ? » 1.1. LES IHP dans le paysage des institutions de soins en santé mentale et d’aide sociale Claude Petit8 Il me serait difficile d’être quelque peu complet sans évoquer, comment l’Initiative d’Habitations Protégées s’est progressivement inscrite dans le paysage institutionnel psychiatrique, toujours en mouvement depuis plus de trente ans. Il y a donc plus d’un quart de siècle que les premiers pionniers se lançaient « corps et biens » dans une aventure qui visait à permettre à des malades mentaux, trop souvent hospitalisés pour de longues durées, de vivre la vie de Monsieur et Madame « tout le monde ». suffisamment présent que pour leur permettre de mesurer l’urgence qu’il y avait à entamer des changements indispensables ; quant à l’avenir, il était à eux, en ce qu’ils constituaient la première vague d’un courant réformateur qui allait durer, à tout le moins, trois décennies. Ce courant fut caractérisé, entre autres, par la généralisation des centres de santé mentale, l’émergence des communautés thérapeutiques, la reconnaissance du sens qu’il y avait à développer de plus petites unités d’hospitalisation, aux dimensions plus confidentielles. Les hôpitaux psychiatriques ou les asiles, enfin rangés parmi les établissements de soins, leur emboîtèrent le pas et osèrent le développement d’activités intra et extra-muros ; leurs grilles s’ouvrirent peu à peu au monde extérieur. Les plus anciens ici présents se souviendront des expériences anglo-saxonnes orientées vers une thérapeutique participative, au cours de laquelle le patient devenait l’acteur même de ses propres soins. Le docteur Cooper, à Londres, dirigeait le « Pavillon 21 » : Il y accueillait des psychotiques dans un cadre plus convivial, au sein même d’un creuset ouvert à d’éventuels épisodes critiques. Il initie ensuite Kingsley Hall, une communauté thérapeutique établie dans l’Est de Londres. Ce courant antipsychiatrique des années soixante-septante, porté également par les docteurs Laing et Esterson, relayé un peu plus tard en Italie par le Docteur Basaglia qui fut à l’origine de l’abolition des asiles italiens, ouvrit certainement les portes d’une révolution institutionnelle. C’est donc durant cette période quelque peu extrême, fortement marquée par ce courant antipsychiatrique – qui n’a fait l’unanimité ni dans la communauté scientifique ni sur le plan politique – que ceux qui furent à l’origine des premières habitations protégées puisèrent leur inspiration. Ceux d’entre nous qui prirent le train, démarrant de l’extrahospitalier au début des années septante, ont eu la chance d’entrer dans le monde de la psychiatrie à cette époque charnière. Le passé, avec son cortège de méthodes et d’idées archaïques, était encore Les IHP s’inscrivent donc dans la suite logique d’un processus largement entamé avant leur naissance et y participèrent selon des modèles parfois fort différents. Il faut préciser que les IHP trouvent leurs origines dans les volontés conjuguées de travailleurs issus du terrain hospitalier et du terrain ambulatoire – encore jeune à l’époque – ainsi que des pouvoirs organisateurs d’institutions parfois ancestrales. Nous n’avons pas à avoir honte de nos origines – nombre d’IHP qui vous accueillent ici, à La Marlagne, n’auraient jamais vu le jour si les pouvoirs organisateurs de ces institutions n’avaient joué le jeu et mis les moyens financiers nécessaires sur la table. Le relais par les pouvoirs publics n’est venu que par après et, pour certains aspects de notre quotidien, se fait encore attendre dix-sept ans plus tard – la loi fixant le cadre des habitations protégées datant de juillet 1990. L’habitation protégée a vocation à être un lieu transitionnel ; elle est l’interface entre le lieu de la cure – le plus souvent l’hôpital – et la rue, 8. Vice-président bruxellois de la FFIHP. 13 laquelle est le symbole de l’autonomie retrouvée, d’un confort sanitaire suffisant, se révélant par ailleurs, au cours du temps, le témoin privilégié d’un changement de mentalité à l’égard des « fous ». L’habitation protégée est d’abord un lieu de vie : le « chez soi » de ceux qui vivent parmi nous. le pays et regroupent les différents acteurs de la santé mentale au sein d’une même région – hôpitaux psychiatriques et généraux comptant un service de psychiatrie, centres de santé mentale, maisons de soins psychiatriques, initiatives d’habitations protégées, structures sous conventions INAMI. Le grand mérite de ces plates-formes fut et est d’avoir mis en présence des acteurs aux populations cibles parfois fort différentes, de les avoir fédérés à l’occasion de leurs travaux et/ou de leurs recherches conjointes. Lors des premières tentatives politiques d’assainir les dépenses de la sécurité sociale, dans les années quatre-vingt, le gouvernement confia au professeur Groot une étude qui vint à terme en 1989 et donna lieu à deux réformes : l’une en 1990, l’autre en 1999. De ce rapport, qui fait date dans l’histoire de la politique en matière de soins de santé mentale, en ce qui nous concerne, nous retiendrons les conclusions suivantes. Désormais, il s’agit de : - Les Maisons de Soins Psychiatriques : ce sont des institutions dont le caractère médical est relativisé par le législateur lui-même – le texte dit que ces structures sont destinées à accueillir des patients qui ne nécessitent pas de soins médicaux permanents. Selon les modèles initiés, les MSP se révèlent dynamiques ou non ; elles peuvent donc autant être « resocialisantes » qu’être les répliques modernes des asiles d’autrefois. - traiter activement le patient psychiatrique ; - développer la prévention ; - coordonner, intégrer et assurer la conformité des soins ; - resocialiser et traiter le patient dans son propre milieu ; - réduire le nombre de lits psychiatriques ; - reconvertir les lits hospitaliers – la réalité démontra très vite que, selon des programmations remontant aux années quatre-vingt, le nombre de lits psy avait « explosé » en Flandre et en Wallonie ; - développer les services extrahospitaliers ; - transférer les patients qui n’ont pas leur place dans le secteur psychiatrique vers des institutions plus adaptées – le professeur Groot songeait aux handicapés qui étaient encore trop souvent, à l’époque, hospitalisés quasi définitivement et aux personnes âgées atteintes de démence. - Les Initiatives d’Habitations Protégées : contrairement aux Plates-formes et aux Maisons de Soins Psychiatriques, celles-ci existaient déjà. En l’occurrence, le législateur plaçait donc juste un cadre autour du tableau – ce cadre respecte l’œuvre et il me paraît indispensable de le souligner. Soucieux de privilégier le débat plutôt que de monopoliser un temps de parole précieux 9, j’embraierai vers les nouveautés, les espoirs que nous forgeons toujours et, dans la foulée, je dirai un mot également de tout ce qui vient aujourd’hui, sur le plan politico-administratif, grignoter, sinon usurper le temps thérapeutique. Je commencerai par évoquer le fait que l’IHP s’est récemment enrichie d’un membre de personnel supplémentaire, en vue de favoriser ce qui s’appelle désormais « l’activation journalière » des résidants. Ce collaborateur équivaut, en termes de temps de travail, à un temps-plein supplémentaire par tranche de quarante places. Dans la foulée, le gouvernement fédéral édicta les modifications nécessaires à la loi sur les hôpitaux et détermina le cadre légal de trois nouvelles structures : - Les plates-formes de concertation pour la santé mentale : elles sont au nombre de treize pour 9. Pour les textes de loi, les Arrêtés royaux, les normes en vigueur et leurs commentaires, nous renvoyons le lecteur à toute une série de sources faciles d’accès, notamment sur internet, et entre autres sur le site de notre Fédération : www.ffihp.be. 14 De façon sommaire, l’activation consiste à organiser des activités au bénéfice des résidants ou à favoriser la recherche et l’intégration de ceux-ci dans des zones d’activités spécifiques. Il va sans dire que cet apport fut le bienvenu et nous a permis d’élargir le champ de nos disponibilités. toujours dépourvue d’un financement suffisant. De surcroît, des disparités sont apparues entre les différentes Régions du pays, qui entament le droit des personnes à l’égalité des soins de santé. La Communauté flamande octroie des subsides en matière de construction, d’acquisition et de restauration de bâtiments ; la Commission communautaire française (COCOF), qui est donc compétente pour les structures unilingues francophones à Bruxelles, s’est sensiblement alignée sur les dispositions flamandes ; quant à la Commission communautaire commune (COCOM) de la Région de Bruxelles-Capitale, sans rien systématiser, elle a apporté à trois reprises une contribution aux frais de rénovation des locaux. Enfin, pour ce qui est de la Région Wallonne, nous ne lui connaissons aucune intervention particulière à l’heure de faire cet exposé. Nous sommes donc loin d’une politique fédérale en cette matière ; c’est paradoxal quand on sait que la réglementation-cadre est fédérale, de même que le financement des structures par l’INAMI et le SPF Santé Publique. Ensuite, je soulignerai que certains d’entre nous se sont lancés dans l’expérience des SPAD – les soins psychiatriques à domicile. Financé par l’Etat fédéral, ce nouveau concept de soins réunit dans un même objectif une IHP – qui est la responsable du projet –, un service intégré de soins à domicile et un hôpital ou un service psychiatrique ; d’autres partenaires peuvent s’ajouter à cette liste. Il s’agit bien, dans ce cas, d’organiser la coordination des soins autour du patient – entre le médecin généraliste, l’assistant social, l’infirmière à domicile, le psychiatre, etc.) et de soutenir les intervenants qui n’ont parfois aucune formation psychiatrique, comme les aides familiales. Ce service gratuit est ouvert à toute personne qui le désire et n’est donc pas réservé aux personnes venant des institutions organisatrices. Certains se souviendront qu’il y a six ans, déjà, nous dénoncions le fait que le référent, l’accompagnateur, le travailleur de terrain doit être une femme ou un homme-orchestre : capable de mener des entretiens sociaux et de faire preuve de soutien, il doit aussi connaître la législation dans toute une série de matières, accompagner le résidant à travers des activités de la vie journalière ; il est régulièrement téléphoniste, permanent et réceptionniste et, à l’occasion, il doit aussi être chauffagiste, plombier, électricien, comptable, secrétaire, quand il ne doit pas encore s’occuper lui-même du nettoyage. Enfin, le Résumé Psychiatrique Minimum (RPM) n’a plus aucun secret pour lui et il est, bien sûr, de garde 24h/24h. Vous l’aurez compris : le travailleur en IHP se doit d’être polyvalent, à défaut de quoi il ne peut survivre dans nos structures. Ceci pour dire que nous continuons à revendiquer le financement d’un appoint logistique afin de palier l’entretien, la rénovation et l’administration de nos habitations. Des promesses ont été faites, non concrétisées à ce jour. Nous continuons donc, chaque fois que l’occasion se présente, d’enfoncer le clou – quand je vous disais que nous devions nous armer d’outils ! C’est Enfin, plusieurs projets-pilotes se sont développés au sein des IHP par le biais de conventions particulières avec les Services Publics Fédéraux Santé et/ou Justice : ainsi des projets relatifs à la prise en charge spécifique de personnes sous statut de défense sociale ou des projets de développement d’IHP spécifiques aux jeunes relevant des juridictions de la jeunesse. Ces conventions lient non seulement l’IHP mais aussi, selon le cas, des unités hospitalières et des maisons de soins psychiatriques. La portée de ces conventions dépasse le champ classique de la cure hospitalière et de l’hébergement posthospitalier ; en effet, tant en amont qu’en aval de leur intervention, elles donnent lieu, en principe, au développement de suivis personnalisés. Je me dois de revenir quelques instants sur un sujet qui n’est pas étranger à la question de l’autonomisation, du fait qu’il concerne les moyens nécessaires à la réalisation de nos missions. En 2007, soit dix-sept ans après la détermination du cadre légal, l’IHP se trouve 15 l’occasion de souligner qu’un vocable, qui n’a rien de péjoratif, nous détermine bien : nous sommes des thérapobricoleurs, bien plus que des bricothérapeutes, comme on entend parfois. Ce colloque est une occasion supplémentaire de souligner ce qui nous manque pour mener à bien nos missions, et ces revendications, toutes mesurées, s’inscrivent donc au passif d’un bilan globalement positif de quinze ans de pratiques. considérablement sans que, jusqu’à ce jour, personne ne puisse certifier son apport positif à nos pratiques. Plus récemment s’annonçait, à travers les dits « projets thérapeutiques », la mise en œuvre de concertations institutionnelles autour du patient et de concertations transversales, entre partenaires de projets. Depuis deux ans, tant au sein des hôpitaux, des centres de santé mentale, des IHP, des structures sous conventions INAMI que des MSP, ainsi que lors de multiples réunions organisées par les plates-formes de concertation, des centaines d’entre nous, dans l’ensemble du pays, discutent et réfléchissent à la mise en œuvre de ces missions. Simultanément, ce sont des dizaines de techniciens, de chercheurs qui tentent d’élaborer des protocoles de recherches, développent des outils statistiques, etc. L’inventaire – que personne n’a encore réalisé à ce jour, mais serait-il seulement possible de le faire ? – de tous les acteurs de terrain qui sont mobilisés dans le cadre de ces nouveaux dispositifs – gestionnaires, médecins, psychologues, infirmiers, assistants sociaux, etc. – devrait donner des résultats édifiants en terme de temps et de moyens financiers empruntés à la mission thérapeutique qui est et doit rester notre activité essentielle. Je veux par là souligner à quel point nous sommes en train de devenir insidieusement les instruments d’une politique à vocation économique, managériale, à l’égard d’un secteur dont la mission ne peut se résumer à une succession d’actes techniques quantifiables. Les malades mentaux sont le plus souvent brisés par leur pathologie. Quelle que soit l’approche dont nous nous réclamons pour mener à bien nos missions, celles-ci ne peuvent se résumer à la mise en place d’un emplâtre ou d’un pansement, comme à la délivrance de quelques potions plus ou moins magiques. Les personnes malades le sont également de leur origine, de leur contexte familial, d’une éducation trop rigide ou au contraire laxiste, etc. La symptomatologie, entendue comme système de classification et d’orientation exclusive des patients ne saurait suffire à définir le processus de soins à poursuivre, comme si tous étaient issus du même moule. Il s’agit toujours, au cas par cas, de se mettre autour de la table pour le patient. Nous le faisons déjà depuis de longues années, avant même l’invention par certains d’une concertation Je conclurai mon exposé en abordant ce que j’appelle « l’usurpation du temps thérapeutique ». Il convient ici de prendre la mesure du temps qui s’est écoulé depuis cinquante ans – les premiers neuroleptiques datent de 1953-1955 – et, plus particulièrement, depuis ces trente dernières années. Durant cette période, il est vrai que certains ont innové tout azimut ; ces innovations se sont concrétisées, en ordre dispersé, et ont formé très certainement un extraordinaire forum de discussion et de réflexion, toujours en cours. Au centre de ces débats, il y avait et il y a toujours le patient, le résidant : l’énergie que les travailleurs, les équipes mettent dans nos concertations interinstitutionnelles a encore et toujours pour commun dénominateur l’avenir de ceux et celles qui nous font confiance. J’ai pourtant quelques craintes pour l’avenir du sujet qu’est le résidant. Et, en guise de conclusion, j’aimerais partager avec vous ces craintes. Au-delà de ce partage, il y a évidemment le secret espoir que certaines personnes présentes en témoignent auprès de ceux qui réfléchissent à l’avenir du terrain psychiatrique, de nos institutions et des soins qui constituent ou devraient constituer l’essentiel de nos activités. En disant cela, je tiens à souligner que nous ne sommes pas automatiquement opposés à revisiter nos pratiques professionnelles, pourvu que cela puisse conduire à une plus grande efficacité thérapeutique et garantir un meilleur service à la population. Toutefois, je mettrai un bémol à mon optimisme en la matière. Depuis une dizaine d’années, nous assistons à l’émergence de missions confiées par les pouvoirs publics aux fins, plus ou moins avouées, d’améliorer les soins, de rationnaliser les actes – comme ce fut le cas pour les soins en médecine somatique – et, partant, de réduire le coût des soins de santé mentale. Le RPM, par exemple, nous a mobilisé et nous mobilise encore 16 réputée « organisée ». Nous continuerons la concertation à vocation thérapeutique si les décideurs nous en donnent et/ou nous en laissent les moyens. Aujourd’hui, ces moyens dans l’intérêt supérieur du patient, diminuent. Au travail de l’écoute – indispensable –, de la prise en charge individuelle et collective vient s’ajouter un fatras de missions d’investigations, de recherches, de compilations statistiques, de réflexions souvent fortes éloignées des intérêts même du traitement. Notre revendication de travailleurs de terrain en IHP s’élargit, du fait de la spécificité psychiatrique, à tous les aspects de la prise en charge : du premier au dernier maillon de la chaîne des soins nous ne pouvons nous isoler de nos partenaires au sens le plus large du terme. L’individu pour lequel nous participons au processus de soins est un tout – un tout qui, fort heureusement, est passé d’objet de droit à sujet de droit durant la fin du siècle dernier. Aujourd’hui, nous refusons qu’il devienne, en ce début de XXIème siècle, objet de recherches et d’investigations diverses, voire qu’il ne soit plus, in fine, qu’un seul enjeu statistique, économique, comptable dans une grande machinerie. Son sens se trouve dans son inscription au sein du tissu urbain ou rural, où elle se confond avec l’habitat des quartiers ou du village. Elle trouve également son sens dans la démédicalisation de la maladie mentale qu’elle emporte : pas de médecin in situ, pas de tablier, ni d’uniforme. Le résidant est d’abord chez lui, un « chez lui » partagé, certes, mais un chez lui d’abord. Inscrire l’Habitation Protégée dans un processus de soin au même titre que le cabinet du médecin, le centre de santé mentale ou l’hôpital, c’est nier la raison même de notre existence ; c’est détourner les Initiatives d’Habitations Protégées de l’esprit dans lequel elles se sont construites ; c’est aller jusqu’à détourner ce lieu de vie de l’esprit même de la loi de 1990, que nombre d’IHP ont par ailleurs précédé. Cette législation a été écrite dans le souci de respecter nos origines diverses (hospitalière ou ambulatoire), de respecter nos modes de fonctionnement propres et, partant, de proposer une offre de prise en charge aux approches et aux dynamiques diversifiées. Avec comme premier principe que le résidant ne peut intégrer telle ou telle Habitation Protégée que s’il y consent, quand bien même il y serait contraint par une autorité : le libre choix d’une IHP doit être préservé ; en aucun cas, elle ne peut devenir un lieu désigné d’office. J’en terminerai en rappelant que l’Habitation Protégée est d’abord et avant tout un lieu de vie. 17 1.2. La variété des pratiques Patrick Vandergraessen, Virginie Delarue & Pascale Bourgeois Nous allons tenter de mettre en relief, dans cette intervention, la richesse, la diversité de l’offre de services et la variété des pratiques en IHP. Le contenu de cet exposé repose sur de nombreuses rencontres avec les équipes des différentes IHP bruxelloises et wallonnes, membres de la FFIHP. Ce tour d’horizon n’est pas exhaustif, mais il nous semble assez représentatif des pratiques actuelles puisqu’il concerne vingt-trois IHP représentant 668 places – soit environ deux tiers des places francophones dans les IHP du pays. En brossant sommairement, à partir des quelques grands traits dégagés de notre enquête, ce tableau du paysage diversifié des pratiques en IHP, nous esquissons une série de thématiques qui seront abordées en profondeur dans les ateliers de l’après-midi. Royal du 10 juillet 1990, cette diversité trouve également son origine dans d’autres facteurs. On citera, entre autres, les éléments de différenciation suivants. - L’implantation de l’IHP en milieu rural ou urbain : les IHP situées en milieu rural doivent pallier au manque de ressources du réseau en matière de déplacements, d’activités, de loisirs ou de culture ; à l’inverse, une IHP implantée au centre d’une métropole aura tendance à davantage orienter les résidants, à s’appuyer sur les services extérieurs. - Les infrastructures mises à disposition : la présence du bureau de l’équipe dans les bâtiments d’habitations induit, de par une présence continue, certains types de relation avec les résidants qui sont différents de ceux que l’on observe dans des structures plus importantes, où les lieux de vie des résidants et les lieux de travail de l’équipe sont bien distincts. Le double objectif au départ de notre « enquête » était, d’une part, de pouvoir répondre au mieux au besoin d’information tant des futurs usagers que des familles ou des professionnels qui s’adressent régulièrement à la Fédération et, d’autre part, de pouvoir alimenter une base de données plus étendue, incluant toutes les IHP francophones. - L’orientation thérapeutique : la philosophie de travail et les repères théoriques sont fort diversifiés dans le paysage des IHP. Il convient d’emblée de souligner le dénominateur commun qui anime toutes les équipes rencontrées, à savoir : la volonté d’articuler au mieux les demandes des résidants avec l’offre de soins et les réponses que chaque IHP tente d’y apporter. Il est également opportun de préciser que l’IHP correspond davantage à un lieu d’accompagnement à caractère thérapeutique qu’à une structure de soins telle qu’on peut la concevoir, par exemple, en milieu hospitalier. - La composition des équipes : en lien étroit avec le facteur précité, elle influence évidemment le type et les modalités de l’accompagnement proposé. Les principales professions recensées – éducateurs, assistants sociaux, psychologues, ergothérapeutes, infirmiers ou kinésithérapeutes – appartiennent essentiellement à la sphère paramédicale. Ceci semble influencer l’accompagnement sur le plan relationnel, mais aussi son orientation, même si tous s’inscrivent dans le registre des interventions à caractère psychosocial. 1.2.1. La diversité de l’offre et des modalités de prise en charge - Les référents méthodologiques : certaines équipes utilisent divers outils, comme, par exemple, le contrat, lequel peut encore se décliner de façons diverses et concerner différentes Chaque IHP possède un fonctionnement qui lui est propre. Si cela peut s’expliquer d’abord par la liberté laissée par le législateur dans l’Arrêté 18 dimensions de la vie en IHP, comme nous le verrons plus loin. la ou les personnes qui mènent les entretiens de candidature, la place du médecin dans le processus ou le nombre d’entretiens, voire certains critères d’admission en fonction des demandes. Ainsi, certaines équipes sollicitent un rapport social et/ou médical, d’autres pas. - La gestion des lieux de vie : les structures peuvent s’organiser plutôt autour de la vie communautaire, ou plutôt autour de projets individuels. Les repas, par exemple, peuvent être obligatoirement pris en commun – chaque résidant étant tenu de « cagnotter » et d’apporter sa contribution lors des achats ou de la préparation – ou, inversement, rester confinés dans le registre des préoccupations individuelles. De façon générale, trois niveaux de réflexion semblent entrer en ligne de compte auprès des intervenants psychosociaux : - la motivation du candidat : celle-ci peut parfois être déterminée par les orientations d’accompagnement proposées par les différentes structures. On a déjà parlé plus haut de l’utilisation du contrat, d’une vie de type communautaire ou individuelle ; on peut ajouter d’autres modalités contractuelles, telle que l’obligation de participer à une activité ou à des réunions communautaires. 1.2.2. Trois étapes importantes d’un parcours en IHP Cette diversité se manifeste encore dans les étapes d’un parcours en IHP. 1. La candidature - L’autonomie du futur résidant : on ne peut faire l’économie de la délicate question de « l’autonomie minimale » de la personne, de ses capacités plus ou moins importantes à pouvoir assumer un certain nombre d’actes de la vie quotidienne. Ainsi, certaines IHP examineront plutôt la capacité d’évolution, d’apprentissage – certaines compétences pouvant faire l’objet d’interventions au sein de la structure – tandis que, pour d’autres, le candidat devra pouvoir se débrouiller seul, d’entrée de jeu, pour les compétences « de base » que sont les courses, la cuisine, la lessive, etc. Il en va de même pour l’utilisation des transports en commun, qui peut revêtir une importance différente selon que l’on soit en milieu rural ou urbain. Au delà de ces « habiletés instrumentales », la candidature est également analysée du point de vue des « habiletés relationnelles », de la convivialité que réclame la vie communautaire, de la capacité à entretenir un lien social. Pour débuter, un certain nombre de critères d’admission font référence à des contingences légales ou administratives communes : être un « patient psychiatrique » comme mentionné dans l’Arrêté Royal du 10 juin 1990 ; être en ordre d’admissibilité auprès d’un organisme mutuelliste ; disposer d’un revenu régulier permettant de prendre en charge les frais de séjour, d’alimentation, etc. D’autres communs dénominateurs se dégagent, quant aux entretiens de candidature. Ceux-ci doivent permettre d’approfondir la question de la fonction du séjour : quelles sont les attentes du candidat ? Que va-t-il pouvoir lui apporter ? Ce qui fait sens, dans la candidature, est la demande de la personne et ce qui la motive. Les divers entretiens qui composent la candidature doivent permettre d’analyser la demande, de voir dans quelle mesure le candidat est « preneur » d’une aide, s’il peut s’approprier le cadre proposé par l’IHP et s’il peut être acteur dans ce cadre-là. En effet, s’il arrive que lors du premier entretien la personne vienne accompagnée, le second rendez-vous est souvent proposé au seul candidat afin de pouvoir mieux se rendre compte du degré d’implication ou d’affiner les éléments de motivation de ce dernier. Par contre, les modalités d’entrée diffèrent, d’une IHP à l’autre, en ce qui concerne - L’adéquation entre l’offre de services et la demande d’aide « formulée » par le candidat. C’est principalement à l’estimation de cette adéquation que sert la candidature. Soulignons que si, par exemple, un degré minimum d’autonomie est exigé ou que certaines pathologies trop lourdes ne sont pas accueillies, c’est directement lié aux moyens dont disposent les IHP. Rappelons 19 ainsi que les normes de personnel prévoient un équivalent temps plein pour huit résidants, et que le plus souvent, les équipes des IHP ne sont présentes ni la nuit, ni le week-end, etc. On notera une fois encore, ici, le lien avec les orientations prises par les différentes structures ; certaines IHP prévoient ainsi une présence continue des intervenants au sein des maisons, d’autres des passages réguliers, des rencontres sur rendez-vous ou encore des permanences, l’IHP jouant alors davantage un rôle de maintien de l’autonomie, d’étayage. types de candidats : par exemple, les « internés », ceux qui présentent des problèmes d’assuétudes ou d’autres pathologies pour lesquelles la mise en place de scénarios de crise s’avère particulièrement mal aisée – quand un résidant « interné » décompense sur un mode psychotique et non délictueux, quelle alternative s’offre à l’équipe ? Le plus courant est la réintégration carcérale. Or, l’idéal réside dans un accord de coopération préalable avec le psychiatre et un service hospitalier afin de pouvoir traiter au mieux la période de crise, ce qui, sans aucun doute, permet au résidant d’envisager l’avenir avec plus de sérénité. Ainsi donc, dès la candidature, la composition du réseau, ses accords et ses modes de collaboration sont déterminants pour la prise en charge des résidants au sein des IHP. Du reste, pour évaluer les compétences du résidant, certaines IHP prévoient une période d’essai, tandis que d’autres exigent, préalablement à la décision d’admission, la participation du candidat à certaines activités. Mais le commun dénominateur à bon nombre d’IHP consiste en un certain nombre d’entretiens d’anamnèse, menés pour tenter de cerner les capacités, les attentes, le profil du candidat, ce qui peut entraîner la réorientation de certains d’entre eux vers une structure dont le modèle thérapeutique, l’organisation s’avèrent plus adaptés à leur pathologie ou leur personnalité. De toute manière, il important, lors des entretiens de candidature, que les limites de nos interventions soient claires afin d’éviter d’entamer des séjours voués à l’échec. 2. L’admission / l’accueil et le séjour Des variations apparaissent qui se déclinent à différents niveaux, dont : - la durée du séjour ; - l’existence et le type de contrat ; - le cadre de vie et le fonctionnement de l’IHP ; - l’hébergement de personnes présentant des situations plus particulières ; - En ce qui concerne la durée de séjour, certaines structures définissent une échéance – par exemple, deux années maximum. Ceci constitue un élément du projet de vie du résidant et des évaluations régulières ponctuent ce séjour. A l’inverse, d’autres prévoient des conventions à durée indéterminée, sans pour autant faire l’impasse sur des moments réguliers de structuration et d’évaluation de l’évolution du séjour et des projets du résidant. Il est intéressant de noter que l’Arrête royal ne détermine pas de limite dans le temps : « le séjour en IHP est justifié aussi longtemps que la personne concernée ne peut être totalement réintégrée dans la vie sociale ». Soulignons l’heureuse ouverture du législateur qui permet par là de considérer l’IHP comme tremplin vers l’autonomie ou comme lieu de vie à durée indéterminée pour le résidant. Certaines IHP ont mis en place des scénarios en cas de crise, tel que la loi le prévoit, ce qui ne veut pas dire que toutes les situations soient « garanties », même au travers des collaborations initiées avec le réseau de partenaires de l’IHP (Services hospitaliers, médecins psychiatres, etc.). De même, des IHP prévoient des accords de retours, ponctuels ou définitifs, avec les services envoyeurs, ou de collaboration afin de maintenir un contact régulier entre l’équipe de l’IHP et, par exemple, le psychiatre du résidant, ce dernier étant dans l’obligation de suivre le traitement prescrit. Ces collaborations ne garantissent en rien, cependant, les risques de rechute mais, pour les équipes, il est important de pouvoir s’appuyer ainsi sur le réseau afin de désamorcer la crise, d’éviter des situations inextricables qui amènent à envisager la fin de séjour. Les situations pour lesquelles il est difficile de mettre en place un réseau d’intervention ne font qu’accentuer les réserves de certaines équipes à accueillir certains - Le projet de vie du résidant étant mis au centre du travail qui sera entrepris par l’équipe, il sera appréhendé de diverses façons selon l’approche de la structure et le profil du résidant : pour 20 certains patients, le dispositif s’inscrira dans une démarche dynamique et clairement structurée ; pour d’autres, la mise en place d’un projet de vie s’avérera déjà trop lourde à porter – le fait de se trouver hors du milieu sécurisant de l’hôpital est déjà un réel défi. Ce projet de vie, au sens large du terme, pourra donc être formalisé dans un contrat thérapeutique, un plan ou un programme de soins, ou simplement être acté par l’équipe – il constituera alors un point de repère dont les intervenants se serviront lors des ponctuations du séjour. Quelle que soit l’approche du travail, les équipes s’appuient généralement sur le projet du résidant et les « évaluations » régulières qui en sont faites. Encore faut-il prendre ces termes avec recul : il ne s’agit pas ici de sanctionner le trajet parcouru comme on le fait dans le champ scolaire ou professionnel, mais simplement de constituer un tiers structurant la relation entre l’équipe et le résidant. t-il également tenir compte de cas complexes tel l’hébergement de personnes en situation de handicap physique. 3. Les perspectives à la sortie L’objectif de notre « enquête » était de pouvoir répondre au mieux au besoin d’informations, émanant tant des futurs résidants que des familles ou des professionnels. Néanmoins, lors des rencontres, les équipes nous ont spontanément fait part d’autres préoccupations, parmi lesquelles la plus intéressante touche aux éventuelles perspectives de sortie. Dès son entrée, la « perspective » du résidant est de quitter, à moyen ou long terme, l’IHP – c’est du moins ce que prescrit l’Arrêté Royal. Cette perspective n’est pas sans poser des questions : quitter pour aller où ? Avec quels « outils » ? D’où l’importance que revêt, comme objectif d’un séjour, la construction d’un réseau de soutien externe à l’IHP, de préférence constitué de services « généraux » (non spécialisés). Dans la construction de ce réseau, la place de l’IHP est centrale. Le résidant établit des liens utiles qui lui permettront d’envisager sa sortie et d’évoluer dans divers domaines. Cette perspective reste, bien sûr, idéale. Comme nous aurons l’occasion d’en reparler au cours de cette journée, l’IHP constitue souvent un point d’aboutissement, un point d’équilibre pour les résidants – la sortie reste toujours possible, mais sans qu’aucune poussée n’aille en ce sens, de la part de l’équipe. - Le cadre de vie offert et le fonctionnement varient, eux aussi, d’une IHP à l’autre mais, dans toutes les structures, les résidants ont au minimum une chambre à usage privatif, qu’elle soit meublée ou non. Les repas peuvent être pris systématiquement en commun, ou certains jours seulement, voire jamais ; de même les courses peuvent s’effectuer ensemble, accompagnées d’un intervenant ou être de la responsabilité individuelle de chacun. Dans certaines IHP, les visites sont les bienvenues ; il est même parfois possible d’héberger un tiers. Dans d’autres, ni l’une ni l’autre possibilité ne sont acceptées au sein de la maison. Le type de présence des membres de l’équipe au sein des maisons est également un facteur très variable : certaines équipes disposent d’un bureau dans chaque maison, où un membre de l’équipe est chaque jour présent, au moins une partie de la journée ; ailleurs, les passages sont plutôt hebdomadaires, les bureaux se situant tout à fait à l’extérieur du lieu de vie des résidants. L’ « après IHP » varie, à nouveau, selon les structures. Un suivi peut être mis en place par l’IHP elle-même ; d’autres équipes disposent de partenariats plus ou moins formels avec les structures ambulatoires – services de santé mentale (SSM), services de soins à domicile (SAD), etc. ; d’autres, encore, orientent le résidant vers le service de soins psychiatriques à domicile (SPAD) dont ils sont en général les promoteurs. Ces accompagnements sont bien sûr initiés si le résidant est demandeur. - L’accueil de personnes présentant des situations plus « particulières » : on vise ici d’autres aspects de la vie qui sont pris en considération de diverses façons : par exemple, l’accueil de couples ou de mères avec enfants, la mixité au sein des maisons, la possibilité d’avoir des animaux domestiques, etc. A l’avenir, sans doute faudra- En guise de conclusion Si nous avons fourni divers exemples des modalités de prises en charge au sein des structures, 21 la liste n’est cependant pas exhaustive. Cette diversité est rendue possible grâce à l’Arrêté Royal du 10 juillet 1990 qui, tout en donnant un cadre aux missions des IHP, se montre souple sur le plan des implications pratiques. La diversité actuelle dans les modalités de prise en charge permet d’enrichir l’offre, au bénéfice des résidants. Qu’il n’y ait pas de standardisation de cette offre sur base de la détermination de « bonnes pratiques » est aussi la condition d’une activité de recherches et d’interrogations constantes. Le dialogue au sein des équipes, tout comme celui qui peut avoir lieu entre les différentes institutions, favorisent une perpétuelle évaluation et évolution des interventions. C’est cette activité, sur fond de souplesse administrative, qui garantit le « mieux être » du résidant parce qu’elle permet des réajustements en fonction de l’évolution des demandes et de la situation de chacun de ceux qui s’adressent à nous. Enfin, il est clair que chaque dispositif produit une sélection. A partir de ce constat, on peut se poser la question de savoir s’il n’existe pas certains types de candidats qui ne trouvent aucune structure qui leur conviennent. Ceci pourrait être l’objet d’une étude intéressante, qui éclairerait le secteur des IHP, et, en même temps, en déterminerait les limites, donnant par la même des informations pertinentes sur de nouveaux types de structure à créer. 22 2. Abords de l’autonomie 2.1. L’autonomie : des prescrits légaux à la réalité clinique Thierry Van de Wijngaert La thèse que nous avons choisi de mettre à l’étude, essentiellement en nous référant à des situations concrètes, est la suivante : là où l’autonomie apparaît comme un idéal de débrouillardise où l’autre devient facultatif, nous prenons la mesure de ce que l’enjeu majeur pour les personnes qui s’adressent à nous est plutôt de « savoir y faire » avec l’autre et avec son monde intérieur. comprendre les activités suivantes : 1° apprendre des aptitudes sociales ; 2° apprendre des aptitudes administratives, par ex. en ce qui concerne la gestion de l’argent ; 3° organiser et stimuler l’occupation du temps de façon utile ; 4° améliorer les contacts des habitants avec leur milieu d’origine. » Dans ces quelques lignes qui posent les balises officielles de notre travail, tout est dit : « autonomie », « acquisition d’aptitudes », « apprentissage », « rendre utile », « privilégier le milieu d’origine ». Tâchons maintenant de mettre certains de ces termes en résonnance avec notre clinique. 2.1.1. Les coordonnées de l’Arrêté Royal Nous partirons de ce que l’Arrêté Royal du 10 juillet 1990 définit, et plus particulièrement de deux articles clés pour notre propos. Le premier est l’article 2 : « §1. On entend par initiative d’Habitation Protégée l’hébergement et l’accompagnement des personnes qui ne nécessitent pas un traitement continu en hôpital et qui, pour des raisons psychiatriques, doivent être aidées dans leur milieu de vie et de logement pour l’acquisition d’aptitudes sociales et pour lesquelles des activités de jour adaptées doivent être organisées. » 2.1.2. L’autonomie L’autonomie est habituellement définie comme la « capacité d’agir par soi-même en se donnant sa propre loi ». C’est un bel idéal qui évoque d’abord la liberté, et pourtant : la première idée qui vient au clinicien en entendant cela, c’est que de nombreux résidants agissent sans souci de l’autre, selon leur propre loi. C’est bien là que se pose fréquemment le problème : il s’agit bien souvent de faire en sorte qu’ils essaient de tenir compte de certaines lois, de certaines règles. On pourrait même dire que notre préoccupation quotidienne est de savoir comment conjuguer leurs aspirations personnelles avec la vie sociale, ses lois et la réalité commune dans laquelle nous sommes plongés avec eux. Ce premier paragraphe, qui donne une définition générale du travail en IHP, est extrêmement dense – nous pourrions nous attarder sur chacun des éléments complémentaires qui le compose. Nous centrerons plutôt notre intervention sur l’accompagnement et l’acquisition d’aptitudes sociales qui sont aussi au cœur du deuxième article important pour notre propos, à savoir l’article 10 : 2.1.3. L’aptitude « §1. Les membres du personnel attachés à l’Habitation Protégée, dont la présence continue n’est pas exigée, ont une mission d’encadrement, axée essentiellement sur le développement maximal de l’autonomie individuelle des habitants. § 2. La tâche visée au § 1er doit entre autre La notion d’aptitude sociale renvoie, tout comme la notion de trouble, à une conception du fonctionnement de l’individu que l’on peut déterminer par une observation objectivante : on observe la présence, l’absence ou le degré 24 de présence de telle aptitude ou de tel trouble, à différents moments du parcours d’un individu. Le Résumé Psychiatrique Minimum (RPM) et les classifications psychiatriques contemporaines comme le DSM IV sont construits sur cette conception. Si cette objectivation peut être indicative, elle occulte les dynamiques psychiques, relationnelles et contextuelles qui sous-tendent le trouble ou l’aptitude. En effet, le danger d’isoler l’une ou l’autre de ces coordonnées essentielles est d’imaginer que serait pertinente, pour déterminer notre accompagnement, une seule dimension parmi les autres – en l’occurrence, l’approche pédagogique, à savoir l’apprentissage de l’aptitude 10. Nos études cliniques de cas démontrent bien que, souvent, l’absence de telle ou telle aptitude n’est pas le résultat d’un défaut ou d’une absence d’enseignement, voire d’un oubli d’apprentissage, mais qu’elle participe d’une réalité subjective, relationnelle et contextuelle complexe qui limite fortement l’efficacité de la pratique pédagogique. Ce faisant, on observe qu’une théorie soutenant une évolution linéaire allant du « moins au plus d’aptitudes » n’est pas pertinente du fait que les améliorations et les dégradations en la matière sont souvent associées à la qualité des rencontres qui sont faites par le patient. Ainsi, de « mauvaises rencontres » peuvent avoir un effet régressif plus ou moins passager ; inversement, de « bonnes rencontres » peuvent apporter rapidement un équilibre psychique et, partant, provoquer le retour des dites « aptitudes sociales » – j’en donnerai des exemples. rejet du résidant pour « manque de collaboration dans le processus de soins ». Nous pouvons illustrer l’absence d’évolution linéaire, à partir du moment particulier de l’arrivée aux IHP par une vignette clinique. « Luc connaît des états d’exaltation incontrôlable depuis son adolescence mais, au fil de son séjour dans une communauté thérapeutique, il n’a plus connu d’état de crise sévère. Il y mène une vie assez réglée, participe bien à la vie communautaire. Dès l’annonce de la possibilité d’entrer en IHP, son état change et inquiète son entourage. Alors qu’il avait trouvé là un réel apaisement, qu’il buvait moins, ne faisait plus des projets fous de travail et évitait les rencontres amoureuses déstabilisantes, l’agitation maniaque le reprend. Durant les premières semaines en IHP, sa vie est débridée, il ne prend pas son traitement, il passe de l’abattement à l’exaltation, dort peu, se néglige. Le lien à nous est plutôt sympathique mais peu opérant. Pour qu’il retrouve un semblant d’apaisement, cela nécessitera, au cours des deux mois d’essai, une brève hospitalisation, un travail intensif avec ses médecins et sa famille, et l’entrée dans un centre de jour. » On ne peut donc dire que sa stabilisation en communauté thérapeutique était le fruit de l’acquisition du sens des réalités, mais celui d’un dispositif institutionnel et relationnel. Le seul acquis sur lequel on a pu s’appuyer, c’est donc une expérience de confiance avec une équipe soignante. Malheureusement, ce passage délicat n’est pas toujours une réussite : Il nous parait essentiel d’insister sur ce point car, sans cette approche systémique, on risque fort d’être entraîné dans certaines dérives. Si face à une difficulté, on l’aborde uniquement sous l’angle de l’apprentissage et des diverses méthodes qui privilégient l’isolation d’objectifs bien définis et successifs, le danger est grand, en effet, de glisser progressivement vers une pratique autoritaire face à ce qui serait alors juste considéré comme de la mauvaise volonté de l’apprenant. Et, dans ce cas, l’issue de la méprise consisterait dans le « Marc est hospitalisé depuis presque deux ans, dans le cadre d’une mise en observation, au moment où il débute son séjour en IHP. À l’hôpital, tout allait bien. Il est apaisé, il s’est approprié la prise de médicaments, il a de bons contacts avec les autres, ses sorties se passent bien. Les relations familiales sont détendues, il prend soin de lui, il a un projet. Après deux mois 10. Une première définition de l’aptitude consiste à la considérer comme « une variable latente qui conditionne la capacité, c’est-à-dire la réussite possible dans la réalisation d’une tâche donnée ». Une seconde parle de l’aptitude comme de la « dimension intrinsèque d’un individu en regard de l’exécution d’une activité physique ou mentale sans tenir compte de l’environnement ». Cette définition donne consistance à quelque chose comme une « disposition naturelle » ; étonnamment, elle soutient que l’aptitude sera indépendante du contexte dans lequel elle s’acquiert. 25 de séjour en IHP, il vit reclus dans sa chambre, sans contact avec quiconque, ne prend plus soin de lui, à aucun niveau. Il ne se sent plus bien du tout. » porter l’accent sur l’aptitude et autres termes proches comme la capacité, la compétence, la faculté, la qualification, etc. Ceci nous amène à évoquer une autre situation : Que s’est-il passé ? Vivre à l’hôpital et devoir y retourner tous les soirs constituaient pour le résidant des balises qui le maintenaient à distance de certaines fréquentations et régulaient le temps passé dans sa famille. Ces proches ne lui demandaient rien et lui n’attendait rien d’eux. À la sortie, tout cela s’est rapidement effrité. On mesure donc, dans l’après-coup, que l’appropriation d’un certain discours élaboré avec les soignants était de pure surface. L’importance d’avoir des activités, d’avoir sa vie à soi, de ne pas avoir d’attentes réciproques excessives dans la famille, de faire part de ses difficultés à l’équipe : rien de tout cela n’a tenu. Il ne s’agit pas de porter de jugement sur le patient, de l’accuser de n’en avoir fait qu’à sa tête ou d’avoir fait semblant. Il faut juste prendre la mesure que pour plus d’un, l’appui sur ce qui se dit est peu consistant. Les choses tenaient pour lui grâce à la réalité quotidienne du lien avec les soignants, dans un cadre particulier. Or ceci ne s’exporte pas ; ce sont de nouveaux liens qu’il faut tresser, c’est un autre mode de présence auquel il faut s’habituer. D’ailleurs, quand nous en avons parlé avec lui lors de son retour à l’hôpital, il nous a dit qu’il ne comprenait rien à tout ce qui s’était passé et à ce que nous lui avions dit. Il ne comprend même pas qu’on s’inquiète. « Pour moi », a-t-il ajouté, « ce qui compte c’est avoir un toit et à manger, c’est tout ». « Tom vit en IHP depuis six ans. Son effondrement subjectif – l’apparition des troubles psychotiques – remonte à plus de vingt ans, alors qu’il menait une vie professionnelle et sociale active. Il se débrouillait bien. Il a fait de longs séjours à l’hôpital. Entre ceux-ci, il a tenté de revivre seul, mais cela s’est systématiquement révélé impossible : malgré la prise rigoureuse de ses médicaments, les hallucinations se déchaînaient et il sombrait dans l’angoisse et le repli sur soi. » Dira-t-on qu’il a perdu son aptitude à vivre seul ? Peut-on envisager de remédier à cette situation par l’apprentissage ? Là n’est pas l’enjeu : Tom a toutes les aptitudes sociales nécessaires à l’autonomie que liste l’article 10 de l’Arrêté Royal du 10 juillet 1990 ; il ne les a jamais perdues mais ses troubles psychiques peuvent les « geler ». En IHP, il gère son quotidien de façon responsable. Pour lui, comme pour son médecin, cela ne peut tenir qu’en IHP : c’est grâce au cadre, aux liens et à la présence des autres résidants et de l’équipe qu’il peut se tenir apaisé dans l’existence. Dans ce contexte, les troubles restent résiduels – juste une petite hallucination visuelle, peu inquiétante. Le cas de Tom laisse entrevoir une fonction très importante de l’IHP, qui peut paraître fort marginale au regard de l’Arrêté Royal qui met l’accent sur l’acquisition d’aptitudes sociales pour tendre vers un « plus » d’autonomie. Retenons de ces vignettes que le passage en IHP représente un défi : celui de la construction de nouveaux liens dans un nouveau contexte. Il en est de même quand on envisage la sortie de l’IHP. Au-delà de ces deux moments clés du séjour, on constate que c’est une caractéristique générale mais essentielle de nos résidants, que d’être particulièrement sensible aux changements, aux aléas de la vie. Un changement d’apparence anodine peut donner lieu à une déstructuration étendue des balises d’un sujet. Ces deux éléments – contexte et changement – complexifient la question même de l’accompagnement et réduisent donc la pertinence de Cet aspect du travail trouve un écho dans les données du RPM mises à notre disposition par les services fédéraux. Dans le rapport de 2003, il est souligné que pour une bonne partie des résidants, il est envisagé d’avoir comme objectif à l’entrée, non pas une amélioration mais une simple stabilisation de leur état. Et cela ne doit pas être interprété comme un manque d’ambition des équipes soignantes, mais comme un réalisme thérapeutique : pour certains résidants, l’acquisition d’un certain équilibre dans une structure IHP est une réussite. Une partie non 26 négligeable des sorties des IHP résultent de l’impossibilité de maintenir cet équilibre. Et quand cet équilibre est acquis, vouloir qu’un résidant quitte l’IHP pour une vie plus autonome est parfois simplement dangereux. On pourrait croire que nous allons pouvoir lui apprendre à se débrouiller tout seul, à le rassurer sur ses compétences réelles pour qu’il acquière la confiance en soi nécessaire à une plus grande autonomie. Pourtant, au fil des années, nous ne constatons pas d’évolution significative. D’une part, la menace d’être malmené ne se réduit pas : même avec nous, la moindre invitation à un entretien lui fait redouter l’annonce d’une mise à la porte. D’autre part, Albert sait faire pas mal de choses – par exemple, il sait mieux que quiconque comment faire la lessive, mais il n’envisage pas de la faire sans être accompagné. La simple présence d’un accompagnateur reste une condition pour qu’une série de choses se fassent. Être laissé tomber ou attaqué est un point d’horreur qui ne le quitte jamais. Albert est toujours au bord de l’hospitalisation qui constitue un lieu de répit passager dans cette vie sans paix. « Lise a été incarcérée pour une agression grave. Après une période d’internement dans un établissement de Défense Sociale, elle a vécu en MSP et obtenu plus tard de venir en IHP. Sur le versant de la débrouillardise matérielle, il n’y a pas grand-chose à dire. Pourtant, elle fait appel à l’équipe très régulièrement. Elle entend des moqueries, des voix qui l’injurient. Elle a un petit doute et nous demande si nous les avons entendues également. Elle nous demande aussi fréquemment si nous avons parlé d’elle. Nous la rassurons ainsi très régulièrement. » L’accompagnement de Lise a toujours été axé sur le plan relationnel, c’est-à-dire que nous avons été à ses côtés pour traiter des relations vécues par elle comme persécutrices. Y a-t-il une amélioration ? Oui, au fil des mois, la fréquence de nos rencontres a sensiblement diminué. A-t-elle acquis l’autonomie nécessaire pour vivre seule ? Dans un logement autonome, sans ce partenaire qui la rassure, serait-elle à l’abri de cette tendance interprétative qui l’a menée il y a longtemps à commettre cet acte d’agression grave ? Rien n’est moins sûr, parce que cette tendance interprétative n’est pas modifiable. Marc, que nous avons évoqué, ne se débrouillait pas bien du tout à son arrivée, Tom et Lise fort bien. Nous n’avons pas pu infléchir le mauvais départ de Marc parce qu’il ne nous a pas investi, parce que nous ne l’avons pas réellement rencontré alors qu’avec Tom et Lise, un lien s’est noué. D’autres, comme Marc, ont des débuts de séjours difficiles : Albert est également un bon exemple pour aborder le thème de « l’apprentissage de la gestion de son argent ». Nous avons été témoins de son usage totalement irrationnel de l’argent. Notre offre répétée et nos conseils n’ont été d’aucun poids face à l’appel à la consommation dont il était l’objet. Toute publicité dans sa boîte aux lettres l’interpelle ; il prend le discours publicitaire à la lettre, comme autant d’aubaines. Tous nos discours pour le détourner de cette folle captation sont restés sans effet. La seule solution, c’est de suppléer à cette absence de distance critique par la protection de ses biens par un administrateur. Gilles est un cas plus heureux : depuis la levée de l’administration de biens, il parvient à éviter de se retrouver sans le sou. Il s’est approprié une gestion raisonnée, mais il reste le danger dû aux relations d’amitié et d’amour qui l’amènent à ne pas savoir refuser de faire plaisir. Il faut qu’il se trouve réduit à n’avoir quasi plus rien à manger pour venir nous trouver. Le plus souvent, la solution pour lui est de dénoncer l’autre et d’en prendre radicalement distance. Autre cas de figure intéressant : Bernadette se définit et se soutient avant tout de son identité de bonne mère, de bonne grand-mère. Elle « donnerait sa vie pour eux » et, de fait, elle n’est pas loin de le faire : elle accepte de garder sa petite fille jusqu’à l’épuisement, elle fait des cadeaux jusqu’à s’endetter, etc. Elle le constate mais nous dit ne pas pouvoir s’en « Albert n’a pu trouver un semblant d’apaisement au début du séjour qu’en gardant un contact intensif avec l’équipe de la communauté thérapeutique où il résidait avant son arrivée. Il a besoin de contact quasi continu, bien plus que Tom qui se satisfait de savoir qu’il y a du monde dans la maison. Albert a non seulement besoin d’amis, mais il souhaite être accompagné dans la plupart de ses démarches. Il nous dit qu’il n’est pas sûr de bien faire les choses. » 27 empêcher. Là, non seulement quelqu’un doit faire bord à ses dépenses irraisonnées, mais c’est l’autorité médicale qui doit intervenir pour qu’elle cesse de s’épuiser en gardant sa petite fille pleine d’énergie. Albert, Gilles et Bernadette savent donc très bien comment gérer leurs revenus : ils ont appris différents systèmes, ont entendu les bons conseils de nombreux intervenants, mais cette aptitude reste parasitée par leur impossibilité de dire « non » à la demande de l’autre. La situation de Bernadette permet, à elle seule, de mettre en évidence six éléments importants dans l’accompagnement : 1. L’IHP ne travaille pas seule ; 2. La nécessité d’une limitation externe (ici, pour la gestion des biens) ; 3. L’appui sur le suivi et l’autorité du discours médical ; 4. L’impuissance de la seule approche pédagogique pour améliorer les aptitudes ; 5. Le peu d’impact de l’approche psychologique centrée sur la prise de conscience ; 6. La nécessité de tout simplement « garder le contact » ; c’est sans doute l’élément le plus important. La protection de Bernadette suppose qu’elle s’adresse à nous. C’est le fil rouge avec tous les autres cas : il importe qu’ils maintiennent le lien avec l’équipe pour que nous puissions repérer les moments de déstabilisation et que nous agissions en conséquence par une juste sollicitation de leurs partenaires. faisait du sujet un aliéné et un objet de soins. L’accompagnateur ne prend pas celui qu’il accompagne comme quelqu’un dénué d’aspirations, de désirs et de responsabilités. Ceci ouvre une perspective plus large que celle qui consisterait simplement à « reconnaître et répondre aux besoins de l’usager » – pour employer une expression qui peut donner lieu à une objectivation, par le praticien, de ce qu’il faut faire pour l’autre. Si nous nous référons au cas de Bernadette, on sent bien que notre position doit éviter deux extrêmes : d’une part, si l’on privilégie la liberté individuelle, nous ne ferons qu’accompagner le résidant là où il va, en oubliant qu’il risque de se perdre ou d’être happé dans des expériences douloureuses. Nous serons donc loin de notre responsabilité de protection. D’autre part, si nous voulons mener l’autre là où nous croyons être son bien, c’est alors l’impasse de la rupture du lien qui nous attend à coup sûr. Il nous faut quotidiennement dépasser cette opposition en articulant le respect du résidant – respect de son rythme et de sa réalité propre – avec sa nécessaire protection et son branchement à la réalité sociale. Au fil de la préparation de cet exposé, c’est la référence première à cette qualification d’habitations protégées qui s’est imposée, bien avant l’idéal social ou plutôt l’idéal économique d’autonomie. Il est nécessaire de le rappeler, à notre époque en particulier : le point de départ de notre mission, c’est la souffrance de nos résidants – cette souffrance liée à leur façon de penser, d’interpréter et de sentir le monde, et à toutes les difficultés qu’ils rencontrent pour traiter cette souffrance au quotidien. On pourrait dire que ceux que nous accueillons sont avant tout des personnes dont les solutions sont problématiques, pour les raisons suivantes – entre autres : - rupture de contact, éloignement d’une proximité toujours angoissante ; - agression pour se défendre d’un environnement dont ils sont certains de l’hostilité, - errance dans et devant un monde trop bizarre ; - déni des contingences administratives et 2.1.4. L’accompagnement Ces situations nous permettent d’avancer, ensuite, sur l’épineuse question de la définition de l’accompagnement en IHP. L’accompagnement est un terme tout à fait pertinent parce qu’il est généraliste et qu’il peut recouvrir un ensemble très large de pratiques. Le dictionnaire donne du verbe « accompagner » la définition suivante : « Se joindre à quelqu’un pour aller où il va en même temps que lui »11. Remarquons tout d’abord que, dans cette définition comme dans celle de l’autonomie, l’accent est mis sur l’auto-détermination. Nous sommes loin du discours psychiatrique classique qui 11. Le Petit Robert I, Dictionnaire alphabétique et analogique de la langue française, 1985. 