Organisation industrielle : "la mise en place d`une

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Organisation industrielle : "la mise en place d`une
F orum
org a n i s a t i o n i n d u s t r i e l l e
« La mise en place d’une d émarche d’ingénierie
système procure des gains importants »
H
L’ingénierie système est une démarche méthodologique visant à maîtriser la conception de systèmes et de produits complexes, ou même d’objets de la vie courante,
comme un téléphone ou une imprimante, pour peu qu’ils interagissent avec d’autres
systèmes. Des outils et des méthodologies existent. Ils sont accessibles à toutes sortes
d’entreprises et activités industrielles. Catherine Devic et Gérard Auvray de l’Association française d’ingénierie système (Afis) assurent que la démarche peut être aisément déclinée. Ils s’en expliquent et exposent les principes fondamentaux ainsi
que les principales évolutions de l’ingénierie système.
Mesures. Quel est le rôle de l’Association
française d’ingénierie système (Afis) ?
Catherine Devic. L’Afis a été créée en 1999
par dix grands donneurs d’ordres pour favoriser les échanges sur les bonnes pratiques
en ingénierie système (IS) mais également
sur les éventuels échecs afin de s’améliorer
tant au niveau des processus que des outils
et des compétences nécessaires pour
construire et maîtriser des systèmes complexes. Ces systèmes peuvent être des produits techniques ou des structures plus
complexes, telles que des centrales énergétiques ou des avions, mais aussi des services.
L’Afis dépend de l’organisme international
Incose (International Council on Systems Engineering) qui, lui, a 20 ans. Ses membres fondateurs y ont ensuite associé tout leur écosystème : prestataires de services,
sous-traitants, éditeurs de logiciels, écoles
d’ingénieurs…
Mesures. Depuis quand parle-t-on d’ingénierie système ?
Gérard Auvray. Cela a commencé avec les
grands programmes spatiaux dans les années
soixante-dix et quatre-vingt. Mais l’ingénierie système s’est structurée et formalisée
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surtout dans les vingt dernières années. Les
fonctions les plus avancées, telles que la gestion d’exigences et la modélisation, sont
arrivées plus tard et montent en maturité.
Mesures. La démarche d’ingénierie système concerne-t-elle seulement la
conception de dispositifs complexes ?
Gérard Auvray. Un système est un ensemble d’éléments capable de fournir un
service que ne saurait pas produire chacun
de ses composants pris individuellement.
Ce qui fait la caractéristique d’un système,
c’est l’interaction fonctionnelle de l’ensemble de ses composants. Donc,
quand on parle de
système, cela suppose un certain niveau de complexité,
mais cela n’est pas
forcément lié à la taille