28 sociales qui n’ont aucun sens ; - déchéance et laisser-aller radical suite à une perte irréparable ; - traitement des hallucinations et de l’angoisse par la consommation abusive des psychotropes, recherche ruineuse de satisfaction à travers la consommation sans limite d’objets divers, etc. de repérer l’interdépendance spécifique de ces aspects pour chacun. La série de vignettes cliniques à l’appui de mon exposé le montre : il n’est pas ici question de guérison et très peu d’apprentissage, mais d’aménagement d’un quotidien qui tienne compte du rapport au monde de chacun. Il se révèle ainsi qu’une de nos missions peut paradoxalement s’avérer de faire en sorte que le résidant reste à l’abri. Gilles, que nous avons évoqué plus tôt, est depuis bien longtemps aux prises avec la question du bien et du mal. Il ne s’agit malheureusement pas d’un abord purement intellectuel de cette question théologique : il est constamment dans un rapport intime et déchirant avec Dieu et Satan. C’est à partir de là qu’il choisit la voie christique de celui qui déborde de générosité, mais aussi celle de celui qui doit fuir le malin. Sa vie a été faite d’errance et de dépouillement, d’allers et retours entre la rue et l’hôpital pendant plusieurs années. Cette tendance à quitter le lieu où il vit pour fuir le mal est toujours restée présente.12 Gilles est maintenant notre plus ancien résidant et, tout récemment encore, il m’a dit qu’il allait partir13. Probablement que sans notre accompagnement qui pourrait se résumer à lui reconnaître le droit d’avoir la paix chez lui, il serait parti et aurait poursuivi ce va-et-vient délétère entre la rue et l’hôpital. J’évoquerai encore, en ce sens, pour terminer, un dernier point de l’article 10, celui qui enjoint l’IHP à « organiser et stimuler l’occupation du temps de façon utile ». Certains résidants, comme Lise, ont peu d’activités ou de contacts. Elle est très fière de la tenue impeccable de son intérieur. Elle n’apprécie pas trop la compagnie et les activités ; elle se demande trop vite ce qu’on lui veut. D’autres, comme Tom, s’impliquent dans la vie associative. Albert, lui, ne supporte pas la solitude : il est en conséquence sans cesse avec des amis ou fréquente divers lieux d’aide sociale ou psycho-médicale, où il préfère qu’on ne le pousse pas à l’introspection. Gilles a fait plusieurs tentatives d’activités de jour dont une structure de travail adapté, mais il n’a pu tenir : les contacts avec les autres et les exigences de rendement étaient trop déstabilisants pour lui ; il préfère donc voir quelques amis, ce qui est déjà bien compliqué à gérer. Enfin, Bernadette a depuis peu de bons contacts avec une voisine, ce qui lui permet de freiner les visites à ses filles et petits-enfants. Comme on le voit, l’accompagnement en IHP implique non seulement une pratique à plusieurs dans et hors IHP, avec le réseau du résidant, mais aussi une réelle prise en compte globale du résidant : il ne s’agit pas de « saucissonner » le sujet entre ses aspects biologiques, psychiques, comportementaux, sociaux, économiques et de se spécialiser dans un de ceux-ci en oubliant On peut conclure que la prise en considération des différentes facettes en jeu dans les difficultés rencontrées par nos résidants justifie de poser que l’autonomie n’est pas une fin en soi mais une dimension parmi d’autres de l’accompagnement, qui ne peut en aucun cas se substituer à notre mission élective : la protection des résidants. 12. À son arrivée en IHP, très vite il a voulu repartir. Nous n’avons pas insisté pour qu’il reste, nous lui avons juste suggéré de prendre son temps avant de décider. Nous avons répondu présent lors de ces différentes difficultés, essentiellement les relations au sein de la maison communautaire. Nous avons systématiquement accepté son projet de quitter l’institution tout en prenant le temps d’écouter ce qui lui était insupportable et nous nous sommes engagés à intervenir auprès de ceux qui troublaient sa tranquillité. Il aura fallu plusieurs hospitalisations temporaires, le changement de maison et son installation dans un appartement individuel pour qu’un apaisement minimal intervienne. 13. Là encore j’en ai simplement pris acte, évoquant même les services d’aide psychiatrique à domicile. Je lui ai demandé comment ça allait avec son ami. « Tout va bien » m’a-t-il assuré. Quelques jours plus tard, il est venu me dire qu’il n’allait plus partir, mais mettre plus de distance avec son ami qui l’invite trop souvent à boire. Ce travail a quelque chose de minimaliste. L’évocation de cette relation a suffi pour qu’il lie ce qui pour nous est une évidence mais qui ne semble pas en être une pour lui. Son identité christique inaltérable l’amène toujours à être la proie de l’abuseur qu’il ne peut que fuir si nous ne faisons pas exister le droit d’avoir la paix chez soi. 29 2.2. L’autonomie, un abord sociologique par Jean De Munck14 A l’époque où nous avons mené cette recherche interuniversitaire sur les mutations du champ de la santé mentale15 que Thierry Van de Wijngaert évoque dans son exposé introductif, il est vrai que les IHP apparaissaient encore, dans la représentation publique, comme des structures très expérimentales. Il semble bien qu’on ait fait du chemin depuis lors : cette expérimentation est aujourd’hui clairement en voie d’institutionnalisation – avec le risque, bien sûr, de se refermer sur un certain conformisme, propre à tout processus d’institutionnalisation. Ce colloque est sans doute une occasion d’éviter cet écueil, voire même une manière de répondre aux questions qui sont posées, de par sa vocation délibérative – puisqu’il est ici question de faire le point sur quelques quinze années de pratiques. entreprises comme dans les CPAS, le secteur de l’aide sociale au sens le plus large, les écoles et le secteur de la santé mentale – dont les IHP. Ce n’est pas si choquant de le dire, si on veut bien se rappeler que Foucault lui-même avait choqué beaucoup de gens quand il a dit : « Quand on regarde l’école qui se construit au XIXème siècle, comme elle ressemble à la prison et à l’asile ! » – alors que, évidemment, si vous aviez dit à un instituteur de l’époque qu’il mettait les enfants en prison, il aurait pris cela de manière très désagréable. Mais Foucault avait raison : on peut dire que, dans le cas des IHP au XXIème siècle comme dans celui de l’école au XIXème siècle, ce qui est en jeu, c’est une transformation profonde de l’économie d’un champ global dans la société. Ainsi, cet « accompagnement vers l’autonomie » des patients, que vous portez au quotidien dans vos pratiques, fait partie de cette transformation d’ensemble qui touche tous les secteurs de la vie sociale – en ce compris les entreprises et le discours managérial actuel, de sorte que les notions d’aptitude, de compétence, de disposition, de capacité, de « capabilité » se ressemblent et se renvoient les unes les autres, dans les différents champs envahis par cette sémantique contemporaine. Par suite, la question n’est pas de savoir si, sur le plan politique, il faut défendre l’accompagnement ou non – tout le monde le défend et s’entend sur ce point – mais bien de savoir quel type d’accompagnement on défend – dans quelle logique et selon quelle définition de l’accompagnement on va orienter sa pratique. La question est donc la suivante : qu’est-ce qui va distinguer les notions d’aptitude et de compétence qui seront développées et utilisées dans le secteur de la santé mentale par rapport aux définitions qui fleurissent un peu partout, en particulier dans le champ du discours managérial ? Il faut évidemment tenir compte, ici, de la lutte des catégories : dans le champ de l’action publique, il faut savoir que la définition Je voudrais d’abord insister sur deux points essentiels, dans le débat qui nous occupe : d’une part, la question de l’aptitude, une question-clé dans la sémantique qui se déploie aujourd’hui dans le champ de vos pratiques ; d’autre part, la question du rapport au Politique, comme on dit désormais quand on parle des représentants du pouvoir politique. Ensuite, et dans la prolongation de ces développements, je dirai un mot au sujet du concept d’autonomie. 2.2.1. L’aptitude Comme le travail d’accompagnement en IHP ressemble au coaching des entreprises ! Je commence ainsi par une boutade pour bien spécifier ma démarche : il appartient au sociologue de repérer les similitudes entre des pratiques sociales extrêmement diverses, qui se pensent immunisées les unes par rapport aux autres. Or on ne peut qu’être frappé, aujourd’hui, par le fait que la sémantique de l’accompagnement et de l’autonomie sont en train de se répandre dans les 14. Jean De Munck, Professeur à la faculté des sciences politiques et sociales de l’Université catholique de Louvain 15. J. DE MUNCK, J.-L. GENARD, O. KUTY, Santé mentale et citoyenneté : les mutations d’un champ de l’action publique, op.cit. 30 économique de l’aptitude, par exemple, tente de l’emporter sur d’autres définitions. Je voudrais juste distinguer deux définitions, car il me semble y avoir là un repaire cardinal. Il y a d’abord une définition purement individuelle de l’aptitude : l’aptitude serait un prédicat que chacun aurait en soi. Chacun porte, évidemment, des « aptitudes en soi » : la psychologie a développé cela, l’économie aussi. Ensuite, il y a une seconde définition de l’aptitude, qui consiste à entrevoir celle-ci non pas comme quelque chose qu’un individu porte en lui, mais comme le résultat d’une interaction avec son milieu. Dans les contributions de ce colloque, il y a donc une distinction à faire par rapport à la définition économique et psychologique classique : est soutenue ici une définition de l’aptitude qui part effectivement de l’interaction avec le milieu. Il s’agit d’une aptitude qui, d’une part, socialise – parce que, dans ce milieu, il y a des autres – et qui, d’autre part, s’appuie sur des objets, des lieux, des infrastructures. De sorte que s’il y a une question qui se pose, c’est bien celle formulée par Thierry Van de Wijngaert, à savoir la question de la « transférabilité » des aptitudes : quand le milieu vient à manquer, les aptitudes demeurentelles ? Ca ne va pas de soi ! Figurez-vous que même les anthropologues se sont rendu compte que des enfants qui apprennent à calculer à l’école sont parfois incapables de calculer dans un grand magasin. Donc, la « transférabilité » ne va pas de soi : nous savons faire des choses dans un contexte et puis, à un moment donné, quand les objets ou les autres significatifs nous manquent, nous sommes désemparés et perdons nos aptitudes acquises dans un certain contexte. Je pense qu’il y a là quelque chose de fort qui mérite d’être soutenu dans le discours sur les aptitudes. On peut et on doit même complexifier la chose : au-delà des aspects fonctionnels évidents qu’on peut repérer dans l’interaction avec le milieu – les individus s’appuie sur des lieux, des objets pour développer leurs aptitudes – il y a aussi des aspects éthiques, à savoir que la façon dont on s’adresse au patient peut déterminer le type d’aptitudes qu’il est capable de développer. C’est dire que traiter quelqu’un éthiquement – comme un sujet et non pas comme un corps malade ou comme une machine qui est dotée ou non de performances – a une incidence sur le développement de ses aptitudes. In fine, si on maintient cette approche de l’aptitude dans toute sa complexité, alors je pense qu’on est sur une voie intéressante dans le grand débat qui s’ouvre aujourd’hui sur la notion de « compétence » et d’« autonomie ». 2.2.2. Le rapport au Politique Il y a aujourd’hui une inquiétude sérieuse, potentiellement dangereuse pour les dispositifs de l’action publique, par rapport à un certains nombres d’évolutions qui sont perçues par les professionnels, sur le terrain, comme potentiellement pathologiques – au sens précis où ces évolutions peuvent créer de la dysfonction. De façon schématique, voilà comment je comprends la situation actuelle, telle qu’elle émerge de plusieurs interventions où il est question de bureaucratisation, de catégories et d’imposition de standards – dont le fameux résumé psychiatrique minimum (RPM) qui pose question. Dans les Ministères, les fonctionnaires croient que c’est si simple de remplir des cases, et que c’est adéquat. Eh bien non ! Ca pose d’énormes questions. Car au fond, le problèmeclé aujourd’hui, dans le rapport entre le terrain et l’Administration, c’est la notion de subsidiarité : l’acte par lequel une administration va considérer qu’elle n’est pas outillée ou capable de remplir un certain nombre de missions, et qu’elle va se reposer sur une association, au sens très large du terme, pour effectuer ces missions. Ce faisant, elle va poser un acte de subsidiarité : elle ne va pas le faire elle-même mais elle va le faire faire. Nous sommes ainsi, aujourd’hui, devant des administrations qui font de moins en moins et qui font faire de plus en plus. La raison de la subsidiarité ? L’Administration considère, à juste titre, qu’elle n’a ni le savoir ni le cadre organisationnel adéquat pour faire elle-même le travail. Pourquoi ? D’abord, parce que certains secteurs de la vie sociale nécessitent un savoir très compliqué, très élaboré qui suppose une longue familiarité et notamment un « savoirsituer », « un savoir-localiser » qui ne peut pas être concentré dans une administration qui, par définition, se standardise et se délocalise. Du même coup, la production du savoir pertinent est considérée par l’Administration comme 31 relevant plutôt de la compétence d’acteurs non administratifs : ainsi pratique-t-elle la subsidiarité, pour permettre la génération d’un savoir sur lequel appuyer son action. Ensuite, la seconde raison de pratiquer la subsidiarité, c’est qu’évidemment elle est prise dans des procédures de réglementation, de standardisation qui ne sont pas nécessairement adéquates à la rencontre des objectifs poursuivis – de fait, il est très difficile de « traiter » un psychotique en se tenant à un règlement administratif ; c’est tout à fait impossible et inadéquat. Du même coup, il est donc parfaitement légitime que cette administration se « débarrasse », en quelque sorte, de cette tâche et qu’elle demande à des associations qui ne sont pas bureaucratiques, pas standardisées, de prendre en charge cette mission. raison pour laquelle il sous-traite des tâches. Il va seulement vérifier que le service est bien rendu, que le produit est bien produit. Dès lors que cette logique de sous-traitance s’introduit dans la logique de capacitation associative, le risque, très clairement, est d’arriver à une situation où les standards qui vont prévaloir à l’intérieur de l’association seront ceux de la bureaucratie administrative. Autrement dit, il n’y aura pas d’invention de savoir car il n’y a plus d’autonomie possible : le produit va être mesuré sur base du contrat défini ex ante, et cette sous-traitance va être évaluée sur base des performances – et non pas sur base de l’ouverture des possibilités, des connexions nouvelles qui peuvent être découvertes au cours d’un travail dont la finalité générale est fixée, non pas a priori, mais en cours de processus. On se trouve donc bien dans une logique très différente de celle de la capacitation associative. Le problème qui se pose maintenant, c’est que ce modèle que j’appellerais de capacitation associative – on donne des capacités aux associations – est en train d’être gangrené par une autre logique, celle de la sous-traitance, qui envahit aujourd’hui tout le marché. C’est le nouveau mode d’organisation des entreprises : en anglais, on parle d’outsourcing, pour désigner ce type de recommandation managériale d’ordre général. Les fonctionnaires de l’administration publique apprennent des entreprises des techniques d’outsourcing. C’est ainsi que la logique de la sous-traitance, sur le mode managérial, s’introduit dans la logique de la subsidiarité. Le propre de la sous-traitance est de définir, avant l’exécution des tâches, les performances auxquelles doit arriver le sous-traitant, en considérant que, pour ce qui est des moyens à mettre en œuvre pour atteindre ces résultats, c’est son affaire. Telle est la logique économique de la sous-traitance : on fixe des tâches à un sous-traitant – un cahier des charges, comme on dit dans le jargon – et le donneur d’ordre – l’Etat, en l’occurrence – ne se préoccupe pas du tout de savoir comment le soustraitant va y arriver ; c’est même précisément la Le débat avec le monde politique et avec l’Etat, c’est fondamentalement celui-là. Ce que les associations et les professionnels hurlent aujourd’hui au monde politique et à l’Etat, c’est : « Ne nous traitez pas comme des sous-traitants ! Nous sommes des associations, nous voulons produire un savoir spécifique, nous avons une prise sur le terrain ; c’est pour cela que nous remplissons une mission de service public ». L’introduction d’une logique de sous-traitance est en train de ravager à la fois la production du savoir et l’efficacité des pratiques sur le terrain16. C’est une question très difficile : personne ne nie qu’il y ait des nécessités économiques dans la gestion de l’Etat et qu’il faille effectivement rencontrer ces nécessités. C’est la raison pour laquelle, aujourd’hui, il y a une vraie discussion à avoir sur l’organisation de l’Administration et sur le déchaînement des sous-traitances qui prennent progressivement la place, au fond, de ce qui constitue le fleuron de notre type de démocratie, à savoir : la démocratie associative. 16. NDLR : On insistera ici sur une dimension importante du problème, à savoir que le type de sous-traitance qui est de plus en plus privilégié par l’administration est problématique : pour établir son cahier de charge, l’administration fait des choix qui ne sont pas neutres. Par exemple, dans les question de travail en réseau actuellement débattues dans les « projets thérapeutiques » en cours, financés par l’INAMI et le SPF Santé publique, elle se réfère à des association comme le KCE, dont l’expertise soit disant scientifique se révèle idéologique, en ce qu’elle emboîte le pas à des procédures quantitatives qui singent la science expérimentale et produit des monstruosités, sur le plan clinique. 32 2.2.3. Le concept d’autonomie se réfère à un idéal d’autonomie très large, qu’on ne peut qu’approuver : cette capacité de choisir sa propre vie et d’ouvrir des possibilités réelles de faire des choix non standardisés ; c’est l’idéal d’une société libérale, qui fait consensus, à droite comme à gauche. D’un autre côté, pour travailler, les IHP s’appuient aussi sur des critères, voire sur des listes de critères prédéfinies – la capacité de se laver, comme celle de travailler, etc. Ce qui est intéressant, c’est que les choses restent en tension, que les pratiques d’accompagnement soient polarisées entre deux représentations et deux usages du concept d’autonomie. Il est sans doute utile d’avoir des critères et, en même temps, pour ne pas fermer le concept d’autonomie et son usage, il est compréhensible que le secteur ait peur des nomenclatures, qui provoquent immanquablement cet effet de fermeture, surtout lorsque celles-ci sont prétendument établies sur des bases scientifiques, des statistiques, etc. L’enjeu politique, pour le secteur des IHP, c’est donc de parvenir à toujours critiquer le premier usage de l’autonomie par le second, mais aussi de savoir renvoyer cette tension féconde entre ces deux représentations, à l’administration – laquelle rabat toujours, évidemment, la signification de l’autonomie du côté des listes de critères, puisqu’elle est dans l’opératoire, le contrôle et la maîtrise inhérentes, aujourd’hui, à la construction des politiques publiques. Je partirais de la question que vous vous posez sur l’insertion sociale des patients par le travail, car elle me semble emblématique d’une difficulté structurelle, fondamentale, qu’on rencontre avec le concept d’autonomie. Ce concept peut s’utiliser de deux façons. La première façon consiste à prendre ce terme dans son sens opératoire, en le dotant de critères d’opérationnalisation. Par exemple, quand un candidat se présente dans une IHP et qu’on veut mesurer son degré d’autonomie, les professionnels vont avoir besoin de critères : « Est-ce qu’il se lave seul ? » « Est-ce qu’il fait ses courses seul ? », etc. Mais on aura beau allonger la liste des critères, on restera toujours dans une liste fermée. Voilà une première définition de la notion d’autonomie. Le deuxième usage de la notion d’autonomie, c’est celui qui est pointé par Thierry Van de Wijngaert quand il nous parle de l’idéal d’autonomie comme capacité de se donner à soi-même sa propre loi et de choisir sa propre vie, éventuellement en dehors des idées reçues et des cadres conformistes – comme ceux qui voudraient, par exemple, que « la réalisation de soi passe par le travail ». Il me semble que le secteur de la santé mentale, dont le secteur des IHP en particulier, est pris entre ces deux définitions de l’autonomie. D’un côté, il 33 2.3. L’autonomie : un abord clinique par Philippe Fouchet17, Je voudrais d’abord remercier les organisateurs de cette journée pour la rigueur et la qualité du cadre de travail qui nous est proposé, et pour la possibilité qui nous est offerte d’interroger l’idéal de l’autonomie dans son contexte et à partir de la clinique. Il est en effet impossible d’aborder cette question in abstracto – en dehors du contexte historique, politique et institutionnel dans lequel s’inscrivent les pratiques en IHP, mais aussi l’ensemble du secteur de la santé mentale, comme Jean De Munck vient de l’évoquer. Il est en outre essentiel de soutenir la pertinence d’un cadre de recherche et de réflexion qui ne renonce pas à s’appuyer sur la clinique – c’est sur ce point que je vous propose de m’arrêter quelques instants. ces outils. Cet objet, c’est ce à quoi un sujet se trouve confronté à un moment de son existence, et comment il tente d’y répondre. Pour cerner cet objet d’étude, il s’agit de dégager la logique de ce à quoi il se trouve confronté – ce qu’on appelle la logique du cas. C’est à partir de là que peuvent se construire et se réinterroger les modalités de son accompagnement. Et ce à quoi se trouve confronté un sujet, très concrètement, en institution, ce sont, à l’occasion, les idéaux thérapeutiques, comme l’a fort bien montré Thierry Van de Wijngaert. L’autonomie, quand elle est mise en place d’idéal, peut avoir des effets ravageant pour certains sujets : il s’agit là d’un enseignement précieux dont on ne peut pas ne pas tenir compte. Une autre donnée essentielle à prendre en considération dans cette logique du cas, c’est que les usagers des IHP sont au premier plan confrontés à des difficultés d’inscription dans le lien social. Sur ce point, Virginie Delarue et Patrick Vandergraesen ont raison de soutenir fermement comme orientation « qu’il n’y a pas de standardisation sur base de la détermination de bonnes pratiques – c’est la condition d’une activité de recherche constante ». Cette remarque est d’une grande actualité, parce que la difficulté d’inscription dans le lien social ne touche pas uniquement les usagers des IHP : c’est une difficulté généralisée dans le monde d’aujourd’hui, où les idéaux normatifs sont fortement fragilisés, où les modalités d’inscription dans le lien social imposent une approche en terme de trajectoire, d’invention et de bricolage singuliers. C’est la raison pour laquelle les deux intervenants précités ont également raison d’insister sur l’importance des réseaux – à ceci près que les réseaux les plus pertinents, du point de vue clinique, sont ceux que le sujet s’est lui-même constitué, inventé, bricolé comme points d’ancrage et d’appui. Ce ne sont jamais, comme tels, des réseaux constitués à priori. De façon très juste, Claude Petit a posé la question du sens, de l’utilité, de l’utilisation mais aussi du coût d’une série d’outils comme le RPM, dont la pertinence du point de vue clinique est loin d’être démontrée. Il fait le constat – abrupt mais réaliste – d’une série de missions qui s’ajoutent de plus en plus à la prise en charge individuelle et collective, mais qui sont souvent fort éloignées des préoccupations liées au traitement et à l’accompagnement thérapeutique. C’est un point essentiel qui mérite d’être développé et qui touche à l’articulation entre l’accompagnement psychosocial, l’évaluation et la recherche. Comme le souligne Claude Petit et comme en témoigne cette journée d’étude, les équipes, les institutions et la Fédération des IHP sont des lieux de mise au travail et de recherche. J’oserais dire que ce sont des laboratoires de recherche, sans doute les mieux équipés qui soient par rapport à leur objet d’étude – un objet « dur » et « résistant », au sens particulier où il résiste à se laisser approcher gentiment par des outils de mesure ou d’évaluation standardisée ; on pourrait même dire qu’il disparaît sous l’effet de 17. professeur de psychologie clinique et de psychopathologie à l’Université Libre de Bruxelles et à l’Université de Mons-Hainaut 34 Un autre point sur lequel je souhaite m’arrêter est le caractère imaginaire de cette notion d’autonomie, laquelle n’est rien d’autre, in fine, qu’un leurre : l’être humain arrive au monde fondamentalement dépendant de l’univers relationnel, culturel, social et langagier à partir duquel il se constituera comme sujet – et de ça, on n’en sort pas ! Vous connaissez sans doute ce mythe de la « toute-puissance de l’enfant », qui a été véhiculé par certains psychologues et dont on entend encore souvent parler. Ce que ce mythe dit, c’est que jusqu’à un certain âge (jusqu’à ce qu’il rencontre le principe de réalité), l’enfant est convaincu de – et habité par – sa « toute-puissance ». Or, c’est un mythe qui prend les choses à l’envers ! Car ce à quoi l’enfant se trouve confronté, c’est d’abord la toute puissance de l’Autre, de l’adulte qui lui dit et qui lui veut des tas de choses : ce qu’il doit faire, ce qu’il ne faut pas faire, où, quand et comment, etc. C’est bien à ça qu’il est tout d’abord confronté et avec quoi il devra se débrouiller, tout au long de son existence. Pour certains sujets, cela nécessite un point d’appui institutionnel ; voilà ce qui donne sens et fonction à l’institution. Du point de vue de l’accompagnement, de l’évaluation et de la recherche, il s’agit donc de créer, au cas par cas, les conditions pour que l’institution puisse faire point d’ancrage. Il s’agit de créer les conditions pour que le sujet puisse se réconcilier avec l’Autre, qu’il puisse prendre pied et évoluer à sa manière sur la scène du monde. Ces conditions se déduisent, au cas par cas, à partir de la clinique. Dans ce contexte, la clinique nous impose une mise en question de l’idéal d’autonomie : de fait, elle nous montre que, pour certains sujets, leur solution singulière nécessite des points d’appui institutionnels, parfois de façon durable. Mais il faut rappeler ici, et ça mérite d’être pensé, que les institutions ne se situent pas en dehors de la scène du monde – elles la constituent, en ce compris les institutions de soins ou d’accompagnement psycho-social. 35 2.4. Contributions des représentants du monde politique 18 De façon générale, les représentants du monde politique ont chacun tour à tour souligné l’importance politique d’un tel colloque, dans la perspective du relais vers les décideurs des attentes du secteur – un relais ainsi éclairé par une lecture collective, transversale et fouillée des pratiques de terrain, dans toutes leurs dimensions et leur diversité. Comme le soulignait l’un d’entre eux : « vous faites de la politique tout autant que moi, puisque la politique c’est avant tout l’organisation de la cité et de la vie en commun. La vie en commun, quand elle est bien organisée, permet la cohésion sociale, et la cohésion sociale produit de la santé ». Ensuite, de façon plus particulière, ils se sont montrés fort sensibles aux préoccupations et aux enseignements dégagés de l’ensemble des débats sur la singularité des pratiques d’intervention en IHP, l’(in)adéquation de leur cadre légal à la réalité et à la diversité des situations et des besoins, les enjeux cliniques et politiques de la réorganisation actuelle des soins de santé mentale. Autour de ces trois grands axes, on peut dégager, de leurs réactions et de leurs échanges avec les participants, une série d’éléments importants. structures lourdes de l’hospitalier, comporte une grande part de risque et d’invention : elle constate que les pratiques des IHP sortent des sentiers battus de l’intervention sociale standardisée, préformatée par des cadres administratifs fermés – pour aller vers une intervention très individualisée, au plus près des usagers et de leurs besoins particuliers. Les intervenants inventent au jour le jour, bricolent au cas par cas des modalités de prise en charge qui prennent en compte les trajectoires singulières des usagers, leur réalité complexe, leur souffrance, leurs « incapacités », tout comme les réseaux informels qu’ils se construisent au gré de leur parcours, le plus souvent en dehors des cadres préétablis. Une place est donc faite à ce qui est imprévisible et non contrôlable dans ces destins que l’on accompagne ; cela demande de l’énergie, du temps, de la réflexion et des partenariats solides entre professionnels. Nicole Maréchal souligne que, aujourd’hui, dans notre société, les pouvoirs publics – et l’administration en particulier, dont on sait l’immobilisme – n’aiment pas le risque et l’imprévisibilité, le manque de maîtrise des trajectoires des usagers, le manque de « contrôle de la situation » qu’il engendre, sinon le défaut de « résultats objectifs » en termes de réintégration, réadaptation, resocialisation, etc. Elle constate que le travail psycho-social mené en IHP ne rentre pas facilement dans les « cases » et qu’il n’est donc pas évident pour ces structures particulières de se faire entendre, reconnaître et subventionner de façon structurelle par les pouvoirs publics : on sait que les pratiques sociales innovantes ne se taillent pas la belle part des budgets de l’Etat, prioritairement alloués aux piliers, aux dispositifs classiques, éprouvés de longue date. Et pourtant, en ce qui concerne le secteur des IHP, si on parle encore d’innovation, il faut reconnaître que cela fait plus de quinze ans qu’elles sont présentes dans le paysage institutionnel et qu’elles ont démontré l’« efficacité », l’« utilité » 2.4.1. Des pratiques singulières et innovantes, au plus près des usagers Tout d’abord, la place particulière occupée par les IHP dans le maillage des soins psychiatriques et le rôle important que ces structures modestes – en comparaison des structures hospitalières, notamment – jouent, dans la perspective d’une diversification nécessaire des modes de prise en charge et d’accompagnement des usagers, a retenu l’attention des politiques. Nicole Maréchal (ECOLO), en particulier, insiste beaucoup sur le fait que tout le travail psychosocial qui est mené dans les IHP, en marge des 18. Ce qui suit est une synthèse des réactions émises par les différents représentants politiques présents, tant aux exposés de la matinée qu’aux débats auxquels certains d’entre eux ont assisté, dans les ateliers de l’après-midi. 36 de leurs pratiques d’accompagnement – avec les guillemets que requièrent ces mots quand il s’agit de l’humain. Il y a donc un travail à poursuivre : faire entendre et admettre aux pouvoirs publics que, en l’occurrence, dans ce secteur de la santé mentale, il est des destins et des vies que l’on accompagne tous les jours mais dont on ignore tout à fait l’évolution et la trajectoire à venir. complexe : celle de la (re) socialisation des patients psychiatriques. Il évoque la prudence qui s’impose dans la volonté de remise au travail des patients psychiatriques, en écho à l’utopie dominante qui consiste à exiger de ces personnes en grande difficulté, sur les plans psychologique et relationnel, qu’ils se « réinsèrent dans le monde du travail ». Il se fait toutefois l’écho des préoccupations formulées par des associations de patients psychiatriques, relatives aux demandes de leurs proches : dans des périodes de répit, certains d’entre eux désireraient se remettre au travail et rencontrent à cette occasion de nombreux obstacles – à commencer par la crainte des employeurs de les voir rechuter. Que pourraiton mettre en place – non pas spécifiquement durant le temps de la prise en charge, mais de façon générale, dans le cadre d’un parcours entre l’hospitalier et l’ambulatoire ? Comment permettre à ces patients de se reconnecter au monde du travail, dans des conditions qui tiennent compte de leur situation et de leur état de santé (travail temporaire, etc.) ? 2.4.2. Les tensions entre le monde vécu et le système conçu Qui dit prise de risque, invention et intervention clinique au cas par cas dit nécessairement mise à l’épreuve des dispositifs légaux dans lesquels les pratiques en IHP s’inscrivent. Tous les représentants politiques présents ont été interpellés par le constat posé et mis au travail, en séance plénière et dans les ateliers : accompagner les résidants dans leur trajet de vie, comme on le fait en IHP, ne va pas sans interroger les cadres à travers lesquels ces vies sont appréhendées, à commencer par celui qui définit les missions des IHP. De fait, ces interrogations sont au cœur de la réflexion mise en chantier dans ce colloque sur l’Arrêté Royal du 10 juillet 1990, son adéquation par rapport aux situations des usagers, les décalages éprouvés dans les pratiques de terrains par rapport aux missions assignées aux IHP en termes de mise en autonomie, d’activation, d’intégration, de mise au travail des résidants. Monsieur Wilmotte (PS), ensuite, dit avoir trouvé dans les débats un écho aux préoccupations du Ministre Paul Magnette concernant les sujets en « dés-appartenance » de liens sociaux et d’intégration, sinon d’une bonne partie d’euxmêmes. Il a pu également élargir sa vision sur les dimensions humaines de certaines questions qu’il se pose sur le seul plan technique – ainsi du rôle à jouer par les IHP, en Région wallonne, dans la prise en charge de la problématique des assuétudes. Les ateliers – et en particulier les vignettes cliniques qui y furent débattues – lui ont permis de mesurer le fossé qui séparait les textes des pratiques : il fut frappé par l’évolution constante des pratiques et des questionnements qu’elles font surgir. In fine, il y a tant de créativité sur le terrain, tant de diversité dans les modes d’intervention, d’une équipe à une autre, tant de problématiques et d’approches différentes que ce sont là des domaines d’intervention où le politique doit se tenir en réserve, c’est-à-dire à mettre un cadre général qui permette aux équipes de progresser dans leur cheminement propre. Il retient que de vraies questions philosophiques se posent sur le terrain. Ainsi, l’IHP est-elle d’abord un lieu de vie ou d’abord un lieu de soin ? Les débats ont permis de mettre cette On peut relever plusieurs réactions autour de ces questions. Celle de Monsieur Godin (MR), tout d’abord, qui se dit sensible aux questions de l’autonomie, de l’accompagnement et du lien social, telles qu’elles ont été dépliées en séance plénière et dans les ateliers. Il retient qu’il est essentiel que la personne soit prise en compte dans son intégralité, dans la perspective de la rendre « plus autonome », tout en tenant compte de sa réalité subjective. Selon lui, l’accompagnement qu’on propose, dans cette optique, se distingue de l’assistanat, en ce qu’on n’impose rien à la personne mais qu’on lui suggère des pistes qu’on ouvre avec lui, tout en lui laissant le choix de les développer ou non. Enfin, il est conscient que la question du lien social soulève une problématique 37 question en perspective avec les nécessités d’un accompagnement minimaliste et la déconstruction des idéaux relatifs à l’autonomie, la compétence, l’aptitude, etc. 2.4.3. Les enjeux cliniques et politiques de la réorganisation des soins de santé mentale Autour de ces mêmes questions, Madame Gerkens (ECOLO), enfin, retient deux éléments en particulier. D’une part, elle relève l’importance du travail en réseau pour les IHP, à partir de la famille, de l’environnement social et des professionnels de terrain issus des différents types de structures et champs d’intervention concernés par l’accompagnement des résidants en IHP. D’autre part, les débats ont bien démontré, selon elle, que ce qui est important, ce n’est pas tant la capacité, l’aptitude, la compétence acquise – quelque soit le nom et la forme qu’on leur donne – mais ce que le processus d’accompagnement en IHP représente en soi, pour le patient comme pour le travailleur, à travers les questions qui émergent dans son parcours : respecter ou non le contrat, mettre ou non des balises, oser ou non prendre des risques avec un patient, etc. Les débats ont bien mis en évidence le fait qu’à un moment donné, on doit renoncer à un certain idéal, à une certaine image, à la conception ordinaire qu’on se fait de l’autonomie : on en arrive à déconstruire certains idéaux qui ont tendance à prédéterminer quelle est la trajectoire idéale de la personne, ce qu’il faudrait qu’elle devienne, les capacités qu’il faudrait qu’elle acquière et, partant, la bonne manière d’intervenir et de construire son parcours. Etre confronté tous les jours à ces personnes en souffrance oblige à lâcher du lest, à faire certains aménagements, notamment en regard de la conception habituelle qu’on peut se faire d’un « projet de vie ». Il s’agit donc pour les travailleurs en IHP de s’autoriser à prendre le temps, à donner « le temps au temps » : le temps de construire, d’aller en avant, d’aller en arrière, d’aller dans un sens et puis dans un autre et de considérer qu’à partir du moment où on donne du sens à une pratique, à un comportement, à une relation, on avance effectivement avec quelqu’un, on l’accompagne dans sa trajectoire de vie. Monsieur Wilmotte souligne un point important mis en exergue par les débats : il est tout à fait clair que la santé mentale ne doit pas être appréhendée isolément, sur le plan politique comme sur celui des pratiques professionnelles. Il rappelle à cet égard que dans le cadre des travaux d’élaboration d’un programme pour un prochain gouvernement, le Ministre travaille au moins sur quatre sujets pris ensemble : la pauvreté, les inégalités sociales, le logement et la santé. Ces quatre domaines ont des influences respectives les uns sur les autres : tout cela est imbriqué et nécessite donc une approche globale. Il constate également la pression sociale pour élargir le champ d’application de la santé à des notions de bien-être, ce qui complexifie encore davantage l’approche politique : la distinction entre ce qui relève de la santé et ce qui relève d’autres registres est de plus en plus difficile à faire. S’agitil de répondre à des besoins de « pur bien-être » dans le domaine de la Santé publique ? Jusqu’où peut-on aller et quelles sont les priorités ? « Mettre en place une politique de santé performante qui soit le meilleur reflet de ce que les prestataires de soins, les patients et leurs proches en attendent est sans aucun doute le rôle du Politique », souligne ensuite Monsieur Godin, qui rappelle cependant l’obligation qu’a le monde politique d’inscrire ces attentes légitimes dans un cadre budgétaire qui est malheureusement toujours limité. D’où l’importance de ce colloque pour bien faire comprendre et relayer au monde politique ces attentes et ces besoins, notamment au niveau du financement de structures d’accueil comme les IHP : si celles-ci sont plus discrètes que d’autres structures, les débats ont démontré qu’elles jouent un rôle essentiel dans les circuits de soins qui vont de l’ambulatoire, du médecin généraliste à l’hôpital, en passant par toute une série de types de structure reconnues, de manière assez ancienne comme les IHP ou plus nouvelles, non encore agréées. 38 Monsieur De Generet (CDH) relève ensuite l’importance des choix philosophiques à faire, au niveau politique, sur la manière dont les pouvoirs publics peuvent aider les professionnels de terrain à aller plus loin dans leurs pratiques, leurs questionnements, leur savoir-faire. L’innovation, l’expérimentation en termes d’accompagnement des patients psychiatriques est produite sur le terrain et le politique, ensuite et seulement, y fixe des normes : tel est, logiquement, le chemin qui doit être suivi sur le plan de la formalisation des pratiques de terrain – il est donc nécessaire que le monde politique se mette d’abord à l’écoute de ces pratiques innovantes, singulières et diversifiées, avant de fixer les normes légales qui les encadrent. Dans le même sens, Madame Gerkens s’interroge sur ce que le politique peut se permettre comme intervention, en termes de dispositifs d’évaluation en particulier : il doit faire très attention à ne pas imposer des normes, des procédures, des exigences d’évaluation qui empêchent que ce type d’accompagnement soit possible, qui obligerait les IHP – ou toute autre structure – à devoir justifier sans cesse que la personne mérite bien le service qu’on lui apporte ; il s’agit plutôt de garantir les conditions pour que ce type d’accompagnement particulier que l’on trouve en IHP puisse se faire soient réunies. Or c’est un risque bien réel aujourd’hui, comme le soulève un intervenant qui, évoquant les « projets thérapeutiques » financés par l’INAMI, dénonce l’emprise de plus en plus grande de l’administration sur ce qui est demandé aux acteurs de terrain, sans que ceux-ci ne disposent plus de la moindre liberté quant aux modalités de leur intervention clinique. De fait, on essaye de plus en plus de formaliser leur manière de travailler en leur imposant, en l’occurrence, toute une série d’échelles d’évaluation. In fine, c’est donc la question de l’autonomie clinique des professionnels de la santé, aujourd’hui mise à mal par des dispositifs administratifs de plus en plus lourds et intrusifs, qui est posée. « La Politique c’est une chose, l’Administration, c’en est une autre », souligne Monsieur Godin : celle-ci doit être un moyen et non pas une fin en soi. Il y a là une vraie question, au vu des dérives qui guettent l’administration. C’est toute la problématique du RPM : l’utilisation finale qui en sera faite justifie-t-elle les efforts et les coûts que sa mise en place et sa gestion imposent dans les institutions, compte tenu de toutes les critiques dont il fait l’objet sur le plan de sa pertinence et de son adéquation clinique ? En cela, il est rejoint par les autres représentants politiques présents : tous sont interpellés par les critiques dont le RPM fait l’objet, et de façon plus générale, par tout ce qui pousse à la standardisation des traitements, des prises en charge et des procédures administratives y afférentes. L’inquiétude des professionnels de la santé est vive, par rapport à l’entrée de la « marchandisation » dans le secteur des soins de santé mentale. Il y a là un vrai débat politique à poursuivre, celui de la nécessaire diversification, sur le plan clinique, des modes de prise en charge et des types d’accompagnement des usagers. 39 3. Dix thématiques concrètes en rapport avec l’autonomie Organisant un tour d’horizon des différentes facettes du travail en IHP, dix thématiques, qui reflètent les préoccupations les plus vives du secteur des Habitations Protégées, ont été mises au travail dans les ateliers de l’après-midi. En creusant les problématiques évoquées en séance plénière à partir de la diversité des pratiques d’accompagnement des résidants, chaque atelier fut l’occasion de prolonger la réflexion générale de la matinée sur l’idéal d’autonomie et ses avatars, et donc de mettre en tension l a définition légale des missions des IHP et les réalités de terrain. S’appuyant sur des vignettes cliniques, la présentation par deux participants de la pratique au sein de leur institution fut suivie d’une conversation animée par deux discutants, dont l’un extérieur au secteur des IHP. Des réflexions sur les mêmes thématiques ayant eu lieu lors de rencontres entre IHP à la Fondation Renson et une contribution personnelle ont été intégrées au présent travail, ainsi que quelques apports qui ont été adressés à la FFIHP suite au colloque. 3.1. Difficultés d’autonomie : symptôme psychique ou carence éducative ? L’idéal d’autonomie trouve un champ d’application très concret dans la pratique quotidienne. De prime abord, l’autonomie est généralement évoquée à travers les questions qui touchent aux registres de la vie quotidienne, affective et sociale : le résidant a-t-il ou non la capacité de se débrouiller ? Parvient-il à gérer tout seul une série d’actes nécessaires à la vie journalière ? Trouve-t-il les moyens de nouer et d’entretenir des relations suffisamment paisibles avec ses pairs ou son entourage ? l’autonomie affective ? Et dans le premier registre, faut-il parler d’autonomie ou simplement de débrouillardise ? On songe à tel résidant qui ne sait pas préparer un repas chaud et qui réchauffe ses raviolis dans la boîte ouverte sur le radiateur de sa chambre. Face à l’apragmatisme ou à l’apathie des patients, il s’agit de se demander quelle est la part de non apprentissage, voire de refus d’apprendre corrélé à la maladie mentale, et la part de ce qui peut être envisagé comme une carence éducative (un milieu familial surprotecteur peut également être incriminé). Cela étant dit, il n’est pas toujours facile de faire la différence entre l’incapacité réelle des résidants et la réticence qu’ils manifestent, à l’occasion, dans le but de susciter l’intervention des travailleurs. Faire les choses avec quelqu’un, être en lien pour que les choses se fassent semble dans certains cas un élément essentiel qui souligne qu’au-delà de la carence éducative, la dimension affective est déterminante. Cependant, parler de « difficultés d’autonomie » – et tenter de cerner ce qui, au coeur de ces difficultés, relève du symptôme psychique ou de la « carence éducative » – implique que l’on précise d’abord ce qu’on entend par autonomie, et donc que l’on se pose la question suivante: quelle conception de l’autonomie oriente la lecture que les travailleurs opèrent des difficultés des résidants et détermine les principes et les modalités de leur accompagnement ? Les pratiques de deux IHP servent ici de fil conducteur à la réflexion – leur positionnement, leurs références et leurs questionnements en la matière, appuyés par des vignettes cliniques, témoignent d’une tension bien réelle entre un idéal d’autonomie comme visée assignée au séjour en Habitation Protégée et les nécessaires aménagements particuliers auxquels aboutit la prise en compte de la réalité subjective des résidants. Ceci nous introduit au fait que l’autonomie renvoie aussi à la capacité de se séparer de l’institution, capacité dont la détermination psychique est bien connue. La fonction de l’institution mérite d’être épinglée en lien avec la théorie formulée par D. Winnicott : par analogie avec « la mère suffisamment bonne » qui, après avoir contenu l’enfant, se détache de lui, l’IHP crée un espace transitionnel pour le patient en « dedans ». Cet espace lui permettra d’intérioriser l’institution pendant un temps suffisamment long (celui de son séjour) afin de pouvoir, ensuite, exister sans elle. Le processus de sortie et d’autonomisation du résidant s’organise donc de manière progressive. On passe ainsi un contrat avec le patient, en lui signifiant que son départ n’implique pas qu’il se retrouve dans un « dehors hostile » : il s’agit de lui montrer que l’institution continue à exister pour lui, jusqu’à ce qu’il puisse s’en séparer totalement. Ceci laisse entrevoir toute l’importance du travail en réseau, en partenariat, 3.1.1. Savoir se séparer de l’institution et vouloir s’en séparer Parler d’autonomie signifie que le but visé par un séjour en Habitation Protégée est un aménagement des conditions de vie du patient, dont on attend des améliorations dans son fonctionnement propre. Mais faut-il mettre l’accent sur l’autonomie concrète, pratique ou sur 43 pour permettre que la séparation de l’IHP soit moins difficile, grâce aux autres points d’appui qui se sont constitués hors de celle-ci. Le travail thérapeutique avec les patients psychotiques en IHP est une entreprise de longue haleine qui demande que le patient et les travailleurs puissent prendre leur temps. Cependant, il faut se rendre à l’évidence et admettre que tous ne sont pas capables d’autonomie ; il est illusoire d’espérer réinsérer à tout prix certains patients. L’équipe doit ainsi souvent renoncer en cours de route, pour un temps au moins, au projet initial mis en place pour et avec le patient sous la bannière de la mise en autonomie. nombreuses hospitalisations en psychiatrie, dont une conséquente à une tentative de suicide par absorption de médicaments, qui a nécessité une intervention chirurgicale. Depuis, suite aux séquelles, il n’a plus parlé ou plutôt de façon incompréhensible. Il ne veut plus parler, pourtant il en est encore capable. Il semble devoir faire exister par là le traumatisme subi. Autre souci physique, il a de gros problèmes de vue et il ne se déplace que pour des trajets connus. Par ailleurs, il ne sait pas gérer son argent. L’équipe a néanmoins pu lui apprendre à aller retirer de l’argent à la banque : après un certain temps, malgré quelques complications, cette compétence est acquise. Il est capable de faire seul la démarche, le trajet et l’opération de demander de l’argent au guichet. Ses progrès sont passés par un accompagnement pendant un certain temps, et puis par le fait de le laisser agir seul peu à peu. Dans deux domaines, son hygiène corporelle et se faire à manger, l’apprentissage reste sans résultat. Illustrons ceci de deux vignettes. Un homme âgé hospitalisé de nombreuses fois en psychiatrie, fait un séjour de 6 ans dans cette IHP. Il s’est toujours laissé vivre dans la maison alors que ses aptitudes étaient réelles et qu’il pouvait très bien se débrouiller dans le quotidien. Et pourtant, il n’a jamais voulu quitter l’IHP – lors de ses évaluations, il évoquait des raisons financières. Ce n’est que lorsque l’équipe lui donna une limite, à savoir un an pour trouver un autre lieu de vie, non sans le rassurer sur ses capacités psychiques de quitter l’IHP, que le résidant a pu retrouver un savoir-faire dans un environnement social différent : trois mois après, il avait trouvé lui-même un logement pas trop cher et proche de l’IHP, afin de garder ses habitudes et ses liens avec les anciens résidants. S’il ne fait plus l’objet d’un suivi de la part de l’équipe, celle-ci continue cependant à répondre à ses demandes ponctuelles : commande de matériel, aide administrative, etc. En maintenant la possibilité de garder un lien de proximité avec l’institution, l’IHP a donc favorisé l’acquisition d’une certaine autonomie dans le chef du résidant ; cette sorte d’espace transitionnel lui aura permis, à tout le moins, d’apprivoiser l’extérieur, sans qu’il ne puisse pour autant se passer de l’IHP : s’il n’y est plus, l’IHP est encore là pour lui et c’est la condition pour qu’il puisse « se débrouiller » dans sa vie en dehors de l’institution. Depuis quelques semaines, il ne revient plus à l’IHP. Un autre résidant a mis en cause ses capacités à nettoyer, ses difficultés d’hygiène, sa propreté ; il s’est senti blessé, sa relation aux autres s’est dégradée et il est parti se réfugier dans un milieu plus protecteur : sa famille. Il a beaucoup de mal à revenir et la relation avec l’IHP ne se fait plus que par l’intermédiaire de la mère qui nous téléphone régulièrement. Comment rétablir ce lien aux autres ? Ce qui est insupportable pour les autres résidants vient toucher le rapport au corps tout à fait singulier de ce monsieur. Il semble que chez lui, comme chez d’autres, corriger par l’apprentissage la déficience en matière d’hygiène se heurte à une fonction psychique, symptomatique, nécessitant une autre approche comme l’aide concrète d’un tiers qui supplée cette impossibilité. 3.1.2. Quand les troubles psychiques limitent les capacités d’apprentissage Abordons maintenant les difficultés d’autonomie, sous l’angle du discours médical, en termes de dysfonctionnements. La diminution des capacités cognitives chez les personnes schizophrènes, qui Un résidant d’une cinquante d’années, souffrant d’une schizophrénie désorganisée, a connu de 44 fait en particulier l’objet de son exposé, n’est pas une découverte récente : les dysfonctionnements cognitifs ont été démontrés à maintes reprises chez le patient schizophrène. Considérés au départ comme des phénomènes secondaires déclenchés par les symptômes positifs (délire, hallucination) ou par les conséquences négatives liées à la vie en institution, ils sont, depuis une dizaine d’années, considérés comme faisant partie d’une autre dimension que les symptômes positifs ou négatifs. ils leur place dans une Habitation Protégée malgré leurs « carences », ou doivent-ils être orientés vers d’autres lieux de vie plus encadrants ? Une patiente est admise dans cette IHP après de nombreux séjours psychiatriques. Sa problématique rend indispensable la mise en place d’une série de services sans lesquels son séjour serait probablement impossible : elle ne sort que tout à fait exceptionnellement du quartier immédiat de l’institution ; toute démarche inhabituelle nécessite encore et toujours un accompagnement, tandis qu’une aide familiale et une aide ménagère viennent deux fois par semaine pour entretenir son logement et faire avec elle - ou sans elle, lorsqu’elle est trop angoissée - sa lessive et ses courses. Dès lors, imaginer son départ vers un lieu non protège semble tout à fait utopique, à moyen et même à long terme. Cette dame semble trop perturbée psychiquement pour qu’une « couche d’apprentissage » intervienne de façon significative pour corriger son faible degré d’autonomie. On peut analyser les difficultés d’autonomie en découpant différentes séquences dans le (dys) fonctionnement du patient. Par exemple, un patient doit prendre l’autobus pour se rendre de l’IHP à la ville X pour y voir sa mère. Il doit savoir combien de temps dure le trajet et calculer l’heure à laquelle il doit partir pour arriver à temps (réflexion). Ensuite, il doit vérifier dans l’horaire l’heure précise du départ du bus (entre autres : mémoire de travail, perception visuelle, attention). Cette heure, ainsi que l’endroit d’où part le bus, doivent être stockées pendant un certain temps dans la mémoire à long terme. Une fois arrivé à l’endroit d’embarquement, le patient doit choisir le bus adéquat parmi tous les bus présents. Pour sortir la somme d’argent adéquate de sa bourse, il doit de nouveau y avoir une bonne coordination visuo-motrice. Une fois qu’il est dans le bus, le patient doit rester attentif pour voir à temps quand il doit descendre (vigilance). Pendant tout le processus, toutes sortes d’événements inattendus peuvent se produire (il n’a pas l’argent adéquat, l’arrêt est supprimé, l’horaire n’est pas récent, etc.). Dans chacune de ces situations, le patient doit élaborer la stratégie et l’exécuter correctement. Pour certains résidants en IHP, toutes les « petites choses » du quotidien, comme ce trajet en bus, relèvent du défi. Ces difficultés d’autonomie font indéniablement partie intégrante du syndrome psychotique face auquel une prise en charge « éducative » ne peut trouver de sens que si elle s’inscrit dans une globalité dont la finalité est de permettre au patient une meilleure intégration dans la cité. Un homme de 35 ans est admis dans cette même IHP après un séjour de neuf mois en clinique psychiatrique. Il porte le diagnostic de schizophrénie paranoïde. Avant son admission, il nous apprend qu’il a été mis à la porte d’une autre Habitation Protégée pour un passage à l’acte hétéro-agressif et après avoir mis fin de sa propre initiative à son traitement neuroleptique. Dans les mois qui suivent son admission, il présente essentiellement des idées interprétatives, des doutes obsédants par rapport à lui-même et aux intentions des autres et une somatisation anxieuse liée à son traitement. Il a des difficultés à effectuer ses courses car il craint d’être « agressé par des étrangers. Il a besoin de réassurance mais il peut parfois présenter une souplesse dans ses idées, et même de l’humour. Il déclare ainsi lors d’un entretien : « je suis psychotique, mais pas antipsychotique ». Malgré cette phobie sociale, qui fait partie d’une anxiété paranoïde, il fréquente dans les mois qui suivent son admission à l’IHP, et ce pendant deux ans, un centre de jour situé à proximité immédiate de son habitation. Il a également fréquenté pendant un mois un autre centre de jour situé cette fois beaucoup plus loin de son domicile. Les deux vignettes cliniques qui suivent relatent les parcours de deux résidants pour lesquels la question de l’autonomie se pose sans cesse : ont- 45 La symptomatologie devient par la suite plus négative, en ce sens que les comportements phobiques deviennent envahissants – il ose de moins en moins sortir, commande ses repas par téléphone et s’isole. Il continue néanmoins à faire des projets d’activités et de cours, qu’il diffère la plupart du temps parce qu’il est mal, que ça ne lui convient pas, qu’il a du mal à se lever. Progressivement, il se met à annuler ou à déplacer de plus en plus souvent ses rendezvous chez le psychologue ou chez le médecin. Il commande ses ordonnances par téléphone et a toujours du retard dans ses injections mensuelles de neuroleptiques, au point où il est nécessaire, au moins à deux reprises, d’aller lui faire l’injection à domicile. Après deux ans de lente dégradation, les comportements phobiques envahissent tellement le champ de la conscience qu’il est hospitalisé – avec difficulté car il a peur de ne plus pouvoir revenir à l’IHP. Une amélioration est progressivement notée au cours de l’hospitalisation, au point où il se met à faire des projets, parfois même de reprendre le travail, afin dit-il « d’être utile à la société » ou « de se faire des amis ». Après plusieurs essais en week-end, il rentre définitivement à l’IHP avec le projet de fréquenter un centre de jour. Depuis son retour, les comportements qui avaient précipité son admission à l’hôpital réapparaissent progressivement : il est question d’avoir un entretien avec lui et sa famille afin d’envisager une réorientation vers un lieu d’hébergement plus sécurisant. son importance : c’est dans sa prise en compte qu’une pratique d’accompagnement peut trouver à s’orienter. L’idéal d’autonomie, d’une part, la question de la souffrance et de la place du sujet, comme celle des limites du soignant, de l’autre, sont autant de paramètres qui entrent en jeu dans l’orientation des choix posés dans la pratique quotidienne. • Les cas présentés sont éloquents pour prendre la mesure de la nécessité de ne pas privilégier une seule approche. Comme le souligne le médecin lors de la seconde présentation, « une prise en charge éducative ne peut trouver de sens que si elle s’inscrit dans une globalité ». Comprenons qu’il ne faut pas minimiser l’intrication des savoir-faire, des compétences concrètes et des phénomènes psychiques tels que l’interprétation ou la conception délirante de son propre corps. La contribution du docteur Krings – ci-après – donne un éclairage tout aussi intéressant puisqu’elle donne au symptôme, qui peut être un des noms des comportements inadéquats ou des inaptitudes, une fonction qui nécessite plutôt des aménagements autour de lui que son éradication. L’idée de « l’intégration dans la cité » et celle de « l’agencement » nous mettent sur la voie d’un travail axé sur la qualité des relations et du contexte de vie que nous pouvons faire exister au sein de l’IHP et dans le réseau de chacun. Si l’accompagnement qui cherche à encourager le développement des capacités du résidant montre ses limites, il ne faut pas tarder à suppléer par des services extérieurs aux incapacités et manquements de certains, ce pour éviter la dégradation des liens avec l’entourage et les déstabilisations psychiques. Ces cas permettent aussi de prendre la mesure des limites intrinsèques des IHP qui restent des dispositifs à encadrement léger. 3.1.3. Pas de perspective éducative sans construction du cas De toute évidence, les pratiques d’accompagnement des résidants en IHP oscillent entre deux pôles : elles sont tendues entre la recherche d’un plus de débrouillardise, à partir d’un accompagnement de type pédagogique, et la nécessaire prise en compte de la réalité psychique complexe des résidants. En d’autres termes, entre le degré d’autonomie du patient attendu, espéré ou visé par l’équipe de soignants, par rapport à une norme tacite ou exprimée, et ce qui est réellement à portée du résidant, il y a immanquablement un hiatus. Ce décalage a toute • L’idéal d’autonomie est mis à l’épreuve dans la réalité des pratiques. Ainsi, en revenant sur le cas de ce résidant qui voulait avoir une carte de banque, les intervenants ont témoigné du fait que dans le décours de l’accompagnement, ce monsieur pouvait être particulièrement angoissé. Malgré l’assurance de l’intervenant qu’il avait bien fait son code, il continuait à être très mal. Le rapport à la machine – c’est-à-dire un rapport 46 3.1.4. Prendre la mesure de la fonction du symptôme : l’accueil de la psychose au Club André Baillon19. déshumanisé – ne pouvait pour lui être fiable, et il en était angoissé. L’équipe, prenant la mesure des limites de l’apprentissage a réorienté son travail. Il valait mieux soutenir ce monsieur pour qu’il continue à s’adresser au guichet. Comme l’intervenant de la première IHP l’a souligné : « ce résidant, son autonomie, je crois qu’il la recherche et, nous, c’est notre but de le soutenir en ce sens, mais c’est surtout la relation qu’il peut tisser avec quelqu’un qui va être importante pour lui ». Et de poursuivre : « Il exécute souvent les tâches si la relation est bonne avec quelqu’un. Si la relation n’est pas bonne, ça ne va plus. Doiton dire qu’il perd son autonomie ? Si le contexte relationnel change – par exemple quand il va à la banque et que ce n’est pas l’employé habituel – eh bien, cela lui pose problème. Il ne sait plus comment faire. Il revient avec des sommes tout à fait farfelues ou sans argent. Ce qui veut dire que l’apprentissage de compétences à l’autonomie, peut être complètement dépendant d’un contexte relationnel stable. » Reconnaître la place ou la fonction du symptôme dans ses manifestations les plus diverses est un fondement de l’approche institutionnelle qui adopte une éthique analytique. La psychanalyse, quelque soit le dispositif qui s’en réfère, prend en compte l’impossible d’un complet bien-être. Depuis Freud et puis Lacan, on peut dire que le « malaise dans la santé mentale » est irréductible et qu’il s’agit de prendre en compte le symptôme plutôt que de chercher son élimination. Le symptôme est « défini par la façon dont chacun jouit de son inconscient en tant que l’Inconscient le détermine » nous dit Lacan20. C’est dire que le symptôme a une fonction qui n’est pas réductible à sa facette d’entrave ; il est là où se loge quelque chose de ce qui fait la singularité du sujet. Il s’y reconnaît et, de ce fait, le sujet y tient plus que tout. Une clinique qui tient compte de cette façon particulière nous amène à préciser et à interroger le lien particulier qui se tisse, dans le transfert, avec le sujet schizophrène. Cette contribution tente de définir un dispositif à plusieurs qui respecte le psychotique en tant qu’« homme libre », c’est-à-dire comme sujet ne s’inscrivant pas dans le registre de la signification et du sens communs. • Ceci nous amène à devoir faire des différenciations très fines entre les personnes que nous accueillons. En effet, certaines ont besoin d’être particulièrement protégées par la conservation d’un contexte de vie le plus stable possible. Leur angoisse est le signe de l’horreur vécue quand leur monde apparaît avec une dimension d’inquiétante étrangeté. Dans le contexte institutionnel du « Club André Baillon », nous nous adressons à des patients psychotiques adultes, pour la plupart schizophrènes, dans leur milieu de vie. Notre pratique thérapeutique s’inspire de la psychothérapie institutionnelle telle que François Tosquelles et Jean Oury l’ont conceptualisée à partir des années septante ; elle s’en différencie en ceci qu’elle ne se situe pas à l’intérieur d’un établissement psychiatrique, mais dans un réseau ouvert au sein de la cité. • Enfin, un autre apport de l’atelier doit être évoqué : la conversation a porté sur l’importance du lien et du travail en réseau conçu d’abord comme un ensemble de liens interpersonnels, patiemment tissés, et non comme une articulation de services. Comme le changement d’employé de banque, le changement d’aide familiale ou d’un autre acteur peut constituer un moment délicat. En conclusion, le débat nous amène à une proposition de définition de l’autonomie entendue comme la constitution d’un réseau particulier que le patient s’est approprié. Elle est fondée sur une prise en charge de la psychose fondée sur une pratique à plusieurs, et sur la prise en compte du symptôme psychique 19. Manuelle Krings nous apporte ici une contribution complémentaire à cet atelier où elle intervenait comme discutante, à partir de son expérience qui conjugue une pratique en service de santé mentale et une en habitation protégée. 20. Jacques Lacan, RSI leçon du 18-02-75 (inédit) 47 en tant qu’opérateur thérapeutique plutôt que comme déficience à corriger. Nous proposons à chaque patient qui fréquente le centre de santé mentale un dispositif thérapeutique à plusieurs – même si seulement certains y participent. Les patients paranoïaques ou paraphrènes se limitent en général aux liens individuels et utilisent peu le dispositif du Club. Ce sont surtout les patients schizophrènes – auxquels la production délirante n’apporte pas d’apaisement suffisant – ainsi que certains patients névrosés qui l’utilisent le plus souvent. du sujet et du symptôme pour élaborer un savoir. Les observations cliniques sur lesquelles se base le dispositif évoqué plus haut peuvent se résumer en trois points principaux : 1. La pratique de la « palabre », comme discours délimitant un « espace du dire ». Jean Oury tente de le définir dans son séminaire sur le collectif en 1984.23 2. La répétition des « va-et-vient » incessants que le psychotique effectue dans le lien social, avec ses référents thérapeutiques comme avec les proches qu’il a choisis ou qui sont institués ; Dans la rencontre avec le sujet schizophrène, j’ai pris en considération plusieurs observations cliniques pour préciser des repères essentiels d’un dispositif qui, tout en respectant « l’homme libre », ne glisserait pas dans les débordements de souffrance subjective et de comportements peu compatibles avec la vie en société, mais ne produirait pas non plus l’écrasement du symptôme21. 3. La production d’un agencement sur un mode particulier, soutenu par un lien transférentiel multi référentiel, non déterminé par le savoir supposé aux praticiens. La palabre comme « espace du dire » La palabre est un discours qui se base sur l’abduction : c’est un discours ponctué par des hypothèses abductives permettant un dialogue sans fin, toujours repris. Ces hypothèses viennent ponctuer le discours sans le conclure, sans jamais vraiment le clore. La ‘praxis’ comme préliminaire Quand on s’autorise à soutenir une clinique des psychoses, il importe d’abord de se référer à la notion de praxis telle que Freud l’a énoncée dans la leçon qu’il donne à ses élèves, aux fins de les initier à sa découverte de l’inconscient en 191622: « Lorsque, par la suite d’une ignorance matérielle, vous n’êtes pas à même de juger, vous ne devez ni croire ni rejeter. Vous n’avez qu’à écouter et à laisser agir sur vous ce qu’on vous dit ». Il s’agit donc d’une immersion : le thérapeute prête sa présence. Et Freud de poursuivre : « La conception psychanalytique n’est pas un système spéculatif, il s’agit d’un fait d’expérience, d’une expression directe de l’observation ou du résultat de l’élaboration de celle-ci ». Ce disant, Freud insiste sur la praxis, et non sur l’adaptation de la clinique à la théorie – il ne s’agit donc pas d’appliquer un savoir bien défini à une pratique, mais de partir du discours D’après Charles Sanders Pierce, nous raisonnons de trois façons : par induction, par déduction et par abduction24. Par déduction, je révèle une loi qui prédit un résultat certain. Par induction, je formule une loi probable à partir d’une série de résultats – mais un résultat qui contredit cette loi annule l’induction. Avec l’abduction, je suis face à un résultat curieux, inexplicable : il s’agit alors de trouver une hypothèse qui rendrait ce résultat non plus curieux mais probable. Ce raisonnement est typique des découvertes scientifiques révolutionnaires – eppur si muove ! C’est une hypothèse parfois hasardeuse qui est soumise à sa propre faillibilité ; elle est 21. Manuelle Krings, «Ce que la psychose nous empêche d’oublier» Actes du colloque de psychanalyse de l’AFCLW(B) du 25-102007 pp 19-24. 22. Sigmund Freud, Introduction à la psychanalyse 1916, Théorie générale des névroses, psychanalyse et psychiatrie, éd. Payot, Petite Bibliothèque Payot, 1961, p 226 23. J.Oury ; le collectif, séminaire 84-85, Paris, éd. du Scarabée, 1986 24. Cfr. www.crocodilus.org/philosophie 48 comme un pari. Tant qu’elle donne des résultats concluants, l’hypothèse tient – celles de Sherlock Holmes pourraient en être une illustration. L’abduction est donc un processus pendant lequel une hypothèse est générée selon laquelle des faits surprenants, déraisonnables, peuvent être expliqués, et en deviennent « dicibles ». s’agit là d’une ponctuation irréductible au point final persécuteur. C’est seulement un pointvirgule, capitonnant pour un temps. La palabre inclut ainsi un discours qui noue entre les sujets un lien social non établi ou « épiphanique », basé sur des discours singuliers livrés à la contingence de l’inventivité individuelle27 et un acte de dire toujours à reprendre, parce que jamais vraiment capitonné, jamais dit « pour de bon » – comme disent les enfants. Palabrer, dans notre pratique, c’est donc ponctuer la phrase interminable du sujet psychotique et tenter de faire point de capiton. On sait que la psychose est une pathologie du point de capiton : dans la diachronie du discours (le temps de la phrase) et dans la synchronie de la métaphore25 ; comme la métaphore n’opère pas dans le discours du psychotique, qui reste aux prises avec la métonymie, il reste à considérer le temps de la phrase. Si le psychotique entre dans la palabre et la soutient, il travaille à ponctuer son discours ; mais il n’y entre pas toujours et, s’il y entre, il ne la soutient pas toujours. Cela nous renvoie aux deux façons d’être au monde du sujet schizophrène : d’une part, quand il proteste et refuse le discours du Maître, tout en restant dans un discours – c’est alors qu’il peut entrer dans la palabre – et, d’autre part, quand « martyr de son inconscient »26, il se met à l’abri, hors discours, afin d’échapper au dire sans fin de l’Autre, traversé par la voie de ses voix, perçues comme venant d’un « Ailleurs ». La palabre propose une interlocution avec un petit autre, un sujet parlant. De cette interlocution émerge un dire du sujet qui tente de décompléter le grand Autre. C’est opérant à condition que l’interlocuteur reste à la place du petit autre de l’altérité subjective, et qu’il ne se mette pas en place du grand Autre persécuteur, comme le grand Autre des voix. Dans la palabre ainsi comprise, le sujet disant peut se nommer au sein d’un agencement particulier, comme peut l’être parfois le « Club André Baillon ». Parfois car c’est loin d’être une évidence ; cet agencement particulier est et reste précaire. Il ne sera opérant que s’il y a du dire. En outre, qu’il y ait un « espace du dire » est une condition nécessaire, mais pas suffisante : ce « dire » qui nomme a ceci de particulier qu’il noue de façon éphémère, chez le sujet psychotique – où ça se noue autant que ça se dénoue. La palabre serait donc cet espace du dire et de l’auto-nomination faisant un nouage précaire. Les « va-et-vient » du sujet psychotique Dans le transfert, le praticien prête sa présence au patient, et non l’inverse. Les pratiques à visée réadaptative ou normative pourraient bien inverser le dispositif, empêchant le transfert, mais le psychotique ne s’y trompe pas. Si, au lieu de la singularité du sujet, le dispositif prend davantage en compte ce qu’on pourrait appeler « le symptôme du soignant » – à savoir, sa volonté de guérir, ses propres idéaux – alors le psychotique ne se laissera pas rencontrer. Palabrer introduit donc un acte de dire qui ponctue sans conclure. Par là, il se distingue du dit venu des voix de l’Autre, forme extrême des dits conclusifs quand elles prennent la forme d’injonctions au suicide. Toute conclusion contient le risque d’être perçue comme persécution et de susciter le déchaînement de la parole du sujet, alors que la ponctuation, à l’aide des hypothèses, fait chaîne par le biais des points de capiton. Il Le lien transférentiel avec le patient ne se maintient que si son interlocuteur est lui aussi soumis à la loi. Comme le psychotique n’en finit pas de laisser se confondre son interlocuteur avec l’Autre persécuteur, le dispositif n’a alors de cesse de décompléter ce grand Autre, tandis que, chez le sujet, alterne une position de refus du discours du Maître qui sait et veut à sa place 25. Colette Soler : La querelle des diagnostics, formations cliniques du champ lacanien, séminaire 2003-2004, p.46 26. Colette Soler, L’inconscient à ciel ouvert de la psychose, Toulouse, Presses universitaires du Mirail, 2002, p 188 27. Colette Soler : La querelle des diagnostics, formations cliniques du champ lacanien, séminaire 2003-2004, p 102. 49 et une position hors discours, à entendre comme hors lien social. chaque interlocuteur du collectif est manquant, de par sa présence en tant que parlêtre, l’agencement prend en compte plusieurs thérapeutes et patients. Le sujet schizophrène circule librement au sein du collectif qu’il a lui-même institué, au gré de ses adresses multiples et non prédictibles. Le collectif est nécessairement hétérogène parce qu’il rassemble des sujets qui acceptent de le constituer à partir d’une place rendue singulière de par leur subjectivité. Dans nos observations cliniques, on constate que, dans le déroulement de la trajectoire des patients à qui l’on prête sa présence dans le transfert, le lien est ponctué de leurs va-etvient, dès le moment où on les laisse venir. Ainsi, l’errance à laquelle on assiste d’abord devient parfois circulation d’un point à un autre, selon un parcours étonnamment libre, mais pas aléatoire. Par contre, si nous nous laissons mettre à la place du grand Autre dont la parole fait commandement, le psychotique persécuté ira se mettre à l’abri. Cela ne manque pas d’arriver dans les situations de suivi institutionnel où l’on ne parvient pas à se maintenir dans les limites du champ de la parole, où l’on est pris à partie dans des confrontations à la réalité – c’est alors que s’appuyer sur le relais possible d’un autre intervenant permet de limiter l’impasse relationnelle du vécu persécutif. On comprend dès lors l’intérêt et même la nécessité d’une pratique à plusieurs : seul un transfert multi-référentiel permet au soignant d’éviter, autant que possible, d’occuper la place de l’Autre persécuteur – ou du moins de pouvoir s’en dégager quand il est mis à cette place par le sujet psychotique. Le sujet psychotique ne s’adressera pas à un autre sur base d’un supposé savoir qui pourrait le guérir. Il cherche un autre qui, par sa présence, accueille quelque chose qui lui est intime – un objet dont le praticien se fait « dépôt consigné ». Après un temps imprédictible, il lui arrive régulièrement de revenir s’assurer que l’objet qu’il a déposé sous la forme d’un signifiant, d’un dire, d’une expression plastique ou de toute autre forme est toujours bien là, parfois très concrètement. L’objet est déposé selon la consigne du sujet qui le dépose et qui prétend le retrouver tel quel, lors de ses va-et-vient. En particulier, quand l’objet consigné est un signifiant, le psychotique entend bien ne pas en être dépossédé : c’est toujours son signifiant qui, s’il peut être pris dans la chaîne d’un discours comme la palabre, doit pouvoir en ressortir tel quel et être redéposé autrement – voire de la même façon, mais à un moment que lui-même choisit. Conclusion : un Autre troué par la mise en série dans un agencement hétérogène Nous avons évoqué, à travers ces méandres, une pratique basée sur la palabre. Celle-ci permet au sujet schizophrène de nouer un lien précaire, pour un temps : toujours susceptible d’être remis en cause par une possible persécution, ce lien, opérant mais précaire, nécessite d’être pris à plusieurs dans un transfert « multi-référentiel ». La production d’un « agencement » Si, dans une pratique à plusieurs, on rencontre le psychotique dans un lien qui se soutient de la palabre, que l’on tient compte, dans le transfert, des va-et-vient comme d’un symptôme qu’on laisse parler, et que le patient schizophrène peut librement circuler et s’adresser, celui-ci produit un agencement particulier où il institue, dans l’hétérogénéité, un collectif dont il fait lui-même partie. Ce collectif constitue un réseau singulier fait de plusieurs points de rencontre – une série qui s’ordonne par le sujet lui-même. Par la palabre ainsi comprise, un agencement hétérogène que l’on peut nommer « collectif » est produit, institué au gré des adresses multiples, ni prédictibles, ni limitées. Ce dispositif ouvre ainsi un espace du dire où l’analyste, parmi d’autres intervenants, prête sa présence comme « dépôtconsigne » au schizophrène qui s’inscrit dans un va-et-vient incessant, et travaille à se faire un nom, une place. Ce transfert multi-référentiel permet au sujet psychotique de soutenir plusieurs adresses : si 50 3.2. Les activités : En faut-il ? Qu’en attend le résidant ? Qu’en espère l’équipe ? « On entend par IHP l’hébergement et l’accompagnement de personnes qui ne nécessitent pas un traitement continu en hôpital et qui, pour des raisons psychiatriques, doivent être aidées dans leur milieu de vie et de logement par l’acquisition d’aptitudes sociales et pour lesquelles des activités de jour adaptées doivent être organisées » « être comme tout le monde » parce qu’il est clair que cela les met sous pression et produit des phénomènes inquiétants qui annoncent une prochaine décompensation. Dès lors, plusieurs questions se posent. Que faut-il entendre par activité ? Est-il opportun et adéquat d’établir a priori un programme d’activités personnalisé pour tout résidant ? Car il faut prendre la mesure de ce que la question des activités est inséparable de la problématique psychique de chacun : jusqu’où celle-ci intervientelle dans la capacité du résidant à nouer des contacts suffisamment sécurisants ? Quel contexte lui est-il nécessaire pour trouver un minimum d’apaisement ? Dans cet esprit, un autre abord de la question est de repérer, au fil du séjour, quel type d’organisation le résidant choisit, comment il vit concrètement son quotidien et, dans un second temps seulement, de soutenir chacun dans la construction d’un mode de vie qui lui est propre, qu’il inclue ou non certaines activités. L’Arrêté Royal de 1990 inscrit donc l’organisation d’activités dans les missions des Habitations protégées. Un financement supplémentaire a été attribué en 2006 pour renforcer ce que le Ministère de la Santé publique nomme une « mission de structuration des activités de jour ». Le mot « activité » est si large qu’on peut développer, sous cette bannière, des pratiques très diversifiées. Comment les IHP mettent-elles donc cette mission en pratique ? Les réponses sont variables de l’une à l’autre. Certaines stipulent explicitement dans leur convention de séjour que la mise en place d’activités régulières est une condition nécessaire pour vivre en IHP ; d’autres choisissent de ne pas inscrire cet aspect de l’accompagnement comme clause contractuelle a priori. La question est délicate : on sait que pour certains résidants, avoir des activités extérieures structurées est impossible, impraticable, voire périlleux. Considérer que c’est nécessaire produit une forme de sélection à l’entrée. En revanche, d’autres estiment que l’organisation d’activités est une condition de leur bien-être ; ils organisent donc rigoureusement leur temps, parfois sans même y avoir été invités. Un autre cas de figure est celui du « trop-plein » d’activités : il s’agit parfois pour les travailleurs de se mettre en alerte, quand cela signe un mode de réponse à une injonction d’un autre ou d’un idéal auquel ils croient devoir se conformer. Il s’agit alors plutôt de freiner l’empressement de certains résidants à s’inscrire compulsivement à des activités, à reprendre des cours, à vouloir travailler pour 3.2.1. S’approprier de nouvelles expériences L’option choisie met en œuvre un principe de base du projet thérapeutique de l’institution : accompagner le résidant dans sa tentative d’étayage afin qu’il puisse, même à minima, avoir le sentiment d’exister pour lui, avec les autres. Une des manières de faire est donc de l’inviter, voire de l’inciter à faire de nouvelles expériences. C’est sous cet angle que la mise en place d’activités est donc envisagée au sein de l’IHP : non pas comme une norme à appliquer, une obligation légale à remplir, un idéal d’activation à atteindre mais, au cas par cas, comme un outil de travail mis au service de la singularité de chacun des résidants et de l’histoire qu’il noue avec l’Habitation protégée. Celle-ci organise ainsi des activités internes, accompagnées par l’équipe – des 51 tournois de Badminton, des séances de karaoké, des excursions et des visites, des barbecues, etc. – qui s’adressent à l’ensemble des résidants. Elles permettent de découvrir des nouvelles facettes, d’autres compétences des résidants, parfois insoupçonnées et surprenantes pour les autres autant que pour eux-mêmes. A l’extérieur, l’IHP participe régulièrement aux activités organisées par une association liée à un théâtre de renommée qui donne accès à des spectacles de qualité et à la participation à différentes chorales dirigées par des professionnels de talent. Multiplier les points d’appui extérieurs et durables est important, mais il y faut l’appui de l’institution pour les résidants. De part et d’autre, ce sont là des occasions pour les résidants et pour l’équipe de renouveler l’expérience du « vivre ensemble ». institutionnel, fugues et errances y compris en dehors des frontières belges ; bref, un itinéraire qui laissait présager une difficulté à s’inscrire en un lieu, à supporter, dans la durée, un rapport continu aux autres. L’hypothèse était donc la suivante : l’obligation d’assortir le séjour d’une activité de jour était un moyen de multiplier les lieux d’investissement et par conséquent de rendre le séjour dans l’IHP plus supportable. Cette obligation est cependant restée lettre morte. Malgré les efforts et la « bonne volonté » du résidant comme de l’équipe, aucune activité n’a pu être concrètement organisée. La perspective d’activité fonctionnait comme une balise, un des fils à partir desquels se tissait le travail. Il a quitté brusquement l’IHP, non pas parce que l’équipe mettait fin au séjour pour non respect des clauses du contrat mais parce qu’il ne se sentait plus en sécurité dans la maison. Persécuté par les autres, il a bouclé sa grande valise, s’est empressé de remettre les clefs et est parti poursuivre son voyage qui a débuté en Espagne pour se terminer dans une série d’hôpitaux psychiatriques. Quelques temps après le terme de son premier séjour, il contacte l’IHP pour une seconde candidature. Il explique son départ précipité par un : « j’ai déconné ». Sa valise est toujours là et ne demande qu’à se poser. L’Habitation protégée décide de l’accueillir à nouveau mais dans une autre maison. C’est après une longue période d’hésitation, d’allers-retours et de moments de panique que le résidant est finalement parvenu à s’installer dans la chambre qui lui était attribuée. Cette fois, l’obligation d’activités ne faisait plus partie des conditions d’admission comme telle, mais elle venait s’articuler à sa situation clinique et aux difficultés quotidiennes rencontrées lors de son précédent séjour. Depuis quelques mois, il séjourne dans l’institution, sans activité de jour. Il passe beaucoup de temps dans la maison, particulièrement dans les espaces communs où il se retrouve souvent seul. Il se plaint de la solitude, trouve que la maison n’est pas suffisamment conviviale mais refuse de participer aux quelques activités proposées et organisées par l’équipe (barbecue, karaoké). Les autres résidants l’évitent, fuient les espaces communs de crainte d’être envahis par lui. Lui s’obstine : quand il n’y a personne dans le salon et la cuisine, il part à la recherche des autres, frappe aux portes L’activité, au fond, reste un prétexte à la rencontre avec le résidant ; elle nourrit l’espoir des travailleurs que le résidant pourra, à travers une ou plusieurs expériences, développer un sentiment d’existence, nourrir un sentiment d’appartenance qui fera étayage et viendra barrer, ne fut-ce que provisoirement, les aspects aliénants de sa folie, sinon faire en sorte que sa folie puisse être partagée. La mise en place d’activités peut aussi constituer juste un horizon temporel : ainsi, la fréquentation d’une structure de jour psychiatrique peut servir de transition lente vers la reprise ou la perspective d’une reprise d’activités hors psychiatrie. Réapprendre à se lever, retrouver un rythme, respecter des horaires, soutenir les exigences d’une formation, d’un travail de bénévolat ou de la participation régulière à des activités culturelles peuvent prendre du temps. Un résidant en est actuellement à son second séjour dans l’IHP. Lors de son premier accueil, l’équipe avait établi que son entrée dans l’institution serait assortie d’une obligation d’activité de jour. Depuis l’enfance, son histoire est jalonnée de nombreux séjours résidantiels tant dans des institutions de l’aide à la jeunesse que psychiatriques. Ses parents, séparés, connaissent tous deux des problèmes psychiatriques et n’ont pu que de manière aléatoire faire fonction de support pour lui. Brefs passages chez l’un ou l’autre, ruptures brutales, retour dans le réseau 52 des chambres, rend des visites non sollicitées, importune par des demandes incessantes et intempestives – il lui arrive ainsi de tambouriner aux portes de ses voisins à cinq heures du matin pour trouver les quelques cents manquants pour téléphoner à sa mère. Plus il cherche le « plein » par ses demandes de réponses immédiates à ses manques et frustrations, plus le « vide » se fait autour de lui. Petit à petit, avec le soutien et les limites posées par l’équipe, son« besoin de contact et de communiquer » – pour reprendre ses mots – traverse la porte de la maison. Il se risque à sortir, à faire les courses seul, à se promener dans le quartier où il repère un terrain de basket. Observateur éloigné dans un premier temps, il s’approche, demande à un membre de l’équipe de l’accompagner pour quelques échanges de balle. Ce qui se fait à plusieurs reprises. Il y va seul à présent, ayant trouvé quelques partenaires de jeu dans le quartier et envisageant la possibilité de s’inscrire dans un club. Depuis quelques temps, il nous parle d’activités plus régulières : « Je ne suis pas contre une activité de jour mais dès que j’irai mieux… Et je ne suis pas encore assez bien pour l’instant ». temporairement et de manière très limitée, une relation extérieure moins persécutrice. 3.2.2. Le plan de services intégré, au rythme de chacun. Dans une toute autre perspective, cette autre IHP inscrit résolument son mode d’intervention dans le courant cognitivo-comportementaliste. Ses références théoriques sont le modèle bio-psychosocial – à savoir, une lecture systémique de la maladie mentale où un ensemble de facteurs sont pris en compte –, le modèle dit de vulnérabilitéstress ainsi que le DSM IV. Avant d’aborder la thématique, il s’agit, pour ses représentants, de spécifier le cadre de références et de valeurs propre à l’IHP, dans lequel s’inscrit l’organisation d’activités et d’ateliers. 1. Le cadre théorique En termes de valeurs, d’abord, l’accent est mis avant tout sur le respect envers les personnes et l’environnement, comme le précise d’ailleurs formellement le règlement d’ordre intérieur : Cette vignette met en évidence deux enseignements. D’une part, il importe que l’IHP ne soit pas un « Tout » mais un lieu d’investissement parmi d’autres – incomplet, divisé. Cela limite les risques, pour les résidants dont la difficulté est de reconnaître l’autre et lui-même comme étant séparés, différenciés, de s’engouffrer et de se sentir menacés par la relation aux autres. D’autre part, il s’agit de donner le temps à un travail d’appropriation de se faire : celui qui permet au résidant de découvrir, d’apprendre d’autres manières de faire et de se débrouiller. Le rôle de l’équipe qui encourage, soutient, accompagne ou ouvre à d’autres expériences est ici essentiel. Dans le cas exposé, une ouverture temporaire s’est produite qui a pu aérer ne fut-ce qu’un moment le huis-clos qui devenait insupportable pour lui, comme pour les autres résidants et pour l’équipe, obligée sans cesse de reprendre et de gérer la question de la « bonne distance » et des limites de chacun. L’activité « basket » est devenue son affaire. Elle trouve tout son sens dans la mesure où elle lui permet de faire un travail d’appropriation – il parvient à soutenir, peut-être - respect de la diversité et des différences, même si l’attachement à nos représentations et croyances nous enferme parfois dans une logique de « corporation » ; - respect des personnes, de leur désirs et de leurs attentes, tout en étant également à l’écoute de leurs besoins, et ce dans l’espoir de pouvoir en faire de réels partenaires ; En termes de respect du cadre général, ensuite, il est question de la Santé publique qui « englobe à la fois des réponses sanitaires à la souffrance individuelle, physique et/ou mentale, et des interventions psycho-sociales fondées aussi bien sur la prévention que sur des actions d’insertion ». Dans cette optique, cette Habitation Protégée s’est d’emblée inscrite dans une logique de type communautaire, favorisée en cela par la souplesse du dispositif légal qui définit l’IHP comme un « lieu de vie dans le champ de la 53 santé mentale » – un lieu où « on prend soin » plutôt qu’un lieu « de soins ». Ce lieu de vie doit donc avant tout permettre la mise en place d’un projet individuel de « rétablissement » : cette perspective se soutient de la croyance dans les capacités des personnes à prendre le contrôle de leur vie et de leur maladie, plutôt que de laisser la maladie contrôler leur vie. Outre cette croyance, « l’objectif thérapeutique est de redonner une place en société aux personnes aux prises avec des troubles mentaux : ceci exige en conséquence que l’on agisse sur les différents éléments de la vie en société que sont le logement, le travail, les études et autres activités significatives sur le plan social. »28 Ainsi défini et mis en perspective, le concept de rétablissement invite donc à soutenir les personnes atteintes d’un trouble mental en les aidant à réintégrer leur rôle en société, et ce malgré l’existence chez elles de symptômes ou de handicaps – car c’est généralement par l’interaction sociale qu’une personne apprend que ses efforts lui donnent du pouvoir sur son environnement. Ce projet de rétablissement dont il faut favoriser l’émergence, doit être construit pas à pas : il s’agit de trouver les ressources nécessaires, les moyens d’en plani-fier les différentes étapes, et surtout de permettre à chacun, selon son rythme, de choisir de faire les expériences qui lui seront utiles pour acquérir les habiletés instrumentales, relationnelles ou comportementales nécessaires à une « autonomie » – de choix, de décision, d’action, etc. – et à une interdépendance la plus large possible. La personne est ainsi considérée d’un point de vue global : il est tenu compte de sa santé, de sa souffrance psychique, mais aussi de facteurs qui relèvent plus de son « fonctionnement » personnel en interaction avec son environnement physique et humain. Ainsi, l’IHP travaille très clairement dans une perspective de réadaptation et de réhabilitation des patients. Cette approche repose sur divers modèles et principes tels que les principaux facteurs thérapeutiques généraux décrits par Franck (1981 - 1991)29 : - la force de la relation patient-thérapeute ; - les méthodes qui accroissent la motivation et les attentes d’aide ; - l’augmentation du sentiment de maîtrise et d’efficacité personnel ; - l’exposition à de nouvelles expériences d’apprentissage ; - la stimulation des émotions ; - l’opportunité de pratiquer de nouveaux comportements. Le but visé est l’amélioration de la qualité de vie des personnes, en les assistant pour qu’ils puissent assumer leurs responsabilités dans leur vie et fonctionner de manière aussi active et autonome que possible dans la société. Le principe de la réhabilitation vise à redonner à la personne sa dignité et son pouvoir d’agir : la personne doit se rétablir dans l’estime et la considération d’autrui. A cette fin, la réhabilitation s’appuie sur des principes généraux : utilisation maximale des capacités humaines ; dotation d’habilités aux résidants ; autodétermination ; valorisation des rôles sociaux ; individualisation des besoins et des services ; engagement des intervenants ; déprofessionnalisation de la relation d’aide ; intervention précoce ; structuration de l’environnement immédiat ; modification de l’environnement plus large ; pas de limite à la participation de la personne ; priorité au social par rapport au médical et valeur affirmée de l’activité et du travail. Ce schéma d’intervention est motivé par le souci de ne pas enfermer la personne dans un statut de malade, de patient, mais de mettre en avant la personne à part entière – le sujet, le citoyen – malgré ses difficultés de santé, en valorisant l’ensemble de ses compétences et en lui rappelant qu’elle peut être actrice de sa vie ; c’est ainsi que l’accent est mis sur l’institution comme lieu de vie plutôt que comme lieu de soins. 28. PLAN D’ACTION EN SANTE MENTALE 2005-2010 au Québec. Reconnaître le potentiel et le rôle des personnes utilisatrices de services, des familles et des proches. 29. Franck J.D., « Therapeutic components shared by all psychotherapies », dans J.H. Harvey, M.M. Parks ‘E.D), Psychotherapy Research and Behavior Change, Washington D.C., American psychological association. Franck J.D., Frank J.B. (1991) Persuasion and Healing, Baltimore, MD, John Hopkins University Press. 54 Pour mener concrètement à bien ces objectifs, il est indispensable de disposer de bons outils – les ateliers et les activités organisées entrent dans ce cadre. La méthodologie consiste dans la mise en œuvre d’un plan de services intégré (P.S.I.) qui fonctionne par étapes successives, corrélées à des objectifs et s’appuie sur la valorisation des rôles sociaux : c’est un outil de planification, d’organisation et de coordination des services individuels, des interventions, de l’aide et des ressources nécessaires à la réalisation et au maintien de l’intégration sociale d’une personne souffrant de déficiences liées à une maladie mentale chronique. Les grands axes de travail de cet outil sont la place centrale de la personne, la valorisation des rôles sociaux, l’approche positive et globale de la personne basée sur ses forces, ses compétences et le travail en réseau. Ainsi modélisé, le PSI a pour buts de promouvoir l’intégration sociale de la personne et de soutenir son développement personnel en l’aidant à reconnaître ses forces, à identifier ses besoins particuliers, à se fixer des buts à atteindre et, enfin, à développer les stratégies et les moyens permettant de les réaliser. « La méthode vise à coordonner et à renforcer l’action des professionnels, à responsabiliser la personne et ses proches et à les accompagner dans la construction et la réalisation de son projet de vie »30 D’une part, au niveau individuel : elle est fonction du projet personnel et des centres d’intérêt (travail, sport, bénévolat, formation à l’emploi, etc.). En particulier, il est important pour les personnes d’apprendre à se remettre en situation de travail, et donc d’en avoir les pré-requis – comme celui d’être à même de structurer son temps. D’autre part, au niveau communautaire, des activités collectives sont organisées, quatre heures par semaine, autour d’une thématique de base. Des groupes de parole, dont les thèmes sont amenés par les personnes elles-mêmes, sont mis en place, où s’échangent des savoirs, des compétences et des histoires de vie ; l’important est que chacun apprenne. Une réflexion sur les activités a donné lieu à une restructuration des choses depuis deux ans, laquelle a aboutit à un modèle théorique à trois axes : l’axe individuel centré sur le projet de la personne, l’axe du groupe qui se déploie à travers les ateliers, le travail autour d’un thème et, enfin, l’axe communautaire, qui vise à sensibiliser des services extérieurs au public de l’IHP. Car la personne qui sort de l’hôpital se retrouve livrée à elle-même : elle a fait l’objet d’une prise en charge totale et, par suite, elle a perdu ses repères temporels, sa capacité propre à structurer sa journée – ainsi pour les repas : elle doit réapprendre à les prendre en charge elle-même. C’est dire que les diverses habiletés et compétences instrumentales, relationnelles et comportementales ne seraient d’aucune « utilité », si elles n’étaient opérationnelles en dehors de la structure de l’IHP ; ceci demande dès lors un travail intense de sensibilisation, d’écoute et de constitution de réseau avec les services dits généraux. 2. La structuration des activités Dans ce cadre théorique, les activités sont considérées comme une trousse à outils « non normative » : des outils individualisables, d’incitation et d’étayage, qui sont autant de prétextes à ce que les personnes puissent se « retrouver ». Ces activités sont indispensables, tant d’un point de vue dynamique que du point de vue de l’acquisition, voir de l’entraînement d’habiletés diverses dans le cadre du projet individuel de rétablissement, évoqué précédemment. Un soutien intensif à la reprise des habitudes de vie est donc tout d’abord nécessaire. Quatre ateliers, mis en place sur des périodes successives de douze semaines, les mercredis matins, dans les lieux communautaires, permettent de recréer une structure de temps. Etape par étape, chacun d’entre eux (« santé », « hygiène », « mobilité », « alimentation »,) vise à stimuler et à valoriser les aptitudes, les compétences, les savoirs, les sentiments de capacité, les fonctions cognitives De façon générale, elles favorisent la conscience de soi (« je suis capable de plein de choses ») et stimulent chez les résidants la disponibilité au changement. L’activité se situe à deux niveaux. 30. www.pavillonduparc.qc.ca/Valeurs/PSI_PI.htm 55 et l’emprise sur le réel, dans chacun des domaines abordés. Quand la personne a retrouvé une certaine dynamique, il s’agit ensuite de favoriser l’émergence et la structuration d’un projet individuel : faire advenir des compétences et stimuler les moyens personnels de les exercer, en regard d’objectifs spécifiques mis en place de concert, avec chaque personne. Tablant sur le fait que les résidants auront acquis, non seulement de nouvelles habiletés, mais aussi une dynamique réflexive sur de nouvelles attentes et leur propre projet de rétablissement, ces objectifs individuels spécifiques sont donc inscrits dans un Plan de services individualisé et d’interventions cogérés. A ce second stade, des ateliers thématiques sont proposés, en étroite relation avec certains besoins spécifiques partagés (formation – emploi, loisirs, budget, etc.). Il s’agit enfin d’accompagner les résidants dans leurs recherches par des mises en situation réelle (ex : recherche de logement), de mettre l’accent sur les relais extérieurs, de faire en sorte que les résidants prennent progressivement eux-mêmes la mesure de l’écart entre « comment les choses sont pour eux » et « comment elles devraient être », afin de les motiver à réduire cet écart. Ainsi, à ce troisième stade – qui se base sur les deux stades précédents, les acquis, et la conformité des objectifs avec les attentes et besoins de chacun – le travail consistera à valoriser socialement toutes les compétences de par l’usage des services généraux ou autres activités réalisées par Mr ou Mme « Tout le monde ». Le travailleur social veillera ici à avoir un rôle de plus en plus discret, mais soutenant, favorisant ainsi aussi les renforcements intrinsèques. maîtrise, tout en pouvant compter sur un soutien de l’équipe : ce soutien repose sur un partenariat construit autour de réflexions, mais aussi d’actions propres à valoriser les rôles que chacun est amené à jouer en société. L’équipe vise ainsi à éviter les phénomènes de stigmatisation ou d’exclusion. 3.2.3. Les activités, satisfaction subjective et production de lien social Au regard du décret, l’organisation d’activités est une mission assignée aux habitations protégées. Et pourtant, le premier enseignement du débat est le suivant : « avoir ou pas des activités » n’est pas la bonne question à se poser. Il faut se demander plutôt, au cas par cas, pourquoi on en met en place ou pourquoi on n’en met pas en place, dans la perspective que l’activité est un moyen à notre disposition pour rencontrer le patient. • Sur le plan clinique, les activités ne doivent pas être prises à la légère. L’avantage du mot est qu’il est assez général pour permettre à chaque résidant de trouver avec l’équipe ce qui lui convient le mieux ; dans ces conditions, les activités sont certainement à repérer et à soutenir chez les résidants. L’un pourra effectuer un travail régulier et rémunéré, un autre une lecture quotidienne du journal, un autre fréquenter un centre de jour, un autre encore ne rater aucune émission télévisée. Les déclinaisons de l’activité sont infinies et ne rencontrent en général comme limite que celles de l’institution et de ses intervenants. En guise de conclusion, c’est donc une pédagogie et une culture de la réussite, bénéfique aux résidants comme à l’équipe de soignants, qui passe par la reconnaissance et la valorisation des rôles sociaux, la confirmation des personnes dans leurs compétences et leurs aptitudes. Il va de soi que ce schéma reste tout à fait théorique et doit être adapté avec une certaine souplesse au « profil » de chacun. Il n’en reste pas moins que, outre la possibilité d’observation et d’évaluation qu’il propose, ce modèle permet aussi à chacun de gravir pas à pas les échelons de sa réussite, de son rétablissement, d’en posséder une certaine • La conversation dans cet atelier a permis de mettre en lumière les deux pôles d’un axe important de l’accompagnement, qu’on pourrait nommer le « degré de stimulation des résidants », et qu’on retrouve dans d’autres domaines que celui des activités. C’est une opération qui peut se référer à un idéal ou à une construction clinique. L’obligation a priori relève d’un idéal : « les activités c’est bon pour la santé mentale, pour l’autonomie et pour l’insertion sociale ». D’un point de vue clinique, cela peut s’avérer dangereux ou produire, comme cela a été dit, un 56 effet de sélection à l’entrée. Mais ne nions pas l’impasse d’un autre idéal, à savoir : « il faut leur foutre la paix ». Pour certains sujets, une absence de stimulation peut être tout aussi délétère. Ainsi, la mise en place d’une activité peut être un moyen minimaliste de mettre un peu de vie, de lutter contre la position mortifère dans laquelle se trouvent des résidants. E tout état de cause, on ne peut que reconnaître l’importance de la variété des dispositifs IHP ; mais, au-delà de la diversité, c’est au sujet qu’il faut s’adapter. En ce sens, le débat a permis de mettre en évidence la nécessité d’une réflexion clinique et d’une attention toute particulière à chacun des résidants en diverses matières. Il s’agit de l’occupation du temps et des effets qui en découlent pour leur bien-être subjectif, de leur état de santé et de la compatibilité de leur mode de vie avec le monde qui les entoure. type spécifique, dégagée des invitations à « parler de soi », à « évoquer ses difficultés », etc. • Le travail de découverte des activités qui conviennent peut être lent ou rapide mais, dans tous les cas, il nécessite beaucoup de tact. Certains savent, avant d’entrer en IHP, la nécessité, pour eux, de s’inscrire dans un programme régulier, d’avoir des lieux de contact journalier ou d’avoir une vie plus discrète. D’autres ne découvrent des centres d’intérêts qu’après un long temps de séjour. • Si l’intervenant agit le plus souvent par essais et erreurs, il doit éviter d’imposer des activités, quand bien même celles-ci lui semblent constructives. Certains résidants peuvent s’empresser d’y adhérer afin de rentrer dans ce qu’ils perçoivent être le moule attendu, mais que s’en approprient-ils ? Très souvent, dans ces cas, dès la sortie de l’institution, l’activité est désinvestie aussi rapidement qu’elle n’a été investie. On se rend compte alors qu’il s’agissait d’une activité de l’institution, non du résidant. On est ici renvoyé à une question : il n’est pas simple, pour les intervenants, de faire avec un certain « vide », quand « rien ne se passe » ; la tentation peut être grande de combler ce vide par la mise en place d’activités. Cela n’est pas forcément problématique – si le résidant ne le vit pas sur un mode persécuteur – mais il semble plus intéressant que la personne en prenne quelque chose à son compte, si l’on veut qu’elle puisse s’en soutenir pendant et après son séjour. • On ne peut nier cependant les surprises positives d’un léger forçage. Ainsi certains témoignent, après une activité : « je suis vraiment content d’être venu, même si au départ je ne voulais pas venir ». A contrario, pour un sujet particulièrement fragile, le simple fait de lui avoir dit que participer à des activités serait peut-être un « moyen d’être mieux », a eu comme effet de provoquer une tentative de suicide. Cette invitation a été interprétée comme une exigence à laquelle il ne pouvait répondre, parce qu’une activité implique d’être confronté à un excès de présence qui générait pour lui une angoisse insoutenable. • La connaissance des résidants et le type de lien qu’on tisse avec eux détermine la possibilité et la validité de la stimulation. Il est souligné que cette qualité d’accompagnement exige une haute compétence des équipes. • Connaître et faire connaître l’offre d’activités existantes, accompagner les résidants dans leur recherche et leur réalisation d’activités sont des éléments du travail de toute IHP. Mais comme on a pu le constater, le détachement de l’idéal d’ « avoir des activités » est une nécessité clinique. Ce qui importe, c’est d’accompagner chacun pour déterminer une économie d’activités mouvante, qui lui convienne au fil de son séjour et de son évolution et des circonstances. L’activité du résidant peut paraître dérisoire mais, ce qui importe, c’est l’aspect structurant des activités qu’il est capable d’investir. • Le dispositif peut induire des réponses différentes des résidants. Ainsi, si un intervenant a pour fonction de proposer des activités, il sera moins vite vécu comme intrusif avec son offre qu’un référent dont le mandat ne contient pas cette mission de stimulation. L’invitation du « responsable activités » peut même être bienvenue parce qu’elle permet une relation d’un 57 sur le plan social et administratif mais aussi, dans la continuité, sur le plan de l’exploration conjointe des rencontres, des questions et des impressions que le résidant retire de son expérience de travail, au fur et à mesure de son décours. Il s’agit notamment d’être attentif aux « ratages » qui ne manqueront pas de jalonner cette expérience, sinon de les prévenir : ainsi, il importe parfois de freiner d’entrée de jeu des projets d’insertion professionnelle trop ambitieux et de repérer, le cas échéant, la pression exercée par des proches, des professionnels du social ou de la santé – CPAS, ORBEM, Mutuelle, etc. Ceux-ci ne sont pas toujours à même de saisir les difficultés et les enjeux cliniques qui se cachent derrière l’énonciation d’un projet de travail par un résidant, pris dans une sorte de « mégalomanie ordinaire », déconnectée de ses possibilités et de ses aptitudes réelles. En l’occurrence, si on peut parfois faire entendre raison à des partenaires qui minimisent les effets de la maladie mentale sur la capacité du sujet à travailler, on se heurte régulièrement à des logiques administratives féroces ; il s’agit donc d’être prudent en la matière. 3.2.4. L’emploi et le travail pour les résidants en IHP 31 La question du travail est délicate, pour les résidants en IHP. D’une part, le marché du travail est extrêmement exigeant et, si notre société valorise le travail, en retour, elle stigmatise le chômeur, le malade, le handicapé. D’autre part, du fait de leur maladie, nos résidants sont fragilisés et souvent peu aptes au travail ; il n’en reste pas moins qu’ils sont interpellés par ce discours courant et qu’ils souffrent, à l’occasion, de ne pouvoir « en être » comme tout le monde. Quelle position prendre, dès lors, face au désir de travail de certains résidants ? • Sans minimiser ce que nous savons du marché du travail et de ses exigences, en tenant compte de la situation et des possibilités de chacun de s’inscrire dans ce registre, il est important de soutenir cet élan, au cas par cas, sans défaitisme a priori, et donc d’accompagner les résidants qui désirent « travailler » dans leur recherche d’un lieu où inscrire ce désir. Comme d’autres formes d’activités structurées, nous savons que le travail peut faire partie du traitement du sujet, élargir son réseau d’activités, l’inscrire ou le renforcer dans le lien social, sinon le sortir de l’ennui, des ruminations mentales ou de l’angoisse. • De cette expérience de travail et de son accompagnement, il ne s’agit certes pas d’attendre des résultats, en termes de « rentabilité » ou de réintégration sociale. Mais elle peut produire une somme d’expériences fructueuses, en termes d’épanouissement et de construction d’un lien social. Le cas échéant, elle peut aussi permettre au résidant de mieux identifier ce qui lui est accessible, comme de prendre la mesure de l’intrication de différents paramètres dans la bonne réalisation de cette expérience – l’effet de la médication, la gestion de sa circulation, le rapport aux autres dans un nouveau contexte, ses capacités physiques, les enjeux narcissiques, etc. • Le « travail » dont il est ici question doit être pris comme activité productrice au sens le plus large du terme, qu’il s’agisse d’une activité rémunérée ou non ; ainsi des « stages découvertes » en entreprises et de toute formation – par exemple, la fréquentation d’une académie des Beaux-Arts. • En ce sens, il y a une démarche à soutenir qui nécessite la mise en place d’un accompagnement particulier au sein de l’IHP, non seulement 31. La question du travail des résidants a fait l’objet d’un débat particulier, lors d’une réunion entre différents intervenants en IHP à la Fondation Julie Renson à Bruxelles, introduit par M. Termolle de l’ACGHP, IHP à Charleroi. Ce débat apportant un éclairage supplémentaire à la thématique des activités, nous en reprenons ici les points essentiels. 58 3.3. Le rapport au contrat : fonction structurante du cadre et nécessité de souplesse ? dans sa relation aux autres. Les problématiques engendrées tant par le contrat de séjour que par le règlement d’ordre intérieur y sont vives : les résidants sont le plus souvent dans des dynamiques très adolescentes et questionnent donc en permanence le cadre institutionnel que posent ces documents écrits. Ces interpellations constantes des limites de l’institution et des travailleurs sont travaillées en privilégiant un cadre de séjour clair, posé pour chaque résidant, avant son entrée : le contrat de séjour prévoit un certain nombre d’obligations précises, dont une activité extérieure, une réunion communautaire hebdomadaire et une série d’entretiens avec des membres de l’équipe « de seconde ligne » (qui n’assurent pas le suivi au quotidien). A cela vient s’ajouter encore un contrat oral clair, selon le résidant et sa problématique (exemple : un comportement inadéquat dans la vie dans la cité sera sanctionné par un retour à l’hôpital). Toute entrée en IHP comporte une dimension contractuelle, plus ou moins conséquente : on inclut toujours une convention de séjour, un règlement d’ordre intérieur, et parfois même un projet de séjour. Ces éléments sont des points d’appui pour le travail avec les résidants. C’est un fait d’expérience : les relations entre les résidants et entre les travailleurs et les résidants peuvent être facilitées par la référence au cadre commun ; l’usage du « tiers » que constitue le contrat réduit le risque encouru par les travailleurs de paraître capricieux, versatile ou comme désirant régenter la vie des résidants. Plusieurs questions se posent relativement à cette dimension contractuelle. Peut-on se reposer uniquement sur elle pour accompagner le résidant ? Doit-on inclure un maximum ou un minimum de choses dans le contrat et le suivre à la lettre ? Pour ne pas tomber dans la rigidité et l’exclusion qu’elle peut produire, n’est-il pas nécessaire d’introduire de la souplesse par rapport au contrat ? Quelles règles sont imposées, quelles autres sont négociées ? Qu’est ce qui s’écrit, qu’est ce qui se discute et s’engage oralement ? Et surtout : si le cadre est un outil au service de la clinique, il ne résorbe pas tout. Dès lors, comment gère-t-on l’exception au contrat, à laquelle on est sans cesse confronté dans le travail clinique avec les résidants ? Maintenir l’obligation contractuelle d’une activité à l’extérieur est une première difficulté récurrente pour l’équipe. Ensuite, la question de la fin du séjour, comme temps de séparation ou de rupture, à l’occasion de laquelle le travail réalisé sur le plan du lien est mis à l’épreuve, est emblématique des difficultés rencontrées par l’équipe dans l’usage et le respect du contrat de séjour avec les résidants, qui ne prévoit aucun terme explicitement. Deux vignettes cliniques viennent illustrer et déplier ces difficultés : elles mettent en scène deux fins de séjour où le départ du résidant fut imposé par l’équipe, après deux ou trois ans de séjour. 3.3.1. La revendication de liberté pour éloigner l’envahissement de l’Autre Cette IHP accueille quatre jeunes entre dix-huit et vingt-cinq ans. L’idéal qui préside au travail d’accompagnement dans l’institution est de construire avec le résidant une certaine capacité à nouer des liens avec les autres et à les utiliser à bon escient, dans un espace qui doit lui permettre de prendre la mesure de ce qui se répète pour lui Une jeune fille qui approche de ses 18 ans, au passé institutionnel déjà long, est adressée à l’IHP par un foyer d’aide à la jeunesse qui l’estime trop fragile pour être seule en kot à sa majorité, avec le soutien du juge de la jeunesse en charge 59 de son dossier. Lors de son entrée à l’IHP, elle est en cinquième, dans une option technique, et a de bons résultats scolaires. Ses parents ne sont pas présents lors de son entrée, ni durant son séjour : elle ne peut pas compter sur eux. La jeune résidante s’exprime beaucoup avec son corps ; elle souffre de crampes au ventre violentes et a de temps en temps des sortes de syncopes : son corps la lâche, elle s’écroule dangereusement, ce qui occasionne des visites à l’hôpital. Elle tombe très souvent malade. Alors que son parcours scolaire s’était toujours bien passé, des difficultés à l’école apparaissent lors de sa majorité. Elle rentre alors en conflit avec certains profs, elle a des difficultés à gérer l’école, la vie quotidienne, les obligations, etc. Des symptômes dépressifs s’installent en plus des troubles somatiques. Quelques mois plus tard, une rupture amoureuse vient en plus ébranler la résidante, qui avait trouvé une famille de substitution chez son ami. Cette relation contribuait pour beaucoup à son équilibre. C’est la fin d’une relation de plus de deux ans, Des idées suicidaires sont de plus en plus présentes. Entretemps, elle parle de son envie de quitter l’Habitation Protégée, tout en hésitant sur sa capacité. L’équipe la trouve également trop fragile et soutient qu’il faut qu’elle aille mieux pour aller s’installer dans un appartement individuel – apaisement des symptômes dépressifs et somatiques, réinsertion à l’école pour sa dernière année, etc. Malgré les tentatives pour la soutenir, mettre en place un suivi médical et consolider le lien à l’école, sa situation se dégrade de plus en plus ; elle est de moins en moins collaborante. Elle ne raccroche pas à l’école et ne met rien à la place (exigence institutionnelle), rate ses rendez-vous, transgresse le règlement concernant les tâches communautaires et les visites. Elle reparle alors de son désir de vivre seule : elle en a marre de vivre en communauté et a envie de faire ce qu’elle veut. L’équipe prend acte de ses passages à l’acte par rapport au cadre institutionnel, décide qu’elle doit remettre son préavis et elle entame la recherche d’un appartement avec son aide. Nous décidons en effet de prendre acte de ses passages à l’acte par rapport au cadre institutionnel. Les transgressions du ROI continuant à se multiplier, après bien des rappels, l’équipe prend finalement la décision de mettre fin à son séjour avant le terme de son préavis, alors que son nouvel appartement n’est pas encore libre. Dans l’après-coup, les transgressions de la résidante sont lues par l’équipe comme ayant constitué la seule porte de sortie possible pour le sujet. Elle est incapable, en raison de son histoire, de partir de son propre chef et de porter la responsabilité de quitter car toute séparation a toujours été vécue sous le signe de l’abandon. Seule la rupture qui met la responsabilité du côté de l’équipe était donc soutenable comme position. Les questions que suscite cette vignette sont nombreuses. Ne faudrait-il pas inscrire dès le départ, contractuellement, une limite au temps de séjour ? Quelle en serait l’incidence clinique ? Cette dimension institutionnelle ne permettraitelle pas à l’équipe de se départir plus facilement de son idéal relatif à l’autonomie et au devenir du résidant ? Et donc d’intervenir de façon plus juste ? Enfin, la vignette met en exergue le fait que le cadre posé par le contrat de séjour et le règlement d’ordre intérieur ne suffisent pas à poser les balises et les limites d’une « juste » intervention. Utilisés comme outils dans le transfert au quotidien, comme garants du non arbitraire de l’équipe, ils doivent encore s’articuler avec une éthique de travail. En d’autres mots, il s’agit aussi de tenir compte de la liberté du sujet et, en conséquence, de relativiser la place de l’équipe dans sa vie, en « introduisant une nécessaire castration dans le chef des travailleurs aux prises avec leur propre idéal et leur jouissance ». Un jeune de 18 ans est envoyé par le CPAS. Depuis plusieurs mois, il loge chez un copain et puis chez un autre. Il a déjà tout un parcours institutionnel derrière lui, depuis sa prime enfance. Son séjour ne pose pas trop de problèmes : il s’entend bien avec les autres résidants, est affable, respecte le ROI, est toujours là en réunion communautaire ainsi qu’aux rencontres fixées avec les travailleurs. Il est « content d’avoir une maison ». Il parle de « mon chez-moi ». Une des conditions pour séjourner à l’IHP est d’avoir une occupation pendant la journée (études, travail, bénévolat, centre de jour). Il est en contrat d’apprentissage en menuiserie chez un patron, les jours où il ne va pas à l’école. Il a un réel talent pour le travail 60 manuel. Il faudra 3 ou 4 mois à l’équipe pour se rendre compte qu’il a quitté son patron, sans en dire quoi que ce soit, ni au patron, ni au responsable de son contrat. Après cet épisode, il fait toutes les démarches nécessaires pour se mettre en règle et trouver un nouveau patron, mais il s’arrange toujours pour ne pas se rendre au lieu de travail quand il doit commencer. Il y a quelque chose de peu supportable pour lui dans les exigences du travail, mais lui ne sait rien en dire. Le jeu du semblant continuant, l’équipe lui donne jusqu’à la fin du mois pour se mettre en règle avec l’obligation institutionnelle. Il ne le fait pas et accepte de ne pas pouvoir prolonger son séjour dans ces conditions. Il reprend sa vie d’antan, squattant chez un copain ou l’autre, malgré la mise en place d’autres structures pouvant l’accueillir. de trouver le plus de tranquillité possible. Cette régulation s’appuie sur le cadre qui offre la possibilité au résidant d’une rencontre avec un « Autre qui soit régulier » – c’est dire que ce cadre a une incidence interne sur l’opération clinique qui s’y déroule. Le cadre est donc au service de la clinique et non l’inverse : il n’a pas vocation d’éduquer ou de rééduquer à un soi-disant mode de vie plus conforme – ce serait ignorer ce qu’implique la position subjective propre au patient dans sa façon de faire lien social. On pourrait dire qu’il est vide d’intention d’éduquer, comme de formater le résidant ou de régenter sa manière de vivre. Bref, il constitue essentiellement un point d’appui au travail clinique avec le sujet, à partir de ce qui est en jeu pour lui dans le lien social. Il est donc un élément dont l’équipe peut se servir pour parer aux conséquences mortifères de la psychose : les passages à l’acte, l’hallucination, le délire, mais aussi les signes plus discrets, comme le « collage » à un autre résidant ou à son conjoint, l’alcoolisation, l’impossibilité de respecter une règle sans qu’elle ne soit incarnée. Il est une balise qui traite de façon absolument particulière ces débordements, rendant la vie en commun moins douloureuse, plus apaisée. Il tempère aussi le risque pour les intervenants de paraître versatiles et capricieux en opposant la clinique et le cadre, ou de paraître féroces et persécutant par trop de rigidité. La pratique est plus délicate quand c’est un autre résidant qui incarne le persécuteur du sujet – à travers des manifestations comme l’injure, l’envahissement d’une chambre, les demandes incessantes, le désordre dans la cuisine ou le salon, une parole déplacée, un regard trop soutenu, une consommation d’alcool ou de drogue. La position de base est d’énoncer d’un ton neutre et généraliste la règle pour tous car il convient de se placer « à côté » du sujet par rapport à sa difficulté. On choisit alors d’énoncer, sur un ton neutre, une règle générale qui vaut pour l’ensemble de la communauté, sans viser le sujet ou sous-entendre qu’il est concerné. Un exemple : en cas de vol, l’équipe rappellera la règle en réunion communautaire : « Il est interdit de voler la nourriture dans le frigo », quand bien même tous auront identifié celui qui a commis les vols. Elle tâchera ensuite d’explorer avec le L’équipe s’est cognée à l’inertie d’un jeune qui peut tout au plus faire semblant de faire ce qu’on lui demande, pour pouvoir rester dans un lieu qu’il considère comme son « chez soi », dans lequel il évolue fort bien, au demeurant. Dans l’aprèscoup, il apparaît que s’insérer dans une voie de travail structurée signe une impossibilité radicale pour ce résidant, dont le jeu de semblant est la seule manière qu’il ait trouvée pour échapper au désir de l’autre. L’équipe aurait-elle dû accepter de faire exception à la règle de l’occupation extérieure pour lui, entrer dans une logique de cas par cas au nom de la psychose ? L’exigence d’être « à la maison » n’était-elle pas en soi suffisante pour ce jeune qui avait déjà beaucoup erré ? Et, le cas échéant, comment l’équipe aurait-elle pu tenir cette position d’exception par rapport aux autres résidants qui s’accrochent, eux, tant bien que mal à l’école ? 3.3.2. Le cadre au service de l’opération thérapeutique. Dans cette Habitation protégée comme ailleurs, les règles, le règlement d’ordre intérieur, la convention et les conditions de séjour constituent les repères du cadre de vie : ils organisent les rapports entre les résidants ainsi qu’entre les résidants et l’équipe. La vie commune nécessite une régulation minimale qui permet à chacun 61 résidant concerné la façon dont il se débrouille avec son argent. Le deuxième temps est celui qui consiste à tenir compte des coordonnées de la transgression : comment le sujet a-t-il construit sa relation à l’autre ? Qu’est-ce qui s’est modifié ? Quelles sont les exigences du maintien de cette relation ? L’équipe a choisi de ne pas lui rappeler la règle, puisqu’elle la connaît, mais de se placer à côté d’elle par rapport à sa difficulté de ne pas savoir dire à son compagnon de partir. Elle a donc invité Jeanne à lui dire : « L’équipe n’autorise pas que tu restes loger, c’est interdit par le règlement, et je risque d’être mise dehors ». Au rendez-vous suivant, elle a pu s’appuyer sur cette phrase pour convaincre son ami de partir. Ensemble, ils ont trouvé un compromis tout à fait acceptable de part et d’autre, dans le respect de la règle de l’IHP. Ainsi, à défaut de posséder les outils pour faire valoir son souhait, et la nécessité de garder une certaine distance et un lieu à elle, Jeanne a pu se soutenir d’une parole portée par un autre – l’institution qu’est l’Habitation protégée – pour se dégager d’une emprise mortifère, anxiogène et ravageante. Trois vignettes cliniques viennent à l’appui de ces considérations sur le cadre et l’usage qui en est fait, au cas par cas. Dans la première, la règle est utilisée comme soutien d’une énonciation impossible pour la résidante. Dans la seconde, c’est l’énonciation d’une nouvelle règle qui permet à une difficulté de vie commune de se réguler. Enfin, la troisième vignette met en exergue deux choses : d’une part, le fait que le temps du sujet n’a rien à voir avec le temps réel ni celui du cadre institutionnel ; d’autre part, le fait qu’il faut parfois être capable de réagir à l’exception en produisant soi-même, à l’occasion, une exception pertinente au cadre, quand il ne fait plus sens dans une situation particulière – ce qui n’est pas sans risque ni difficulté pour l’équipe. Dans une maison communautaire où vivent cinq résidants ayant chacun un partenaire de couple, l’équipe est confrontée à une présence massive, quasi continue, d’une ou plusieurs personnes extérieures à l’IHP. Ainsi, l’un était empêché de regarder le programme de télévision souhaité, l’autre était dérangé par des questions inopportunes voire intrusives, le troisième ne savait pas cuisiner à sa guise parce que la cuisine était occupée ou débordait de vaisselle sale, le quatrième ne savait pas dormir à cause des bavardages dans le salon, ou encore se sentait exclu et mal à l’aise. Bref, tour à tour, à leur façon, en fonction de leur point sensible, chacun d’entre eux exprimait un envahissement de leur maison et un malaise par rapport à leurs voisins, n’osant rien se dire mutuellement puisque tous les cinq recevaient de la visite. Chacun dans son style transmettait à l’équipe sa difficulté face à l’usurpation de la maison. Par suite, des conflits en tout genre ont éclaté, et l’équilibre personnel des cinq résidants s’est sensiblement dégradé. Absorbée par l’idéal de convivialité et de maintien de rapports affectifs existants entre les résidants – si rares – l’équipe a eu beaucoup d’embarras à tirer les conséquences des manifestations rapportées individuellement. Elle a dû d’abord se dégager de l’emprise de cet idéal pour pouvoir construire la série des difficultés particulières à chacun, arrivées au compte-goutte, et formuler Jeanne, une jeune dame qui habite un logement individuel, reçoit son compagnon en visite. Lorsqu’il lui demande de rester loger, elle ne peut pas refuser, quelle que soit son envie. Le lendemain, dès le départ de son visiteur, elle est prise d’une frénésie de nettoyage : il s’agit d’effacer toute trace de ce passage. Structurellement, il lui est impossible de marquer une préférence, d’énoncer un choix. Elle est démunie face à l’autre, prête à se soumettre à son désir plutôt que d’être confrontée au vide existentiel, à l’angoisse d’être abandonnée, laissée tomber. Au fil des entrevues avec elle, un élément se dégage et se construit : son tiraillement entre la transgression, l’importance de maintenir cette relation et l’exigence de garder son lieu immaculé, non « pollué » par l’autre. D’où cet impératif de nettoyage qui la saisit quand elle a hébergé son ami. Elle connaît donc la règle qui interdit le logement du visiteur mais elle n’a pas les moyens de se défendre de son envahissement, puisqu’elle peut à l’occasion reconnaître qu’elle ne souhaite pas qu’il reste ; mais comment va-t-elle conserver cette relation ? 62 l’hypothèse de leur cause : l’envahissement de la maison par les visiteurs. Une règle s’imposait. Lors d’une réunion communautaire, l’équipe annonça donc une nouvelle interdiction : celle pour les visiteurs d’occuper les lieux communs. Si, dans un premier temps, la nouvelle a soulevé beaucoup d’objections, au fil du temps, l’équipe a pu constater un apaisement des troubles des uns et des autres. Deux mois plus tard, lors d’une réunion de bilan par rapport à la nouvelle règle, chaque résidant a pu témoigner d’un soulagement et d’une détente de l’atmosphère générale. Ils souhaitaient que cette nouvelle règle de vie commune, qui avait paré à la déstabilisation de chacun, soit maintenue. charge. Elle insiste jusqu’à ce qu’il donne un semblant de consentement. Mais un an après son entrée, la réalisation de ces conditions de séjour n’est pas encore accomplie. L’inertie du résidant gagne l’équipe. La question se pose de savoir si le séjour en IHP et le cadre sont adéquats dans sa situation particulière, et donc s’il ne faut pas mettre un terme à son séjour. L’équipe va pourtant progressivement opérer un changement de sa lecture, plutôt que de poursuivre sur la voie du forçage et d’aboutir un jour ou l’autre à sa mise à la porte, dès lors qu’il ne répond pas à toutes les propositions d’« aide ». Si sa seule façon de se connecter au monde semble être la plainte, ses lamentations ne sont pourtant pas des demandes déguisées : elles le maintiennent dans un lien minimal par rapport à l’équipe et aux autres résidants. Il ne demande pas des solutions : il se relie à l’autre de cette manière. Paradoxalement, à côté de ce « laisser en plan », de cette réduction de son être à un objet inerte, l’équipe observe une grande vitalité dans ses dires, dans ses plaintes. Par ailleurs, elle apprend par bribes qu’il sort pour s’acheter des revues et autres, qu’il est souvent dans le salon – autrement dit, il bouge plus qu’il n’y paraît. Il semble donc que l’inertie et la tristesse soient des défenses contre ce qui lui apparaît comme exigences supposées de l’Autre. Ceci donne un nouveau point d’appui au travail : plutôt que de prendre l’axe d’une incapacité et de tout organiser à sa place, ce qui engendre encore plus d’inertie, il est décidé, pour maintenir et construire un lien avec lui, de prendre le temps, d’avancer pas à pas. L’équipe consent donc à être en marge du cadre, de travailler « en funambule », dans l’inconfort d’une position où elle est prise en étau : entre la nécessité de veiller à sa santé, au confort de vie pour tous tel, que le cadre l’indique, ce qui suppose une certaine exigence à son égard, et l’analyse clinique qui conduit l’équipe à manœuvrer pour se dégager de toute intention vécue comme malveillante et qui renforce son inertie. Ce faisant, l’équipe agit au nom du cadre – elle s’en passe pour s’en servir – et non selon son bon vouloir, à un rythme qui semble supportable pour le résidant. Le temps indispensable pour obtenir un minimum de consentement est intimement lié à sa position défensive contre les exigences de l’Autre. Un résidant pose question à l’équipe en regard de certains manquements par rapport au contrat de séjour – une chambre encombrée, envahie d’objets, de sacs remplis de revues qu’il doit garder et des plaintes inlassablement répétées comme des litanies : « ça ne va pas du tout » , « je ne m’habitue pas aux gens de la maison », « je ne trouve pas mes points de repères », « à l’hôpital, j’avais trois repas par jour et je ne devais pas m’occuper de mes médicaments, ici je dois tout faire », etc. Il veut partir mais ne sait pas où aller si ce n’est chez sa mère ; mais il ne peut pas loger chez elle à cause de son frère. Les propositions faites par l’équipe se voient toutes opposer une impossibilité. Le transfert vers une structure où il pourrait jouir d’un encadrement plus consistant ne lui convient pas non plus et l’idéal de l’appartement individuel est irréalisable. Il est difficile de le voir et de lui parler. Il reste de plus en plus dans son lit ; l’inertie le gagne, sauf le week-end quand il va chez sa mère, le seul endroit où il semble trouver quelque répit. Ses plaintes physiques augmentent et ses problèmes d’hygiène corporelle s’aggravent ; les autres résidants se plaignent de son odeur, mais surtout, ils s’inquiètent de la dégradation de son état. Face à ce tableau clinique inquiétant et son refus de transfert vers l’hôpital, plutôt que d’attendre en vain qu’il donne une réponse positive ou qu’il indique « une préférence », l’équipe lui propose que des repas soient livrés à domicile, que le suivi médical soit mis en place et qu’une aide ménagère l’assiste au nettoyage de sa chambre et des lieux communs dont il a la 63 3.3.3. Inventer le lien social au-delà de la transgression IHP : faire exception pour un jeune à l’obligation scolaire pose immanquablement des questions aux autres résidants qui, eux, y restent soumis ; il faut donc tenir compte du fait que la souplesse manifestée pour l’un a un effet « boomerang » sur les autres. La question du rapport au contrat a été abordée à partir des difficultés rencontrées par les intervenants, tant du point de vue de la modélisation de celui-ci que sur le plan de sa transgression par les résidants, sinon par les équipes elles-mêmes. On peut dégager plusieurs enseignements de ce débat. • Entre la position qui défendrait à la lettre « la règle pour la règle » et celle qui écarte la règle au nom du fait qu’une exception fasse sens en regard de la souffrance du résidant, une troisième voie est possible qui nécessite que l’on saisisse avec justesse la fonction du cadre : il est là pour servir la clinique. Comme ont pu le souligner les intervenants de la seconde IHP, le règlement d’ordre intérieur, la convention et les conditions de séjour constituent les repères du cadre de vie : ils organisent les rapports entre les résidants ainsi qu’entre les résidants et l’équipe. La vie commune nécessite une régulation minimale qui permet à chacun de trouver le plus de tranquillité possible ; cette régulation s’appuie sur le cadre qui offre la possibilité au résidant d’une rencontre avec un « Autre qui soit régulier ». C’est un outil de travail, et non une norme, qui permet de ne pas être dans l’arbitraire. En ce sens, le cadre est au service de la clinique et non l’inverse : il constitue essentiellement un point d’appui au travail clinique avec le sujet, à partir de ce qui est en jeu pour lui dans le lien social. Il est donc un élément dont l’équipe peut se servir – une balise qui traite de façon particulière les débordements du sujet, de façon à rendre la vie en commun moins douloureuse, plus apaisée. • Dans la pratique, on est constamment confronté à la question de l’exception au cadre – règlement d’ordre intérieur et convention de séjour. A cet égard, se référer uniquement au contrat se révèle être à la fois la meilleure et la pire des choses. Ce constat est un premier élément important qui ressort du débat : selon le résidant concerné, l’invocation du cadre sera judicieuse ou complètement inopérante. Ainsi, face à un résidant qui manifeste une tendance paranoïde à prendre ce qui lui est dit comme l’expression d’une volonté personnelle douteuse, recourir aux repères communs qui font tiers permet à l’intervenant d’éviter l’écueil des tensions interpersonnelles. D’un autre côté, face à un sujet qui se trouve dans une phase où il éprouve des difficultés à ordonner son monde et son rapport aux autres, le recours aux prescrits contractuels que le sujet ne peut tenir risque fort d’aboutir à son exclusion. • La nécessité d’une pratique d’un autre type que celle du recours exclusif au prescrit du contrat, qui fasse place à une certaine tolérance dans l’application du cadre, se traduit donc par un appel à l’invention du côté des praticiens. Peuton produire une exception pertinente au cadre, en réaction à une exception ? Les exigences cliniques de l’accompagnement au cas par cas autorisentelles l’équipe de soignants à transgresser le cadre commun, valable pour tous, au nom du fait que cette exception fasse sens pour un seul ? La question est épineuse. Car la pratique du cas par cas et, à ce titre, la formulation d’une « exception au contrat » pour raison clinique soulève à l’occasion une difficulté pour la vie communautaire, comme en témoigne l’une des vignettes cliniques présentées par la première • Avec certains résidants, il peut être utile de traiter préventivement les manquements au cadre ou ses transgressions : ainsi, auprès de ceux qui se débranchent régulièrement des nécessités de la vie quotidienne, une présence plus soutenue, et donc plus soutenante des intervenants dans la réalisation des obligations concrètes – entretien des lieux, etc. – peut être judicieuse. • Certaines IHP tentent de générer des objectifs à atteindre chez les résidants et recourent également aux modalités du « contrat » pour ce faire. Cette tendance à la contractualisation du lien avec le résidant est problématique : il s’y 64 opère une réduction de la relation à un tiers – un Autre « total », hyper consistant – et, partant, un « excès de cadre » dont les intervenants se retrouvent piégés plus souvent qu’à leur tour. Il y a une différenciation fondamentale, sinon une gradation à introduire entre des points de règlement nécessairement rigides, d’une part, et des « points d’engagement », des points de repères fonctionnant comme « néo structure ». Ainsi, par exemple, des éventuels objectifs à atteindre par les résidants, au terme de périodes : ce sont au mieux des points d’engagement, qui ne doivent pas être situés dans une perspective de sanction ou de punition dès lors qu’ils ne sont pas atteints. Le cas échéant, ils ne donnent donc pas lieu à une lecture en termes de « transgression du contrat » : les écarts par rapport au projet de départ servent juste comme points de départ pour définir une suite qui intègre ces « résultats ». En d’autres termes, ce sont des « simili contrats » : ils ne déploient pas les effets de férocité qu’on trouve souvent dans le monde du travail. Leur effet est clinique : ils inscrivent le sujet dans le temps, structurent son temps, son « faire » et sa circulation. Vu sous cet angle, il faut reconnaître la pertinence de ce type de traitement symbolique pour certains sujets. vivre avec elle lui donne un statut, une certaine importance, une identité d’homme. Il proclame ainsi sans cesse qu’il va bien et qu’il « assure » ; or il est en difficulté du fait, que sa compagne ne suit pas l’organisation du quotidien qu’il estime être la meilleure. De ce fait, il se remet à boire, ce que sa compagne supporte mal ; en outre, il lui subtilise de l’agent. Il y a une discordance grandissante entre l’image qu’il veut donner et ce qu’il vit. Répondant aux plaintes de sa compagne, l’équipe a tenté plusieurs interventions, afin de dédramatiser la situation ; elles sont restées sans suite car il nie les faits qui lui sont reprochés et prétend toujours aller bien. Une accumulation des moments de crise amène finalement l’équipe à leur proposer de vivre chacun dans des maisons séparées ; à sa grande surprise, cette formule est fort bien accueillie par le couple, presque comme un soulagement. Ainsi, sans véritablement confronter le résidant à ses mensonges ni pointer leur fonctionnement de couple, l’équipe a mis l’accent sur les difficultés que l’un et l’autre éprouvaient dans la gestion de leur quotidien. Depuis lors, la compagne évoque, avec l’équipe, le côté insécurisant des mensonges de son compagnon mais n’en a pas parlé avec lui. • Ce que la vignette met d’abord en évidence, c’est que, face à un sujet qui ne peut se reconnaître comme fautif ou en difficulté, un dialogue ouvert et direct sur la réalité des « faits » n’est guère praticable, ni même opérant. Certains résidants sont dans un tel rapport défensif à l’autre qu’ils ne peuvent que protéger leur narcissisme fragile. Ainsi, face à l’affirmation : « ce n’est pas moi », l’équipe n’a pratiquement aucune prise en terme de conversation raisonnée. En outre, interpeller un sujet à propos d’une scène dont il est subjectivement absent peut provoquer une déstabilisation grave et mener à des passages à l’acte plus ou moins mortifères, dont l’alcoolisation et le repli sur soi sont les formes courantes. Le mensonge ou le non-dit peut être le symptôme d’une dégradation de l’état du résidant. Parfois, la seule issue réside dans son hospitalisation – on constate souvent que lorsqu’elle est prise, cette décision soulage les trois parties (l’équipe, le patient et les autres résidants). 3.3.4. Les « mensonges » et les non-dits 32 Les « mensonges » et les non-dits, qui font partie du quotidien de la vie en IHP, concernent évidemment le rapport au cadre et aux règles. Ils questionnent les intervenants quant à la position qu’ils ont à tenir, dans l’échange de paroles, face à ces modalités particulières du lien que les résidants entretiennent avec l’institution. Un monsieur et une dame vivent en couple dans une IHP depuis quelques années. Dans un premier temps, la dame semblait totalement dépendante du monsieur qui, lui, apparaissait plus autonome. Par la suite, l’équipe s’est aperçue que c’était plus compliqué qu’il n’y paraissait ; à bien des égards, il était plus dépendant d’elle qu’elle ne l’était de lui, mais sur un mode particulier : 32. C’est également lors d’une réunion à la Fondation Julie Renson, regroupant des intervenants en provenance de différentes IHP, qu’ont été dégagés ces éléments susceptibles d’enrichir la réflexion sur le « rapport au contrat ». 65 • Ensuite, il est difficile, dans une structure thérapeutique, de parler de « mensonges », compte tenu notamment du jugement moral dont ce mot est connoté. Dans la plupart des IHP, quand la sauvegarde de la vie en communauté oblige l’équipe à interpeller un résidant qui dérange les autres, elle est souvent obligée de travailler dans un autre registre que celui de la vérité. S’il faut pour pouvoir poser des limites, tenir compte du problème que pose le patient, il faut le plus souvent l’aborder par la bande. Dans un autre registre, tout aussi délicat, qu’est l’entretien des lieux, il aura fallu une année entière à un référent pour obtenir d’un résidant qui niait l’insuffisance de son travail ménager pour qu’il fasse appel à une femme de ménage. Là aussi, il s’est avéré nécessaire de travailler « par la bande », en invoquant le droit d’être aidé quand une tâche est trop pesante, en rappelant si nécessaire que d’autres résidants avaient trouvé un apaisement important dans ce recours. Si vivre en communauté est en soi problématique, nommer les choses permet de les dédramatiser ; le rôle de l’équipe est ici de servir de tiers et de ne pas laisser porter au résidant tout le poids des choses. où l’équipe est souvent réduite à l’impuissance, les résidants finissent par se débrouiller entre eux. On peut aussi décider de « faire soupape », sans viser personne, en considérant que l’important n’est pas de trouver le coupable mais de faire cesser les tracasseries. Ainsi, rappeler les principes de la vie en communauté peut permettre au responsable de « se fâcher », donc d’exprimer la colère du groupe, et d’exiger tout simplement que les objets volés reviennent à leur place. • Dans le registre des non dits, on est souvent confronté à des faits de « collusion » : des choses sont tues, autour de dynamiques d’échanges (d’argent, de médicaments, etc.) entre les résidants, qui peuvent être problématiques. Ici encore, les réunions communautaires permettent de rappeler des règles générales ; il n’en reste pas moins qu’il importe de laisser aux résidants une part d’autonomie et de responsabilité dans la gestion des tensions qui naissent à ces occasions. Dans le même ordre d’idées, il ne faut pas perdre de vue que la notion de temps n’est pas la même pour les résidants que pour l’équipe. Comment leur laisser le temps de s’approprier certains actes dans la vie communautaire ? Par exemple, deux résidantes se sont appropriées le ménage d’une maison de six personnes et règnent sur la propreté des lieux avec une fierté non dissimulée. Or ce n’est pas la règle de l’IHP, qui vise une équité dans la réalisation des tâches ; mais l’équipe ayant constaté qu’une remise en cause est inaudible pour elles, elle a opté pour le non-dit, en acceptant délibérément cette situation qui arrange tout le monde et qui maintient un équilibre, même précaire. C’est dire que la constitution de liens positifs autonomes entre les résidants peut avoir plus de valeur que le strict respect du cadre et du règlement d’ordre intérieur. • La vie en groupe confronte aux mensonges – « c’est la faute à personne » – et pourrit dès lors la situation individuelle de personnes qui sont déjà en souffrance. Que faire ? Il n’y a pas de recettes, mais des orientations sont visibles. Certaines IHP décident de ne pas aborder le registre des soucis et des accusations personnelles lors des réunions collectives, où les tracasseries matérielles du quotidien sont évoquées – « on a volé dans le frigo », etc. Si, bien souvent, tout le monde connaît ce « on », ce dernier nie farouchement. En attendant, le collectif de résidants attend que l’équipe réagisse, qu’elle entende ses plaintes et en fasse quelque chose : a priori, on ne peut pas les laisser se débrouiller seuls quand ils nous interpellent. On assiste alors parfois à une escalade de dispositifs soit-disant « préventifs » – installation de cadenas sur les armoires et le frigo, ou de frigos personnels dans les chambres, etc. – mais les résidants « oublient » la plupart du temps de respecter ces solutions, adoptées à leur demande. Et, paradoxalement, dans ces contextes • Il fut encore souligné que le non-dit, en particulier, peut être référé au sentiment de honte, dont il faut tenir compte. Si accepter ses faiblesses et les critiques est une attitude mise au rang de valeur supérieure, cela suppose une souplesse psychique que ne possèdent pas tous les résidants. 66 3.4. Les vertus de l’accompagnement minimaliste : quand les exigences ne sont pas de mise. Si l’Arrêté Royal de 1990 donne comme perspective au séjour d’un résidant l’acquisition d’aptitudes sociales, il n’impose pour ce faire aucun délai particulier. L’accent n’est donc pas mis sur l’exigence de ce qu’on pourrait appeler l’acquisition de « performances sociales » ; plus humblement, il s’agit de cheminer vers une certaine qualité de vie personnelle et sociale. La qualité de l’accompagnement n’est certes pas proportionnelle à la quantité d’actes posés par l’équipe. Ainsi, avec certains résidants, n’a-t-on pas intérêt à être discret ? A laisser le sujet faire les choses à son rythme ? A accepter qu’il reste peu autonome pour ne pas nuire à l’équilibre ténu qu’il peut avoir trouvé ? Un tel accompagnement minimaliste peut concerner la fréquence des rencontres comme celle des activités, la façon d’entretenir son lieu de vie, la précision d’un projet, etc. Il semble bien que les exigences de départ font s’éloigner certains candidats et, inversement, qu’elles mènent certaines IHP à refuser des candidats qui semblent peu à même de s’y conformer. points pratiques (tâches, repas, etc.). Mais en dehors de ces moments, c’est aux résidants euxmêmes de s’organiser s’ils souhaitent partager des moments plus privilégiés. Dans ce sens, un certain nombre de règles sont établies – il y a une seule télévision, il est demandé de ne pas déloger plus d’une nuit par semaine et un week-end sur deux, etc. Les résidants doivent donc être assez autonomes pour assumer un certain nombre de choses du quotidien (courses, etc.). Enfin, l’IHP a posé quelques balises au séjour des résidants, qui déclinent également une conception minimaliste de l’accompagnement, orienté par le souci de ne pas nourrir chez eux une dépendance à l’institution telle qu’elle ne permettrait pas le lien vers d’autres points d’accroche. Pour susciter la création de liens à l’extérieur, chacun doit ainsi choisir au moins deux activités régulières par semaine. Un projet individuel est défini en collaboration avec l’équipe à l’entrée. La place d’une personne se justifie tant qu’elle et l’équipe y trouvent encore un sens thérapeutique et tant que le projet peut se discuter. En dehors des passages des intervenants, des entretiens d’évaluation ont lieu toutes les six semaines avec les résidants et l’équipe est disponible pour d’éventuelles démarches. Cette offre d’une disponibilité est essentielle dans la mesure où elle laisse le résidant se réapproprier un certain nombre de choses, faire seul ce qu’il peut faire seul, en sachant qu’il peut toujours faire appel aux intervenants, qui pour être en retrait n’en sont pas moins à l’écoute, dans une attention vigilante, mais sans anticiper la demande ou créer un besoin. 3.4.1. Chercher la juste mesure Le minimalisme peut se décliner dans différents registres de l’accompagnement : il peut concerner le temps passé avec le résidant, les exigences contractuelles à son égard ou, de façon générale, les idéaux thérapeutiques et sociaux qui orientent le travail, dès lors que l’on tient compte de la problématique du résidant pour favoriser son cheminement personnel, la création progressive de liens sociaux et son évolution vers « le plus possible d’autonomie ». L’accompagnement des résidants dans cette IHP est minimaliste dans un sens très pragmatique, tout d’abord : l’équipe a choisi de ne passer que deux après-midi par semaine dans les maisons, deux repas communs étant organisés à ces occasions. Ensuite, une seule réunion mensuelle obligatoire, rassemblant intervenants et résidants, permet d’aborder la vie dans la maison et l’organisation de divers La vignette suivante relate longuement comment l’équipe de l’IHP a « minimalisé » progressivement la prise en charge d’un résidant, dans l’IHP depuis quatorze ans, réduisant au fil du temps les exigences à son égard au fur et à mesure que celui-ci apprivoisait l’extérieur, s’inscrivait dans le lien social en même temps qu’il se défaisait d’une forte problématique d’alcoolisme, jusqu’à se montrer abstinent. Elle témoigne d’un 67 paradoxe intéressant : le minimalisme auquel l’équipe a abouti est le résultat d’un travail d’accompagnement qui, lui, ne l’a pas toujours été. disponible pour une série de choses – sa place parmi les autres résidants est valorisée par le fait que l’équipe fait appel à lui pour des travaux, par exemple. Cependant, il n’a pas vraiment d’activité structurée, régulière à l’extérieur, comme on le demande à d’autres. Et surtout, un projet de sortie reste difficilement envisageable pour lui car la perspective de se retrouver de nouveau seul l’effraie. Pour l’équipe, il semble que la dépendance à l’institution ait pris la place de la dépendance à l’alcool, une dépendance qu’elle envisage toutefois comme un moindre mal. A l’entrée du résidant, l’équipe est partie du cadre minimal imposé à tous par l’IHP, à savoir : deux passages hebdomadaires, deux repas communautaires et une évaluation toutes les six semaines. Au début, il ne consommait plus d’alcool mais très vite, il s’est remis à boire, avec des phases importantes qui ont justifié des réhospitalisations. Se rendant compte que la problématique alcoolique du résidant rendait le travail très compliqué, au niveau du contact et du respect du cadre minimal, l’équipe a progressivement mis en place beaucoup de choses – dont un passage quotidien dans les bureaux de l’équipe pour son traitement à l’antabuse, pendant un an, comme condition au maintien du séjour. Le traitement a permis l’arrêt de la consommation, mais il a surtout permis à l’équipe d’entrer en contact avec lui et qu’un lien de confiance soit créé. Bref, c’est donc plutôt un accompagnement « maximaliste » qui fut ici mis en place, avec une dimension contraignante pour le résidant : une prise en charge et un suivi très soutenus, dans un cadre précis, assortis d’un programme d’activités qui occupe le patient chaque jour de la semaine, outre son traitement à l’antabuse pour stabiliser son assuétude. Progressivement, les choses vont s’assouplir : l’équipe soutient les liens noués par le résidant en dehors de l’institution tout en lui permettant de bénéficier d’un cadre protégé, qui suppose la prise en compte de sa fragilité. Le résidant peut ainsi aller et venir entre un accompagnement plus cadré, comportant davantage d’exigences contractuelles et de pressions lorsque son état le nécessite, et un accompagnement plus souple, qui relâche progressivement la pression et donne à chacun « le temps nécessaire à… ». Aujourd’hui, il est stabilisé, trouve sa place dans la vie communautaire qui le structure, a davantage de relations à l’intérieur comme à l’extérieur de l’IHP, même si cela reste difficile, et il ne boit plus. Il se débrouille au quotidien (l’argent, les courses, la cuisine), respecte le cadre au niveau du groupe, des réunions, des repas communautaires ; en outre, il est L’accompagnement auquel l’équipe de l’IHP a abouti est minimaliste au sens où, après quinze ans de séjour dans l’IHP, les exigences à l’égard de ce résidant sont réellement minimales. Il n’empêche : le lieu comme la seule présence, en retrait, de l’équipe – son « offre de disponibilité » – sont consistants et restent indispensables pour ce résidant, qui « tient » par rapport à cette place qu’il a au sein de l’IHP, aux murs qui sont là autour de lui et qui le sécurisent, au lien qui a été établi à l’intérieur. La fonction de protection de l’IHP prend ici tout son sens dans la définition de ce que peut être un « accompagnement minimaliste », sur le plan du lien établi à l’intérieur de la structure. Et par rapport à l’extérieur, le travail de l’équipe garde un sens : elle tient, ici aussi, une position minimaliste, qui consiste à le soutenir dans ses tentatives de faire des liens à l’extérieur. Evoquer un projet de sortie reste cependant très délicat – il évite toute question à ce sujet qui l’obligerait à prendre position et évoque, à l’occasion, le traumatisme qu’a représenté pour lui sa dernière tentative en ce sens. L’équipe ne pousse donc pas à l’élaboration d’un projet de sortie car elle craint que tout cet équilibre fragile, atteint après de longues années de travail, ne puisse être rompu – le résidant pourrait à nouveau décompenser et se remettre à boire. En regard de cette vignette clinique, nous pouvons dégager quelques pistes de réflexion de nature à préciser ce que recouvre un accompagnement minimaliste : • Un accompagnement minimaliste ne signifie pas « se substituer aux résidants », mais leur 68 donner la possibilité d’être acteurs de leur vie et de se réapproprier leurs choix : il s’agit donc de ne pas se placer dans une position de « savoir ce qui est bon pour eux » et de tolérer des choix différents de ceux des intervenants. Cette position implique une certaine souplesse dans l’application du règlement afin que les résidants puissent exprimer leur singularité. 3.4.2. Eviter l’angoisse • L’IHP est un microcosme de la vie en société. En tant que telle, elle structure et sécurise les résidants, tout comme le mode de vie particulier qui y est associé. Un seuil d’exigences moins élevé qu’à l’extérieur se justifie à ce titre mais on ne peut ni ne doit préserver de tout. Les intervenants jouent le rôle d’interface entre la société et l’IHP, les résidants circulant de l’un à l’autre ; l’équipe amortit en quelque sorte la confrontation avec le « dehors ». Le travail d’accompagnement doit ainsi trouver sa juste mesure entre une nécessaire individualisation de la prise en charge qui tienne compte de la personne (son histoire, ses ressources, sa pathologie etc.) et l’environnement (les autres résidants, l’équipe, la famille, la société au sens large) auquel les résidants sont indéniablement amenés à se confronter. L’encadrement offert dans notre IHP est léger, pour des raisons pratiques, tout d’abord : les intervenants doivent répartir leur temps de travail entre plusieurs maisons assez éloignées. Chaque résidant reçoit à son entrée un listing des différentes adresses et numéros de téléphone avec les heures où les intervenants sont joignables et, dès la candidature, le peu de présence de l’équipe dans les maisons est souligné. Ensuite, il n’y a pas d’activités organisées et les réunions communautaires sont peu fréquentes. Les résidants ont le choix entre trois formules : les maisons communautaires où ils partagent les lieux avec quatre ou cinq autres résidants, tout en disposant de leur chambre individuelle ; les appartements à deux, sur le même principe et, enfin, les studios individuels. Dans les maisons communautaires et les appartements à deux personnes, l’équipe passe toutes les semaines pour vérifier si les tâches ont été remplies. Durant les deux mois d’essai, le résidant est vu une fois par semaine ; ensuite, il est décidé avec lui d’une régularité ou non dans les rendez-vous : certains résidants préfèrent venir aux permanences quand ils le souhaitent – savoir qu’une équipe est là en cas de nécessité est suffisant pour eux –, d’autres souhaitent des rencontres à date fixe. Le temps de la candidature et celui de l’essai permettent d’évaluer la nécessité de mettre en place des structures extérieures, tels qu’un centre de jour ou un service d’aide à domicile pour les repas et/ ou les tâches ménagères. L’équipe tente autant que possible d’orienter les résidants vers des intervenants à l’extérieur de l’institution, pour permettre éventuellement un départ de l’IHP. Pour le reste, aucun accompagnement « type » n’est prédéfini – il sera différent pour chaque personne en fonction de son histoire, de ses difficultés, de ses capacités, etc. - et évoluera au fil du séjour, se densifiant ou s’allégeant selon les ressources du résidant. L’accompagnement minimaliste peut s’entendre de deux façons : cela peut concerner la présence effective des travailleurs auprès du résidant – la « quantité » de travail faite avec lui – ou bien les exigences en termes d’évolution du degré d’autonomie du résidant. • Un encadrement minimaliste ne signifie pas non plus « ne rien faire ». Beaucoup de résidants confient avoir besoin d’un cadre précis et de limites claires, même si c’est pour les enfreindre – une règle est une contrainte qui permet au résidant de prendre position, que ce soit en la respectant ou en la transgressant. L’institution se doit d’être claire par rapport à ce qu’elle soutient et cohérente par rapport aux limites qu’elle fixe. Bref, un cadre minimal est requis, qui énonce les règles obligatoires pour tout un chacun. • Un encadrement minimaliste a tout son intérêt, mais ne convient pas pour autant à tous les patients – toutes les personnes n’ont pas les mêmes capacités d’autonomie, ni les ressources pour atteindre le minimum d’aptitudes nécessaires. En effet, un cadre minimaliste peut déjà se révéler trop exigeant pour certains qui ont besoin d’une structure plus soutenue et appropriée à leurs difficultés. 69 Trois vignettes cliniques montrent, de façon différente, l’importance que peut revêtir la seule fonction de protection de l’IHP, à travers la présence nécessaire d’un encadrement minimal, ponctuel, seul à même de permettre aux résidants concernés de garder une certaine stabilité. Un résidant vit dans la peur d’être seul ; il a besoin d’aide pour gérer les choses du quotidien et chaque démarche vers l’extérieur, vers un « autre » inconnu l’angoisse, rendant la présence d’un membre de l’équipe nécessaire à chaque rendez-vous : quelqu’un de l’équipe doit être le témoin de ce qui sera dit et surtout le garant de sa protection, le résidant craignant le jugement négatif de l’autre. Cette crainte et cette peur d’être seul ne sont pas mobilisables, ni par l’équipe ni par les différents intervenants autour de lui – psychiatre ou psychologue. A son égard, la fonction principale de l’IHP est de garantir une présence bienveillante dans ces moments précis où la nécessité se fait sentir pour lui de suppléer au défaut de présence, au quotidien, de l’équipe. Un jeune résidant a très peu de contacts avec l’extérieur, si ce n’est avec sa famille et son médecin : il est quasi en permanence dans sa chambre à écouter de la musique pour se couper des bruits qui le harcèlent. L’équipe le voit très rarement et il tient toujours un discours très sombre – rien ne vaut. L’inquiétude par rapport à cet enfermement pousse l’équipe à vouloir créer du lien social en l’incitant à fréquenter un centre de jour. Il fait les démarches, essaye d’aller pendant quelques semaines dans un centre de jour mais, très vite, il fait part de l’insupportable dans cette confrontation à l’autre. Malgré l’inquiétude persistante face à son isolement et son discours négatif sur l’existence, ni son médecin, ni l’équipe ne trouvent adéquat d’exiger qu’il ait plus de liens sociaux, et l’équipe décide de poser comme seule exigence d’avoir un entretien avec lui tous les quinze jours – non sans garder le contact avec son médecin, à la moindre inquiétude. Comme dans la seconde vignette, il s’agit surtout de laisser le résidant tranquille, mais cette fois en s’assurant d’un moyen pour garder le contact avec lui, puisque lui ne vient pas spontanément vers l’équipe quand cela ne va pas. Cette première vignette met en évidence le fait qu’un accompagnement peut être très consistant alors même que les exigences à l’égard du résidant sont minimales. 3.4.3. La qualité ne dépend pas de la quantité Une résidante discrète, courtoise et solitaire, gère sans aucun problème les différents aspects de la vie quotidienne. Elle est dans une IHP parce que les relations aux autres sont difficiles : ils sont menaçants, ils lui veulent quelque chose. Elle est sensible aux bruits des voisins et est happée par la présence de l’équipe dans le bureau situé en dessous de son appartement, au point de venir régulièrement pendant ou après les réunions pour effectuer des vérifications – « Avez-vous parlé de moi ? » est sa question la plus fréquente. Elle vérifie également si l’équipe n’a pas entendu des injures ou des plaintes qui lui sont adressées – le voisin dire qu’elle était folle, qu’elle mangeait trop, qu’elle fumait trop... Un simple « non » suffit pour qu’elle dise que cela doit encore être ses voix. Est-ce que le patient psychiatrique ne nous oblige pas – soit d’emblée, soit au cours de son parcours – à passer d’un accompagnement minimaliste – qui vise a priori surtout le cadre et les exigences qui lui sont imposées – à une position minimaliste – qui réfère davantage une pratique au minimum dont, au cas par cas, un résidant a besoin pour gagner une certaine stabilité ? La question est dépliée dans le débat, qui met en exergue quelques repères utiles à la bonne compréhension de ce que recouvre un accompagnement « léger » ou « minimaliste ». • Un accompagnement minimaliste est une question qualitative plus que quantitative : on ne saurait le mesurer et donc le définir à l’aune de la quantité d’actes posés par les intervenants ou du nombre d’exigences imposées par la structure – le nombre de passages dans une habitation, de réunions individuelles ou communautaires, d’activités A l’exception de ces moments ponctuels où la résidante se sert d’initiative de l’équipe, il s’agit surtout pour les intervenants de la laisser tranquille. 70 à l’extérieur ou de repas communautaires, etc. Les règles, les exigences comme les modalités de présence des intervenants varient d’ailleurs très fortement d’une IHP à une autre ; or, que le cadre soit très consistant ou très léger, toutes les IHP disent pratiquer, à un moment donné ou à un autre, avec tel ou tel résidant, un accompagnement minimaliste. Les différents temps de rencontre organisés ou imposés, qui ponctuent le séjour, sont donc autant de balises nécessaires à l’accompagnement, mais ils n’ont de sens que par rapport à la question du lien qui s’y éprouve à chaque fois : l’accompagnement minimaliste, c’est essentiellement une affaire de présence au lien établi par les résidants. Cela se joue au cas par cas. Ainsi une présence peut être soutenante alors même que les exigences à l’égard d’un résidant sont très minimales. L’inverse est tout aussi vrai : une multitude d’exigences en tout genre ne donne pas nécessairement consistance à un accompagnement. Dans la vignette présentée par la première IHP, l’accompagnement paraît maximaliste au vu du nombre de choses qui sont imposées au résidant mais, in fine, il s’avère minimaliste dans la fin qui est poursuivie : créer, permettre, maintenir et nourrir un lien minimal mais continu avec le résidant, qui lui permette de trouver progressivement un apaisement et de se stabiliser. Exiger du résidant qu’il passe tous les jours dans les bureaux prendre son traitement est minimal en ce sens où le minimal dont il est question se définit à partir du minimum dont ce résidant a besoin pour entrer dans un lien33. Tenir cette position peut amener à certains paradoxes : ainsi de cette résidante qui, après avoir quitté une IHP, restait autorisée à faire appel à la garde en cas de crise : ici, le minimum dont elle a besoin pour vivre en dehors de l’institution définit un accompagnement minimal qui correspond, en l’occurrence, à une potentialité maximale de l’IHP, à savoir son offre de présence 24h/24 via le système de garde téléphonique – ainsi, c’est la reconnaissance d’une dépendance à un objet particulier qui permet l’autonomie de l’ancienne résidante. un minimum de temps de rencontre organisés, de quelque nature que ce soit. Mais ce faisant, on poursuit donc une autre visée que celle qui est attachée, selon le cas, à l’activité, au repas ou à la réunion communautaire : on met en place une certaine dynamique, on donne aux résidants la possibilité de faire appel quand ils sont pris dans des choses difficiles mais aussi et surtout, on se donne comme intervenant la possibilité de « prendre la température » du résidant, de son état ponctuel ; on s’assure d’un moyen de maintenir le contact, de manière à pouvoir intervenir quand c’est nécessaire – par exemple, aller trouver quelqu’un que l’on ne voit plus et dont on s’inquiète. Moins on pose d’exigences en termes d’entretien individuel tous les x temps, de présence à des réunions communautaires et à des activités, plus on est attentif à ce qui se joue pour le résidant en dehors du cadre minimal imposé – comme à l’occasion de rencontres fortuites ou d’échanges improvisés, ou à travers l’inquiétude éventuelle amenée par d’autres résidants. • Placer la question du lien au cœur de l’accompagnement minimaliste, c’est rappeler la dimension temporelle de tout accompagnement, et donc son caractère non figé, évolutif : un accompagnement, ça bouge énormément, en fonction du lien établi à travers le cadre minimal mis en place. Ce qui émerge ici du débat, c’est que la dimension évolutive du travail fait que la qualité du lien au sein comme en dehors de l’IHP supplante toute forme de quantité – nombre de règles, de contraintes, de réunions. Encore une fois, c’est toujours du cas par cas. Si on met des contraintes et qu’on pose des exigences d’entrée de jeu – en termes d’activités à avoir, par exemple – c’est parce qu’on trouve qu’elles ont du sens pour certains et qu’elles vont leur permettre de se structurer. Ainsi, une IHP qui accueille exclusivement des jeunes entre 18 et 25 ans pose-t-elle un cadre plus exigeant à l’entrée. Pour d’autres, par contre, on laisse une grande liberté dès le départ, on s’octroie davantage le droit d’être en phase avec le temps du sujet, son économie propre et fonctionnelle. Une IHP dont les exigences sont minimales en termes de rencontres avec l’équipe évoque sa pratique • Pour créer du lien, il faut bien sûr un minimum de régularité dans l’investissement mutuel, et donc 33. Sur cette question, nous renvoyons également le lecteur à l’atelier III « Le rapport au contrat : fonction structurante du cadre et nécessité de souplesse ? » 71 de « l’accompagnement léger » : après les deux mois d’essai où une rencontre hebdomadaire est exigée, seul un entretien tous les six mois est imposé, pour faire un bilan ; pour le reste, libre au résidant de venir trouver l’équipe ou non, à ses heures de permanence. Mais lors de la candidature, beaucoup de temps est pris pour discuter avec le candidat de l’encadrement que lui souhaite ; si celui-ci signifie que « sans activité, il ne tiendra pas », alors l’équipe s’appuie sur ce dire pour mettre en place une règle qui est spécifique au candidat, qui tient compte du minimum dont il a besoin, mais qui peut bouger au fil du séjour. La règle ne vaut d’ailleurs et ne fait sens que dans la mesure où le résidant se l’est appropriée comme un support utile – elle quitte alors le registre de la contrainte extérieure pour devenir une balise personnelle, un point de soutien que le résidant s’est choisi, qui engage quelque chose de son désir à lui et plus (seulement) de celui de l’institution. Il peut arriver aussi qu’il n’y ait aucune contrainte au départ et qu’ensuite, au fil du séjour, on en vienne à imposer telle ou telle chose, ou du moins que l’on se montre plus confrontant par rapport à la nécessité de mettre des choses en place, en termes d’activités. avec la dimension d’intimité qui s’y attache – mais, en outre, c’est un lieu où les relations et les tensions interpersonnelles sont régulées, traitées sans délai : il y a là une sécurité que les résidants ne trouvent pas ailleurs. Ainsi de ce résidant qui a acquis une réelle autonomie à l’intérieur de l’IHP, après quelque quinze années de séjour. Si les exigences à son égard sont très minimales, un projet de sortie n’est pourtant pas envisageable : son lieu d’habitation comme la seule présence, en retrait, de l’équipe, sont consistants et restent indispensables pour lui. Sans cette présence sécurisante du lieu et du lien tissé avec l’équipe, il ne « tiendrait » pas. De même, l’équipe a pris aussi une position minimaliste par rapport à l’extérieur, qui consiste à continuer à le soutenir dans ses tentatives de faire des liens en dehors de l’IHP, sans pour autant le pousser à élaborer un projet de sortie car elle craint que cet équilibre fragile, atteint après de longues années de travail, ne soit rompu – le résidant pourrait à nouveau décompenser et se remettre à boire. Fut également évoqué le cas d’un résidant pour qui l’IHP remplit essentiellement une fonction : lui permettre de vivre à juste distance – ni trop près, ni trop loin – de sa famille : en soi, ce n’est pas minime comme fonction, quand bien même l’accompagnement de ce résidant l’est, quantitativement parlant. C’est dire que la fonction de protection de l’IHP prend tout son sens dans la définition de ce que peut être un accompagnement minimaliste, à l’intérieur de la structure comme vis-à-vis de l’extérieur. • Du point de vue temporel, le minimalisme, c’est aussi s’autoriser à ne pas savoir où le séjour va : accepter les hauts et les bas, mais aussi ne pas avoir un rapport strict à ce qui se dit. Ainsi de ces résidants qui tantôt affirment vouloir quitter l’IHP, tantôt vouloir y passer leur vie : c’est le statut même du dire, qui oscille entre engagement et valeur de vérité ponctuelle pour un sujet, qui doit être pris en compte. Un séjour peut aussi ne pas trouver un sens immédiat : il faut parfois supporter des longueurs hors sens, un temps de brouillard sans prendre trop vite des décisions – pour autant que le sujet ne soit pas en souffrance. • Enfin, on relèvera encore un point important : pouvoir s’en tenir, à l’égard de certains résidants, à cette seule fonction de protection de l’IHP – comme lieu et comme lien – cela signifie aussi que sont mises en jeu, dans l’accompagnement minimaliste, les exigences qu’on peut avoir comme intervenant quant à l’évolution du degré d’autonomie du résidant. Il s’agit le plus souvent de réduire ces exigences, comme en témoignent plusieurs IHP, notamment par rapport aux jeunes résidants. Ainsi de celui-ci qui n’a quasiment aucun contact avec l’extérieur et que l’équipe pousse à avoir des activités, à faire des choses, considérant qu’il est « au début de sa vie » : il aura fallu un certain temps pour que les intervenants mettent de côté leurs idéaux – une formation, un travail, des activités, etc. : toutes choses que • Outre la question du lien, les vignettes cliniques présentées mettent en valeur l’importance que revêt la seule fonction de protection de l’IHP, à travers la présence d’un encadrement minimal, ponctuel – cette « offre de disponibilité » évoquée dans les débats – et la sécurité que confèrent aux résidants les quatre murs de l’IHP, deux dimensions qui permettent à certains d’entre eux de garder une certaine stabilité. L’IHP est non seulement un réel lieu d’habitation – un logement, 72 l’on encourage à cet âge-là – pour recentrer leur accompagnement sur le résidant, son style de vie propre, en retrait du lien social, qui lui convenait selon ses propres dires. Il est clair, cependant, qu’une vie à l’écart du lien social n’est pas un indicateur facile à cerner, d’autant plus si les temps de rencontre imposés ou organisés avec les résidants sont rares, comme c’est le cas dans bon nombre d’IHP : s’agit-il d’une souffrance, d’une rechute ou d’une satisfaction, d’un mode de vie qui convient au résidant, compte tenu de l’angoisse que provoque l’entrée dans un lien ? Selon le cas, il faudra intervenir très différemment. C’est dire que, plus que les idéaux, c’est l’élaboration d’un style de vie, d’une économie subjective, d’une modalité de faire lien et de circuler qui doivent constituer, pour les intervenants en IHP, les repères pragmatiques qui soutiennent une variété d’accomplissements subjectifs et sociaux. 73 3.5. Hygiène : Comment pouvez-vous accepter ça ? Le rapport à l’ordre et à la propreté est variable d’une personne à une autre. C’est évident. Dans nos pratiques, nous observons que l’hygiène est intimement liée au rapport particulier que le résidant a avec son corps. De même, il n’est pas rare d’entendre que leur espace de vie est comme une projection de leur être. Dès le moment où l’IHP propose un lieu de vie qui est autant un « chez soi » qu’un lieu institutionnel, quelles exigences imposer en la matière ? Qu’est-ce qu’un niveau minimal d’hygiène ? Devons-nous promouvoir un ordre et une propreté exemplaire ou permettre à chacun de vivre à sa façon, en évitant seulement les excès ? Et, une fois de plus, ne sommes-nous pas confrontés à un dilemme entre les valeurs générales, les idéaux sociaux et la position de chacun en la matière ? dont la personne a vécu les divers événements de vie auxquels elle a été confrontée par le passé, mais aussi par les liens actuels qu’elle a pu tisser. L’hygiène touche la dimension intime de la personne et est en lien étroit avec ce sentiment de sécurité de base. Elle témoigne, entre autres, du vécu de la période allant de la naissance à l’adolescence. Lorsqu’une personne psychotique est momentanément en difficulté pour s’exprimer clairement par elle-même, quand le lien aux autres est désinvesti, elle manifeste à l’occasion son mal-être ou son détachement de l’autre à travers un comportement d’hygiène particulier. Si celui-ci pose difficulté à autrui, l’équipe doit alors se mettre au travail en recherchant un sens à ce qui n’arrive pas à se dire autrement et la manière la plus adéquate d’apporter une aide dans cette situation. La capacité d’élaboration de l’équipe est un outil essentiel pour moduler son attitude envers le résidant. Il est essentiel de partir de l’idée selon laquelle le rapport à l’hygiène n’est pas isolable du reste de la vie de la personne. Il y faut de la patience, de la tolérance, de l’humour, un réel travail de réflexion, ainsi que la bienveillance du collectif et la participation active du résidant concerné : celui-ci doit avoir le désir et les ressources de reconstruire sa « sécurité de base ». L’équipe peut alors mieux contenir la mise sous tensions des diverses forces, non sans les mettre au travail : celles de l’univers psychique du résidant, de l’espace collectif et social, des idéaux qui présidant au travail d’accompagnement des professionnels. 3.5.1. La question du « territoire » L’hygiène, en général, peut être définie comme l’ensemble des principes et des pratiques qui tendent à préserver et améliorer la santé. Elle prend plusieurs formes : corporelle, alimentaire, vestimentaire, dentaire, mentale et domestique. L’hygiène mentale, en particulier, a été définie il y a bien longtemps comme « la branche de l’hygiène destinée à maintenir la santé mentale et à assurer la prophylaxie des névroses et des psychoses en s’attaquant aux facteurs nocifs tels que les surmenages, les intoxications, les chocs émotionnels, l’alcoolisme, etc. »34 Dans cette IHP, la priorité est donnée au sentiment de « sécurité de base » éprouvé par la personne et à partir duquel elle va pouvoir construire ou reconstruire quelque chose. Ce sentiment de sécurité est personnel et plus ou moins précaire ; il est influencé par la manière Les intervenants exposent leur pratique et ce qui l’oriente à travers une vignette clinique. Une dame de 43 ans, qui souffre d’une schizophrénie paranoïde, entre à l’IHP après quelques mois d’hospitalisation en psychiatrie. 34. Cette approche datée, qui a été abandonnée pour de bonnes raisons, apparaît étonnamment à nouveau dans l’air du temps. Elle entre en résonance avec la perspective de gestion et de contrôle du « capital santé » qui devient de plus en plus une affaire publique, plutôt qu’une préoccupation intime, dès le moment où les assurances publiques ou privées veillent à la rentabilité de ce capital. 74 La première année de son séjour, l’équipe la laisse se construire un univers à la fois sécurisant pour elle et respectueux des autres résidants. On observe une reconstruction lente d’elle-même, à sa manière. Elle délimite un territoire personnel : sa chambre dans laquelle elle s’adonne à des activités d’écriture, de triage, de découpage. Parallèlement, elle décide d’arrêter son suivi médical psychiatrique. Elle montre alors plusieurs signes d’amélioration : la structure de son langage est meilleure, elle retrouve peu à peu une capacité de dialogue et assume la majeure partie des activités du quotidien sans stimulation de la part de l’équipe. C’est au cours de la seconde année de séjour qu’un problème d’hygiène apparaît, dont se plaignent les autres résidants : ils observent qu’elle se rend aux toilettes et en ressort les cheveux mouillés, et pensent donc qu’elle trempe sa tête dans le pot du WC ; elle récolte son urine dans de petites bouteilles en plastique qu’elle stocke dans sa chambre ; elle défèque dans des langes et puis les mets dans un sac poubelle. Bref, elle a une gestion peu commune de ses excréments. Ce comportement va de pair avec une perturbation de son état mental : les hallucinations sont en recrudescence ; elle crie parfois seule dans sa chambre et des troubles de l’identité apparaissent. Ces comportements sont indissociables d’une construction délirante. L’équipe dégage alors quelques éléments importants susceptibles d’éclairer cette situation et le malaise collectif qu’elle a créé. Tout d’abord, l’importance que revêt pour cette dame la notion de « territoire », compte tenu de son histoire : à l’IHP, sa chambre est son domaine réservé dans lequel nul n’est invité à entrer sauf pour des problèmes techniques, des réparations. Ensuite, le fait qu’elle leur avait signalé depuis plusieurs mois une infiltration d’eau : sa chambre, territoire essentiel pour sa sécurité personnelle, était inondée chaque fois qu’il pleuvait. Or elle n’avait aucune prise sur cette « intrusion » qui lui rappelait d’autres violences subies dans son passé. L’IHP transmet donc un message paradoxal : le règlement d’ordre intérieur insiste sur l’entretien régulier de la chambre mais tarde à effectuer les travaux de réparation; une négligence qui maintient la résidante dans un état de persécution. Enfin, deux événements majeurs sont intervenus : le départ de deux résidants et leur remplacement par deux nouveaux, dont les comportements se dégradent et sont devenus pénibles à vivre pour tous, après deux ou trois mois de séjour. L’une développe des traits rigides et obsessionnels : elle est obsédée par la propreté et impose ses normes aux autres, tandis que l’autre, impulsif et instable, empiète sur l’espace vital des autres personnes de la maison et se mêle de la vie de tous. Soucieuse de continuer à travailler la socialisation des uns et des autres et de concilier les rythmes de chacun, l’équipe a mis plusieurs mois pour résoudre la crise. Dans cette situation, où tant l’espace collectif, social qu’individuel était perturbé, l’équipe a choisi de maintenir le dialogue entre l’ensemble des parties concernées et de négocier d’inventer avec chacun des solutions particulières. Pour que les choses s’améliorent, il aura fallu le départ d’un résidant, la reconnaissance de l’urgence des travaux à entreprendre, le passage de la médiatrice de plaintes, le déménagement de la résidante dans une chambre à l’écart du regard des autres résidants et la mise en place, sans être intrusive, d’une visite hebdomadaire de sa chambre. Ce dernier aspect est particulièrement important. Alors que cela peut paraître intrusif, ce fut une manière de reprendre contact tout d’abord par une présence brève, discrète et silencieuse qui s’est transformée en un temps d’échange qui a permis d’abord que son délire évolue. C’est ce retour d’un lien qui a permis une élaboration avec elle d’une solution acceptable et soulageante pour tous. Quand le soin du corps reste l’affaire de l’autre Le mode de prise en charge des résidants dans cette Habitation Protégée est celui d’une « double référence » : l’équipe fonctionne en binôme – assistant social et éducateur ou ergothérapeute. Chaque référent a une spécificité propre, même si les rôles sont interchangeables : l’assistante sociale s’occupe préférentiellement des aspects administratifs et financiers, les éducateurs ou les ergothérapeutes des aspects de la vie quotidienne. Concrètement, cela signifie au minimum deux passages par semaine au sein de l’IHP : l’un pour un entretien individuel avec le 75 résidant, l’autre pour la réunion communautaire. Toute autre démarche ou aide supplémentaire se fait en dehors de ces plages fixes. durant ces années hors de toutes contraintes, selon son propre mode de vie. L’équipe a donc mis fin au contrat et orienté le résidant vers une structure où chacun a sa chambre et où les repas, le nettoyage et la lessive sont pris en charge par les propriétaires, les résidents y disposant de tout leur temps libre. L’équipe a toujours pris la position de discuter des problèmes d’hygiène corporelle avec le résidant, mais pas d’agir concrètement. L’objectif est de maintenir une hygiène minimale pour que la vie communautaire et les contacts avec la société soient les meilleurs possibles. Cet objectif est parfois inatteignable : certains résidants ne parviennent jamais à « acquérir » les comportements nécessaires à maintenir par euxmêmes une hygiène minimale, quelles que soit les aides mises en place. Cela souligne qu’autre chose est en jeu dans cette problématique et qu’elle doit être située dans une problématique subjective complexe. Un résidant, d’une quarantaine d’années, a vécu depuis son plus jeune âge dans un milieu fort précarisé. Il présente un manque d’hygiène corporelle flagrant. Un travail d’éducation à l’hygiène avec l’ergothérapeute de l’hôpital de jour qu’il fréquente est mis en place de façon à pouvoir assurer une hygiène minimale : le résidant doit veiller à avoir sur lui son nécessaire de toilette, il prend une douche au pavillon et les questions pratiques sont travaillées avec lui : comment se laver, dans quel ordre, à quelle fréquence, etc. Mais l’objectif qu’il puisse étendre les acquis de cet apprentissage au quotidien s’est avéré hors de portée : les quelques tentatives pour supprimer le système qui implique la présence de l’intervenant, après un an, ont échoué – il n’y a donc pas d’autre issue que de le maintenir. Quatre situations ont été choisies par les travailleurs ; elles sont représentatives des limites de certains types d’interventions différentes que l’équipe est amenée à mettre en place, mais aussi des limites de l’accueil en IHP. Un homme, âgé d’une cinquantaine d’années, alcoolique et ancien SDF : son parcours d’errance a été ponctué de nombreuses hospitalisations en psychiatrie, parfois sous mesure légale, pour la plupart consécutives à la dégradation de son état. Il disparaît au gré de ses envies, ne manifeste aucune aptitude à l’autonomie (préparation des repas, courses, lessive, nettoyage) et montre peu d’intérêt pour l’environnement dans lequel il se trouve – un gros problème d’hygiène se pose. A son entrée, une prise en charge soutenue, presque complète, a été mise sur pied : des passages quotidiens sont organisés pour l’aide à la préparation du repas, les courses, les lessives. L’équipe espérait que le résidant évolue et acquiert les capacités suffisantes : une prise en charge aussi importante ne peut s’envisager que pendant un certain temps, vu l’investissement horaire qu’elle implique de la part des référents intervenants. Malgré ces passages quotidiens, les limites du résidant à s’approprier quoi que ce soit de cet ordre étaient trop importantes : régulièrement, entre chaque passage, tout était à reprendre à zéro. Aucun minima de prise en charge par le résidant en matière d’hygiène ne semblait pouvoir être exigé tant le résidant avait vécu Un résidant doté d’un lourd passé institutionnel (internement, nombreux séjours en psychiatrie) arrive dans l’IHP : il est très actif et autonome ; son hygiène est irréprochable, sa présentation excellente et son temps structuré de manière harmonieuse – il s’investit dans un projet extérieur. Très rapidement, cependant, sa situation se dégrade ; il se laisse complètement aller : il ne prend plus soin de lui. On pourrait même dire qu’il perd le contrôle de son corps. Il explique ses difficultés par le sentiment d’être débordé et de courir dans tous les sens. Dans un premier temps, l’équipe décide d’alléger son quotidien par la mise en place de services extérieurs pour différents aspects domestiques pour qu’il puisse poursuivre son projet auquel il tenait. La situation ne s’améliorant pas, la fréquentation d’un hôpital de jour est instaurée pour qu’il soit plus soutenu : d’abord trois fois par semaine, puis toute la semaine et enfin le week-end également. Finalement, il n’est plus présent dans l’IHP que pour les rendez-vous et la nuit. Chaque tentative d’alléger cette prise en charge fort dense se solde par un échec avec recrudescence de la symptomatologie. L’équipe 76 s’interroge : le cadre de l’IHP n’est-il pas la cause première de cette dégradation ? Il semble que ce résidant ne fonctionne bien que lorsqu’il est hospitalisé, pris en charge par un cadre non seulement soutenant, mais surtout sans une perspective d’autonomisation qui, comme il le dit, le déborde. • D’abord, il faut tenir compte de certaines impasses. Ainsi, nous ne pouvons nous repérer sur les sensibilités particulières des intervenants –nous savons à quel point, dans ce que nous énonçons, se prendre comme référence, partir de soi est inadéquat : c’est instaurer une relation dont la légitimité ne repose que sur le « prestige » ou le « pouvoir » supposé. D’entrée de jeu, la soumission ou la révolte à laquelle ce type de positionnement conduit le plus souvent ne s’inscrivent pas dans la perspective que nous recherchons. Une autre impasse, c’est l’effet de déboussolage du résidant quand il est confronté à des avis divergents. Enfin, le débat nous a amené à estimer que les idéaux hygiénistes en vigueur dans les hôpitaux ne sont pas de mise : ce serait nier la dimension de lieu privé, intime que nous souhaitons garder pour les logements proposés à nos résidants. Un homme cultivé, universitaire, présente des traits paranoïaques et mégalomaniaques : il reçoit très mal les réflexions de l’équipe relatives à l’hygiène de son habitat et la situation est source de tensions multiples. L’équipe prend la mesure qu’il n’est peut-être pas nécessaire d’avoir les mêmes exigences pour tous et décide d’être plus tolérante à son égard du moment que cela reste acceptable pour la vie communautaire. 3.5.2. L’interdépendance des rapports du sujet au corps, à l’espace et à l’autre. • Cela étant dit, parler en référence à des exigences qui sont au-delà de nous-mêmes reste clairement nécessaire pour tempérer la tendance de nombreux résidants à se sentir confrontés à une volonté capricieuse, illégitime. Dans notre quête de repères objectifs, nous avons trouvé quatre critères qui justifient d’intervenir : l’odeur qui incommode l’entourage et nuit aux relations ; la prolifération des déchets organiques ; l’impossibilité de se déplacer dans le logement tant il est rempli au point que évier, lit, fenêtre, armoire ne sont plus accessibles et, enfin, le danger d’accident lié à l’effondrement des piles d’objets et autres étagères branlantes - même si ce dernier critère peut faire sourire, il est bien réel et n’est pas si rare. Comme cette liste en atteste, le désordre n’est pas problématique comme tel ; il nous faut toujours, tant que ces limites ne sont pas atteintes, permettre à chacun de construire un univers, un espace qui lui convienne. Le résidant y projette quelque chose d’intime. « L’ordre m’angoisse, je ne me sens plus chez moi » peut dire l’un ; « Si mon appartement est tout à fait en ordre, je m’inquiète parce que quand je n’ai rien à faire, ranger est une activité de réserve qui me permet d’éviter l’angoisse » dit un autre. La question de l’hygiène est une question épineuse qui, au-delà du débat qu’elle suscite dans les habitations protégées, se pose dans toute structure d’accueil, dont celles du secteur de la santé mentale. En regard de la définition de l’autonomie évoqué plus tôt – la capacité d’agir par soi-même en se donnant sa propre loi – le débat a fait émerger un point important, en porte-à-faux : dans toute structure, les travailleurs sont sans cesse appelés à faire en sorte que les résidants tiennent compte des autres et, partant, qu’ils ne se limitent pas à agir selon leur propre loi. L’autonomie doit donc intégrer, dans sa définition même, la capacité de mettre en tension, en interaction, sa propre loi avec le contexte, avant tout humain, qui l’entoure. Si on veut garder le concept d’autonomie, il s’agit d’intégrer au cœur même de sa définition ce « savoir y faire avec l’autre ». Mais cet « autre » auquel on a affaire est multiple. Le titre de cet atelier, dans sa forme interrogative – « Comment pouvez-vous accepter ça ? »– suppose d’ailleurs un locuteur extérieur à l’Habitation Protégée, qui serait outré, en l’occurrence, par un laisser-aller. Il ne faut toutefois pas spécialement sortir de l’institution pour être confronté à une diversité de points de vue. Alors, où situer ce qui est acceptable ? • Ceci nous oblige à nuancer la question de savoir comment interpréter l’état d’un lieu, à prendre avec réserve sa valeur d’indicateur de l’état psychique de celui qui l’occupe. Les deux petites 77 phrases de résidants que nous venons de citer nous obligent à ne pas interpréter trop rapidement ce qui est en jeu pour chacun. Il reste indéniable que nous observons des variations dans le rapport à l’hygiène et qu’elles ne sont pas isolables du reste du vécu global de la personne : il faut les considérer comme des éléments importants, mais parmi d’autres, du rapport du sujet à la vie et aux autres, à un moment donné. C’est la raison pour laquelle vouloir traiter isolément un éventuel problème d’hygiène n’est pas adéquat dans la plupart des cas – c’est d’ailleurs aussi valable pour tout autre phénomène ou comportement que nous observons. Bref, nous devons réfléchir globalement à la situation du résidant, à ce qu’il vit hic et nunc, dans ce moment particulier où la question de son hygiène est soulevée – le premier cas est exemplaire à ce propos. • L’évocation de nombreuses situations a permis de bien poser la question de l’accompagnement. Si l’on s’accorde pour dire que ce dernier est toujours en lien avec une situation particulière, le statut d’un problème d’hygiène doit être bien posé, préalablement à notre intervention. Doit-on simplement rappeler le cadre ou indiquer qu’il y a un souci et demander que le résidant soit plus attentif ? Doit-on faire offre d’apprentissage ? Doiton être attentif et travailler autour d’un problème autre qui est cause d’un certain relâchement ? • Suite à cet atelier, on peut proposer une sorte de cartographie de ce qui est en jeu à partir de trois axes majeurs : Comment s’est instauré et est vécu le rapport au corps, à l’espace et à l’autre ? Ces dimensions sont évidemment interdépendantes. Un premier niveau est ce que l’on peut appeler l’oubli de l’autre et de soi. Ainsi, pour certains schizophrènes, on pourrait parler d’un état de flottement du lien. La personne sait et sait faire, mais elle est tellement prise dans l’intériorité de sa vie psychique qu’elle est déconnectée des contingences de la réalité concrète. Ainsi de ce monsieur à qui l’on rappelle périodiquement qu’il doit nettoyer, prendre soin de son corps : s’il le fait sans problème, ça ne s’inscrit pas de soi pour autant, pour lui. L’usage d’un document qui reprend ce qu’il doit faire peut l’aider, pendant un petit temps, mais le rappel fréquent et la discussion avec son référent restent nécessaires. Il n’y a là aucune opposition ni défense : simplement, cette pratique routinière n’arrive pas à compter pour ce sujet préoccupé par bien d’autres choses. Dans un deuxième cas de figure que nous avons évoqué, les activités en rapport avec l’hygiène nécessitent la présence de l’autre. Le résidant sait ce qu’il y a à faire et comment le faire, mais seul, sans le regard soutenant de l’autre, il ne peut s’y mettre. Pour certains enfin, un autre doit suppléer à ce qu’il ne peut faire, car l’apprentissage s’est avéré inopérant. Ils ne voient tout simplement pas avec quoi l’on vient. Ainsi de ce résidant qui, lorsqu’il balayait, n’arrivait pas à rassembler crasses et poussières. Ses gestes amplifiaient l’éparpillement et toute tentative de rectification pratique n’aboutissait à aucun résultat probant. Il s’agit bien ici de problématiques psychiques et non de déficiences intellectuelles ou physiques, qui justifient parfois • Certains participants ont évoqué de nombreuses situations où le manque d’hygiène peut trouver ses coordonnées dans des événements précis. Ainsi, c’est pendant que des travaux un peu envahissants étaient effectués dans la maison où il habitait qu’un résidant s’est mis à tapisser les murs du WC de ses excréments ; mais quand le désordre dans la maison a pris fin, il a cessé. Dans la série évoquée par la seconde institution, plusieurs choses sont remarquables, mais l’une d’entre elles est particulièrement enseignante : selon le contexte institutionnel et relationnel, le rapport d’une personne à l’hygiène est totalement différent. Ceci souligne à nouveau la question de la transférabilité de l’aptitude, relevée précédemment par Jean Demunck. • Quand on parle d’hygiène, on pense toujours d’abord au manque. Or nous sommes aussi confrontés au « trop d’hygiène », qui peut être tout aussi problématique. D’un point de vue relationnel, tout d’abord, puisque l’exigence de propreté dans les lieux communs peut être une véritable tyrannie et mener à des tensions entre résidants ; pour la personne elle-même, ensuite, quand elle s’épuise à nettoyer. Cette pratique compulsive est parfois un comportement réactionnel à un événement – ainsi de cette dame qui, à chaque passage de son ami, devait récurer entièrement son logement jusqu’à s’épuiser pour retrouver son « chez elle », son intimité. 78 aussi d’être aidé. Ce laisser-aller a parfois cours chez des sujets aux tendances mélancoliques. À l’intérieur de cette dernière catégorie, il est important de souligner que cela peut être un travail dense de faire en sorte qu’un résidant s’approprie l’idée de se faire aider. C’est le cas évoqué d’un homme fier et travailleur, mais un peu décalé dans les conversations : il parle sans toujours tenir compte de son interlocuteur et est particulièrement susceptible quand un mot met en cause l’image qu’il a de lui-même. Il a fallu que l’intervenant invente une façon de banaliser l’aide en contournant toute connotation d’incapacité de sa part, pour qu’il se l’approprie. Le deuxième niveau, déjà évoqué, est celui d’une réaction circonstanciée. Cela peut être dû, soit à un état passager de découragement, de déprime face à des événements de la vie, soit à une intrusion, un envahissement. Il s’agit ici de travailler sur ce contexte, de traiter ce qui cause le problème auquel on peut reconnaître le statut de symptôme ponctuel. Enfin, le troisième niveau, beaucoup plus délicat, est celui de ce qu’on pourrait appeler, à partir d’une lecture freudienne, un symptôme essentiel de l’économie libidinale du sujet : celuici tient à son rapport singulier avec son corps et son espace. Ainsi de ce résidant qui annonce, dès sa candidature, qu’il est « sale et bordélique » et qu’il ne changera pas. Ce refus de se soucier de l’autre est indissociable d’une défense à l’égard des exigences de l’autre, jugées comme intrusions pour ce sujet paranoïaque. Sans être dans cette extrémité revendiquée, « être plus ou moins sale » peut être une protection, à savoir une manière de mettre l’autre à distance. Autre cas de figure, un résidant qui ne peut accepter de laver son oreiller. Cet attachement à l’objet, dont l’odeur est insoutenable pour quiconque à part lui, n’est pas sans évoquer le doudou de nombreux enfants et le substitut maternel sécurisant qu’ils y trouvent. Il est nécessaire que ceux qui accueillent et éduquent un enfant, se chargent d’opérer une séparation de ce rapport primordial à l’objet tout en lui garantissant un sentiment de sécurité, la reconnaissance de sa place dans ce qui fait son monde. Quand le renoncement à ce collage à l’objet pris comme part de soimême n’a pu avoir lieu, il devient très difficile, si pas impossible de l’effectuer à l’âge adulte. L’abord pédagogique se heurte à la fonction du symptôme, comme cela a été déplié dans le premier atelier ; le forçage mène à la rupture du lien ou à la soumission, ce qui est l’envers de l’autonomie. • Dans le fil de ces considérations, nous avons entendu un témoignage très éclairant sur la juste insertion d’une séquence d’apprentissages. Un résidant a un projet de formation dont il espère qu’il lui permettra d’avoir un emploi. L’intervenante qui le suit sait que le défaut évident d’hygiène n’est pas compatible avec son projet. Elle va lui en faire part et lui proposer son aide pour y pallier par l’apprentissage de différentes choses très concrètes à faire. Comme elle nous l’a expliqué, elle a d’abord attendu qu’une relation de confiance s’installe pour s’autoriser à lui en parler. Deuxièmement, elle n’aborde pas ce problème à partir de son avis, de son envie, mais se base sur le désir du sujet, sur son projet. Troisièmement, elle a repéré, avec ses collègues et à partir de ses dires que ce monsieur a une piètre image de lui-même, qu’il a tendance à se décourager, à perdre le goût de vivre et à laisser tomber ce qu’il entreprend. Elle s’autorise en conséquence à être très soutenante, valorisante. L’apprentissage se déroule plutôt bien sur cette base et c’est dans le cadre des caractéristiques très précises de cette relation que cela se réalise. L’intervenante est une partenaire qui supplée à son narcissisme à la dérive. Cette situation clinique explicitée lors de ce débat est une variante intéressante du premier cas présenté où, là aussi, la relation de confiance permet à l’intervenant de devenir le partenaire qui permet au résidant de tenir compte des exigences du monde extérieur, de s’inscrire dans le social. Dans ce cas, c’est même un nouveau lien obtenu sur base de rencontres qui, au départ, étaient sans objet : venir s’asseoir chez elle un petit moment, chaque semaine. Ainsi, la résidante cède sur son monde clos et élabore un nouvel aménagement de sa pratique symptomatique, qui s’avère plus compatible avec le lien social. • In fine, la conversation menée lors de cet atelier, pourtant centré sur un sujet aussi concret que l’hygiène, confirme – comme d’autres débats dans d’autres ateliers – la nécessité d’élaborer une approche complexe de la notion d’autonomie du résidant. Raisonner en termes d’aptitudes ou 79 d’éducation occulte la fonction du symptôme dans une économie psychique et sociale globale. Pour obtenir une stabilisation, il vaut mieux être guidé dans sa pratique par un souci d’apaisement, de soulagement d’un certain mal- être : savoir prendre le temps que demande une lente construction, la mise en place d’aides qui suppléent aux manquements du résidant, et faire preuve de tolérance. 80 3.6. Le temps nécessaire : des séjours brefs et des séjours dont on ne voit pas la fin. L’ihp comme expérience et/ou comme cadre minimal. « Le séjour dans une IHP est justifié aussi longtemps que la personne concernée ne peut pas être totalement réintégrée dans la vie sociale. » une certaine autonomie et qu’il passe à son rythme, dans une période variable de six mois à deux ans, de la maison communautaire vers une maison sensiblement moins encadrée, voire un studio. Une convention de deux mois à l’essai et puis d’un an renouvelable est signée avec le résidant dont on attend qu’il soit capable, physiquement et mentalement, d’honorer ces conventions successives. Dès son entrée, des grilles d’observation des « compétences de vie autonome » sont remplies tous les trois mois. Au cours ou au terme de la première année dans l’IHP – le temps généralement nécessaire, selon les travailleurs, à mettre au jour et à leur faire accepter leurs difficultés – des objectifs à moyen ou à long terme sont alors définis avec lui. Tel est ce que préconise l’Arrêté Royal de 1990. Le législateur a donc eu la sagesse de reconnaître que, pour certains patients, la durée d’un séjour et d’un accompagnement spécifique peut s’avérer indéterminable. Ainsi, les IHP accueillent en général des personnes qui font une tentative de sortie d’un lieu de soins continus : pour les uns, cette tentative échoue ; pour d’autres, il s’avère que le quotidien ne peut se vivre que moyennant l’encadrement minimal qu’offre l’IHP ; d’autres, encore, vivent leur séjour comme une expérience qui leur fournit la force et la détermination de vivre hors de l’institution. Du discours émerge une tension entre un idéal thérapeutique clairement énoncé, fortement soutenu et soumis à une évaluation régulière – « ne pas en rester au stade communautaire », « sortir de l’assistance », « aboutir à la vie individuelle en studio » – et les nécessaires aménagements de cet idéal d’autonomie qu’impose la réalité subjective des patients. Un résidant peut parfaitement trouver son rythme, sa place et son équilibre dans un cadre de vie communautaire ; cela ne signifie pas pour autant qu’il est capable de passer à une étape de vie moins encadrée. Ainsi de la situation évoquée d’une dame qui se débrouille pour tout, est autonome et s’appuie sur des aides extérieures, mais qui, à la veille de s’installer dans un logement social, stoppe brusquement le processus de sortie et fait entendre à l’équipe son besoin de protection. C’est dire que le changement est source d’angoisse et fait basculer le point fragile d’équilibre qu’un résidant peut atteindre dans un cadre communautaire. Or, dans une logique de paliers successifs à franchir, on serait tenté de dire qu’il « stagne », qu’il « ronronne », et donc qu’il ne faut pas « en rester là » – le temps est venu de passer à l’étape suivante sur le chemin de l’autonomie. Faut-il maintenir la Mais peut-on seulement déterminer a priori l’itinéraire d’un séjour, et donc sa durée ? L’expérience des IHP n’est-elle pas faite essentiellement de surprises en la matière, dès lors que les trajets sont fonction de la réalité subjective de chacun ? Les bonnes comme les mauvaises rencontres sont imprévisibles et apportent leur poids dans les changements de trajectoire qui, in fine, semblent bien peu déterminés par l’acquisition objective d’habilités diverses. 3.6.1. Mais qu’est-ce que le progrès ? Dans cette IHP, deux types de dispositifs différents ont été tour à tour éprouvés et mis en échec, avant de donner lieu à un compromis : un premier non limité dans le temps, un second qui limitait le séjour à trois ans, avec des paliers successifs de la vie communautaire vers une habitation plus individualisée. Sauf exception, aucune limite dans le temps n’est fixée à l’admission du résidant, dont le séjour doit cependant être évolutif : on attend de lui qu’il progresse vers 81 volonté d’atteindre ces objectifs d’autonomie ? Jusqu’où peut-on et doit-on soutenir cet idéal de la performance ? Encore une fois, les réponses se formulent au cas par cas. « Respecter le rythme des résidants », « prendre en compte les besoins qu’ils font entendre », « accepter que le temps psychique n’est pas le temps institutionnel » : autant de formules qui disent en filigrane la nécessité de prendre la mesure de la réalité subjective du résidant, d’aller dans la direction qu’il indique, de tâcher de repérer ce qui se modifie dans sa temporalité propre, pour construire un accompagnement à partir du lien qu’il est parvenu à nouer avec le lieu où il a pu prendre place. relation entre accompagnant et accompagné. Pour l’équipe, un séjour long implique donc une souplesse de fonctionnement, une adaptation possible de l’institution au rythme de l’évolution des résidants : on retrouve ainsi dans cette IHP la possibilité pour les résidants plus autonomes de passer dans un lieu de vie communautaire moins encadré, voire celle de séjourner en habitation individuelle, comme une « dernière étape » avant un départ pour un logement ordinaire. Si certains séjours de courte durée peuvent avoir du sens, ce sont le plus souvent des séjours « éclair » qui se terminent sur un constat d’échec ou de mauvaise orientation. Enfin, il peut être utile de définir a priori la durée du séjour si l’on veut structurer la demande d’autonomie : dans certains cas, mettre des échéances aux objectifs à atteindre par le résidant et fixer une date « butoir » à la prise en charge par l’IHP peuvent avoir un effet stimulant sur le résidant, ainsi encouragé à ne pas « s’installer ». À l’inverse, une échéance peut aussi avoir pour effet de mettre le résidant sous pression, et donc se révéler invalidante et source d’échec. Encore une fois, la durée du séjour est à moduler au cas par cas. 3.6.2. La valeur des petits changements, les dangers de la routine La durée de séjour est très variable – de quelques jours à plusieurs années – et les éléments qui la déterminent sont multiples. On sait d’expérience que l’absence de pression concourt à la réalisation des objectifs, en termes de « réinsertion » de la personne malade mentale. Dès lors, l’équipe se réserve d’entrée de jeu une latitude par rapport à la durée du séjour : une convention d’un an, renouvelable, est signée avec le résidant, avec lequel on élabore un « plan d’autonomie » qui inclut une évaluation régulière des objectifs atteints et à atteindre. 3.6.3. « L’apprivoisement » et le tissage de liens. La durée d’un séjour n’est jamais définie à l’avance. Aux candidats qui posent la question, lors du premier entretien de la procédure d’admission, il est répondu que leur séjour durera « le temps nécessaire » : le temps nécessaire à pouvoir se reprendre en main, à appréhender et à gérer les contraintes de la vie en société, dans la prise en compte de leur problématique psychiatrique. Cette façon particulière d’appréhender la durée du séjour et de la signifier au candidat est indissociable de l’objectif assigné au séjour : le séjour est considéré comme une étape plus ou moins longue, comme un temps intermédiaire de réadaptation, de réhabilitation dans un processus évolutif de réinsertion à l’issue duquel le résidant doit pouvoir (re)trouver une place dans la société, afin d’y vivre de la façon la plus autonome possible. Au cours de son séjour, il s’agit pour lui de se réadapter aux autres, à la vie en commun, aux horaires, aux actes de la vie quotidienne ; de réapprendre à se concentrer, à participer à des Pour nombre de résidants, un séjour « au long cours » est souvent indispensable, car il offre un temps suffisant d’intégration à la communauté, un temps de restructuration physique et psychique et un temps d’adaptation à tous les changements qui peuvent intervenir dans leur vie : outre les difficultés personnelles et les rechutes, on pense aux changements de lieu de séjour, de cohabitant, de relations familiales et sociales, d’accompagnant ou de référent, etc. ; autant d’événements qui appellent un accompagnement « modulaire » dans le temps. Il s’agit cependant pour l’équipe d’être attentive et de parer aux effets potentiellement négatifs de la longue durée, lesquels sont évoqués en termes de routine (source de stagnation, de déstabilisation voire de régression pour le résidant) et de détérioration possible de la 82 activités, à avoir des occupations, à prendre ses médicaments, ou parfois tout simplement à se lever. C’est donc un parcours de vie, partagé avec lui, qui peut parfois nécessiter des retours en arrière et qui peut aussi ne pas aboutir, en termes d’autonomie. Ce n’est pas un échec pour autant. Ainsi, l’équipe fait l’expérience de séjours « qui n’en finissent plus » : pour certains résidants, une orientation vers un lieu de vie plus autonome n’est pas envisageable, car le cadre de vie structurant proposé par l’IHP constitue le minimum dont ils ont besoin pour leur bien-être. D’autres, encore, nécessitent même un encadrement permanent, plus soutenu que celui de l’institution : ils sont alors réorientés vers une maison de soins psychiatriques. D’un point de vue formel, une période d’essai de deux mois permet au résidant de se rendre compte si le lieu d’hébergement correspond à ses attentes, et à l’équipe de jauger la faisabilité de son projet. Pour ceux qui proviennent du service de psychiatrie proche de l’institution, il est possible de passer d’abord par une période dite « d’apprivoisement », dont la vocation est d’atténuer l’angoisse que provoque le plus souvent le changement de lieu de vie, du fait de la coupure avec l’environnement sécurisant du milieu hospitalier. Cette période, durant laquelle on propose au candidat de venir participer aux activités proposées au sein de l’institution, selon un planning établi à la semaine, est variable d’une personne à une autre. Les activités organisées, dites sociothérapeutiques, ont toute leur importance : outre leur aspect relationnel, elles permettent au résidant de (re) découvrir son potentiel, son savoir-faire comme son savoir-être, en même temps qu’elles viennent structurer et rythmer sa vie journalière. Plusieurs types d’animation tendent à réaliser ces objectifs : groupe de parole, atelier menuiserie, sensibilisation à des thèmes de la vie quotidienne (comme le tri des déchets, la diététique), activités ludiques, sport, activités extérieures, marche, cuisine, activité formation/emploi (de type plus individuel). Cette période qu’on pourrait aussi qualifier « d’approche » donne ainsi au résidant le temps se familiariser avec l’institution, de se rendre compte plus concrètement de l’adéquation possible entre ses attentes et l’infrastructure. C’est l’occasion pour le candidat de tisser des liens, d’amorcer un accrochage avec les autres résidants et le personnel ; bref, de préparer son entrée en diminuant la part d’inconnu que ce changement de lieu comporte immanquablement. Pour l’équipe, cette période lui permet de se faire une meilleure idée de la motivation du candidat à « porter son projet », comme il le lui est demandé à son admission. Comme le mettent en exergue les vignettes cliniques exposées à l’appui de leur discours, ce « temps nécessaire » qui modélise au cas par cas la durée de séjour est déterminé par une multitude de facteurs, liés à l’histoire personnelle de chaque résidant et à l’accrochage qu’il parvient à réaliser avec l’institution. En particulier, la relation de confiance qui se crée entre le résidant et son référant, fondée sur la durée et matérialisée par l’accompagnement journalier, occupe une place privilégiée dans ces facteurs qui déterminent la durée d’un séjour : cette interaction privilégiée est tout aussi importante que le vécu du résidant. Sa prise en compte peut ainsi impliquer un changement de référant, aux fins de relancer une dynamique différente dans le chef du résidant et lui permettre de poursuivre un projet entravé, à l’occasion, par les difficultés propres à la relation avec son premier référant – pour qui « le temps nécessaire » est donc aussi un temps de confrontation et de mise au travail de son propre vécu. 3.6.4. Le temps d’établir un lien protecteur S’il existe différentes manières de se positionner par rapport à la question de la durée du séjour, toute IHP est inscrite dans la temporalité : dès l’entrée, pour établir un contact et créer un lien, la question du temps se pose. • Certaines personnes ne seront jamais autonomes au sens où on l’entend du côté de l’idéal de réinsertion : elles trouveront tout au plus, tout au mieux leur place dans un lieu de vie communautaire parce qu’elles ont besoin du groupe et du cadre structurant de l’IHP. Accepter cette donne, c’est tempérer une volonté de performance et de résultats. Dès ce moment, un autre rapport au temps du résidant peut émerger, qui induit une autre position par rapport à la durée 83 du séjour : le séjour n’est plus entrevu comme une succession de « paliers » à franchir, assortis d’objectifs à atteindre, en vue d’un départ en autonomie, mais comme un temps où un lien peut se construire, où une place peut être prise, singulièrement, dans un lieu. quels critères s’appuyer dans le discours adressé aux patients : le type de structure psychique ? Des objectifs à atteindre ? La première logique est dangereuse et inadéquate au type de prise en charge des IHP : c’est la pente que suit une certaine science médico-administrative, qui entend établir des parallélismes entre les pathologies mentales et les pathologies somatiques, aux fins d’attribuer un temps de prise en charge par pathologie. Le second critère est insidieux : il fait état d’une volonté thérapeutique qui fait résonner une intention de changer quelque chose dans le parcours du patient, ce qui peut s’avérer très délicat. Il importe plutôt de présenter le temps du séjour comme un temps déterminé à passer ensemble, un temps « neutre », vide d’intention par rapport à ce qui serait bon a priori pour le résidant : que sa durée soit ou non déterminée à l’avance, un lieu d’abri lui est donné pour un temps qui n’est pas tributaire d’un vouloir thérapeutique, ni d’un vouloir tout court. Ce faisant, on met l’accent sur la fonction de protection de l’institution – comme son nom l’indique : Habitation Protégée. « Nous avons deux ans devant nous » : par là, on signifie simplement à la personne un temps administratif. La limite est arbitraire au sens où elle arbitre, littéralement, la question de la durée. Se détacher de toute intention vis-à-vis du résidant, c’est sans doute la condition pour qu’il puisse prendre place dans le lieu, et dans le lien qu’est l’institution : cela ne garantit pas qu’un lien soit tissé, mais cela le rend possible. Enfin, cette position vide d’intentionnalité rejaillit aussi sur la fin du séjour et sur ses modalités ; elle facilite à l’occasion la manière dont on l’appréhende avec le résidant. • À partir de là, un accompagnement peut se construire dans le respect des besoins et du rythme de chaque résidant. Ce qui vient se modifier dans la temporalité propre du résidant est très important, il s’agit de le repérer. « L’institution est un lien, l’institution est un lieu ». C’est dire que, dans le travail avec les résidants, on touche aux conditions mêmes du lien : que le résidant puisse tisser des liens à sa manière, aussi singulière soit-elle, est une condition pour qu’il puisse supporter les changements dans sa temporalité. Accompagner quelqu’un dans le changement, donc, ce n’est pas lui demander de s’adapter – à tel ou tel cadre de vie, aux étapes et aux exigences qu’induit la volonté d’atteindre des résultats en termes d’autonomie et de performance –, mais faire en sorte qu’il trouve dans l’institution les « conditions d’un lieu et d’un lien », qu’il puisse élaborer sa propre formule de lien et de lieu. Un intervenant parlait de l’« évolution stable » d’un résidant : une expression qui dit toute la singularité du lien que cette personne et l’institution ont pu inventer. • Cet accompagnement se construit dans un temps institutionnel, un temps administratif plus ou moins long, plus ou moins limité d’entrée de jeu, selon les institutions. La fixation de limites temporelles au séjour en Habitation Protégée est une problématique récurrente et délicate. Sur 84 3.7. « On m’envoie chez vous ». La motivation du candidat : injonction thérapeutique, souhait de l’entourage et/ou du désir de la personne ? Le terme psychologique de « motivation » est-il adéquat en l’occurrence ? Il s’agit ici de différencier l’appui que constitue le conseil d’un tiers pour un sujet et l’emprise de quelque chose qui est vécu comme une injonction pour un autre. Nombre d’admissions débutent par ces mots : « on m’envoie chez vous », « on me recommande votre IHP ». Ce sont là les formulations courantes dans lesquelles se coule la demande d’admission. Si la première formule implique une soumission à la parole d’un tiers, alors que la seconde contient une connotation plus participative, qui est ce « on » dont parle le candidat au séjour en IHP ? L’assistance sociale d’un autre service, les parents et l’entourage familial, le médecin traitant ? Aussi la candidature est-elle un moment délicat : devons-nous prendre les dires du candidat au pied de la lettre ? Devons-nous exiger qu’il exprime et justifie précisément sa demande ? Comment déterminer la part de ce qui est de l’ordre de la soumission à la parole d’un tiers et la part du désir de la personne ? Doit-on jauger ce désir personnel ou prendre d’autres repères pour estimer si le projet de séjour en Habitation Protégée est un pari raisonnable ou non pour la personne candidate ? En outre, le déroulement du processus de candidature varie d’une IHP à l’autre, au niveau des modalités, du nombre et du contenu de rencontres, ainsi que du délai entre la candidature et l’admission. - Le service de santé mentale : « On les appelle des habitations protégées » - Le patient : « Protégées de quoi ? » 1. Vouloir la « bonne » demande ? Ce petit dialogue indique que, dans le travail en habitations protégées, il est aussi judicieux de protéger la rencontre avec le résidant de quelques dérives possibles inhérentes à la pratique d’accueil et aux idéaux qui la soustendent. En l’occurrence, vouloir ou attendre la « bonne » demande n’est pas le moindre des écueils auxquels s’exposent les intervenants. La dérive consiste donc à vouloir que le patient formule ses souhaits dans les termes qui seraient les « modèles » de l’institution – ce qui ne va pas sans ajouter d’entrée de jeu une aliénation ou un forçage. Concrètement, on sait que les patients posent leur candidature dans plusieurs endroits et qu’ils sont souvent amenés à « tordre » leur demande, dans l’espoir de tomber sur « la bonne réponse » à donner pour être admis. Certains patients se constituent d’ailleurs au fil de leur parcours une sorte de carte ou de « guide Michelin » de l’hébergement dans le secteur de la santé mentale ; ils connaissent bien les services, et parfois même le nom et le trajet professionnel des intervenants : ils ont appris que là, il convient de parler d’« autonomie », ici de « désir », et presque partout de « projet » – autant de sésames qui ouvrent les portes des institutions. Ainsi la formulation par un candidat d’un « projet » vat-elle s’assortir des locutions qui s’y trouvent associées dans le discours courant, comme : « avoir un travail », être un « citoyen actif », « suivre une formation », « gagner sa vie » et, bien sûr, « être autonome ». Qui oserait dire « non » à une demande aussi bien formulée ? De même, pour les jeunes adultes, il sera souvent question de vouloir « prendre son autonomie », voire d’être mis en autonomie – l’expression est parlante : 3.7.1. Il n’y a pas de «bonnes demandes», il n’y a que des «rencontres engageantes» - Le patient : « J’y vais, c’est un logement » - Le service de santé mentale : « Mais vous savez, ce n’est pas un simple logement : il y a une convention à respecter, une équipe pour l’accompagnement et un médecin responsable… Les appartements supervisés sont… » - Le patient : « C’est pour m’épier, je sais ! » 85 elle signe le retour à l’envoyeur de l’injonction paradoxale qui est souvent faite à ces jeunes. Une vignette clinique exemplifie cette première dimension importante du travail sur la demande : d’admission, que ce refus émane du patient ou de l’équipe. Souvent, d’autres éléments viennent faciliter le début du dialogue, comme l’a d’ailleurs mis en exergue la première vignette. Si le premier rendez-vous est consacré à une information réciproque, le processus de candidature permettra de faire connaissance et d’envisager les possibilités d’accompagnement. C’est l’occasion éventuelle d’atténuer la série d’injonctions qui jalonnent le parcours du candidat et de permettre à sa demande d’évoluer, de se transformer et de s’adresser. Il y a en outre une continuité entre les entretiens de candidature et l’accompagnement durant le séjour, en ce sens qu’il s’agit de protéger les modalités propres d’évolution du résidant. Un jeune homme d’un peu plus de dix-huit ans se présente à l’IHP avec un discours bien construit avant l’entretien : l’assistante sociale de l’hôpital où il séjourne lui enjoint de contacter différents centres pour « préparer sa sortie », « prendre sa vie en mains », « être autonome » : il doit donc « prendre un appartement », « trouver un travail », « être majeur », « avoir un salaire »… Des phrases stéréotypées qu’il ne peut concrétiser davantage quand on le lui demande. Au fur et à mesure des deux entretiens de candidature, où le fonctionnement de l’IHP est explicité – les règles, les activités, les tâches quotidiennes –, il sort progressivement du bois et commence à parler en son nom – ainsi dit-il avoir besoin « d’être secoué » par quelqu’un de l’IHP, car « il n’a pas la motivation » ; il est très seul et est en rupture avec ses proches, etc. In fine, les travailleurs estiment que les paroles échangées contiennent suffisamment d’éléments pour mener à une admission : c’est le début d’une étape dans la vie et il faut partir de ce que l’on a – ici : solitude et injonctions. Une seconde vignette met en scène une demande manifeste et explicite de l’envoyeur : Un homme, après une hospitalisation qui s’est déroulée dans le cadre d’une mise en observation avec maintien extrahospitalier, pose sa candidature, apparemment « porté » par l’institution qui l’envoie : le psychiatre responsable du maintien lui a indiqué qu’il souhaite qu’il soit « encadré » et qu’il ne retourne pas chez sa mère. Il est difficile de se faire une idée de ce que le candidat en pense lui-même : il est peu en mesure de formuler son parcours, plus particulièrement les circonstances qui l’ont amené à l’hôpital, mais il veut le quitter. Tout au plus ne se montre-t-il pas opposé au fait de vivre en IHP. Le psychiatre, quant à lui, demande à l’équipe d’occuper une place de « contrôle » visant à réduire au maximum les temps de présence du candidat chez sa mère. Après discussion, l’équipe décide qu’elle ne peut assumer ce rôle dont le patient a néanmoins besoin. La demande explicite du psychiatre contient une indication clinique : elle nous apprend que la relation que le patient entretient avec sa mère est problématique pour le patient, mais que celui-ci est pris dans une logique relationnelle qui l’empêche de mettre sa mère à distance. Il faut donc que quelqu’un prenne position à sa place afin de le protéger de ce qui peut le mettre à mal. Par ailleurs, il y a peut-être aussi une autre demande, nullement explicite, dans la mesure où elle n’a pas encore pu s’adresser : celle du patient, dont la position subjective consiste à s’en remettre à l’autre sans être guidé par un désir vectorisant les choix Certains résidants, qui semblent par la suite faire un « bon usage » de l’IHP, n’y seraient probablement jamais arrivés s’ils n’avaient pas été portés par les demandes des institutions qui nous les ont adressés. De plus, il est important de ne pas se croire obligé de « choisir » entre la demande du sujet et celle de l’envoyeur au cas où elles divergeraient. Une position encore différente peut ouvrir une piste : on peut tenir compte de la place tenue par l’envoyeur pour le patient et faire une place à la demande du patient. Considérer l’envoyeur comme « l’oppresseur » bouche les possibilités de voir en quoi l’envoyeur sert au patient. 2. « On m’envoie chez vous » : obstacle ou amorce de travail ? Dans la pratique de cette IHP, l’injonction thérapeutique ou le souhait de l’entourage ne semble pas être la source principale de refus 86 de son parcours. Ce qu’on sait de son parcours laisse à penser qu’il a largement été orienté par une série d’injonctions – celles de sa mère, celles des voix – tour à tour porteuses ou destructrices. Comment permettre à cette éventuelle demande du patient d’émerger, et partant de donner lieu à une autre rencontre avec lui que celle placée sous le signe du contrôle voulu par le psychiatre, si d’emblée l’équipe prend une position qui étouffe les possibilités nouvelles, à l’occasion d’un nouveau contexte et cadre de vie ? Une autre place pour l’équipe n’est possible que parce que le psychiatre, qui occupe une place significative pour le candidat, tient ce rôle de « contrôleur ». L’équipe a pris le parti de considérer la relation avec sa mère au même titre que les autres relations dont il parle. À l’occasion, il fut exigé que l’accompagnement de sa mère chez le docteur ne soit pas fait à l’heure de la réunion des résidants, par exemple, ni au moment où il a convenu un entretien avec quelqu’un de l’équipe. Il a décidé de raconter sa difficulté de supporter les vœux des amis, lorsque cela est trop chargé d’affects, et de nous dire comment il doit souvent les éviter. Progressivement émerge la façon dont il fait la différence entre des exigences de quatre sortes : celles des voix, celles chargées d’affects (les amis), celle de proximité et secours mutuel (la mère) et celles des professionnels. L’équipe parvient à assurer une certaine stabilité au résidant qui, maintes fois colloqué et fort envahi de symptômes, opère pour la première fois un changement de lieu de vie qui le place dans la problématique de la « liberté ». Il n’investit pas des professionnels en particulier, mais l’institution. Pendant sa période d’essai, deux choses apparaissent : il tient à sa « liberté », mais se libérer trop vite l’angoisse. Et, progressivement, il trouve comment se protéger de ce trop de liberté qui, s’il venait brutalement, serait insoutenable. Le cadre stable du lieu (en ce compris le passage régulier des camions de livraison dans la rue) et les professionnels rencontrés ni plus ni moins qu’une fois par semaine à la réunion, et une autre fois à « son entretien » hebdomadaire, forment les repères dont il se sert pour trouver des organisations diminuant les symptômes envahissants. Cette stabilité vient ainsi réguler les allers-retours entre « chez lui » et « chez sa mère ». 3. « On m’envoie chez vous parce que vous êtes… » Quand bien même l’initiative de la candidature est reconnue comme appartenant à autrui, il n’est pas rare que l’on reste en second plan par rapport à ce qui vient souvent d’entrée de jeu, à savoir un « on me dit ceci de vous ». Il s’agit d’une première qualification, provisoire, du lieu ou de l’équipe, à travers des traits qui sont généralement prélevés par le patient dans le discours de l’envoyeur. Le lieu devient un « lieu-dit » - dit par autrui, d’abord, mais rapporté par le patient qui a retenu l’un ou l’autre qualificatif : « vous êtes ouverts », « cadrants », « battants », « cool », « fermes », « chaleureux », « stricts », etc. Autant de mots d’appui qui colorent la première façon d’adresser la demande lors de la candidature. Mais cette demande est toujours porteuse d’une adresse et ne saurait être réduite, en conséquence, à la dimension consensuelle du langage. Il est donc important de formuler la position de l’équipe de l’IHP à cet égard : la pratique ne vise pas l’adéquation entre les mots employés par le patient pour décrire ses attentes et ceux qui sont employés par l’institution pour décrire son offre. C’est rappeler qu’une adéquation apparente entre l’offre et la demande, fût-elle rassurante, relève plutôt d’une pratique et d’un discours commerciaux. Le dialogue clinique, lui, tient compte du fait que les mots vont bien audelà de leur signification consensuelle dans le langage courant ; ils dépassent le consensus apparent sur le sens à leur donner ; plus encore : ce « parasitage » n’est pas un bruit à éliminer, pour garder un son pur ; c’est la musique même du travail d’accompagnement. 4. « On m’envoie chez vous » et « Il n’y a pas de demande personnelle » Enfin, ce « on m’envoie chez vous » ne signifie pas l’absence de demande ou de désir propre d’admission dans le chef du candidat : il y a des patients qui ne peuvent formuler leur demande qu’en l’attribuant, en la référant à la pression exercée par l’autre. Ce n’est pas pour autant qu’ils n’ont pas de demande. On peut dire qu’il n’y a pas de demande, au sens strict, lorsque le patient refuse l’injonction, les souhaits ou 87 3.7.2. L’importance du contexte institutionnel et relationnel du demandeur les « contraintes » de son entourage et conclut que cela ne l’intéresse pas ou que le cadre de l’institution ne lui convient pas du tout. À l’inverse, il n’est pas rare que l’équipe refuse quelqu’un qui formule une demande personnelle d’admission, mais qui n’entend pas conclure de convention de séjour. Nous avons dégagé de la pratique une série de thématiques autour de la motivation du candidat et du processus de candidature tel qu’ils le mettent en œuvre chez eux. Chaque personne qui présente sa candidature doit se débrouiller avec les souhaits ou les pressions de son l’entourage ; sa demande d’admission est toujours d’une certaine façon liée. On sait qu’il n’y a pas à confondre la volonté, le souhait conscient et les souhaits ou désirs inconscients (reliés dans une alchimie qui fait qu’on ne veut pas toujours ce qu’on veut…). Les « contraintes » de l’entourage comptent donc pour le sujet et il y a lieu d’être attentif à la façon particulière dont elles comptent pour le sujet. Même si nous n’employons pas le terme de « motivation » du candidat, nous tenons compte des motifs invoqués par le patient ; nous sommes attentifs à la façon dont ses conclusions se transforment et se posent. Poser sa candidature en IHP soulève de nombreuses questions sur le choix, la motivation, les représentations du candidat et ce que représente pour lui ce moment de transition dans son parcours de vie. Les variables à prendre en compte dans l’abord de cette demande sont nombreuses : sa situation de vie actuelle, son état de santé, sa capacité à identifier ses besoins, l’influence de son entourage. « On m’envoie chez vous » : cette phrase anodine renvoie à des contextes toujours singuliers, à des choses fort différentes selon ce que les candidats expriment lors de leur entretien de candidature : « je dois quitter l’hôpital et dans un délai assez court » ; « j’aimerais prendre mon envol en me faisant aider un bout de chemin » ; « je suis mis à la porte de ma famille ou d’une autre institution » ; « mon médecin m’a dit de venir chez vous ». Quelle représentation la personne se fait-elle de l’IHP : un lieu de vie, un lieu d’accompagnement où quelqu’un fera les choses à sa place, un lieu où trouver une occupation ? Que représente ce moment dans son parcours de vie ? Ont-elles vraiment le choix de poser leur candidature ? Et pourquoi aujourd’hui ? 5. Conclusion Nous n’avons pas constaté de corrélation entre l’injonction de l’entourage et l’absence de demande propre d’admission. La référence du sujet aux énoncés d’autrui n’exclut pas une amorce de travail. Attendre la « bonne demande » et conclure trop vite « qu’il n’y a pas de demande » relève de l’empêchement de travailler, bloque la créativité et la rencontre. Les critères d’admission (conditions de base) que l’on pourrait voir comme des objectifs ont une valeur clinique qui contribue à l’amorce de travail. Cela fait une continuité avec la visée du séjour : soutenir à travers le dispositif d’Habitations Protégées les possibilités du sujet de trouver des issues pertinentes à ses impasses, dont celles de son désir personnel. Mais cette visée reste modeste : c’est un appui parmi d’autres, trouvés dans d’autres cadres – socioculturels, thérapeutiques ou médicaux – et agencés de façon unique par chaque patient. Bref, il est intéressant de s’attarder sur le contexte de vie qui conduit une personne à poser sa candidature en IHP. Celle-ci est un processus en soi, au cours duquel le candidat sera amené à parler de lui, de sa vie, de ses attentes, de ses difficultés, de son histoire personnelle. La façon dont la personne s’intéresse au fonctionnement et aux autres usagers de l’Habitation Protégée lors de la rencontre avec l’équipe donne, au travers de la projection du candidat dans la vie de l’Habitation Protégée, un indice de sa 88 motivation. L’absence de motivation de la personne n’est pas pour autant synonyme de défaut d’investissement ou d’absence de désir. Cela fait partie de la façon dont la personne se présente, et cela peut cacher d’autres attentes ou certaines craintes. L’ensemble des éléments recueillis vise à percevoir la situation actuelle de la personne dans sa globalité pour déterminer, d’une part, l’indication d’un tel hébergement en IHP et d’autre part, tracer une ébauche de ce que seront les objectifs d’accompagnement. accordée, que ce soit lors de la candidature ou ultérieurement, durant le séjour. Rencontrer la globalité de la personne nécessite d’accorder la place qui revient à chaque élément en présence, même si le travail d’accompagnement en IHP s’effectue souvent sur un axe plus individualisé. Chaque personne qui adresse une demande à l’IHP peut être entendue, quelle que soit sa motivation. Pour l’équipe, la candidature est le point de départ de la rencontre entre la réalité de la personne et l’offre de l’institution. La personne occupe une place centrale dans toute orientation d’accompagnement ; c’est ainsi que la question que l’équipe se pose au cours de chaque processus de candidature est : « Sommes-nous en mesure d’offrir les conditions d’accompagnement adaptées au projet de la personne ? ». Ce processus prend du temps et éprouve en conséquence la motivation du sujet, tout en lui donnant la possibilité de faire un choix. La deuxième rencontre est souvent bénéfique pour clarifier certains points, poursuivre la rencontre et aller plus loin dans l’abord de la réalité de la personne, de sa souffrance, de ses difficultés et de ses doutes. Cette dimension temporelle du processus de candidature est une particularité de l’IHP en regard d’autres services comme les hôpitaux, les CPAS35, etc., qui disposent de délais parfois très courts. Au cours de ce processus, un temps est prévu pour le contact avec les personnes éventuellement présentes dans l’orientation de la personne vers une Habitation Protégée. Quand il s’agit d’une équipe hospitalière, il peut être intéressant d’entendre leur perception des besoins du patient pour confronter le discours de la personne et affiner l’élaboration de son accompagnement ; en outre, il arrive régulièrement que cet hôpital reste le lieu de soins choisi par la personne si une hospitalisation au cours de séjour s’avère nécessaire. Prenons le parcours d’un résidant dont la motivation au séjour en Habitation Protégée témoigne de l’imbrication, dans sa demande initiale, d’une injonction thérapeutique, d’un souhait de l’entourage et d’un désir personnel. L’IHP est contactée par le service social d’un hôpital, qui propose et soutient la candidature d’un homme hospitalisé chez eux depuis trois mois. Après avoir déjà passé deux ans dans une autre IHP, il a vécu seul ensuite, avant de retourner vivre chez ses parents, chez qui ça ne s’est pas bien passé. Il vient de poser sa candidature dans une autre Habitation Protégée mais en se présentant de façon tellement négative qu’il n’a pas été accepté. Il rencontre l’équipe, accompagné de l’assistante sociale de l’hôpital. Il évoque en entretien des hallucinations auditives et parfois olfactives, sa difficulté de communiquer, la peur du regard des autres, une humeur instable liée aux problèmes de limites, une faible estime de lui-même, mais aussi la difficulté d’être sans travail et les critiques de sa famille à son égard. Son apparence est soignée, il est assez cultivé, paraît un peu timide ou maladroit dans ses propos, mais ses attentes par rapport à l’IHP sont assez clairement énoncées : il veut acquérir de l’autonomie sur le plan social, affectif et professionnel – il aimerait ainsi travailler au grand air, dans la nature et s’est fixé une échéance pour Quelque soit le service envoyeur, le fait pour un candidat « d’être assisté par » un intervenant lors de sa candidature est porteur d’une nuance bien différente au niveau de sa motivation que le fait « d’être envoyé par » - vu l’obligation de se présenter qui s’y trouve connotée. On peut observer parfois une certaine pression qui vise le plus souvent à stimuler la personne dans la recherche d’une alternative constructive à sa situation de vie actuelle ; c’est un élément avec lequel il est possible de composer. Quand la famille manifeste de l’intérêt dans la démarche du candidat, une place peut lui être alors 35. Centre Publique d’Aide Sociale 89 trouver un emploi dans ce domaine –il se donne cinq ans. Il est d’ailleurs sur une piste. Après une réunion d’équipe avec le psychiatre de l’IHP et l’accord de son administrateur de biens pour la prise en charge des frais d’hébergement, il commence son séjour quelque deux mois plus tard. Il s’intègre dans le groupe de l’IHP, participe aux activités organisées, aux tâches communautaires, offre ses services bénévolement à un oncle qui a une ferme ; bref, son planning est bien chargé : il passe le weekend chez ses parents, revient la semaine et passe deux journées complètes par semaine à la ferme. L’équipe attire son attention sur le respect de son propre rythme, mais il veut « tout donner ». Il va une semaine par mois en postcure à l’hôpital ; parfois, il y reste un peu plus, tant il est angoissé. Après trois mois et demi, c’est d’ailleurs le retour à l’hôpital : il est épuisé, suicidaire, et culpabilise « de ne pas y arriver ». Partagé entre ses parents, la ferme, la postcure à l’hôpital et l’IHP, il semble avoir surtout essayé de contenter les attentes des autres et n’avait pas investi de « chez lui ». Après deux mois d’hospitalisation et une rencontre entre lui, l’équipe hospitalière et l’équipe de l’IHP, son projet de vie à l’IHP s’est modifié : son « travail » - une notion si valorisante pour lui – aujourd’hui, c’est de construire sa vie privée, et donc de se fixer quelque part. Quelques mois après son retour en Habitation Protégée, de commun accord avec l’hôpital, il arrête les semaines de postcure mensuelles. Trois ans plus tard, il est parvenu à établir son domicile à l’IHP, à espacer ses retours en famille, à prendre en compte un peu plus ses besoins personnels dont celui de respecter son rythme. parole d’un tiers de celle qui relève du désir de la personne. • Quelles que soient les modalités concrètes du processus de candidature – très diversifiées d’une IHP à une autre – le débat met ici en exergue l’importance capitale de prendre le temps pour une admission : il s’agit de « donner le temps au temps » de la candidature. Pour qu’un travail de candidature puisse réellement se faire avec une personne, il faut pouvoir donner le temps à une demande singulière d’émerger d’une formule courante ou d’un discours conforme, adoptés en vue de se faire accepter. Or la question de la demande est délicate, particulièrement avec la population dont on s’occupe – elle implique déjà un certain rapport à l’autre, la reconnaissance de celui-ci en tant qu’il peut apporter quelque chose. Plusieurs entretiens de pré-admission sont donc préconisés. Ainsi, certaines équipes voient les candidats pendant plusieurs mois avant leur admission ; une entrée progressive de la personne dans l’IHP est parfois programmée sur plusieurs semaines. • L’information transmise au patient est également importante : il s’agit de présenter l’IHP au futur résidant, comme à sa famille et parfois aussi aux partenaires professionnels. Il est nécessaire de leur expliquer comment on travaille dans ce type de structure, sachant que les modes de prise en charge sont fort variables d’une institution à une autre – certaines sont plus soutenantes, interventionnistes que d’autres. C’est aussi rappeler que l’IHP n’est pas seulement un lieu d’habitation : c’est un lieu de vie communautaire qui implique une relation quotidienne avec d’autres personnes, avec lesquelles le résidant n’a pas choisi de vivre. C’est aussi un type d’accompagnement spécifique, irréductible à ce qui est proposé dans d’autres types de structures, même si l’on y retrouve des personnes de formations identiques. 3.7.3. La construction des possibilités du séjour dans sa singularité. « On m’envoie chez vous », « on me recommande votre IHP » : si les professionnels n’accordent pas la même importance à ces deux types de formulation dans lesquelles se coule souvent une demande d’admission, on ne saurait se contenter des premiers mots, souvent défensifs, formulés par la personne candidate pour déterminer la part de ce qui est de l’ordre de la soumission à la • Ensuite fut pointée la question du travail préalable qui est fait, d’une part, par l’envoyeur et, d’autre part, entre celui-ci et l’IHP. Des participants font remarquer les différences de motivation et d’information qu’ils constatent 90 souvent selon que le candidat vient d’un hôpital psychiatrique ou d’une maison d’accueil ; ainsi, les résidants en maisons d’accueil se présentent rarement seuls dans une IHP – c’est souvent le personnel qui fait les démarches pour eux. Audelà de cette particularité, le débat soulève la thématique de la « motivation » : c’est peut-être un concept inadéquat qui suppose une construction rationnelle – à tout le moins, ce concept ne saurait suffire à modéliser le travail de candidature et d’admission qui est fait en IHP. Car, peut-on seulement exiger d’un candidat, quel que soit le lieu d’accueil ou de soins dont il vient, qu’il fasse seul la démarche de s’adresser à une IHP ? Qu’il sache indiquer de façon claire ce qu’il en attend et qu’il soit explicite sur ses difficultés ? On risque de produire une sélection de sujets qui ne sont pas trop démunis dans leur rapport à l’autre. C’est occulter le fait que la population en IHP, majoritairement psychotique, a par définition un rapport au langage particulier, et donc un rapport tout aussi particulier à « l’autre de la demande » et à la motivation. On évoquera ce candidat qui, à la question « qu’est-ce qui vous amène ? », répond tout de go : « le tram ». Le rapport biaisé à la métaphore est redoublé d’un trouble dans le rapport à « la cause ». L’argumentation logique qu’il s’est peut-être appropriée peut rester décalée ou décollée en ce qui concerne une construction psychologique fondée sur l’expérience de vie, au fil du temps, mais être efficiente lorsqu’il s’agit de choses très concrètes comme l’exemple cidessus le montre. • Dans le fil de ces considérations, le débat met en exergue la nécessité de se trouver d’autres repères que celui de la « motivation » du candidat pour soutenir le processus de candidature, le travail de la demande, la construction du dispositif d’accueil. Un travail de « co-construction du cas » est nécessaire. Le travail en réseau, avec l’envoyeur comme avec les autres partenaires, prend donc une importance particulière : il s’agit de repérer, au-delà des dires du candidat, quels sont les événements et les temps importants de sa trajectoire. Comment a-t-il vécu ? De quoi s’estil soutenu ? Quels types de liens a-t-il noués ? Lesquels ont été soutenant et constructifs, lesquels ont été ravageant ? De quoi donc a-til besoin pour éviter les décompensations, les déboires psychiques et sociaux ? 91 3.8. Travailler avec les familles : entre nécessité et impossibilité Le travail en IHP est par définition un travail en réseau : l’Arrêté Royal de 1990 indique que les différentes facettes de l’accompagnement ne reposent pas sur la seule IHP, mais qu’il est judicieux de faire usage des ressources existantes, à l’extérieur. C’est à travers ce dispositif que le résidant prend pied comme acteur dans le tissu social ; ceci s’inscrit dans la perspective de faciliter, à terme, son départ. La collaboration avec les partenaires du résidant est importante et doit être pensée à chaque fois de façon spécifique. collaboration avec la famille sont évaluées au cas par cas. S’il semble bénéfique pour le résidant que sa famille soit englobée dans l’intervention, l’équipe en parle d’abord avec lui et rien ne sera jamais entrepris sans son accord. Ensuite, en réunion d’équipe, on cherche à définir de quelle manière il s’agit d’intervenir par rapport à la famille. Les questions sont nombreuses : quelle relation de confiance peut-on avoir avec le résidant et sa famille ? Que peut-on dire et ne pas dire à la famille ? L’intervention ne va-t-elle pas être vécue comme une trahison par le résidant ? Comment peut-il vivre la tension entre dépendance et recherche d’autonomie ? Comment rester en lien et continuer à le soutenir dans son projet ? Si le résidant émet le souhait de garder des contacts avec sa famille, fait-elle pour autant partie de son projet ? C’est dans ce cadre que nous pouvons situer le travail avec les familles qui possèdent une expérience de vie et une connaissance, conséquentes bien que subjectives, du résidant. En effet, les liens familiaux sont complexes et les relations ne sont pas toujours aisées. Elles oscillent entre rupture plus ou moins définitive et relations extrêmement proches, plus ou moins bien vécues. Quand la famille est disponible et active, comment l’impliquer quand le résidant est ambivalent par rapport à la place qu’elle prend ? Que pouvons-nous transmettre ou non aux proches du résidant ? L’idée de ne rien entreprendre sans son accord ne règle pas tout, surtout quand ce dernier est dans un moment où il est fortement exalté, déprimé, délirant ou persécuté. Bien sûr, il n’y a pas de recette, ni de réponse univoque aux questions posées : encore une fois, c’est au cas par cas que s’évaluent la nécessité et l’opportunité de travailler avec sa famille. Ces questions sont régulièrement débattues au sein d’un groupe, composé de représentants d’IHP qui se réunissent à la « Fondation Renson ». Il ressort de ces débats que l’on peut, d’un côté, émettre des réserves quant à l’adéquation de travailler avec les familles, en avançant différents arguments. Le rôle des IHP est d’abord d’être un partenaire du résidant pour faire face à ses difficultés et, ce faisant, l’institution ne peut mettre à l’avant-plan l’aide à la famille. L’IHP n’est pas toujours à la meilleure place pour travailler les liens familiaux et, parfois, ce n’est d’ailleurs pas adéquat pour le résidant, à certains moments de sa trajectoire, que de le pousser à avoir des contacts avec sa famille. Il arrive dans certains cas que, si l’on sollicite la famille, elle tend à s’investir de façon excessive dans le suivi pendant le séjour et l’expérience de prise de distance et d’autonomisation par rapport aux proches en pâtit. D’un autre côté, certains arguments plaident en faveur du travail avec 3.8.1. Même à distance, tenir compte de la famille et des proches Dans cette nouvelle IHP, on entend par « la famille » toute personne qui, dans le passé ou dans le présent, a été liée de près ou de loin avec le résidant. Il s’agit le plus souvent de la famille nucléaire ; parfois, ce sont les grandsparents, les amis, le compagnon ou la compagne du moment, ou même d’autres intervenants. La position de l’équipe est de ne pas inclure a priori la famille ou les proches dans le travail entamé avec un résidant quand il commence son séjour. Les situations qui peuvent nécessiter une 92 les familles : rencontrer la famille permet de lui expliquer le rôle de l’IHP et, le cas échéant, de la rassurer et de faciliter les contacts ; par la suite, on peut décider de répondre aux questions que se pose la famille, mais toujours avec l’accord du résidant ; un entretien avec la famille permet parfois d’avancer, d’ouvrir un espace de parole positif pour tous ; l’apport de la famille permet de ne pas passer à côté de certaines choses qui peuvent être du plus grand intérêt pour parfaire l’intervention ; il est important de reconnaître le savoir et le savoir-faire de la famille, et de ne pas la disqualifier. Au final, pour les représentants de cette IHP, toutes les observations convergent pour montrer que, lorsque la famille (au sens large où ils l’entendent) est superbement ignorée, l’échec se profile pour le résidant, celui-ci faisant les frais d’une mésentente entre l’institution et la famille. Comme le formule Luc Deligne36, la famille n’est pas un partenaire comme un autre, mais un partenaire qui a des liens essentiels et privilégiés avec l’usager ; il s’agit de passer d’une interaction linéaire qui place l’usager dans un double lien à une interaction triangulaire – en d’autres mots, de la rivalité à la complémentarité des partenaires familiaux et professionnels. une rencontre, à laquelle elle vient seule. Cette rencontre est l’occasion d’une empoignade verbale, ponctuée de cris et de larmes où chacun des protagonistes entend montrer à quel point l’autre est insupportable : la mère de la résidante questionne assez agressivement l’équipe sur « ce que nous faisons avec sa fille » et, quand elle se radoucit, c’est au tour de la résidante de se déchaîner contre sa mère et sa famille en général. L’équipe tâche de reprendre calmement la parole pour exprimer à quel point cela parait effectivement difficile à supporter pour chacun des membres de la famille, mais que derrière cette souffrance se cache sans doute un profond attachement des uns aux autres. Cette position a pour effet non seulement d’apaiser le climat mais aussi de faire tomber l’hostilité de la mère envers l’équipe, ce qui permet de pouvoir envisager ensemble des solutions pour éviter les conflits. Par la suite, les rencontres se font plus sereines : malgré quelques flambées ponctuelles entre la résidante et sa mère, le dialogue reste possible. La démarche entreprise auprès de la famille a donc eu pour résultat final d’apaiser la résidante et, partant, d’améliorer sa qualité de vie : ainsi, elle a pu parler d’autre chose que de cette question familiale qui occupait tout l’espace de ses relations, et commencer à envisager un autre « possible » dans son avenir. Deux vignettes cliniques viennent illustrer deux types d’interventions différentes menées par cette équipe de l’IHP en ce qui concerne la famille : la première met en évidence la nécessité qui s’impose, dans certaines situations, de travailler avec celle-ci pour le mieux-être de tous les protagonistes. A l’inverse, la seconde met en exergue que, parfois, travailler « avec la famille », c’est justement ne pas travailler avec elle. Une dame pose sa candidature et est admise à l’IHP ; elle vient d’une communauté thérapeutique. En début de séjour, sa demande est très clairement exprimée : « J’ai le projet de prendre un appartement seule et je voudrais prendre de l’autonomie par rapport à ma mère ». D’emblée, sa demande pose question à l’équipe, quant à la limite de son intervention : peut-on envisager de travailler avec la mère de la résidante sans mettre son projet en échec ? Au travers des différents contacts pris avec les équipes qui ont accompagné cette dame auparavant, il apparaît que chaque fois qu’une rencontre a été mise en place avec sa mère, le projet était mis en échec peu après, par l’une ou par l’autre. L’équipe a donc décidé de respecter la demande formulée par la résidante et, à ce jour, cela fait un peu plus de quatre ans qu’elle séjourne dans l’institution Une résidante, au début de son séjour, parle beaucoup de sa famille, alors que l’équipe n’a aucun contact avec celle-ci. Un jour, sa mère téléphone pour demander s’il est admissible que sa fille « doive vivre avec des gens mal polis, drogués, sales, harceleurs », et comment se fait-il qu’elle doive débarquer à tout moment chez elle pour se plaindre non seulement de l’institution mais aussi des siens qui « l’y ont abandonnée et la laissent sans moyens financiers suffisants ». Avec l’accord de sa fille, l’équipe propose 36. « Le travail avec les familles et les bénéficiaires », revue IMP 140, 21 septembre 2005. 93 sans qu’aucun contact n’ait cherché à être noué avec la mère. La manière dont les intervenants se sont positionnés par rapport à la famille et à la résidante a permis à celle-ci de trouver sa place dans leur relation. Le cadre de l’IHP ainsi que les règles qu’il faut y respecter ont soutenu la résidante dans sa volonté de mettre une distance entre sa mère et elle-même, sans pour autant se culpabiliser. de ne pas se baser sur des idées préconçues, des informations transmises par l’un ou l’autre intervenant antérieur – par exemple, quelqu’un prévient, à propos d’un résidant : « faites attention à sa famille : elle dénigre systématiquement tout ce qu’on fait, elle venait ici toute les semaines pour faire des scandales, etc. ». Dans certains cas, la famille est présente tant que le résidant est dans l’IHP ; elle se repose sur nous. Mais lorsqu’il est question de sortie et/ou de retour pour vivre « seul » la famille n’est plus du tout soutenante. In fine, la famille peut avoir un rôle important surtout si elle positive ce que le résidant entreprend au sein de l’IHP. L’équipe tient enfin à insister sur un principe important de son intervention en la matière : « travailler avec la famille » veut dire en tenir compte comme partenaires possibles ou nécessaires, non pas faire de la thérapie familiale – tel n’est certes pas l’objectif de l’IHP, ni d’aucune autre d’ailleurs. 3.8.2. Variabilité de l’implication des familles Nous partirons du principe que la famille peut être une ressource pour le résidant. Que le contact avec la famille soit aisé ou non, les intervenants disent constater que, dans bien des cas, le fait de tenir compte de la famille du résidant est positif pour lui. Par famille, les travailleurs entendent : « toute personne proche du résidant, membre effectif de la famille nucléaire ou ami, qui a des contacts réguliers et qui s’en occupe ». Ce faisant, ils vont dans le sens de la perspective indiquée par l’Arrêté Royal de 1990, lequel enjoint les travailleurs à « ne pas centraliser sur l’IHP les différentes facettes de l’accompagnement, mais à faire usage des ressources existantes (...) ». Au résidant qui est admis dans l’IHP, il est proposé de rencontrer sa famille, sans a priori ni préjugé, quand celle-ci est présente. S’il est d’accord, sa famille est invitée ; s’il ne l’est pas, en fonction du contexte, on réitérera ou non l’invitation plus tard. Il arrive aussi que la famille demande ellemême à prendre contact avec l’équipe : dans ce cas, on en discute d’abord avec le résidant. Enfin, la famille refuse parfois de nous rencontrer. Le but de cette rencontre est de présenter l’IHP et l’équipe d’intervenants, d’expliquer à la famille sa manière de travailler, les objectifs poursuivis. D’une part, cela permet aux intervenants de voir comment fonctionne le résidant et quel type de contact il a avec sa famille ; d’autre part, cela permet à la famille de connaître l’équipe, de lui poser des questions sur l’IHP, voire de la rassurer dans certains cas (« Mon frère est malade, mais les personnes avec lesquelles il habite ne le sont-elles pas davantage ? Ne sont-elles pas dangereuses ? Etc. »). De façon générale, les intervenants essaient de « partir de zéro » et Trois vignettes cliniques témoignent de la variabilité à laquelle nous sommes confrontés. Un résidant d’une quarantaine d’années est sous l’influence de sa mère, avec laquelle il entretient des contacts réguliers (il va la voir presque tous les week-ends), mais celle-ci le dénigre constamment : tout ce qu’il entreprend n’est pas bien, ou pas suffisant. La difficulté du contact avec elle réside dans le fait qu’elle n’accepte pas d’entendre autre chose que « c’est un incapable, un fainéant, un bordélique, etc. » à propos de son fils. Elle ne comprend pas qu’on puisse tolérer que sa chambre ne soit pas parfaitement en ordre tous les jours. Lorsque l’équipe lui fait part de ce qu’elle n’est pas du même avis et que son fils s’investit dans ses activités, qu’il semble tenir, que ça l’intéresse vraiment, etc., elle stoppe net la conversation et passe à autre chose. Or le fait pour le résidant d’entendre un autre discours, valorisant et positif, est porteur pour lui : il continue là où il aurait arrêté une activité du fait de s’entendre toujours être dénigré par sa mère. Avant l’arrivée d’un autre patient, le personnel de l’hôpital envoyeur met l’équipe en garde contre certains membres de sa famille : selon le personnel soignant, ils sont désagréables et ont tendance à mettre en échec le travail de 94 3.8.3. La famille : s’en enseigner, l’aider à trouver la juste distance l’équipe. Lors de son admission, avec l’accord du résidant, l’équipe invite sa famille et procède comme d’habitude : présentation, explication du fonctionnement de l’institution, écoute, sans a priori, de la famille. La différence entre l’hôpital et l’IHP leur est expliquée, ainsi que la pathologie du résidant et la nécessité pour lui de prendre ses médicaments. L’équipe rassure également la famille sur le but poursuivi : le séjour en Habitation Protégée est une étape dans sa vie, il s’agit de le rendre le plus autonome et indépendant possible, afin d’entrevoir à l’issue du séjour un autre mode de vie, etc. Bref, l’équipe ne se montre pas « supérieure » à la famille, elle se met d’emblée sur le même pied. Le contact passe bien ; la famille comprend mieux les choses et collaborera au projet du résidant. Il apparaît que la famille avait ou a encore du mal à accepter que le résidant soit malade et qu’il se retrouve en psychiatrie : il devrait « mener une vie comme tout le monde, travailler, se marier, avoir des enfants », etc. La difficulté de la famille est d’autant plus grande que le résidant est relativement stabilisé quand il prend bien son traitement et qu’il « ne paraît donc pas malade ». Le débat sur le rôle des familles fut amorcé par les réflexions du Président de l’association « Similes », dont la vocation élective est de travailler avec les familles qui se préoccupent, précisément, de la situation d’un proche hospitalisé en psychiatrie. Ces familles font appel à l’association car elles rencontrent, à l’occasion de leur confrontation au monde psychiatrique ou judicaire, de grosses difficultés. • La première d’entre elles est le déni fréquent de la maladie mentale dont le proche est affecté : l’acceptation, la reconnaissance d’une maladie mentale chronique prend souvent de nombreuses années ; elle est source de souffrance et de vives tensions au sein des familles. Elles sont nombreuses à ne pas vouloir admettre la maladie, à ne vouloir entendre autre chose que la conformité, le retour rapide à une « vie normale » et, par conséquent, à se mêler excessivement du travail des soignants. Il est évident que cette souffrance des familles rend souvent leur abord malaisé par les soignants. Beaucoup de proches mettent tout leur espoir dans la médication, espérant par là que tout redevienne « comme avant », un fantasme dont il leur faut du temps pour se départir. A « Similes », on s’emploie à apprendre aux parents à reconnaître les symptômes et la maladie prise dans sa globalité, ainsi que ses implications en termes de soins et de mode de vie. Faire accepter aux proches que le patient ne sera plus comme avant, qu’il est d’une certaine manière devenu « quelqu’un d’autre », mais qu’il peut pour autant aller mieux, est difficile et constitue un travail de longue haleine. Pour éclairer l’incompréhension, voire la rivalité courante entre soignants et proches, il faut souligner qu’on est en présence de deux temporalités différentes : les familles ont le plus souvent connus le patient quand il n’était pas malade et cette référence à « l’avant » est très prégnante ; le soignant, lui, n’a pas accès à cette réalité antérieure. Ainsi, même quand la personne va mieux pour le soignant, aux yeux de la famille, elle est toujours mal au regard de ce passé dont elle espère le retour. Une dame d’un certain âge vit en couple avec un autre résidant, dans un appartement. Lors de son arrivée, elle n’avait pas l’air d’avoir fort envie que l’équipe rencontre sa famille ; ensuite, elle fait part du fait que celle-ci refuse de rencontrer les travailleurs de l’IHP, car elle n’en a pas le temps. Elle garde cependant de nombreux contacts avec elle : ils se voient régulièrement, le compagnon est inclus et la famille est généreuse avec eux. La famille, finalement, nous contacte : la résidante lui avait rapporté qu’elle serait renvoyée dans les prochains jours. C’est une interprétation malencontreuse : il lui avait été simplement signifié que si elle continuait à ne pas respecter certaines règles du règlement, elle pourrait, à terme, être renvoyée. Le malentendu éclairci – il n’est donc pas question de la renvoyer – l’équipe n’a plus aucun contact avec la famille, mais comme tout semble bien se passer entre la résidante et celle-ci, aux dires de la première (sa famille la soutient, elle intègre son compagnon, etc.), il est décidé de ne pas insister : l’équipe respecte sa vie privée qu’elle gère comme elle l’entend, et le droit de cette famille de ne pas voir d’intérêt à nous rencontrer. • Une seconde difficulté récurrente qu’il s’agit 95 de chercher à apaiser, est la culpabilité des parents : « pourquoi cela nous arrive-t-il ? qu’a-ton fait de mal ? ». Le malaise persistant, sinon la révolte contre l’injustice qu’induit cette culpabilité rend l’abord des soignants souvent difficile. Ceci explique la position défensive ou révoltée dans laquelle peuvent être les proches d’un patient, de prime abord – position renforcée dès lors que, par exemple, les parents sont mis ou maintenus en position de responsables de la maladie mentale de leur enfant. Or il ne s’agit pas d’aller chercher les causes et les responsabilités des uns ou des autres, mais de mobiliser les compétences du groupe familial pour qu’il s’en sorte et qu’il apprenne à « faire avec » la maladie mentale. certes, dans la recherche d’une complémentarité entre les deux, il y a lieu, cependant, d’être prudent dans le travail avec les familles. Plusieurs éléments du débat éclairent ou soutiennent cette position. • Est d’abord pointée, en toile de fond de la problématique, l’évolution des situations rencontrées : un médecin souligne ainsi que, dans le travail mené avec les familles dans son IHP, en quinze ans, ils sont passés de situations où les familles étaient peu présentes, du fait qu’ils accueillaient au départ essentiellement des patients chronifiés ayant passés de nombreuses années en hôpital psychiatrique, à des situations très différentes et plus diversifiées : des patients plus jeunes ou des patients qui viennent avec d’autres parcours, d’autres pathologies. Aujourd’hui, les familles sont donc plus présentes, avec des bonheurs et des écueils divers. En ce sens, l’évolution de la société appelle le renouvellement de la lecture qu’on opère de ce qui constitue la famille : il ne s’agit plus de restreindre la famille à son noyau – parents et fratrie – mais plutôt de l’étendre aux personnes qui forment l’entourage familier du patient et constituent, à ce titre, des ressources pour lui. • Si certaines familles font appel à « Similes » dès le moment où elles sont confrontées à la maladie mentale d’un proche, d’autres attendent parfois très longtemps. On rencontre donc beaucoup de situations fusionnelles, figées sur le plan familial : ainsi des parents qui adressent une demande d’aide pour leurs enfants qui approchent la cinquantaine. Ces situations, le plus souvent indénouables, sont emblématiques : à « Similes », on rencontre beaucoup de résistances, tant de la part des parents que des personnes malades, quant à des démarches novatrices, qui impliquent une prise de risque, une autonomie vis-à-vis des parents, devenue indispensable vu leur vieillissement. • L’accompagnement peut se soutenir de ce point d’appui qu’est l’entourage du patient. Il importe de consacrer du temps aux aspects humains et relationnels de sa vie familiale et sociale, plutôt que se focaliser uniquement sur des impératifs de résultats en terme d’autonomie et d’intégration sociale. On ne saurait d’ailleurs bien accompagner un patient en négligeant ce que ses proches en savent et veulent bien en dire. En outre, disqualifier la famille quand celle-ci est collaborante peut s’avérer très dommageable : la famille a un savoir sur le fonctionnement de son proche, sur son délire éventuel et sa façon de fonctionner en situation de crise, dont les soignants doivent s’enseigner pour éviter des événements plus inquiétants – comme un passage à l’acte. En ce sens, la façon de se présenter à la famille est capitale : il est important de montrer qu’on est là comme partenaire et qu’on n’a pas la science infuse. De même, tenir compte du milieu d’où les gens viennent, avoir le tact de savoir ce qui peut être demandé ou non, dans quelles conditions, rencontrer les gens dans le milieu de • Enfin, le président de « Similes » souligne encore l’existence de deux sortes de difficultés particulières rencontrées par les familles. D’une part, celle que représente pour eux le fait d’être mis à l’écart par les soignants, quand ceux-ci prennent au pied de la lettre le refus manifesté par leur proche, en période de crise, de quelque contact que ce soit avec sa famille. D’autre part, la difficulté éprouvée par des parents qui souhaitent que leur enfant aille en IHP, mais qui se heurtent à son refus, celui-ci désirant rester habiter chez eux – il s’agit alors d’accompagner les parents dans le travail de distanciation et d’autonomisation qu’ils ont à mener avec leur enfant. De ces premières considérations, il ressort donc que perdure ou apparaît de temps à autre l’impasse d’une opposition, voir d’une rivalité entre les soignants et les proches. Si la voie est, 96 vie permettent de comprendre bien des choses indicatives pour les accompagner et les soutenir et, le cas échéant, pour ne pas mettre la barre trop haut. famille. Il peut y avoir un temps où la relation de confiance avec le résidant est prioritaire, quitte à ne pouvoir avoir accès momentanément à des informations précieuses. En tout état de cause, ne pas rencontrer les proches ne signifie pas qu’on ne travaille pas avec eux. Dès le moment où on se centre sur le lien social, le lien à l’autre, on est dans la dynamique du travail avec l’entourage, donc nécessairement avec la famille. Dans d’autres cas de figure – pas spécialement plus facile à gérer –, on a affaire à des parents qui sont dans une position ambivalente : ils veulent une distance et l’autonomie de leur fils ou de leur fille, mais en même temps, ils restent trop présents pour qu’un lien aux intervenants puisse se nouer. Enfin, on doit encore évoquer la situation où l’entourage n’a aucun désir d’être associé à l’accompagnement de leur proche, pourtant demandeur d’un lien. • Permettre au patient d’arriver à une certaine stabilisation de son état, sans lui en demander trop et en s’appuyant sur son entourage est donc possible – sans doute plus qu’en hôpital – et souhaitable en IHP. Il est d’autant plus important de faire de la famille un partenaire qu’il y a un « après IHP » pour le patient, où la famille restera présente. Participer au processus par lequel une famille s’approprie le fait que leur proche est malade et qu’il doit prendre des médicaments, que tout ne sera pas ou plus possible, que le changement peut être lent : tout cela implique de prendre le temps, sans brusquer le patient afin d’éviter de le précipiter vers la rechute. Cela concerne souvent des choses très concrètes, qui doivent pouvoir se discuter avec les proches – par exemple, respecter que le patient vive dans un certain désordre, c’est un point où peut être en jeu l’acceptation de la maladie. Il est donc important d’écouter la famille sans préjugé, comme de la rassurer sur ce qui va se passer dans ce nouveau lieu de vie – ainsi de ceux qui redoutent qu’on fasse de leur proche une « plante ». Rencontrer la famille, c’est également l’occasion d’avoir, comme intervenant, un regard neuf sur le patient, et inversement – faire en sorte que la famille entrevoit de nouvelles pistes et permettre au patient d’avoir un regard neuf sur les choses, qu’il n’avait pas au sein de la famille. • S’il y a sans doute autant de situations qu’il y a de familles, on peut dire que, au moment de l’arrivée en IHP, deux cas de figure extrêmes se présentent le plus souvent : ou bien c’est la famille qui a manifestement mis une distance par rapport au résidant, ou bien c’est celui-ci qui ne veut plus en entendre parler. Dans l’un comme dans l’autre cas, il y a donc eu une fracture, une séparation ou une distanciation importante suite à une période de grande tension. Et puis, au fil du temps, un rapprochement peut parfois s’opérer. L’intérêt de soutenir celui-ci reste toujours une question clinique délicate et ne peut être considéré comme allant de soi, au nom de l’idéal d’« avoir des relations familiales ». En effet, un rapprochement peut, à l’occasion, être l’amorce d’un retour vers une relation où le patient se sent appelé à combler quelque chose chez ses parents, et donc à être mis en position d’objet – de l’« Autre maternel », en particulier. • Cela étant dit, le travail avec la famille ou avec l’entourage proche du résidant, dans son principe comme dans ses modalités, s’aborde au cas par cas : il ne doit pas constituer un impératif catégorique. Il importe de faire – au bon moment – des propositions de rencontre avec les proches du résidant, surtout pas de les rendre obligatoires. Dans certains cas, on ne peut prendre le risque que le résidant se place d’entrée de jeu dans une position défensive à l’égard des intervenants. De même, à certains moments dans sa trajectoire, il peut demander aux intervenants d’être mis à l’abri de la « férocité de l’Autre », incarnée par la famille : c’est alors délicat d’aller contre cette demande, de vouloir à tout prix qu’il y ait une rencontre familiale ou de vouloir savoir ce qui se passe en • Par rapport à l’hôpital, en particulier, deux spécificités des IHP doivent être soulignées : le fait d’avoir du temps devant soi et celui d’être un lieu de vie. De ce fait, les travailleurs de ces structures sont plus proches, au fil du temps, du regard que peuvent avoir des parents et de leur sensibilité sur des détails. Dans les maisons, des petites choses se disent, s’échangent entre les résidants ou entre ceux-ci et les intervenants : en IHP, on acquiert une sensibilité aux variations d’humeur, à la façon de parler, à ce qui se dit, à 97 la façon de se débrouiller dans le quotidien ; cela permet de faire un travail plus préventif, comme de désamorcer des crises. L’IHP rejoint aussi la position des parents sur un autre point : les intervenants doivent faire lien, être investi, être des personnes de confiance et des points d’appui et, en même temps, l’institution doit viser à terme son propre effacement. Ainsi, dès l’entrée – et sans doute même dès la candidature – il faut penser l’accompagnement avec d’autres personnes que le personnel de l’IHP : on ne peut faire sans partenaires extérieurs, ne serait-ce que pour le suivi médical. De quoi le candidat aura-t-il besoin dans les domaines les plus concrets, mais aussi en terme d’environnement, de contexte relationnel ? Enfin, pour remplir sa mission telle que la loi le prescrit – être un lieu temporaire – mieux vaut chercher à établir des liens à l’extérieur pour que la transition à la sortie soit facilitée, grâce à la possibilité pour le résidant de garder ses liens externes à l’IHP. Celle-ci a ainsi vocation à être un seul élément du réseau du résidant – c’est là tout le paradoxe du travail en IHP. durée de quelques mois ou de quelques années, y trouver un apaisement, apprendre à gérer son quotidien et ses relations pour, ensuite, aller vivre de façon autonome, lorsque les contraintes de l’IHP leur sont devenues trop lourdes, et donc inutiles. Pour d’autres patients – nombreux à ne pas pouvoir s’inscrire dans cette perspective idéale de l’autonomie –, il importe plutôt, dans une visée plus pragmatique, moins idéalisée, de savoir comment organiser la vie autrement : comment reconstruire quelque chose qui soit suffisamment soutenant et encadrant pour la personne. La mission des IHP, c’est donc aussi d’accueillir des personnes qui ont besoin d’un suivi institutionnel plus dense et plus continu : le premier défi, pour ces patients, c’est de créer du lien, d’établir des relations dont ils se supportent. L’idéal d’autonomie peut ne pas être de mise pour certains sujets particulièrement fragiles : lâcher ses liens pour en reconstruire d’autres est parfois vécu comme une impossibilité. Ainsi, les changements de contexte de vie, de relations nécessitent toujours un travail extrêmement délicat. Loin des visées d’autonomie, on doit donc souvent se soucier des « aliénations positives » à sauvegarder, dont celles qui sont nouées de longue date par le patient avec son entourage; ce qui éclaire encore, sous un autre jour, la problématique du travail avec les familles, au sens le plus large du terme. • In fine, il fut souligné que se développe le plus souvent en IHP une approche pragmatique de l’accompagnement – qui englobe, le cas échéant, le travail avec l’entourage et les proches. Pour certains patients, il est important de les faire cheminer vers l’autonomie : venir en IHP pour une 98 3.9. Les résidants en post-cure dans le cadre d’une mise en observation et d’une mesure de défense sociale : comment articuler des logiques différentes ? Il semble que la politique générale des IHP est de ne pas accepter de résidants contre leur gré : tout candidat doit souhaiter entrer. Si cela peut être le cas de personnes qui sont dans des conditions de postcure, il n’est pas rare que des intervenants s’interrogent alors sur le fondement de leur désir de venir en IHP ; d’autant plus si le candidat indique en toute franchise que c’est pour lui le seul moyen de sortir d’un lieu où il se trouve contraint de vivre. Notre préoccupation est alors de savoir comment différencier clairement les engagements du résidant par rapport à certaines autorités de ceux qu’il prend vis-à-vis de l’IHP, ce qui nous amène à nous poser la question d’une pratique de concertation à trois partenaires. Comment aider le résidant à saisir que nous avons une place, un rôle différent ? Comment faire comprendre aux intervenants ayant un mandat légal que nous ne pouvons pas être mis en continuité avec eux ? peu », « beaucoup » ou « tout à fait » autonome, quand bien même on se référerait à une échelle d’évaluation standardisée. En effet, la dimension psychodynamique à elle seule semble poser les limites de cette évaluation – on songe à nombre de résidants qui sont la proie de crises d’angoisses existentielles imprévisibles, submergeantes et « multi-résistantes » aux traitements et aux prises en charge ; moments de décompensation durant lesquels on constate toujours une perte importante de l’autonomie, fût-elle temporaire. C’est pourquoi la notion d’autonomie ne renvoie pas uniquement à celle d’indépendance et à la possibilité pour un individu de décider par rapport à une autorité. L’autonomie serait surtout, en l’occurrence, la capacité du malade à organiser son histoire personnelle en fonction des symptômes de sa maladie, comme sa capacité à reconnaître les signes de celle-ci et à demander des soins, ou à ne pas en demander. 2. À propos des soins contraints 3.9.1. Dépasser l’antagonisme Deux cadres légaux doivent être évoqués. Le premier concerne la mesure de postcure qui s’exerce dans le cadre de la Loi du 26 juin 1990 sur la protection de la personne des malades mentaux. Cette mesure vise à prolonger le traitement du malade qui est autorisé à quitter l’hôpital où il avait été admis et soigné contre son gré. La postcure est donc organisée à l’extérieur de l’hôpital, elle met en place les conditions de traitement et précise le lieu de résidence avec l’accord du malade. Sa durée maximale est d’une année. Pendant cette période, la direction de l’hôpital demeure responsable de la personne et le Médecin Chef de Service est habilité à organiser une réintégration sans formalités si la situation le lui fait juger nécessaire (non-respect des conditions de la postcure, nécessité de soins hospitaliers) ; il est aussi habilité à mettre fin à la postcure. Le deuxième cadre légal concerne la libération à l’essai des internés. Le résidant placé « Autonomie » et « soins sous contrainte » : d’emblée, l’antagonisme qui oppose ces deux registres pose la question de savoir comment on peut, en IHP, articuler des logiques apparemment si différentes ? Il faut sans doute avant tout dire un mot de la manière dont on se représente, dans cette IHP, ces deux registres. 1. À propos de l’autonomie Parmi les quatre-vingts résidants qui sont hébergés, presque tous souffrent de troubles psychiatriques de type psychotique. De nos vingt années de pratique, il ressort que l’autonomie, pour ces résidants, se décline sur un mode personnel, subjectif, en lien étroit avec la maladie ; bref, qu’il s’agit là d’une notion difficilement quantifiable : il est donc inopportun, sinon difficile de dire que, de façon générale, tel ou tel résidant est « un 99 sous statut de défense sociale doit se soumettre aux obligations imposées par la Commission de Défense Sociale (ou le futur Tribunal d’Application des Peines). Ces conditions organisent notamment une tutelle médicale et le suivi par une Maison de Justice (qui exerce un contrôle médical et social). Des rapports d’évolution doivent être régulièrement transmis à la Commission par le médecin et l’assistant de justice. Un homme d’une trentaine d’années, sous statut de défense sociale à la suite d’actes violents et des voies de fait contre des policiers, a séjourné une première fois dans notre IHP trois ans après son jugement. Alors âgé de 23 ans, venant de l’hôpital psychiatrique, il a passé une année en Habitation Protégée, allant au bout de ce projet sans problèmes particuliers, pour ensuite s’installer dans un appartement de location. Huit ans plus tard, il entame son deuxième séjour, toujours sous contrainte, dans notre structure. Entre les deux séjours, il a construit sa vie affective, a vécu chez lui et a été réhospitalisé à sa demande à plusieurs reprises. Un dangereux acting out a marqué cette période. L’histoire personnelle du résidant rapporte des éléments de resocialisation d’une part, d’hétéro-agressivité sévère par ailleurs – les vieux démons continuent à hanter, par moments, son existence. À cette deuxième admission dans notre IHP, les conditions de libération à l’essai précisent notamment les obligations suivantes : se soumettre à la tutelle médicale du médecin désigné ; se soumettre à la tutelle sociale de la Maison de Justice ; résider à l’IHP; être de conduite irréprochable ; ne pas quitter le territoire, (dé) loger maximum deux nuits par mois chez son père. Au niveau de l’Habitation Protégée, nous complétons la convention de séjour de conditions individualisées qui précisent le cadre de notre accompagnement. Ces conditions sont l’aboutissement du travail de candidature ; elles sont élaborées avec le futur résidant et visent à donner du sens au séjour du candidat en tenant compte des éléments de son anamnèse. Le résidant accepte de s’engager à ces deux niveaux : celui de la Défense sociale et celui de l’IHP. Peu de temps après son admission, il commence à montrer certaines difficultés à s’organiser et à se gérer : il renonce à l’activité de jour qu’il avait programmée, il ne maîtrise pas son budget, il consomme des substances psychoactives. Pourtant, son intégration dans la maison communautaire se passe bien et il répond aux conditions de sa sortie à l’essai. En outre, il dit se plaire à l’IHP et « avoir appris à vivre sans rien faire, avoir apprivoisé l’ennui ». En définitive, il répond, sous un certain formalisme, aux exigences posées par la Défense Sociale, mais bouscule le contrat d’accompagnement de l’IHP. L’équilibre fragile qu’il a construit vacille 3. Les spécificités de l’accompagnement en IHP D’abord, la particularité du travail en IHP tient à la diversité des rôles assurés par l’équipe d’encadrement, dans une prise en charge qui peut s’étaler dans le temps. Il s’agit d’un travail individualisé, de proximité, et parfois durable. À l’IHP, le résidant est « chez lui ». Le plus souvent, sa deuxième famille, ce sont ses colocataires et l’équipe. L’Habitation Protégée est aussi un lieu de soins. Ensuite, les travailleurs en IHP sont à la croisée de certains chemins : les rôles de l’équipe relèvent autant de la fonction paternelle (rappel de la Loi, des règles, de l’autorité) que de la fonction maternelle (réassurance, protection, etc.). Enfin, le caractère multidisciplinaire de l’équipe offre au résidant une palette de rapports différenciés et donne ainsi du relief à l’alliance thérapeutique. 4. L’articulation de logiques antagonistes Ces balises posées, on peut aborder la question de savoir comment articuler, en IHP, ces logiques antagonistes de l’autonomie et des soins sous contrainte. Ainsi et surtout, comment différenciet-on clairement les engagements du résidant par rapport aux autorités concernées et ses engagements vis-à-vis de l’Habitation Protégée ? L’équipe aborde la problématique à partir d’une vignette clinique, qui expose le parcours d’un résidant sous statut de défense sociale. Celui-ci a fait deux séjours dans l’IHP, qui se sont soldés par deux issues différentes : malgré l’expérience d’une première prise en charge ayant débouché sur une issue favorable, l’équipe est confrontée, lors de son second séjour, aux difficultés de conjuguer une alliance thérapeutique et le respect du cadre par le résidant, difficulté qui aboutit à un retour à l’hôpital. 100 3.9.2. Accompagner se conjugue avec protéger, pas avec surveiller et, à un moment donné, l’Habitation Protégée ne suffit plus à le « récupérer ». Il demande sa réadmission en hôpital psychiatrique après sept mois de séjour, sans que les autorités de tutelle n’aient eu à s’inquiéter de sa situation en termes de dangerosité. Pour la justice, qu’il s’agisse d’une personne effectuant une postcure comme suite à une mesure de mise sous protection ou d’une personne provenant d’un Établissement de Défense Sociale, les questions de la dangerosité et du contrôle sont primordiales. La question du consentement aux soins dans un cadre contraint est un sujet sensible, qui interpelle les responsables d’institutions autant que les autorités de tutelle. Ces deux logiques où se côtoient relation de confiance et mesures contraignantes peuvent se révéler conflictuelles. En IHP, un aspect de l’accompagnement est d’ordre pédagogique : il a pour objectif l’acquisition par le résidant de l’autonomie domestique minimale. Une autre dimension du travail est de l’amener, grâce à ses propres ressources, à créer des liens sociaux de qualité qui lui seront utiles à l’avenir. Ce travail psychosocial nécessite souvent la mise à distance des idéaux promus par notre époque, dont celui de l’autonomie. C’est là que se situe un premier paradoxe, pour les travailleurs : l’IHP ne peut pas assurer une fonction de surveillance ou de contrôle d’une personne qui représente un danger pour la société. Elle peut assurer, si le résidant collabore, une série de guidances et d’accompagnements divers visant à son émancipation dans la gestion de son traitement et de sa vie quotidienne. On ne saurait améliorer ses capacités à agir de façon responsable sans laisser à la personne la part de liberté nécessaire pour expérimenter son « potentiel » et lui permettre d’avancer à son rythme. Une logique de surveillance risquerait de freiner son évolution. Cette « capacité d’autonomie » attribuée au résidant apparaît d’ailleurs comme le principe fondateur de l’intervention en IHP et de son cadre thérapeutique. Et pourtant, il est important de ne pas nier la contrainte dès lors qu’on accepte de travailler dans un cadre médicojudiciaire, et de lui faire une place légitime, en tâchant de l’inclure dans une triangulation. Un autre paradoxe réside dans le fait que les IHP sont des structures ouvertes qui n’acceptent que Dans les prises en charge sous contrainte, il paraît indispensable de rappeler les mandats de chacun, mais aussi de favoriser la communication entre les différents acteurs qui gravitent autour du patient, parmi lesquels les autorités de tutelle médicale et judiciaire. Il ne s’agit pas ici d’entrer dans un schématisme réductionniste à deux pôles ; tout n’est pas blanc ou noir : « contraindre » ne veut pas nécessairement dire « punir », et la logique de l’accompagnement ne signifie pas que le résidant puisse faire tout ce qu’il veut, et qu’en définitive c’est son désir qui prime. Il y a donc lieu de trouver des voies d’accompagnement du résidant dans son projet personnel tout en se donnant la possibilité de lui dire, s’il le faut, que l’autorité de tutelle (médicale, sociale ou judiciaire) sera informée d’une situation qui paraît, à un moment donné, présenter un réel danger pour lui-même ou pour autrui. Quatre axes majeurs orientent l’accompagnement des résidants sous contrainte dans cette IHP : l’état de santé du résidant ; ses rapports avec les différentes tutelles ; les rapports interpersonnels et familiaux ou son isolement ; l’organisation de son temps et la mise en œuvre du volet social et administratif. La question de la santé est donc cruciale, mais il faut aussi travailler les autres aspects de la prise en charge. En conclusion, à la question de savoir comment articuler des logiques a priori aussi différentes que celles de l’autonomie et celle de la contrainte, on peut dire tout au plus qu’apporter les réponses les plus spécifiques et personnalisées possibles aux besoins du patient exige du temps et des moyens. Cette exigence se trouve renforcée quand la dangerosité du malade est avérée et que les logiques thérapeutique et judiciaire doivent être conciliées, et idéalement devenir complémentaires. 101 les dossiers venant de candidats demandeurs, c’est-à-dire de personnes qui ont le libre choix de poser leur candidature à un séjour. Or la mesure de protection de la personne malade mentale recouvre la notion d’irresponsabilité par rapport à la maladie, alors qu’en IHP nous allons développer sa responsabilisation et tenter de l’amener à trouver un « savoir y faire » sa maladie. par les transports en commun. Aucune autre condition n’est mentionnée sur le plan social ou familial. Son projet personnel est de reprendre la vie commune avec son conjoint et sa petite fille. C’est avec beaucoup d’espoir et de conviction qu’elle sollicite notre aide pour organiser des rencontres avec la plus jeune de ses enfants et le père de celle-ci. Quelques visites ont lieu à l’IHP le week-end et, malgré le peu d’enthousiasme de son compagnon, elle projette de passer quelques week-ends en famille. Son souhait de ne pas séjourner longtemps à l’IHP est manifeste : elle ne videra jamais ses valises ni ses cartons et n’investira jamais son lieu de vie. L’équipe lui suggère de discuter de son projet de retour en famille avec son psychiatre, mais curieusement, celui-ci n’est jamais présent ou disponible pour rencontrer sa patiente lors de ses retours mensuels à l’hôpital. L’équipe tente alors d’interpeller ce médecin, en vain. Cette absence de dialogue empêche de pouvoir envisager quoi que ce soit avec la résidante, qui ne pense qu’à reprendre contact avec son compagnon et sa petite fille pour passer le week-end avec eux. Les mois passent et, une fois, à l’insu de l’équipe, elle débarque à l’improviste chez son compagnon et leur fille. C’est en fourgon de police qu’elle réintègre l’Habitation protégée quelques heures plus tard. Face à cette réaction « musclée » de son compagnon, incompréhensible et traumatisante pour la résidante, une réunion est organisée à la demande de l’équipe, à l’hôpital. En présence d’une assistante sociale et d’une infirmière inconnue, et toujours en l’absence du médecin, l’équipe apprend qu’en réponse à des violences envers sa fille et le père de celle-ci, elle s’est vue interdite d’approcher son ancien domicile. Ni la résidante ni l’équipe n’étaient au courant de cette mesure. La mise sous protection est prolongée pour une durée d’un an avec la même fréquence de contrôle à l’hôpital. L’IHP, lui, ne se considère plus comme faisant partie des conditions de postcure, et l’équipe aide la résidante dans la recherche d’un logement dans sa région d’origine. Actuellement le traitement médicamenteux ayant été diminué, elle montre une nouvelle énergie et est impatiente de quitter l’IHP. Certaines Habitations Protégées insistent pour que les candidats disposent d’une alternative à leur admission chez elles : qu’ils n’y entrent pas seulement par dépit, qu’ils aient le recul suffisant par rapport à ce qui les amène à solliciter leur aide. L’entrée en IHP nécessite que les candidats soient dans une position de sujet, même soumis à certaines conditions. Le passage sans transition d’un univers carcéral ou hospitalier contrôlé, sécurisant et régressif, à la confrontation stressante et angoissante au monde extérieur peut donner lieu à des comportements menaçants, voire violents, qui peuvent venir remettre en question le fragile équilibre des personnes, vite déstabilisées dans le cadre de l’IHP. Faut-il dès lors envisager des lieux de vie transitoires, où ces personnes bénéficieraient d’un encadrement plus soutenu, de nature à leur permettre d’expérimenter cette liberté de façon progressive ? Ces lieux pourraient, dans certains cas, éviter le retour en prison ou en établissement de défense sociale de personnes qui n’ont pas commis de nouveau délit, mais n’ont tout simplement pas pu s’adapter à l’IHP, ou qui y ont décompensé. Deux vignettes cliniques viennent illustrer les difficultés rencontrées par l’IHP à articuler ces logiques contradictoires et, par suite, à garder leur cap dans la mise en œuvre du projet personnel du résidant sous statut de contraintes. Une patiente nous est adressée par un hôpital psychiatrique dans le cadre d’une postcure, à la suite d’une mesure de protection de la personne malade mentale. Outre sa résidence obligatoire en IHP, l’autre condition à laquelle elle doit se soumettre se borne à un séjour de deux jours, une fois par mois, à l’hôpital pour rencontrer son psychiatre. Cet établissement est relativement éloigné de l’IHP et difficilement accessible Le manque d’implication et d’informations de l’hôpital d’où émanait la demande de postcure a 102 ainsi placé les deux institutions dans des logiques très différentes, ce qui a eu pour effet de perturber l’équipe de l’IHP dans sa façon d’agir envers la résidante et, plus gravement, de compromettre la mise en place de son projet. Cet hiatus entre deux cultures institutionnelles s’explique probablement par la position de protection inhérente à la structure hospitalière, laquelle n’a rien à voir avec le sens que l’IHP donne au terme de « protection », à savoir : un accompagnement vers plus d’autonomie et un projet de vie dynamique. Ce qui se dégage de cette vignette, à tout le moins, c’est la nécessité de rencontres régulières entre les deux institutions, première condition pour que le parcours du résidant sous contrainte puisse recevoir un minimum de cohérence et son projet retrouver un sens à ses yeux. séjour en Habitation Protégée sera tenté, d’autres projets seront proposés, mais en vain. Finalement, ce second séjour se soldera par une fugue. L’équipe de l’IHP s’est interrogée sur ce parcours vécu comme un échec. Il en ressort que, à plusieurs niveaux, les différents intervenants qui se sont impliqués dans l’histoire de ce résidant n’ont pas suffisamment tenu compte des quatorze années d’internement durant lesquelles il s’est mis et a été tenu à l’écart du monde et de la vie extérieure ; il y a là une longue régression à laquelle plus de sens aurait dû être apporté. 3.9.3. La nécessité d’une pratique de réseau, propre à l’accompagné L’IHP accueille un résidant en liberté conditionnelle, en provenance d’un Établissement de Défense Sociale, qui a un lourd passé derrière lui. Il a été jugé à 21 ans pour faits de mœurs et déclaré immature, débile, influençable et irresponsable de ses actes, il a été interné en Défense sociale pendant 14 ans, années durant lesquelles il est resté dans une position régressive, sans aucun projet, ne sollicitant rien ni personne : il s’est fait oublier. Durant la 15e année de son internement, une assistante sociale s’intéresse à son cas, et durant un an, il suit des séances d’hypnothérapie. Ensuite, une formation en entreprise est mise en place, et c’est avec un projet d’engagement que l’IHP reçoit sa candidature. Durant cette période, il a renoué des contacts avec sa grand-mère chez qui il passe tous ses week-ends. Pendant quinze mois, l’équipe tente de faire face aux multiples résistances qui empêchent la bonne réalisation de ce projet (problèmes de déplacement, imbroglio administratif avec un CPAS dû à son changement de domicile, etc.). Une belle énergie est déployée pour lui permettre de poursuivre cette réinsertion socioprofessionnelle tant espérée qui doit aboutir à son autonomie. Une étape supplémentaire est franchie lorsque la commission de Défense Sociale accepte qu’il aille vivre chez sa grandmère. Pourtant, les choses se gâtent quand il rencontre une jeune fille, mineure d’âge, et qu’il décide d’aller vivre avec elle, sans l’accord de la Commission. Ce non-respect de ses conditions de libération aura pour conséquence sa réintégration à l’Établissement de défense sociale. Un nouveau Un constat central, en guise d’amorce du débat : à ce jour, l’articulation entre la logique judiciaire et de surveillance, d’une part, et la logique des soins de santé mentale et de l’accompagnement sociothérapeutique, d’autre part, reste encore à construire. Les points de contact, les lieux, les temps et les modalités de rencontre entre les acteurs de terrain en provenance des deux réseaux sont rares et peu structurés. Comment, donc, mieux organiser ce système ? Il faudrait peut-être davantage provoquer la rencontre entre intervenants – IHP, centres de jour, maisons de justice, médecins responsables, etc. Il ne s’agit certainement pas, ici, de formaliser et d’appliquer un code standard – une solution unique valable pour tous les cas de Défense Sociale ou de mesures de protection –, mais de chercher à structurer davantage la concertation entre les partenaires des deux réseaux autour du patient. Il y a là un point d’articulation à soutenir : un lieu et un temps pour clarifier le cadre de prise en charge et les missions de chacun, rappeler les balises posées par la loi, reprendre l’histoire clinique du patient sous mesure de défense sociale ou de protection afin de construire la concertation et de trouver un juste milieu entre les intérêts en présence, dans le respect de la diversité des prises en charge, de la mission et de l’expertise de chaque intervenant. Ces intérêts sont, d’une part, la protection de la société, qui fonde le régime de la contrainte et, d’autre part, l’autonomie du patient, ou à tout le moins son 103 épanouissement, dans la prise en compte de sa maladie et de ses implications sur l’organisation de sa vie quotidienne. Soutenir l’autonomie dans un cadre de contrainte n’est certes pas le moindre des paradoxes auxquels doivent faire face, en l’occurrence, les intervenants des IHP. C’est une raison supplémentaire de rappeler qu’en aucun cas, ces intervenants n’ont à endosser un rôle de surveillance : ils sont là pour accompagner ces personnes comme ils le font avec les autres. personne est réhospitalisée, c’est parfois pour plusieurs mois et, dans ce cas, l’IHP ne peut plus facturer le séjour à l’organisme assureur. Bref, de façon générale, les contraintes liées au mode de financement des IHP – réputés être les « parents pauvres de la Santé Mentale » – pèsent dans la balance, en la défaveur de ce public, exigeant à tous points de vue. Enfin, on peut encore évoquer une entrée particulière de ces personnes sous statut de défense sociale en IHP, à savoir celle qui est prévue par l’article 14 : le placement en IHP. Cette mesure a peut-être la préférence des Commissions de Défense Sociale, car elle permet de ne pas prendre le risque d’une libération à l’essai ; mais elle ne peut se prendre sans consentement de l’Habitation Protégée. Le placement en IHP permet de réintégrer la personne plus rapidement en hôpital, en cas de « couac », sans repasser par le circuit de la prison. Mais en pratique, cette mesure n’a lieu que quand un psychiatre de Défense Sociale est aussi aux à la direction médicale d’une IHP. Autour de ce constat d’un défaut d’articulation entre les deux réseaux, d’un manque de concertation entre leurs intervenants respectifs et de la question posée de comment y remédier, le débat a permis d’affiner des éléments de compréhension de la problématique et de faire émerger quelques pistes de réflexion et d’action. • On remarque, dans le secteur des IHP, une disparité des positions prises par les structures quant à l’accueil de ce public spécifique : certaines refusent, par principe, de s’impliquer dans ce domaine des soins sous contrainte, considérant que ce n’est pas là leur mission, sinon leur problème ; d’autres accueillent des personnes sous statut de défense sociale, avec tout ce que ce statut comporte : l’histoire personnelle, la symptomatologie, l’anamnèse plus ou moins chargée en antécédents psychiatriques. Parmi celles-ci, certaines limitent le nombre de patients sous mesure de défense sociale pour des raisons bien précises, liées à la symptomatologie (par ex. : un ou deux toxicomanes maximum) ou à la lourdeur de l’accompagnement : donner un véritable accompagnement à ces patients exige en effet plus de temps, notamment pour les concertations avec les acteurs extérieurs – avocats, assistants de justice et commissions. Il faut aussi souligner que dans le cas de personnes sous statut de défense sociale, sur le plan procédural et administratif, il s’agit souvent de candidatures plus longues et plus compliquées. Pour certaines IHP dont la viabilité est fort liée à leur taux d’occupation, ces candidatures sont d’autant plus difficiles à accepter qu’elles exigent qu’une place soit bloquée longtemps, ce qu’elles ne peuvent en général se permettre ; garder un lit inoccupé pendant deux ou trois mois alors qu’il y a quinze personnes sur leur liste d’attente est difficilement tenable. De même, lorsqu’une • Y a-t-il une différence d’accueil en IHP entre les patients qui sont sous mesure de protection et ceux qui sont sous statut de Défense Sociale ? La situation des seconds est plus interpellante, car elle est plus lourde sur le plan procédural. Avec des patients sous mesure de protection, on négocie plus facilement avec le médecin de tutelle. Avec des personnes sous statut de défense sociale, une des craintes récurrentes des équipes de soins concerne les implications procédurales d’une dégradation de leur situation : si l’état mental d’un patient se détériore, même s’il n’a pas commis de nouveau délit, il retombe dans la procédure de son incarcération et repasse par la « case départ ». D’où l’importance, en l’occurrence, de mieux organiser le réseau et les échanges entre les deux instances, de manière à éviter autant que faire se peut le retour du patient en prison. En particulier, il s’agit de tisser un vrai partenariat avec le médecin de tutelle. • La nécessité de provoquer la rencontre entre les intervenants des deux réseaux, pour clarifier les rôles respectifs, est d’autant plus nécessaire que le monde de la défense sociale véhicule une série de représentations tronquées dans le secteur des soins, qui nourrissent les craintes à l’égard des « internés » et de leur possible prise en charge 104 en structure d’hébergement ouverte. Réinscrire ces patients sous statut de défense sociale dans le champ des préoccupations de ceux qui doivent les soigner – celui de la maladie et du symptôme, quel que soit le statut – n’est donc guère aisé. Les personnes dites « internées » ont un statut lourd à assumer ; souvent, ce seul statut signe une fin de non-recevoir dans les structures d’accueil, quels que soient le diagnostic posé et la symptomatologie du patient. Il est donc très difficile de lever les résistances de certaines équipes de soins à accepter des personnes qui font l’objet d’une mesure de Défense Sociale. Ainsi, penser un projet de sortie d’un patient qui le ferait transiter par une structure d’accueil avant d’aller vivre seul se heurte souvent à des obstacles : certaines structures d’hébergement craignent de ne pas pouvoir « gérer » le patient (« sera-t-il capable de dire quand ça ne va pas et, le cas échéant, de prendre l’initiative d’une hospitalisation ? »). Elles ont aussi peur d’« être contrôlées » par les maisons de justice ou les Commissions de Défense Sociale. Certains hôpitaux restent pourtant des partenaires dans ce processus et s’engagent à accueillir l’interné dans les moments difficiles : ainsi, en cas de décompensation de la personne dans la structure d’accueil, il est assuré de retrouver une place à l’hôpital. De cette manière, on évite au patient de devoir réintégrer l’annexe psychiatrique d’une prison, ce qui se passe généralement quand une structure d’accueil fait appel à la commission. Toutefois, malgré ce dispositif de collaboration mis en place par l’hôpital, des structures d’accueil font sentir la faveur ou l’effort que représente le fait d’accepter un « interné » ; en cas de retour à l’hôpital, il n’est pas rare qu’elles mettent fin au contrat dès la fin du séjour en psychiatrie. En tout état de cause, l’accueil de personnes sous statut de défense sociale demande un investissement plus conséquent aux intervenants, une implication plus forte dans le travail d’articulation avec les instances légales ou judiciaires. Ensuite, l’accueil de ces personnes fait surgir une question délicate : celle de la vigilance plus grande que nécessiterait leur dangerosité potentielle, « annoncée » en quelque sorte par ce statut de personne « sous défense sociale ». Or il est clair que le risque, la dangerosité potentielle d’un malade mental n’est pas directement liée à ce statut – derrière lequel se cachent d’ailleurs des personnes bien différentes. Comme l’évoquait un intervenant, les personnes sous mesure de Défense Sociale ne sont pas « potentiellement plus dangereuses » que d’autres malades mentaux ; seulement, leur dangerosité est apparue puisqu’elle a été sanctionnée par la mise sous ce statut, alors que dans tous les autres cas, elle est pendante. Par ailleurs, avec ou sans statut, la trajectoire de chacun peut attester d’une propension au passage à l’acte. C’est l’association de la psychose, souvent paranoïaque, et de traits dits « psychopathiques », c’est-à-dire l’absence de recours possible à la parole et la conversation, qui forment le plus souvent le détonateur de la violence, qu’elle se tourne vers les autres ou se retourne sur la personne malade. Bref, il s’agit d’être attentif à ne pas venir nourrir la stigmatisation galopante dont ces personnes font l’objet, aujourd’hui sans doute plus qu’hier. De fait, ce ne sont pas tous des « psychopathes sanguinaires » et c’est sans doute aux intervenants à soigner les angoisses que ce statut fait naître ou nourrit en eux ; nous avons affaire à des patients comme les autres et peut-être même moins dangereux dans certains cas. On peut d’ailleurs souligner le peu de dangerosité des personnes au passage à l’acte unique : dans une configuration précise, un délire se développe sans rien en dire et puis, soudain, le sujet « explose ». À cet égard, l’accompagnement en IHP peut tout à fait se révéler utile au sujet et le garder à distance de la répétition d’un tel acte isolé. Enfin, comme l’évoquait une participante, une formation ou un encadrement des intervenants désireux d’accueillir ce public permettrait sans doute de lever une série de résistances fondées dans les angoisses que ce statut d’« interné » nourrit et partant, de contribuer à faire davantage de place à ces personnes plus stigmatisées que d’autres. • Les intervenants psychosociaux ont donc un rôle à jouer, dans la perspective d’un véritable accompagnement des personnes sous statut de défense sociale, et d’une articulation de ce travail avec le cadre légal et judiciaire qui le contraint. Ainsi, puisque ce sont eux qui connaissent le mieux le résidant dans sa vie de tous les jours, il est important qu’ils puissent aller témoigner, en connaissance de cause, devant la commission de défense sociale, lorsque celle-ci est interpellée par le médecin de tutelle. Eux seuls peuvent 105 témoigner du fait que, le cas échéant, le patient va bien, qu’il s’est intégré dans un quartier et qu’il a des rapports conviviaux avec le cordonnier, l’épicier, etc. ; bref, qu’il peut retrouver une place dans la société dont on l’a privé pour des motifs justifiés. En outre, il est souligné que les commissions de Défense Sociale font preuve d’une certaine souplesse : si les rapports sont favorables et que des choses sont proposées en termes de suivi ou de prise en charge du patient, à l’issue d’une concertation entre les acteurs – une hospitalisation, la fréquentation d’un centre de jour, un séjour en Habitation Protégée, etc. – elles écoutent l’expertise des gens de terrain et ne décident pas à leur place de ce qui semble le plus adéquat à mettre en œuvre. c’est en apprenant à travailler dans le respect des contraintes légales ou judiciaires qu’ils trouveront les moyens de faire au mieux leur travail auprès de ces patients. • Une meilleure organisation de la concertation pose la question de savoir qui fait le lien entre les deux réseaux : s’agit-il de désigner un acteur professionnel en particulier – le psychiatre de tutelle, l’assistant de justice – comme la « personne de référence », celle qui assure ce lien entre les réseaux et assume les aspects contraignants et légaux de la prise en charge du patient ? Dans cette perspective, les intervenants psychosociaux, dégagés de cette dimension procédurale et contraignante de la prise en charge, pourraient se concentrer sur les soins et l’intégration de la personne dans leur réseau. Si l’idée est séduisante, elle appelle quelques réserves, au nom de la clinique : en effet, il faut se méfier d’une formule standard et rappeler que le travail clinique, dans quelque cadre que ce soit, c’est toujours du « cas par cas ». Autrement dit, dans chaque situation, il y a à inventer une forme de réseau et de collaboration qui inscrive le patient comme partenaire et acteur de ce qui se construit et de ce qui se passe. • Il y a un autre intérêt à ce que les acteurs prennent plus d’initiatives pour structurer la concertation entre les réseaux judiciaire et de soins, nourrir le dialogue entre les intervenants respectifs : à savoir que, si personne ne bouge, ce cadre de l’accueil des personnes sous statut de défense sociale ou mesure de protection risque d’être défini et imposé un jour, sans trop de concertation avec les acteurs de terrain, et donc sans penser les dispositifs à partir d’une lecture clinique et thérapeutique des situations concernées. C’est donc au secteur de soins à s’investir davantage dans le domaine des soins sous contraintes, à mettre les problématiques au travail, de manière à poser les balises de son intervention dans ce territoire spécifique, situé à l’intersection des secteurs judiciaire et de la santé mentale. Quand une série de conditions sont posées par la justice, c’est donc au réseau de soins à s’organiser et à décider de ce qui est le plus adéquat à mettre en place pour le patient, comme il le fait pour tout autre patient, en en référant bien sûr, quand la loi l’impose, à l’assistant de justice ou à la commission. De la façon dont les acteurs de soins vont s’organiser entre eux et s’impliquer dans leur mission dépend leur liberté thérapeutique, leur marge de manœuvre dans ce cadre imposé : • Enfin, pour clôturer ce débat et l’ouvrir à une autre dimension du travail en IHP, il fut souligné que, comme la notion d’ « autonomie », la notion de « contrainte » peut également être posée en terme de position subjective – dans ce cas, elle recouvre alors une dimension plus clinique. Il est donc intéressant de déplier la « contrainte » autrement que dans sa dimension légale ou judiciaire, telle qu’elle fut disséquée dans cet atelier. En effet, nombreux sont les candidats qui ne font l’objet ni d’une mesure de placement (art. 14), ni d’une mesure de défense sociale ou de protection, et qui sont pourtant contraints d’une manière ou d’une autre, à faire un séjour en Habitation Protégée : que ce soit par des équipes, des familles ou des services sociaux.37 37. A ce sujet, on renverra le lecteur aux débats menés dans l’atelier VII, sur la motivation du candidat : « On m’envoie chez vous » 106 3.10. L’accompagnement de résidants présentant des assuétudes nécessite-t-il des dispositions particulières ? La place du psychotrope – alcool, drogues et médicaments – dans la vie du sujet est singulière : elle apparaît comme un traitement du mal-être, de l’angoisse, des hallucinations, du délire. Et cependant, ce traitement peut ici devenir lui-même la cause d’une rupture du lien social. Comment gérer ce paradoxe ? L’usage de psychotropes, qu’il soit interdit ou toléré est une préoccupation constante en IHP ; la crainte d’une consommation « contagieuse » suscite, elle aussi, régulièrement le débat. Certaines institutions ont prévu des dispositifs spécifiques : quels sont-ils ? En quoi sont-ils nécessaires ? Jusqu’où peut-on tolérer la consommation d’alcool ou d’autres psychotropes ? l’IHP, à savoir : les consommations chroniques d’alcool, les surconsommations alcooliques ou médicamenteuses qui apparaissent à la suite de crises d’angoisses, de mélancolie ou de déprime et, enfin, la combinaison de ces deux premières formes. Les travailleurs soulignent cependant que leur expérience en matière de prise en charge de personnes présentant une ou plusieurs assuétudes est limitée ; quand bien même un certain nombre de résidants présentent une assuétude plus ou moins importante à l’alcool. Les questions que se pose l’équipe sont variées. L’assuétude des résidants est-elle du côté de la transgression ou de l’appel, de la demande d’aide ? Est-elle un signe de mal-être social ou un moyen de socialisation ? Quelle suite donner à une surconsommation ponctuelle, gênante, voire dangereuse pour le patient et pour ceux qui l’entourent ? Y a-t-il un compromis possible entre les bénéfices et les inconvénients d’une consommation jugée excessive ? Trois vignettes évoquent la diversité rencontrée dans la prise en charge de cette problématique des assuétudes. 3.10.1. Fonction de l’assuétude et pouvoir de la parole Les problèmes d’assuétudes rencontrés dans l’IHP ne sont jamais isolés : ils sont concomitants à une maladie mentale. Il s’agit essentiellement de l’abus d’alcool ainsi que d’une surconsommation médicamenteuse, la plupart du temps à partir du traitement prescrit dans le cadre de la pathologie. L’IHP préfère donc refuser les candidatures de personnes dont la consommation problématique de substances prédomine sur la maladie mentale ainsi que les personnes dont la consommation est aiguë. C’est souvent le signe que le patient n’est pas tout à fait prêt pour l’entrée – au même titre, d’ailleurs, que toute autre difficulté qui se présente de manière trop aiguë. Car pour la réalisation d’un projet, il est nécessaire de pouvoir identifier un ou plusieurs « leviers » de travail possibles ; or, dans ces cas, cela est difficile. En outre, on sait que le type de structure qu’est l’Habitation Protégée est peu approprié à opérer un contrôle régulier de la consommation des résidants ; ce n’est d’ailleurs pas l’esprit qui préside à l’accompagnement en IHP. Un homme d’un certain âge, souffrant de schizophrénie paranoïde, consomme tous les jours entre trois et cinq verres de bière, afin de stabiliser ses angoisses, elles-mêmes chroniques. L’équipe tente de lui faire diminuer, voire stopper sa consommation, avec l’aide de son psychiatre qui lui propose un traitement de substitution. Le résidant accepte la proposition, mais fait ensuite remarquer que ce traitement ne stoppe plus ses angoisses comme le faisait la bière et qu’il se sent moins bien ; il recommence bientôt à boire sans en avertir l’équipe. Cela étant dit, l’équipe se rend compte qu’il contrôle lui-même sa consommation. En outre, il apparaît que l’alcool a en partie une fonction sociale pour lui : c’est l’occasion de partager un moment avec des copains, à l’occasion de ses rares sorties de la maison. Dans l’attente de nouvelles ouvertures, l’équipe accepte cette consommation comme une forme de solution, voire d’automédication. Il faut distinguer trois formes principales de consommation problématique au sein de 107 Une jeune femme à la personnalité dite « borderline » avec troubles affectifs, qui s’automutile et est une ancienne consommatrice de drogues dures, vit sa vie dans « l’acting out » et fait de réguliers passages à l’acte, tant du point vue alcoolique que médicamenteux ; son humeur varie abruptement. La prise massive d’alcool et de médicaments survient en période de crise affective : leur fonction est de créer une amnésie temporaire, afin de la soulager de sentiments devenus trop débordants pour elle. Les armes de l’équipe sont la discussion, le raisonnement et l’écoute. Elles ne sont malheureusement efficaces qu’à condition que la résidante prévienne l’équipe lorsqu’elle va consommer. Si ce n’est pas le cas, les travailleurs ne peuvent que l’interpeller, voire la recadrer a posteriori dans la mesure de leurs possibilités. souvent de tenter de « mettre du sens » à des actes qui sont par définition non réfléchis et qui s’imposent à ces résidants qui ne peuvent se contrôler. Dans la mesure du possible, la construction de solutions se fait en collaboration, en partenariat avec les personnes : dans la prise en compte du sens qu’elles donnent elles-mêmes à leur consommation, mais aussi dans la mise en perspective des conséquences de celle-ci, tant sur leur santé que sur l’équilibre de la vie communautaire. Mais on mesure fréquemment en IHP, comme ailleurs, les limites de la prise de conscience par un apport de sens avec des patients qui ne peuvent y prendre appui. Dans les cas de débordements dangereux ou d’états trop perturbants pour les autres résidants, du fait de la consommation de psychotropes, il importe d’être cadrant avec le résidant concerné et de le renvoyer à sa responsabilité. On ne peut pas communiquer dans de telles circonstances. Dans certains cas, d’autres réponses, souvent médicales, doivent être fournies (produits de substitution, sevrage), lesquelles ne sont pas praticables en Habitation Protégée. Quand l’addiction reprend une trop grande ampleur, en cas de réelle mise en danger de la personne, il est incontournable de la mettre à l’abri dans une structure plus encadrante. On touche là aux limites d’un dispositif aussi léger qu’une IHP. Une dame dans la quarantaine, ancienne toxicomane, souffrant d’hépatite C active, présente une consommation chronique d’alcool et de médicaments, associée à des phases de surconsommation ponctuelles liées à des événements de vie difficiles. L’équipe oscille entre les positions décrites précédemment, à une différence près : l’hépatite active de la résidante qui place les travailleurs face à un risque réel quant à son pronostic vital. L’alcool a un côté anxiolytique, mais pas de dimension sociale : la résidante boit seule, cherchant dans la consommation d’alcool un effet à peu près identique aux benzodiazépines qu’elle consommerait en temps normal ; seulement, l’alcool lui apporte un résultat plus rapide et moins sédatif. Dans les moments de crise, elle ne recourt qu’à l’alcool, en doses massives, ce dont elle ne parle que quelques jours après. L’équipe travaille donc a posteriori. Elle tâche alors de mettre du sens par rapport à l’événement précis de surconsommation, quant à l’adéquation de sa réaction, mais aussi en regard de son pronostic vital. 3.10.2. Savoir faire avec l’assuétude… sans oublier les autres Cette équipe a saisi l’occasion du colloque pour effectuer un bilan sur le travail réalisé avec des résidants présentant une assuétude, après cinq ans de fonctionnement de leur IHP. Environ 80% des résidants qui ont séjourné dans l’IHP présentent une dépendance à un produit (alcool, médicaments, drogues). Le terme « assuétude » renvoie à toute habitude de consommation d’un produit psychotrope, quel qu’il soit, allant jusqu’à l’asservissement – donc la perte de la liberté d’arrêter. Actuellement, un quart des résidants ont une demande d’aide spécifique concernant leur dépendance ; la plupart d’entre eux demandent que l’institution leur offre une « barrière » par rapport au produit. La mission de l’IHP étant de viser l’autonomie de l’individu, l’équipe tente donc de favoriser chez les résidants la capacité de Les difficultés liées aux assuétudes, les dérapages auxquels elles donnent lieu, comme toute autre difficulté se référant aux liens entretenus par le résidant avec le monde extérieur, sont ainsi abordés par l’équipe sous l’angle de la discussion, de la négociation, du compromis. La réponse de l’équipe, individualisée, est donc 108 « savoir faire avec » les autres sans avoir recours au produit toxique, ou le moins possible. deux séjours consécutifs d’un an. Globalement, ils seront émaillés de répétitions et de rechutes à différents niveaux : transgressions des règles (fumer dans les chambres, héberger son fils, boire, troquer et abuser de médicaments), relations amoureuses avec des résidants alcooliques abstinents, conflits de voisinage, etc. L’équipe l’accompagnera, non sans mal, dans la mise en place d’une administration de biens, d’un suivi psychiatrique régulier, d’un suivi de sa médication et de son régime alimentaire, ainsi que dans la remise en ordre de toute sa situation administrative – autant de domaines où la question des limites est présente (dépenses, orgies alimentaires, abus de médicaments, laisseraller des papiers). Au final, devant l’impossibilité pour la résidante d’entendre et de respecter les règles, l’équipe décidera de ne pas reconduire sa convention et d’utiliser les trois derniers mois de son séjour à l’organisation de sa sortie, laquelle est en cours de préparation aujourd’hui. La définition du terme « assuétude » par Beycherelle Aîné, dans le Dictionnaire national français du 19e siècle, a retenu l’attention de l’équipe : Physiol. Propriété que possède l’économie animale de résister à certaines causes perturbatrices. Il y a bien dans la consommation de produits une dimension d’automédication, de protection et de lutte par rapport à des causes perturbatrices : résister à l’angoisse de la rencontre avec l’autre, enfouir au plus profond de soi des souvenirs douloureux, etc. Le parcours du candidat retient donc toujours l’attention des travailleurs. Quelle est son histoire ? Quelle place le produit a-t-il prise dans sa vie, dans son délire et dans maladie ? Comment a-t-il vécu jusqu’à présent sa consommation ? Comment énonce-til sa demande ? Pour le sujet, la consommation n’est que la partie visible de l’iceberg ; c’est un symptôme qui, certes, prend de la place et peut être dérangeant, mais qui recouvre bien d’autres choses : il est capital de garder à l’esprit que le recours au produit a une fonction précise et que l’abstinence n’est généralement pas sans conséquence pour le sujet. Comme lors de la première présentation sur ce thème, de nombreuses questions reviennent régulièrement « sur le tapis » : faut-il sanctionner la consommation ? Peut-on tout accepter au nom du symptôme ? En cas de re-consommation, poursuit-on le travail et le cas échéant, comment ? Faut-il privilégier le bon fonctionnement de la communauté sur celui de l’individu ? Fautil considérer l’IHP comme un lieu de vie plutôt que comme un lieu de soins ? Comment gérer la dépendance, surtout quand le produit est illégal, en respectant le sujet, en allant à son rythme, en lui permettant de vivre les choses de la façon la plus sereine possible ? Comment travailler cela, sachant que d’autres résidants du même immeuble présentent une problématique de dépendance et sont dès lors susceptibles de consommer à nouveau, par un effet de contagion ? Faudrait-il limiter le nombre de résidants souffrant du même problème dans un immeuble précis ? Exemplifions : Une dame dans la cinquantaine, mère de trois enfants issus de deux unions différentes, pose sa candidature à l’IHP. Elle réside en maison d’accueil, où elle a abouti à la suite de l’expulsion de son appartement, pour cause de fortes consommations d’alcool et de médicaments, mais elle ne boit plus depuis deux ans. Elle apparaît comme une personne très isolée. Elle livre quelques bribes de son histoire, sans aucune émotion : les sévices de son père alcoolique ; deux maris alcooliques et violents; le placement de son fils par le service de l’Aide à la Jeunesse; plusieurs hospitalisations en psychiatrie pour dépression, arrêt de médication, épisode de confusion psychique. Sa demande est centrée sur des aspects socio-administratifs et sur l’organisation des visites de son fils. Elle ne semble reconnaître aucune responsabilité dans ce qui lui arrive. Elle ne demande rien en ce qui concerne l’alcool ni les médicaments. Elle souhaite juste se « stabiliser ». Elle fera chez nous Lorsqu’un candidat annonce une dépendance, le dispositif mis en place dans cette IHP est le suivant : l’équipe n’accepte sa candidature que si le sujet a effectué une postcure ou est abstinent depuis au moins 6 mois. C’est là une règle générale et arbitraire, certes, mais à laquelle on peut à l’occasion faire exception, en fonction de l’évaluation de la motivation du candidat, 109 de son parcours, etc. Elle ne donne aucune garantie d’abstinence ni de réussite d’un séjour ; elle offre juste une plus grande probabilité d’accueillir un résidant « sevré » et donc de protéger la communauté déjà existante. En outre, l’interdiction de consommer de l’alcool ou de la drogue, ainsi que d’abuser de médicaments est notifiée dans le règlement d’ordre intérieur. Cela ne signifie pas que l’équipe vise l’abstinence totale du résidant de manière rigide et totalitaire : le règlement d’ordre intérieur est seulement une disposition générale qui permet d’intervenir en cas de transgression trop importante et de dérapage. Mais la première disposition d’esprit de l’équipe, c’est d’être à l’écoute de la parole du résidant et de s’abstenir de tout jugement afin que la rechute puisse s’énoncer, sans renforcer les sentiments de culpabilité ou de honte. L’équipe ne procède pas à des prises d’urines et ne se permet pas non plus d’intrusion dans les lieux de vie des résidants : en principe, les travailleurs ne pénètrent pas dans les chambres sans avertir les résidants. C’est seulement lorsqu’ils sont amenés à penser qu’un sujet s’alcoolise quotidiennement ou qu’il consomme des produits illicites, sans qu’aucun membre de l’équipe puisse en parler avec lui, qu’ils s’autorisent alors une position de contrôle, dont la possibilité d’entrer dans les chambres, afin de protéger le sujet de lui-même. est plutôt curieux, soucieux de repérer la fonction de la consommation, en sachant que certains résidants traitent souvent par leur consommation une souffrance bien pire que les ravages que cette consommation provoque à l’occasion, sur eux-mêmes ou dans leur rapport aux autres. En même temps, d’expérience, on sait que cette position d’accueil peut être soutenue seulement jusqu’à un certain point : au-delà d’une limite, ce n’est plus gérable, car trop déstabilisant pour la collectivité et, parfois, cela conduit à une mise en danger inacceptable de leur santé. Pour fixer ces limites, on passe nécessairement par les règles – de toute évidence, celles-ci font partie du travail clinique. À cet égard, on constate tout d’abord une grande variété de règles dans les IHP. Leur formulation, tout comme leur application sont tributaires de la conception que l’on se fait de ce qu’est une IHP. Ensuite, sur le fond, toute la complexité est de savoir quelles règles on se donne : ainsi, interdit-on – ou permet-on, le cas échéant – au résidant de consommer dans sa chambre ? Dans les lieux communautaires ou en dehors ? Sur toute la durée de la prise en charge ou à certains moments de celle-ci ? Un large champ de réflexion fut ouvert par le débat, dont émerge une idée centrale : les règles sont indispensables, mais, à ne vouloir s’appuyer que sur elles, on se retrouve dans une impasse. Il s’agit donc de faire preuve de finesse, tant dans la lecture que l’on fait de la consommation de drogue, d’alcool ou de médicaments que dans la réponse qu’on lui donne en conséquence. Plusieurs éléments du débat qui éclairent la problématique peuvent être dégagés. 3.10.3. Entre la jouissance de la drogue et la fragilité des liens… Faut-il des dispositions particulières pour accompagner des résidants qui présentent une assuétude ? Quelles règles met-on en place, comment s’en sert-on ? Quel usage fait-on de la parole ? Comment réagit-on à la consommation ? En écho aux deux présentations, le débat a conforté l’idée qu’on ne peut donner aux questions posées qu’une réponse en demi-teinte, et au cas par cas. Les positions des deux IHP se répondent en ce que l’une et l’autre n’adoptent pas, à l’égard de la consommation d’alcool, de drogue ou de médicaments, une position « orthopédagogique », mais plutôt une position « d’accueil » : de part et d’autre, en effet, on ne vise pas à sanctionner ou à rééduquer un comportement dans la croyance que, « dans l’absolu, c’est mieux de ne pas consommer ». On • Comme il le fut souligné lors de la première présentation, d’abord, en cas de consommation de substances ou de produits, il est nécessaire d’utiliser les règles qu’on s’est données dans une institution comme une IHP. On commence par rappeler la règle, en formulant, le cas échéant, un certain nombre d’avertissements ; ensuite et seulement, on peut en sanctionner le nonrespect, quand l’usage excessif de produits ou le comportement problématique vient à se répéter. Une hospitalisation du résidant peut constituer, par exemple, la réponse qui s’accorde à la règle énoncée, mais non respectée. Donc, il y a des 110 règles, mais aussi un certain usage des règles par l’institution : il est interdit de consommer dans l’IHP – la règle est donnée –, mais, en même temps, le résidant n’est pas d’emblée exclu quand il recommence à consommer – l’IHP fait preuve de tolérance dans l’application de la règle. S’appuyer de cette façon sur la règle, c’est intervenir du côté de la coupure, dans un premier temps : ce faisant, on ne s’appesantit pas sur la question du « pourquoi y a-t-il eu consommation ? », c’est-àdire sur la question du sens que le résidant est en mesure ou non de donner à sa consommation – car entrer dans le registre explicatif, cela peut durer longtemps et être sans portée ! Du côté de la seconde IHP, ce qui est mis en avant, dans le même esprit, c’est le principe d’une double intervention : d’abord, on s’appuie sur une règle et sur un cadre ; ensuite et seulement, on interroge, non pas tant le sens de la consommation que sur sa fonction. que « chercher une explication à » a souvent peu d’impact et la drogue est tellement plus efficace que le « blabla » ! Cela ne signifie pas, bien sûr, qu’on n’en parle pas avec le résidant, qu’on ne tente pas de l’impliquer dans la solution à trouver, ni qu’un travail de conscientisation ne soit pas parfois possible. Mais, amener un résidant à se questionner sur ce qui le pousse à toujours choisir cette même réponse à son malêtre se fera sans doute à meilleur escient en dehors de l’une ou l’autre période de crise et de consommation, c’est-à-dire quand la personne va plutôt bien. D’expérience, on sait par ailleurs qu’il est peu probant d’agir, de quelque façon que ce soit, dans l’urgence, quand un résidant est sous l’emprise de l’alcool. Par exemple : dans tous les cas, il est préférable de laisser passer le temps nécessaire à pouvoir reprendre les choses quand il est à nouveau en état de le faire. • En dehors de cette question de la fonction et du sens, un autre enjeu posé par la problématique de la consommation en IHP, c’est de trouver un équilibre entre l’individuel et le collectif : comment préserver l’individu dans sa particularité, en tenant compte de tous les autres qui vivent dans la maison et qui ont, peut-être aussi, à des degrés divers, des problèmes de dépendance ? Bref, la dimension communautaire doit être prise en considération pour répondre. Dans la vignette, le fils de la résidante était une source d’angoisse pour tous ses voisins ; l’interdiction est arrivée au moment où la communauté était mise à mal par les arrivées intempestives de cet homme qui débarquait en pleine nuit et consommait dans la maison. De façon générale, dans ce type de situation, les autres résidants demandent à l’équipe d’apporter une réponse. Cela peut mener rapidement à une fin de séjour, car entre l’avertissement et l’exclusion, on a souvent peu de mesures intermédiaires, si ce n’est l’exclusion temporaire, par la voie d’une hospitalisation, par exemple. À ce sujet, il fut souligné que quand l’IHP et le résidant prennent la consommation comme un symptôme plutôt que comme une transgression, une exclusion temporaire du lieu est un moyen possible de traiter le problème de la consommation en IHP. • Que traite la consommation pour quelqu’un qui se trouve en Habitation Protégée ? Il est important de chercher à le savoir. La nuance entre le sens et la fonction de la consommation est importante ; prendre les choses par le biais de la fonction du produit consommé permet de mieux calculer le type d’intervention à mettre en place, au cas par cas. Est pointé ici le fait que la drogue est un symptôme et que la personne fait un certain usage de sa consommation. Elle s’en sert pour se mettre à l’abri, pour se défendre de quelque chose. Dans la dernière vignette clinique de cet atelier, la fonction de la drogue est repérée, tout d’abord : la consommation répond soit à un débordement du sujet quand elle est avec les autres, soit à un moment où elle est ou se sent « lâchée » par les autres. Ensuite, une solution pratique et réaliste est cherchée : on décide que quand le fils de la résidante est trop envahissant, l’entrée du lieu lui est interdite. De cette manière, la résidante peut mettre elle-même des limites à quelque chose qui la déborde, dans ses liens sociaux. Indirectement, c’est donc bien une intervention sur sa consommation : on n’a pas cherché à trouver une explication à celle-ci, on n’a pas demandé à la résidante si cette consommation était liée à la présence difficile de son fils, etc., mais on a réglé pratiquement la question, de manière à limiter cette consommation symptomatique. Bref, on n’est pas intervenu du côté du sens – sachant • La question de l’excès de consommation est une question épineuse : où commence-t-il ? À l’aune 111 de quoi le jauge-t-on ? C’est toujours du cas par cas, mais il faut tenir compte de deux aspects : d’une part la vie communautaire, d’autre part les effets « collatéraux » – sociaux, somatiques – d’une consommation. C’est donc une question de pondération, mais également de choix, dicté en l’occurrence par l’orientation de l’équipe de soins. On rappelle ici qu’il y a une grande diversité de projets dans le paysage des IHP. Beaucoup d’entre elles n’acceptent pas de gens dépendants – certaines fonctionnant même selon la distinction opérée par le DSM IV entre « dépendants » (axe I) et « purs dépendants » (axe II), dont il est remarqué au passage qu’elle est caduque et artificielle, dans sa volonté d’objectivation. Il n’y a pas de « purs dépendants » ; il y a principalement en IHP des gens qui ont de graves problèmes de vie, et certains les traitent par une consommation problématique de produits, de substances ou d’alcool. Pour le reste, certaines IHP vont privilégier la vie communautaire : tolérer une consommation – en considérant, le cas échéant, que c’est la « solution du résidant » – pour autant qu’elle n’entraîne pas de troubles du comportement dans la communauté. D’autres seront d’abord soucieuses de la santé du résidant dont la consommation est jugée problématique pour lui-même, dès lors qu’elle le pousse à une destruction lente et qu’elle participe d’un rapport mortifère à l’existence. Enfin, dès lors qu’en IHP, les résidants ont leur chambre à eux, on touche aussi à la question de la vie privée, et donc à sa limite institutionnelle : ce qui se passe dans les chambres regarde-t-il l’équipe ? La limite est souvent difficile à fixer. Cette question rejoint celle, plus générale, de l’IHP comme lieu de vie et lieu de soins : où donc s’arrête concrètement le thérapeutique ? Certaines Habitations Protégées se retrouvent coincées par la règle édictée, à savoir : une interdiction catégorique de boire pendant le temps de la prise en charge, même à l’extérieur de l’institution, pour les résidants dépendants comme pour les autres. Il est clair que cette règle n’est pas tenable, ce qui force l’institution à fermer les yeux, dans certains moments spécifiques – dîners de famille, moments festifs – vis-à-vis des résidants qui ne présentent aucun problème de dépendance. Ce fonctionnement à deux vitesses est inconfortable pour l’équipe, outre son incohérence sur le fond – ce n’est certes pas une interdiction générale qui empêche les sujets dépendants de consommer quand même. • Pour conclure, on dira qu’on touche ici, avec la problématique de la consommation en IHP, à la question des limites de l’institution dans sa fonction de protection par rapport aux modes de vie faisant place à une variété de passages à l’acte : c’est la fonction de l’institution que de faire barrière à la consommation. Elle édicte une règle en ce sens. Mais, en même temps, il y a un impossible qui rend la mesure inopérante et contraint l’équipe à bricoler, au cas par cas.38 38. Sur la fonction et les limites du cadre en général, on renverra le lecteur aux débats de l’atelier III sur « le rapport au contrat ». 112 4. Relances Après avoir formalisé l’ensemble des textes rassemblés dans ce volume autour du questionnement de la notion d’autonomie, nous avons demandé à Alfredo Zenoni, psychanalyste, de lire notre travail d’écriture et d’en rédiger la préface. Il a accepté et cela l’a inspiré pour la conférence qu’il a donnée pour lancer le programme de recherche du « Réseau 2 », qui regroupe une vingtaine d’institutions du champ de la santé mentale39.Cependant, son texte ne ressemble en rien à une préface au sens où, traditionnellement, celle-ci est censée introduire un ouvrage : il s’agit plutôt ici de ce qu’on pourrait nommer une « lecture interprétative » de nos travaux – ce qui, au demeurant, est bien mieux qu’une préface. Il ne peut qu’être remercié d’offrir, aux lecteurs et aux auteurs, une perspective clinique pointue pour approfondir et relancer la réflexion autour de cette thématique si délicate de l’autonomie en tant que telle, tout en l’articulant aux questions développées tout au long de ce livre, dont principalement celles de la motivation, des activités, de l’hygiène, du rapport au cadre, des liens familiaux, etc. Cette réflexion trouvera toute sa pertinence aussi auprès des intervenants et des décideurs de l’ensemble des institutions du champ de la santé mentale et, plus largement, dans les domaines de l’éducation, de la formation, du social et de la santé. Dan Kaminski, professeur de criminologie, fut sollicité pour la postface et nous a proposé un texte qui, lui aussi, apporte une relance, mais dans un autre registre : c’est à une réflexion socio-politique pointue autour du champ sémantique, de l’histoire, de l’usage actuel et de la portée de la notion d’autonomie qu’il nous convie, nous rappelant en particulier que la clinique ne saurait se penser indépendamment du champ politique dans lequel elle s’inscrit et avec les exigences duquel elle a à composer : à l’horizon de nos pratiques psychosociales, clinique et politique constituent immanquablement deux dimensions indissociables de notre travail et du discours que nous pouvons élaborer dessus. 39. Pendant deux ans, les institutions du « Réseau 2 » mettent à l’étude une thématique en lien avec la réalité de terrain et se centrent sur l’étude de cas. Ces deux années de travail se terminent toujours par la présentation des travaux lors d’une journée d’étude. Après « Symptômes et lien social », « Le transfert » et « Le passage à l’acte », c’est la question abordée lors de la journée d’étude de la Fédération des Habitations Protégées, dont nous proposons ici le produit, qui sera prolongée dans le cadre du « Réseau 2 ». 114 4.1. Autonomie et « auto-séparation » Alfredo Zenoni Psychanalyste, membre de l’Ecole de la Cause Freudienne Une des questions les plus fréquemment soulevées dans les discussions d’équipe en institution concerne l’ambiguïté de notre intervention ou de notre accompagnement, dans la mesure où l’on peut considérer qu’ils ne favorisent pas l’émergence d’une prise en charge du résidant par lui-même ou qu’ils le maintiennent dans un état de dépendance, entravant ou risquant ainsi de compromettre ce qu’on appelle son « autonomie ». Va-t-on ou non l’accompagner chez l’assistant social du Centre Public d’Action Sociale, à la banque ou chez son avocat ? Téléphoner à sa place ou avec lui ? Gérer ou non, avec lui, son argent, sa médication ? Etc. Voilà différentes modalités de la question si souvent débattue – et qui, si elle était débattue jusqu’au bout, devrait d’ailleurs également aller jusqu’à mettre en question l’existence même de l’équipe qui se la pose : car accueillir et prendre soin de personnes c’est déjà, d’une certaine façon, suppléer à une incapacité, ne pas laisser les personnes à leur autonomie. et donc moins « régressée » – que celle qui vit en ménage dans une Habitation Protégée, ou est-ce le contraire ? 4.1.1. Les impasses de l’autonomie Dans le cadre de l’Arrêté Royal qui définit les missions des Initiatives d’Habitations Protégées, et plus largement dans la conception des soins qui tend à dominer aujourd’hui, la notion d’autonomie est indissociable d’une finalité du dispositif institutionnel qui consisterait, en parallèle au traitement médical dispensé, en un apprentissage ou un réapprentissage de certaines compétences comportementales indispensables, conçues comme étant plus ou moins indépendantes de la problématique clinique de la personne. Or, comme le montrent les exposés et les débats qui ont eu lieu lors du colloque, un tel présupposé est démenti par l’expérience. Lors de son intervention, le professeur Jean De Munck, en évoquant la question de la transférabilité, souligne — lui aussi — que ces « compétences » sont tout à fait corrélatives du contexte relationnel où se joue l’évolution clinique de la personne. Nous ne pouvons que constater que les institutions existent d’abord comme une réponse pratique alternative à des situations humaines fort complexes et que les séquences d’apprentissages de compétences, quand elles sont de mise, ne constituent pas l’essentiel de l’accompagnement. Ce serait avoir une vision aseptisée de la vie humaine que de la réduire à un inventaire de fonctions à exercer, comme si elle ne comportait pas par elle-même une complexité et une conflictualité à la fois interpersonnelle et intrapersonnelle qui en constitue toute l’épaisseur existentielle et toute la virtualité clinique. Les enjeux de l’existence humaine ne se distribuent pas sur une échelle évolutive des fonctions, allant de l’infantile à l’adulte, mais sont la conséquence d’une difficulté intrinsèque, une difficulté que l’être humain rencontre à tout âge : celle de nouer ensemble, simultanément, des dimensions de la vie qui ne Si j’évoque ainsi le paradoxe d’une assistance ou d’un accompagnement nécessaire – dont on pense en même temps qu’ils empêchent que le sujet puisse s’en passer un jour – ce n’est pas tant par goût du paradoxe que pour interroger, comme cela a été réalisé au cours du colloque de la FFIHP, une idée de l’autonomie comme abolition de toute adresse ou de tout recours à l’Autre, présentée comme le but suprême de l’évolution individuelle. Je propose donc d’interroger une certaine idée de l’autonomie qui voudrait qu’on puisse la mesurer en degrés d’éloignement d’un pôle institutionnel et en degrés de proximité à un pôle de vie non institutionnel. À titre d’exemple de cette volonté de mesure, dans un sens comme dans un autre, des questions fréquemment entendues, du type : la personne qui réside pendant des années dans une Habitation Protégée est-elle moins autonome ou plus autonome que celle qui réside chez ses parents, ou dans un appartement tout proche de celui de ses parents ? La personne qui vit seule dans un studio en ville est-elle plus autonome – 115 vont pas automatiquement ensemble. Ainsi, la vie humaine consiste moins à passer d’un point à un autre – de la dépendance à l’autonomie, des fantasmes ou du délire à la réalité, de l’émotion à la raison – par des étapes ou par des stades intermédiaires, qu’à trouver, à chaque époque de la vie, une conciliation ou une compatibilité entre ces dimensions diverses. Car chacune de ces dimensions comporte son envers, et c’est tout le drame ou la comédie de la vie que d’essayer de les tenir ensemble. des biens est vécu par le sujet, dont on voudrait réguler les dépenses afin qu’il puisse mener une vie plus autonome, comme une atteinte à… son autonomie. Ainsi, le père d’une patiente avait décidé de faire une donation à sa fille, hébergée dans une IHP, mais à la condition que la gestion de l’argent soit confiée à un avocat, ce que la patiente avait refusé au nom de son autonomie. Dans ce cas, la solution, consistant au fond à concilier deux formes opposées d’autonomie, fut trouvée en suggérant à la patiente de demander elle-même à avoir un administrateur provisoire des biens de son choix. Les problèmes relationnels, auxquels les sujets que nous accompagnons ont affaire, sont en effet d’une bien autre nature que le simple problème d’acquérir des compétences – « comment s’habiller correctement ? », « comment se tenir à table ? », « comment être à l’heure au rendezvous ? », « comment saluer ? », etc. Ils sont bien plus de l’ordre de concilier deux impossibilités plus radicales : celle de vivre seul et celle d’interagir avec les autres, comme en témoigne ce sujet qui dit avoir besoin de chaleur humaine, mais qui supporte difficilement une forme de logement qui inclut la présence d’autres personnes. Parfois, c’est dans le registre de l’amour et de la sexualité que le sujet revendique son autonomie, alors même que les expériences dans lesquelles il s’engage font l’objet de sa plainte constante. D’un côté, il se plaint de la violence ou de l’exploitation dont il fait l’objet, mais de l’autre, il ne peut ou il ne veut pas rompre avec le partenaire. Comment alors intervenir et répondre à la demande d’aide tout en prenant en compte sa volonté de ne pas rompre ou de continuer la relation ? On connaît la réplique fulgurante qu’un thérapeute s’était attirée lorsqu’il était intervenu dans une situation analogue pour limiter la mainmise du partenaire sur le sujet : « Mais c’est mon mari ! De quel droit vous permettez-vous de le critiquer ? ». De même, les notions de dépendance et d’autonomie doivent moins être abordées comme des notions successives sur l’échelle du progrès mental que comme deux notions dont la difficulté consiste bien plutôt dans le fait de les tenir ensemble. Si l’on prend la chose à un niveau moins pédagogique et plus existentiel, on se rend compte que, bien souvent, la difficulté consiste plus dans le fait d’amener un sujet vraiment « autonome » – au sens où il se donne à lui-même sa propre loi, selon la définition retenue – à consentir à une certaine « dépendance », que dans le fait de favoriser le passage de la dépendance à l’autonomie, si l’on entend par « dépendance » le fait de tenir compte de l’Autre, de souscrire à un certain réglage collectif des choses, d’accepter l’intervention d’un tiers. Comme cet ouvrage en témoigne, dans bien des cas, le problème n’est pas de pousser le sujet à s’affirmer, mais d’arriver à modérer, à trouver comment concilier avec d’autres dimensions de la vie l’affirmation de sa propre indépendance, la volonté d’obtenir justice, l’exigence d’être maître de son argent ou de faire des cadeaux à qui l’on veut. On sait que bien souvent le recours à l’administration provisoire 4.1.2. Une approche clinique Ce que nous pouvons observer, c’est plutôt le rapport du sujet à lui-même, et en particulier à son corps, qui se réalise d’une manière inconciliable à la fois avec les conventions de la vie en commun et avec sa santé, témoignant d’une sorte d’« auto-suffisance » qui est, au fond, une forme d’autonomie poussée jusqu’à l’absurde. Vivre dans une insouciance à l’égard de toute exigence relative à l’hygiène ou à la tenue vestimentaire, à la qualité de la nourriture, à la température qu’il fait, au désordre de sa chambre, voire au paiement des factures sont autant de signes d’une forme d’autonomie au sens d’une séparation par rapport à l’Autre. Cela fait du sujet un « homme libre », non soumis à la contrainte d’idéaux ou d’obligations sociales, même si cette « auto-suffisance » a, bien sûr, des conséquences parfois désastreuses pour son être social ou pour sa santé. De plus, elle est 116 souvent éprouvée par le sujet lui-même comme un vide vital, une absence de tout intérêt et un manque d’énergie, qui l’amènent bien souvent à devoir les combler ou les anesthésier par ce qu’on appelle des « dépendances » — alcool, drogues, jeux de hasard, etc. – qui sont le prix de sa liberté absolue, en quelque sorte. A contrario, cette sorte d’« auto-suffisance » du corps peut devenir à ce point insupportable au sujet lui-même qu’il ne sait plus comment faire pour s’en débarrasser, pour se nettoyer sans arrêt d’une crasse ou d’une puanteur qui sont la rançon d’une trop grande proximité à soi-même, sans distance. Les « traitements » qu’il s’applique alors, au niveau du nettoyage de son corps ou de l’espace où il vit, ne manquent pas à leur tour de créer des difficultés pour sa santé ou pour sa cohabitation avec les autres. Ce sont là des tentatives de séparation de soi peu opérantes – j’y reviendrai. seul, il n’y a plus de barrières, je ne sais plus si je suis bon, si j’ai des qualités, c’est terrible, je ne peux plus m’arrêter, je n’arrive pas à me fixer moimême le cadre. »40 Tel autre cesse au contraire d’être tranquille dès que sa copine lui propose d’emménager chez lui. Luc, un autre patient, à qui son ancienne femme permet maintenant de voir sa fille, dit retrouver de la chaleur humaine auprès d’elles deux, mais on constate en même temps que ces rencontres l’angoissent, car c’est la mère de sa fille qui décide du moment et de la durée de ses visites, trois heures par semaine, alors que lui n’en voudrait que deux. Monsieur Hyde s’arrange, lui, de manière à s’installer toujours chez une ou l’autre femme, pour finir par devenir violent et insultant à leur égard, non sans commettre des actes qui requièrent l’intervention de la police. Un apaisement s’ensuivra lorsque, ayant rencontré une femme qui est connue pour avoir plus d’un partenaire, il ne se retrouvera plus dans la position d’être tout pour elle et de devoir partager avec elle un espace commun. La formule du « chacun chez soi » s’est avérée dans ce cas être la solution favorable, ainsi qu’elle l’est dans bien des cas pour les couples vivant dans des structures résidentielles : une forme d’« autonomie » individuelle protégée, si l’on veut, qui réalise une juste distanciation, aux dépens de l’autonomie du couple, paraît permettre une relation plus apaisée. 4.1.3. Les impasses de la relation. Disons un mot aussi des impasses que peut rencontrer l’abandon de cette auto-suffisance pour une vie plus relationnelle. Aller vers l’extérieur, se lier à l’Autre ne constitue pas toujours la solution. D’autres difficultés surgissent ici, qui ne sont plus la contrepartie de l’autonomie, mais celles de la relation. Grâce à ce lien ou à ces liens, le sujet sort de son « autisme » ou de son vide existentiel, peut mieux supporter son être, parce qu’il est devenu aimable du fait de l’amour de l’Autre. Former un couple, ou même avoir un enfant avec un partenaire peut paraître constituer un progrès sur la voie de la normalité. Mais il constitue aussi souvent la source d’impasses relationnelles nécessitant un séjour temporaire en institution voire une mise à distance plus prolongée des partenaires – soit que le sujet, ne pouvant plus se passer du partenaire, finisse par lui devenir insupportable, soit, au contraire, qu’il en ressente la présence comme quelque chose d’intrusif. Tel homme, de qui sa compagne a exigé qu’il quitte le domicile, se retrouve soudainement privé du soutien quotidien d’un partenaire qui lui est indispensable pour maintenir une identité. Maintenant, dit-il, « je n’ai plus quelque chose où je peux regarder pour me projeter ». « Tout Ici, il faudrait ouvrir tout le chapitre des paradoxes et des impasses de la relation avec les propres parents ou avec les propres enfants du sujet. Je me limite à les évoquer, puisqu’ils font la trame même d’une problématique quotidiennement rencontrée en institution. Tout en semblant réaliser pour le sujet, selon les termes qu’on utilise souvent, un « retour vers son milieu naturel » – but explicite du séjour en institution – nous savons que le « milieu naturel » constitue aussi, d’une part, le registre d’ambivalences dramatiques et de tensions, qui nécessitent le recours à un tiers, l’installation d’une certaine distance, la présence de médiations, et qu’il absorbe souvent, d’autre part, tout l’investissement du sujet, compromettant démarches et projets destinés à mettre en place une forme de vie plus autonome. La jeune femme qui ne cesse de se plaindre des 40. Quarto, n° 94-95, p. 99. 117 agissements de sa sœur, trouve tout naturel de louer avec elle un appartement – « parce qu’elle est ma sœur » – et laisse tomber tout projet. Le jeune homme qui ne cesse de dénoncer l’arbitraire et la « connerie » du père, persiste, malgré toutes les solutions qui lui sont offertes, à vouloir continuer à résider dans sa famille ; inversement, le père qui ne cesse de subir la violence et les irruptions de son fils qui loge dans une communauté ne peut se résoudre à simplement changer la serrure de la porte d’entrée. « Avec ma mère, on s’entend comme chien et chat », dit une autre jeune fille, alors qu’elle ne peut s’empêcher de lui téléphoner vingt fois par jour. 4.1.4. Pour globale une approche sont pas indépendants les uns des autres. Ils s’enracinent dans une même subjectivité. Une problématique subjective, psychiatrique, n’est pas lisible en une simple coexistence de troubles et de fonctionnement psychique personnel, le trouble faisant l’objet d’un traitement médicamenteux et le fonctionnement psychique faisant l’objet, en parallèle, d’un programme d’apprentissage. Les soi-disant compétences ou habilités, conçues comme des fonctions séparées qu’il s’agirait de rééduquer, ne sont que des abstractions prélevées sur une problématique relationnelle et existentielle complexe. L’incapacité à se servir d’une machine, tout comme celles à faire des courses, à gérer son argent, à se soucier de l’hygiène, à faire une activité, à communiquer, etc. ne font que décrire les manifestations observables d’une problématique subjective globale, à laquelle il s’agit de les référer si l’on veut mettre en place un accompagnement efficace. clinique Si je m’attarde un peu à évoquer ces différents aspects de l’expérience dont nous sommes si souvent les témoins dans notre accompagnement des sujets, c’est tout d’abord pour nous amener à mettre en question le point de vue réducteur – réducteur de la complexité de l’expérience – qui est souvent sous-jacent à cet idéal de l’autonomie. Ensuite, c’est pour ne pas reculer devant la nécessité de s’interroger sur la cause des comportements considérés comme inadéquats ou régressifs, « non autonomes » et de réfléchir à la forme que doivent prendre, à la lumière de cette cause, notre accompagnement et nos interventions. Il existe malheureusement, dans la clinique psychiatrique contemporaine – le DSM en est l’illustration la plus évidente – une tendance à vouloir extraire les aspects problématiques de la vie d’une personne de l’ensemble de sa vie, et notamment de sa dimension relationnelle – relation à autrui et relation au monde – pour en faire des « troubles » isolés, localisés dans une fonction, à l’instar des syndromes de type médical, sans rapport les uns avec les autres et sans rapport avec l’ensemble de l’expérience. Si l’on peut parler d’une rage de dents, d’une tendinite ou d’une infection urinaire comme de phénomènes traitables indépendamment les uns des autres et isolés du contexte qui les a provoqués, cette approche ne marche pas dans notre champ de travail. Comme les vignettes cliniques le montrent, les phénomènes de la conduite humaine sont corrélés entre eux, ne 4.1.5. La séparation de soi ou « l’autoséparation » Cette problématique subjective complexe se déploie selon deux grands axes interdépendants. Le premier concerne le statut du désir du sujet : la façon dont il investit ou pas le monde, les objets, son propre corps y compris, et les autres. Le second concerne plutôt le rapport à l’Autre ou, plus exactement, le rapport de l’Autre au sujet. Il s’agit ici de la façon dont le sujet vit l’intention et le désir de l’Autre à son égard. Et c’est au croisement de ceux-ci que se situe la notion de séparation. Précisons tout de suite que la « séparation » est à entendre non pas comme un moment de l’histoire du sujet, mais comme un opérateur qui conditionne le style même de cette histoire. Partons du rappel, qu’il n’est jamais superflu de faire, que l’être humain est constitué d’un corps qui n’évolue pas seulement dans l’environnement naturel, fait de l’air qu’on respire et du soleil qui réchauffe, mais aussi dans un environnement fait de cultures, de langues, de traditions, de religions, d’institutions, de savoirs, etc. qui le façonnent et qui conditionnent le genre de buts et de satisfactions qui le motivent. Les « compétences » qui sont requises pour évoluer dans cet autre 118 environnement – que nous résumons par la notion d’Autre – ne sont pas programmées dans l’organisme, mais s’acquièrent et se transmettent en interaction avec cet Autre même. c’est-à-dire qu’il se sépare de l’Autre. Ne pas être l’objet dont l’Autre manque équivaut à se séparer de l’objet que l’on est. La séparation de l’Autre est donc en même temps une séparation de soi comme objet. Mais l’aspect de « séparation de soi comme objet » gagne à être isolé comme tel et, à cet égard, on se sert de la notion, avancée par Lacan, d’« extraction » de l’objet, conçue comme extraction du plus intime de soi-même, du plus intime de son être. C’est cette extraction, en tant qu’elle produit un manque, qui est la condition du désir. Cette opération est ce qui n’a pas lieu dans les différentes formes de la psychose. Et les manifestations considérées comme « défauts d’aptitude » sont justement les effets de la défaillance de cette opération de séparation. L’expérience de l’être humain est, dès le plus jeune âge, dès sa venue au monde, immergée dans cette interaction. Ainsi, même la manifestation des besoins élémentaires prend d’emblée la dimension d’un message, d’un appel lancé à l’Autre tel que nous venons de le définir. Et leur satisfaction, par conséquent, ne consiste pas seulement à fournir l’objet correspondant au besoin que l’enfant est censé avoir, mais consiste aussi en une « réponse », réponse qui détermine la nature de son être. Nous entendons par là que, dans la condition humaine, il n’y va pas seulement des objets que le sujet peut recevoir, mais aussi de ce qu’il peut être, lui, pour l’Autre : objet de son amour et de ses soins et/ou objet de ses exigences, de sa possession, de sa domination – équivalent de l’objet du fantasme de l’Autre, entendu ici comme l’adulte qui en a le soin. Ce qui veut dire aussi que l’être humain vient au monde et est au monde, pour le meilleur et pour le pire, selon une certaine modalité d’objet, autrement dit selon une certaine valeur (libidinale, pulsionnelle) inhérente à son être, telle qu’elle est déterminée par l’Autre. 1. Lorsque cette séparation de soi à soi n’a pas lieu, il en résulte, en premier lieu - sur l’axe du rapport à l’objet - une atteinte « au joint le plus intime du sentiment de la vie », il en résulte un trouble profond du ressort de la motivation. En effet, s’il n’est pas affecté par un manque, un manque d’être, le manque de soi, le sujet n’est pas animé par le désir d’« aller vers… » ce qui lui manque. Il n’est pas motivé par des choses à faire, des choses à avoir, des réalisations, qui pourraient compenser ce manque. Il ne voit pas l’intérêt de tout ça, de ce qui existe hors de lui, dans la mesure où, lui, s’autosuffit, coïncidant avec son être, se satisfaisant de son être-là – bien que cette « satisfaction », comme je l’ai déjà suggéré, ne soit pas nécessairement synonyme de plaisir et puisse même devenir insupportable au sujet lui-même. Dès lors, en l’absence de « séparation » d’avec l’objet, en l’absence d’extraction de l’objet, la réalité humaine, l’image du corps, la communication ne sont pas investies, perdent toute signification. Ils ne recèlent pas ce qui peut causer le désir, vu que l’objet est resté, comme réel, du côté du sujet. Or, toutes les compétences et habilités dont un être humain est censé être doté pour évoluer dans son environnement propre ne sont en fait que les conséquences du mode et du degré selon lesquels il se déprend ou ne se déprend pas de cette condition primordiale d’objet de l’Autre. La satisfaction des besoins primaires elle-même est affectée par la plus ou moins grande distance prise par rapport à ce statut personnel d’objet. C’est à ce niveau structural que se pose la question de la « séparation », à concevoir selon les deux aspects interdépendants qui la définissent : « séparation de soi », séparation de cette forme d’« être soi » qui se mesure en « jouissance », au sens d’une satisfaction foncièrement nocive comme Lacan la définit et « séparation de l’Autre ». Ces deux aspects sont interdépendants, car l’objet dont l’enfant, ou le sujet se sépare, c’est luimême. Et dans la mesure où il n’est plus cet objet, il n’est plus non plus ce dont l’Autre se complète, Une double série de phénomènes peut traduire cette in séparation – ou cette non-extraction de l’objet – qui correspond à ce trouble profond de la motivation. D’un côté, le sujet ne manifeste pas d’intérêt particulier : « j’ai du mal à avoir envie de quelque chose », comme me disait quelqu’un. Le sujet peut vivre ainsi dans une sorte d’inertie immuable qui n’est pas incompatible avec une circulation sans but, voire avec une errance. Dès 119 lors, c’est toute la séquence des démarches et des obligations, qui définissent un investissement de la réalité sociale, qui se défait. Si atteindre un quelconque objectif n’a pas de sens, les démarches requises pour l’atteindre perdent toute pertinence, tout pouvoir de mobilisation du sujet. De même, le corps « socialisé », le corps qu’on soigne, tant au niveau de la présentation qu’au niveau de l’hygiène, n’est pas l’objet d’un investissement particulier, puisque c’est le corps « réel », morcelé et invasif qui retient, si je puis dire, tout l’investissement. Le langage, enfin, comme lieu de production du sens, de communication, n’est pas investi, quand il ne se défait pas en une fuite de la pensée qui ne peut s’arrimer à rien, ni trouver une conclusion. « Le centre ne tient pas, tout se délite », comme dit un autre patient. Les deux axes sont évidemment corrélés, mais, sur tout un versant de la clinique, l’axe des phénomènes qui semble prévaloir est celui d’une absence d’extraction de l’objet, d’une non-séparation de soi, où le rapport à l’Autre n’est pas spécialement en jeu. Ici, il s’agit d’une « autonomie » non revendiquée, il s’agit d’une autonomie déjà réalisée en quelque sorte : le sujet n’a pas besoin de l’Autre, ne revendique rien, s’autosuffit, comme je l’ai déjà dit. 4.1.6. Logique d’un accompagnement Aborder ces phénomènes cliniques sous cet angle paradoxal d’une sorte d’autonomie radicale peut nous aider à poser la question de l’accompagnement dans des termes qui débordent largement la seule perspective de l’apprentissage. Cela peut nous aider à déplacer l’accent de la question des manifestations du comportement à leur cause, c’est-à-dire au niveau de l’objet, en tant que le statut de cet objet est corrélé à la motivation. Cela nous aidera aussi à ne pas séparer la dimension du social de la dimension clinique. La question du degré d’assistance ou de coaching sur le plan des activités et des démarches – « doisje téléphoner à la place du patient, téléphoner avec lui ou attendre qu’il le fasse lui-même ? » – n’est pas à négliger, mais elle apparaît alors secondaire, au sens de venir en second lieu par rapport à la question d’une intervention qui se règle sur le rapport du sujet à une réalité qu’il n’investit pas, ou sur une coïncidence avec soi-même qui le rend indifférent aux idéaux en vigueur dans la société. À partir du moment où l’enjeu n’est plus d’ordre éducatif, mais d’ordre clinique, on pourra mieux s’orienter dans la visée de notre action. Comment esquisser alors une perspective pratique ? Il me semble qu’on peut situer les diverses formes d’intervention possible ou envisageable, chaque fois à inventer, sur deux plans, fondamentalement. Il s’agit, d’une part, de permettre ou de soutenir diverses formes d’éloignement, de mise à distance, de voilement du soi réel – de l’objet que le sujet est – en tant qu’elles peuvent constituer des équivalents ou des substituts d’une extraction symbolique qui n’est pas opérante. Ce qui, corrélativement, devrait permettre ou soutenir un certain investissement D’un autre côté, sur le versant du réel, d’autres phénomènes peuvent témoigner de l’envahissement du corps par le corps, de cette appartenance de soi à soi, qui peuvent réduire l’existence à l’inertie d’une pure présence. Ce sont les comportements par où le sujet tente d’anesthésier à la fois ce vide de toute motivation et ce trop de présence – parfois sous forme hallucinatoire –, par des consommations de drogues ou d’alcool ou par des phénomènes automutilatoires, quand ce n’est pas par la tentative de suicide. Je ne fais ici qu’évoquer les grands traits d’une phénoménologie clinique, largement évoquée dans les ateliers du colloque, qui remettent au centre de notre réflexion et de notre pratique ce qui est fondamentalement en jeu dans des comportements ou des modes de vie qui peuvent être épinglés comme défaut d’autonomie ou comme carence éducative. 2. Par ailleurs, en deuxième lieu, la non-séparation de soi, la non-extraction de l’objet peuvent donner lieu à une autre série de phénomènes qui relèvent cette fois plus spécialement de la connexion de l’objet avec la volonté de l’Autre, avec le manque de l’Autre. C’est le deuxième axe, là où l’objet dont le sujet n’est pas coupé est surtout objet pour l’Autre. Les conséquences de cette position en rapport à l’Autre sont particulièrement manifestes dans les réactions paranoïdes qui demandent une prudence d’intervention comme en ont, par exemple, témoigné les intervenants de l’atelier sur le rapport au contrat. 120 d’autre chose que soi. L’intérêt pour les activités, de ce point de vue clinique, ne donne pas nécessairement lieu à un investissement majeur du champ social. Il peut être minimaliste, plus intimiste et être toutefois opérant. L’issue la plus favorable est d’abord celle qui consiste dans une certaine extériorisation de l’objet, hors de soi, dans une production ou une réalisation (fut-elle celle d’une collection d’objets insolites, par exemple) qui capture les bribes pulsionnelles présentes dans le sujet. Personne ne méconnaît le bénéfice clinique de cette issue – même en l’absence de rémunération, la rémunération pouvant très bien être représentée par les indemnités d’invalidité – alors que se limiter à attaquer ces symptômes comme autant d’indices d’une compétence perturbée risque de compromettre ce bénéfice. D’une manière plus modeste, cette extériorisation peut aussi se concrétiser dans un objet dont le sujet ne se sépare pas, mais qui lui permet de se séparer, sur le modèle de ces objets dont l’enfant psychotique ne se sépare pas pour pouvoir se séparer, pour aller de la maison au centre de jour, par exemple. trouver une solution qui concilie cette fixité de l’image vestimentaire avec un souci d’hygiène. De même, comme la conversation lors de l’atelier centré sur l’hygiène l’a particulièrement épinglé, l’espace de la chambre ou de l’appartement ne peut être réduit à un champ d’apprentissage et d’application des exigences de propreté ou d’ordre. Il est aussi indissociable d’une problématique subjective où l’être du sujet est en jeu, et dont l’angoisse peut être un indice. Une patiente peut dire : « L’ordre m’angoisse, je ne me sens plus chez moi ». Un autre : « Si mon appartement est tout à fait en ordre, je m’inquiète parce que quand je n’ai rien à faire, ranger est une activité de réserve qui me permet d’éviter l’angoisse ». L’accompagnement par le thérapeute ou l’intervenant, ou l’animateur, ou l’analyste d’ailleurs, en fonction de semblable, d’alter ego, s’inscrit aussi dans ce registre de suppléance, sorte de support externe, d’idéal du moi extérieur, de regard qui soutient, entérine, reconnaît et peut permettre une mobilisation du sujet. L’accompagnement a, encore une fois, moins pour but d’amener le sujet à apprendre un comportement (apprendre à téléphoner tout seul, par exemple) que de constituer pour ainsi dire un support motivationnel. Il est possible qu’après s’être inscrit à telle activité grâce à l’accompagnement de l’intervenant, soutenu par le regard de l’intervenant, le sujet s’y accroche par intérêt propre. Mais la manœuvre présuppose que le sujet lui-même institue l’intervenant à cette place. C’est l’envers d’un rapport d’autorité qui, même enrobé de gentillesse, de bonnes intentions et d’arguments de bon sens, reste inopérant. L’identification et l’imaginaire peuvent également constituer une voie de mise à distance du soi réel, qui peut aboutir à une certaine mobilisation. Car moins le sujet coïncide avec son être, plus il peut chercher l’être ailleurs. Même si elle s’appuie sur l’alter ego, sur l’image, sur l’imitation, cette relative mise à distance de soi par le biais de l’autre va peut-être permettre une mobilisation qui n’est pas à négliger, ne fût-ce que par ses effets d’éloignement du réel de l’objet. Concrètement, cela peut se traduire par l’importance à accorder au vêtement, à l’habillage, au look, moins dans un but éducatif que dans le sens d’injecter un certain goût pour le semblant, sans oublier que l’utilisation d’éléments de l’habillement peut assurer une certaine « tenue » du corps. Porter une casquette ou porter un uniforme peut, dans certains cas, avoir un effet de nouage du corps réel au corps de semblant. Mais il est vrai aussi que le rapport à l’image peut se traduire par l’exigence de ne pas changer de vêtements, car changer de vêtements, c’est changer d’image de soi. Et lorsque l’image tient lieu d’identité symbolique, changer de vêtements met en danger sa propre identité. Il faudra donc La remarque précédente nous introduit ainsi à l’autre problématique. Il s’agit ici d’étudier la bonne façon d’introduire, selon chaque cas, bien sûr, une médiation et une modulation des rapports entre le sujet et ceux qui font partie de son univers relationnel dont, au premier plan, sa sphère familiale. Le but n’est pas, ici non plus, de forcer directement une séparation, insupportable et de toute façon impraticable, ni non plus, à l’opposé, de « travailler avec la famille », comme on dit, mais de traiter l’inséparation, les troubles 121 de l’indifférenciation par des microdispositifs de réglage, de mise à distance, qui permettent au sujet de se décaler un peu de ce qu’il est pour l’Autre. On sait que c’est parfois aussi au niveau de la mère ou du père que le lâchage de leur « objet-enfant » rencontre une difficulté insurmontable. On fait le pari que ces microdispositifs, qui nécessitent un réseau d’intervenants, par exemple au niveau de la gestion des médicaments ou de l’argent, pourront contribuer à assouplir, à défaire quelque peu la coïncidence du sujet avec son être-objetpour-l’Autre et, de ce fait, le rendre pour ainsi dire plus disponible pour autre chose que lui-même, pour un certain transfert vers la réalité ; cela ne manquera pas d’avoir indirectement des effets de mobilisation et, donc, si l’on veut, d’autonomie, par rapport à une vie purement et simplement résorbée dans la sphère familiale. C’est pourquoi, dans notre champ de travail, le lieu de vie apparaît être difficilement dissociable du lieu de soin, et inversement. C’est pourquoi, aussi, nos institutions ne doivent pas se concevoir comme distribuées sur une échelle de déspécialisation croissante, allant du soin à l’autonomie, ou du thérapeutique au social – quand on sait que c’est justement avec l’immersion dans le social, avec l’entrée dans une institution plus ouverte que les difficultés surgissent et, avec elles, une exigence d’approche clinique et de stratégie thérapeutique. Nos institutions doivent plutôt se concevoir comme un réseau de dispositifs à usages multiples, l’usage qui convient à chaque fois étant au fond décidé par la problématique propre d’un sujet : fonction de mise à distance, de mise à l’abri, de sortie de la solitude, de médiation, d’identification, de rencontre avec un Autre à basse intensité pédagogique; un usage qui a, de toute manière, comme horizon de permettre ou de soutenir une certaine « séparation de soi » en tant qu’« extraction » de l’objet. Pour conclure, je dirais que si l’on prend, à titre d’hypothèse, la perspective d’un certain collage inconscient, structurel, avec l’objet, comme cause du manque d’« autonomie », peut-être pourra-ton orienter notre accompagnement dans le sens d’opérer quelque déplacement ou quelque mise à distance de cette cause, plutôt que d’essayer agir directement sur un comportement « non autonome ». À l’instar de ce qui est un des fils du présent ouvrage, retenons que l’autonomie ne peut être l’objectif direct de notre intervention ou de notre accompagnement, puisqu’elle n’est que la conséquence d’un changement, fût-il minime, qui se produit au niveau de la cause. On fait l’hypothèse qu’une telle opération, axée sur l’objet subjectif, ne manquera pas d’avoir indirectement des effets d’« autonomisation », plus stables, pensons-nous, que les effets directs d’une opération de type persuasif, pédagogique. 122 4.2. Les lois de l’incertitude et de l’autonomie : Pour une approche clinique de la condition politique Dan Kaminski Professeur à l’école de criminologie de l’UCL L’ouvrage qui se referme ici ou presque est le très beau témoignage d’un double travail : la tâche quotidienne des équipes des IHP (Initiatives d’Habitations Protégées) et la mise au travail clinique de ces mêmes équipes sur le thème sensible de l’autonomie, valeur maîtresse de l’Arrêté Royal du 10 juillet 1990. Les récits cliniques et les discussions auxquelles ils donnent lieu constituent des variations sur un même thème, témoignant le plus souvent d’une écoute des résidants, mais plus radicalement d’une analyse réflexive et attentive des diagnostics, des cadres normatifs imposés ou négociés aux habitations protégées et à leurs résidants, des motifs des séjours, de leur temporalité fixe ou négociable, de l’espace de l’habitation et des mouvements qui s’y produisent, des liens à l’intérieur de l’habitation et des liens avec la famille. Les espaces, les temps et leurs normes assurent la possibilité de liens, de mouvements et de motifs à travers lesquels s’actualise, parfois difficilement, ce qu’il est convenu d’appeler « autonomie ». sujets, les résidants, que les travailleurs des IHP. Il est simple et éminemment consensuel de présenter l’autonomie comme une capacité ou une aptitude. Mais laquelle ? L’aptitude moderne (au sens historique de cet adjectif ) à être propriétaire de soi-même, envers et contre toutes les preuves du contraire que le réel nous assène ? L’aptitude à se donner sa propre loi, que parfois l’on confond à tort avec le caprice individualiste ? L’aptitude à se débrouiller seul (sur le modèle du traitement du handicap) et qui associe donc autonomie à indépendance, voire à solitude ? L’aptitude aux habiletés sociales, élémentaires ou complexes, nécessaires à la débrouille avec l’autre ? Ou encore, l’aptitude d’un sujet à lire luimême, derrière l’idéal d’autonomie, le poids des déterminations et les marges de manœuvre, et à se frayer un chemin viable au cœur de l’incertitude ? Entre les deux définitions tendues de l’autonomie, adroitement présentées par Jean De Munck et Thierry Van de Wijngaert — la définition opératoire et multicritères et la définition idéale : se donner sa propre loi et choisir sa propre vie —, je suggère un léger déplacement. La dialectique de la loi et du désir que soutient l’autonomie consiste moins à être qui l’on désire être qu’à désirer être qui l’on est, à l’issue des choix parfois réduits qui sont laissés au sujet. La première partie de l’ouvrage offre de riches enseignements historiques, théoriques et cliniques auxquels je tenterai vaille que vaille et sans prétention d’apporter un complément, informé par la lecture de l’ensemble de l’ouvrage. L’autonomie est un concept, un idéal, une norme, une exigence, un désir, assurément une ressource multiforme et glissante prête à l’emploi pour quantité d’usages politiques, sociaux et cliniques potentiellement antagonistes. Et il ne suffit pas de la cloîtrer dans le champ des pratiques cliniques, ou encore de la réserver à un mode d’intervention spécifique, pour réduire ses ambiguïtés. Mon propos normatif sera le suivant : de ces ambiguïtés, il faut tirer parti. Et ce parti est à la fois clinique et politique, concernant tant les 4.2.1. Le bon teint de l’autonomie L’autonomie est évidemment tributaire du libéralisme révolutionnaire. Elle s’est déployée historiquement en utopie, en réalisations économiques, en consécrations juridiques et politiques. La propriété privée et la propriété de soi vont de pair dans l’histoire des sociétés libérales41. L’ordre moral de la modernité 41. Voir Didier Vrancken et Claude Macquet, Le travail sur Soi. Vers une psychologisation de la société ?, Paris, Belin, coll. Perspectives sociologiques, 2006. 123 s’instaure progressivement sur l’option privilégiant les fins individuelles des membres d’une collectivité nationale sur tout imaginaire transcendant, définissant et localisant les individus à la place qui convient à cet imaginaire. Les individus sont donc considérés comme les auteurs de la société politique moderne, exigeant des structures collectives qu’elles produisent et reproduisent l’existence des individus comme agents libres42. Dans le contexte de la modernité, l’État et son citoyen sont pensés chacun dans leur autonomie : l’État s’autonomise des gouvernés qui le construisent et des gouvernants qui en sont les opérateurs provisoires, ce processus rendant effective et continue l’autonomie des citoyens libérés des imaginaires transcendants de la sujétion43. La fondation d’un État social a consolidé cette perspective dès la première moitié du XXe siècle. Sa seconde moitié a vu se reconfigurer l’autonomie, elle l’a vu s’approfondir dans la foulée de la contestation des institutions totales44 et des hétéronomies dénoncées par la vague de mai 68, l’État et ses structures faisant en quelque sorte les frais du processus qu’ils ont eux-mêmes contribué à créer. imaginairement autour de la force d’initiative des individus, entrepreneurs d’eux-mêmes, quelle que soit leur position, tant dans le travail que dans le non-travail, dont le modèle a dorénavant besoin. Le « nouvel esprit du capitalisme »45, luimême importateur de « l’authenticité », valeurclé de la critique, artiste dont mai 68 fut l’artisan, a très vite exporté son principe – la conduite des individus par leur responsabilisation – dans les politiques publiques d’activation des chômeurs par exemple, de responsabilisation à des degrés divers des précaires de tous types. L’État socialactif repose sur un pari significatif : l’exclusion n’exclut pas toute capacité de l’exclu. Alors même que ce pari est ancré depuis longtemps dans le champ de l’intervention médico-psychosociale, ce champ ne peut qu’emboîter le pas s’il veut évidemment, comme son éthique le lui impose, non pas gérer simplement une population de laissés-pour-compte, participer à l’évacuation des déchets humains46, mais participer à la réduction de la précarité psychique. L’évocation de la précarité n’est pas anodine. Elle émerge en effet au cœur de l’évolution historique que je survole ici : à la pauvreté objective et aux catégories closes de la psychiatrie de l’enfermement, s’est substituée la précarité, subjectivement et intersubjectivement définie, compatible avec le désenfermement anti-psychiatrique. Ce mouvement long et caricaturalement rappelé en quelques lignes a évidemment donné corps à sa critique, mais plus encore à son instrumentalisation néo-libérale, à son retournement dialectique dont seul le capitalisme semble capable : l’autonomie, enjeu historique de contestation est redevenue, marquée de cet approfondissement, condition de la bonne marche du capitalisme. Le modèle dominant d’organisation socio-économique n’a plus besoin qu’à la marge de la discipline (au sens foucaldien du terme), mais se structure aujourd’hui L’autonomie est donc avant tout un concept politique. Son programme : que peuples et individus se donnent leurs propres lois. À l’échelle collective, l’autonomie signifie l’acceptation de l’idée que la société « crée elle-même son institution et qu’elle la crée sans pouvoir invoquer aucun fondement extrasocial, aucune norme de la norme, aucune mesure de sa mesure »47. Aucune 42. Voir Charles Taylor, Modern Social Imaginaries, Durham, Duke University Press, 2004 (chap. I) et la synthèse qu’en font Ian Loader et Neil Walker, Civilizing Security, Cambridge, Cambridge University Press, 2007, p. 45. 43. Des imaginaires religieux ou idéologiques ont façonné efficacement le sujet occidental du XIXe et du XXe siècles en réussissant provisoirement à mettre son autonomie au service d’un ordre transcendant. L’approfondissement de la démocratie ne réduit en rien l’empire de l’illusion ; au contraire, l’autonomie (comme emblème d’un régime politique) débarrasse en apparence le sujet de la transcendance, l’encombrant dès lors imaginairement d’une responsabilité infinie. 44. Selon le concept de l’ouvrage totémique de Erving Goffman, Asiles, Études sur la condition sociale des malades mentaux, Paris, éditions de Minuit, 1968. 45. Luc Boltanski et Eve Chiapello, Le nouvel esprit du capitalisme, Paris, Gallimard, 1999. 46. Zygmunt Bauman, Vies perdues. La modernité et ses exclus, Paris, Payot et Rivages, 2006. 47. Cornélius Castoriadis, « Institution première de la société et institutions secondes », Figures du pensable. Les carrefours du labyrinthe (6), Paris, Points, Essais, 2009 (1ère éd., Paris, Seuil, 1999), p. 143. 124 société n’existe sans nomos, mais ce nomos est « notre institution, notre œuvre »48, sans quoi il ne peut y avoir de démocratie. Au contraire de ce que voudraient nous faire croire les critiques réactionnaires et haineuses de la démocratie, démocratie et politique sont des synonymes49 ; l’autonomie est la capacité politique, actualisée en démocratie, de se lever contre les injustices de l’hétéronomie toujours dialectiquement renouvelée. L’autonomie politique est donc la condition structurelle de la construction d’une institution conventionnelle, de sa dénonciation et de son changement. bilitation, redressement étaient (ou sont encore) des signifiants hétéronomes, signes d’un dispositif de domination qu’un sujet pouvait parfois s’approprier par surcroît. Quand la revendication d’autonomie n’est plus formulée par les peuples, mais par l’institution pour le bien de sujets qui en seraient a priori privés, le paradoxe est sensible. Il se substitue partiellement aux autres illusions efficaces fournies par les institutions hétéronomes qui ne reconnaissaient l’existence de sujets que pour le bien du souverain. 4.2.2. Le bon ton de la critique Pour l’individu, l’autonomie revient à « oser se tenir face à la totalité des conventions, des croyances, de la mode, des savants qui continuent de soutenir des conceptions absurdes, des médias, du silence public, etc »50, mais ce faisant, elle revient aussi à être lucide sur son désir et sur la réalité (…) [l’individu] se tenant comptable de ce qu’il fait »51. De la dialectique de l’autonomie politique et de l’autonomie individuelle découle l’historicité circulaire de la fabrication de la société et la subjectivation de l’individu : pas d’institution sans sujets et pas de sujets sans institution. La critique a beau jeu de souligner, et elle a raison de le faire, que nous sommes passés d’une psychiatrie réparatrice à une psychiatrie accompagnatrice. Le signifiant contemporain de la santé mentale, plus ouvert que celui de psychiatrie, y concourt par la réticularisation de multiples « accompagnateurs ». L’impératif d’autonomie est puissant et sa puissance jette une ombre sur son objet autant que sur le sujet qui s’y contraint. La force de cet impératif est de constituer de manière indissociable « un principe libérateur et un mode de domination »53. La contractualisation des dispositifs de prise en charge des résidants, des justiciables et des chômeurs est évidemment un témoignage de la colonisation d’un mode libéral de gouvernementalité de l’entreprise vers l’accompagnement des populations les plus vulnérables. Vulnérabilité, précarité, autant de concepts subjectivistes contemporains qui donnent consistance à l’aporie suivante : l’autonomie à atteindre est aussi le présupposé de l’action, la condition requise du sujet pour que le projet soit possible. Le sujet, dont l’autonomie serait le bien à venir, devrait déjà en faire preuve, au moment d’une contractualisation de l’intervention par exemple. Il est piquant de relever que l’histoire de l’autonomie est celle de la revendication des peuples contre un pouvoir étouffant et de la retrouver aujourd’hui comme objectif légalement attendu par un capitalisme féru de libération et par un État bienveillant, dont le modèle de préoccupation pour les populations précaires et vulnérables est devenu celui de la « magistrature sociale », répondant au mot d’ordre « aidez-nous à vous aider ». L’impératif d’intervention repose sur une mobilisation du sujet, accompagnée par la « générosité de la puissance publique »52. Éducation, socialisation, normalisation, réha- 48. Ibidem. 49. Jacques rancière est sans doute le plus significatifs des penseurs de cette synonymie. 50. Cornélius Castoriadis, op. cit., p. 144. 51. Ibidem. 52. Jacques Donzelot, Catherine Mével, Anne Wyvekens, Faire société. La politique de la ville aux Etats-Unis et en France, Paris, Seuil, 2003, p. 233. 53. Jean Foucart, « Relation d’aide, fluidité sociale et enjeux symbolico-identitaires. Du paradigme réparateur au paradigme de l’accompagnement », Pensée Plurielle (État social actif et pratiques sociales), n°10, 2005/2, p. 97117 (spéc. 107). 125 Autre registre de la critique de l’autonomie : elle contribue à produire ou à reconduire des pathologies, du fait même de son instrumentalisation au titre d’injonction. Une telle injonction, associée à celle de flexibilité, de mobilité, d’initiative, de développement des compétences, apparaît au moment historique où le parcours de la vie semble de moins en moins maîtrisable et maîtrisé. Ceci est particulièrement vrai pour les individus les plus fragilisés par ce moment historique. L’emprise de l’autonomie (formule pour le moins paradoxale) et ses effets sont précisément localisés par Marc-Henry Soulet : « la vulnérabilité découle du fait que les sociétés contemporaines placent en leur cœur l’incertitude » et « la vulnérabilité réalisée sanctionne une insuffisance des supports sociaux, une mal-intégration produisant des individus désaccordés en même temps qu’une inadaptation à la normativité changeante »54. On peut raccourcir la séquence : la vulnérabilité est le produit de l’autonomie, devenue exigence en contexte d’incertitude. On pourra même soutenir l’idée que se développe une passion de l’autonomie, passion aveuglante des modes de gouvernement des sujets et passion mortifère pour les sujets qui n’y « arrivent pas ». Alain Ehrenberg a indexé la dépression à la passion de l’autonomie55. « La menace de l’échec » pesant sur des individus fragiles, soumis comme les autres à l’exigence d’autonomie, « rimerait avec dépression, maladie du vide et de l’absence quand elle ne conduirait pas à l’effet inverse : l’abus ou l’excès »56. L’autonomie comme exigence sociale nous conduit donc à une réversibilité pathologique de l’idéal qu’elle promeut. pour le moins fréquente dans la population prise en charge par les IHP, la donne doit sans doute être complexifiée. De façon réductrice sans doute, la psychose signe un rapport particulier du sujet à l’autre. Soit l’autre est excessivement manquant (rupture), soit il submerge un sujet anéanti (soumission). L’autonomie comme projet prend alors la forme plus radicale du pari. Quand l’autonomie est le mot d’ordre, fût-ce au titre de culture partagée des résidants et des travailleurs d’une institution, elle peut devenir l’exigence de l’autre ; la passion est alors proche de son redoublement, si, loin de déjouer les excès et les manques de l’autre, le mot d’ordre les rejoue. Deux fils rouges des vignettes cliniques et des discussions finement présentées tout au long des chapitres de cet ouvrage sont incontestablement l’inventivité dont les travailleurs font preuve et la ruse avec laquelle ils doivent manipuler, au cas par cas, les outils (métaphoriquement juridiques) de la loi et du contrat. Cette inventivité et cette ruse sont en fait communes aux travailleurs et aux résidants. Ainsi, la confrontation clinique à l’aporie (l’autonomie est à la fois visée et présupposée) consiste à privilégier le présupposé sur l’objectif, pour faire prendre à ce dernier les chemins de traverse susceptibles de rendre viable le projet. L’autonomie, conçue comme capacité de se lier aux autres d’une façon qui évite les extrêmes de la rupture et de la soumission, suppose l’invention d’un temps, d’un espace et d’un mouvement singuliers, flexibles et remodelables. Sans quoi ce temps et cet espace, sans mouvement, ne constituent qu’un avatar de l’autre de la psychose. L’aporie énoncée plus haut n’est donc qu’abstraite et elle révèle une vérité bien plus importante : on ne devient sujet qu’en étant reconnu comme tel. Des intervenants d’un centre d’insertion sociale et professionnelle de Bagneux (Hautsde-Seine) évoquent de façon précise, à propos de l’insertion, cette vérité anti-aporétique. « Comment pourrait-on imaginer une forme transitive de l’insertion qui consisterait à insérer 4.2.3. Pour une autonomie clinique Quoi qu’il en soit de l’argumentation critique à laquelle je viens de faire place, quoi qu’il en soit de sa valeur, l’ouvrage nous donne à voir la limite de cette argumentation et ce n’est pas la moindre de ses qualités. Dans l’hypothèse de la psychose, qui semble 54. Marc-Henry Soulet, « La vulnérabilité comme catégorie de l’action publique », Pensée Plurielle (État social actif et pratiques sociales), n°10, 2005/2, pp. 49-59 (spéc. 49) 55. Alain Ehrenberg, La fatigue d’être 56. Didier Vrancken et Claude Macquet, op. cit., p. 216. 126 quelqu’un, c’est-à-dire de placer quelqu’un plutôt que de lui permettre de gagner son indépendance en s’insérant lui-même ? Quand au lieu d’aider quelqu’un à devenir autonome, une personne se réapproprie le projet de l’autre, l’énergie de l’investissement initial va être détournée et captée dans un jeu relationnel sans fin »57. La forme pronominale « s’insérer » est celle qui reconnaît le présupposé du sujet dans sa formation et elle trouve à s’appliquer dans la conceptualisation de l’autonomie. La consubstantialité de la domination et de la libération que contient l’autonomie n’est opérante que dans le projet d’autonomiser. L’aporie est consacrée dans le projet d’autonomiser quelqu’un. Par contre, elle se dissout dans l’accompagnement de son projet de s’autonomiser. par son absence l’ordonnateur de l’existence). L’ouvrage souligne, à plusieurs de ses détours, que l’autonomie est une interaction, un type de lien qui n’est pas inconditionnel, qui voyage entre le contrat et la loi, entre soi et les autres. Il faut préciser ici ce qu’est la loi de l’incertitude. Contrairement à des discours partiellement convaincants, l’incertitude présente des traits contemporains, mais elle n’est en rien contemporaine dans son principe. « L’incertitude est et a toujours été. Elle n’est pas une nuisance temporaire. (…) Comme l’écrit Nathalie Zaltzman, « la réalité est indifférente à l’homme 58 »59. C’est là la seule incertitude recevable et sur laquelle l’autonomie peut fragilement se construire. Les autres incertitudes sociales sont politiquement construites et transformables par des luttes au cœur desquelles l’autonomie retrouve son origine collective. Trois sens au moins sont audibles dans l’expression « autonomie clinique », sens qui méritent d’être déclinés. Le second sens tire les conséquences politiques de cette définition et envisage la clinique comme promotrice d’une autonomie moins mortifère que celle du programme néo-libéral. La clinique, qu’elle le veuille ou non, inscrit son projet dans une visée politique ou dans son spectre. Cornélius Castoriadis dénonce l’absurdité d’un discours qui, tenu notamment par des prix Nobel d’économie, « pose la société comme formée par assemblage ou combinaison d’‘individus’ »60, ces derniers étant eux-mêmes conçus comme acteurs rationnels. Ce discours dénie d’un seul trait la fabrication sociale de l’individu et la part asociale et non combinable du sujet. La clinique écoute et fait entendre cette fabrication et ce double déni. Son témoignage participe à la réfutation de l’autonomie comme ressort d’actions rationnelles et solipsistes, miraculeusement combinables pour faire société. Le premier sens fait entendre la production d’une définition clinique de l’autonomie. « S’autoriser à ne pas savoir » est la formule utilisée dans cet ouvrage pour indiquer le minimalisme que s’imposent et qu’imposent aux résidants les travailleurs d’une IHP. Il me semble que l’on tient dans cette expression le point de capiton de l’autonomie et de l’incertitude, autour duquel se convoquent les uns les autres les résidants et les travailleurs de l’IHP. Accepter l’incertitude est une condition sans garanties de l’autonomie définie comme possibilité d’échapper au double visage de sa négation : la rupture et la soumission. Être autonome serait, dans cet esprit, échapper au rapport à un autre tout en manque ou tout en excès. L’autonomie, comme aptitude à se donner ses propres lois, devient l’aptitude à se soumettre à la loi de l’incertitude, afin de mettre l’autre à une distance fluctuante qui ne se porte pas aux extrêmes de la soumission (à ses voix, à ses ordres) et de la rupture (l’autre n’étant pas moins Le troisième sens revendique l’autonomie de la clinique comme mode d’intervention et de construction d’un savoir sur, par et pour les 57. Hugues d’Heilly et Jean-Philippe Sorriaux, « Entre insertion et autonomie : maladie mentale et stratégies institutionnelles », Santé mentale au Québec, vol. 27, n° 1, 2002, p. 268-285 (spéc. 274). 58. N. Zaltzman, dir., La résistance de l’humain, Paris, PUF, 1999. 59. D. Kaminski, « L’exigence de certitude: de sa reproduction et de l’impasse de son traitement par le discours de la science », Mille Lieux Ouverts, n° 23, janvier 2000, pp. 13-21 (spéc. 13). 60. Cornélius Castoriadis, op. cit., pp. 147-148. 127 hommes et les femmes. Ce dernier sens de la formule donne à penser que la clinique appartient à la condition démocratique et y contribue. Son autonomie est fondamentalement celle des sujets qui se prêtent bon an mal an, à travers leur souffrance et leur étrangeté, à son jeu. Le « jeu » est cet espace aménagé pour qu’un sujet se meuve dans le respect d’une loi ni féroce ni versatile, ou encore ce défaut de serrage d’un sujet qui lui donne sa respiration propre. Le jeu, protégé par la clinique, est menacé ; des modèles de connaissance scientifique61, de gestion politique, de management et d’évaluation62 cherchent à réduire ou annihiler son espace. L’existence de cet espace est pourtant singulièrement la condition que le travailleur des IHP partage avec le résidant. Plus largement, il est la condition politique d’un monde commun. 61. On trouvera des développements de nature à étayer la menace en question notamment dans l’ouvrage collectif, Trouble des Conduites /Gedragsstoornis, Bruxelles, Quarto, Forumpsy.be, Controverse, 2008. 62. Appliquée au travail, la critique de ces modèles est poursuivie par Christophe Dejours, L’évaluation du travail à l’épreuve du réel. Critique des fondements de l’évaluation, Paris, INRA éditions, 2003. 128 REMERCIEMENTS Tout d’abord, nous nous devons de remercier tout particulièrement Nathalie Delhaye, coordinatrice de la Fédération Francophone des Initiatives des Habitations Protégées, pour son aide précieuse de tous les instants pour mener à bien cette publication. Par souci de discrétion pour les personnes évoquées dans les présentations des ateliers, nous n’avons cité dans le texte ni les institutions, ni les intervenants qui ont présenté leur réflexion, fruit d’un travail d’équipe le plus souvent. Par ailleurs, cet écrit et le colloque qui le précède n’auraient pas eu lien sans l’appui de ces institutions et de ces nombreuses personnes que nous reprenons ci-dessous. Merci tout particulièrement à Alfredo Zenoni et Dan Kaminski pour leurs lectures attentives et leurs textes qui, chacun à leur façon, interprètent notre réflexion et la relancent. Merci aux IHP : ACGHP Charleroi, Agora, André Baillon, Archipel, Carrefour, CASMMU Anaïs et Titeca, Entre Autres, Juan Luis Vivès - Prélude, L’Ancrage, La Bogue, La Relance, Le Hêtre Rouge, Le Petit Bourgogne, Le Regain, Le Relais, Le Solier, Les Erables, Messidor, Notre Domaine, IHP Sud-Luxembourg et Thuis. Merci aux intervenants, discutants et animateurs des IHP : Pascale Bourgeois, Florence Crochelet, Christine Clarembaux, Hélène Coppens, Jean-Luc Cottin, Karine Deblander, Virginie Delarue, Sylvia Di Matteo, Monique Maréchal, Catherine Oswald, Bérangère Perée, Claude Petit, Michel Vandenbussche, Patrick Vandergraesen, Emmanuel Thermolle, Claude Wittamer, Ingried Lempereur, Esther Beghin, Catherine Clabots, Anne Debecker, Jean-Paul Mativa, Christian Daune, Nadine Raulin, Fatma Fillali, Mieke Van Belle, Claire Collard, Sandrine Nicaise, Olivia Prizzon, Dr Manuelle Krings, Dr Catherine Desseilles, Dr Philippe Wancket, Dr Jacques Michiels, Dr Charles Wirth, Merci aux animateurs et discutants d’autres secteurs : J-P. Evlard (CPAS de Charleroi), D. Lestarquy (Le Quotidien de Fond’Roy), M. Dubois (Ellipse), A. Delgrange (SSM Namur), D. Haarscher (Le Pré-texte), P. Lejuste (Le Foyer de l’Equipe), P. Colson (Psytoyens), Docteur P. Titeca (CHJT), I. Deliège (IWSM), J. Dechêne (Similes), J-M Josson (Centre de crise Enaden), Y. Wuyts (ZV) Merci pour leurs contributions aux professeurs Ph. Fouchet (ULB) et J. De Munck (UCL) ; aux représentants des partis politiques M. Gerkens et N. Maréchal (Ecolo), Ph. Henry de Generet (CDH), J.-N. Godin (MR), J. Wilmotte (PS). Merci tout particulièrement à Alfredo Zenoni et Dan Kaminski pour leurs lectures attentives et leurs textes qui, chacun à leur façon, interprètent notre réflexion et la relancent. Merci enfin à Christiane Bontemps de l’Institut Wallon pour la Santé Mentale pour l’animation de cette journée de travail et la disponibilité de son institution pour soutenir notre réflexion. FFIHP Rue Bonaventure 28 1090 Bruxelles Coordinatrice: Nathalie Delhaye Tél: 0475/94.91.01 Fax: 02/479.63.75 e-mail: [email protected] site : www.ffihp.be Editeur responsable : P. Debouverie - Rue des Palais, 42 - D/2010/2239/?? 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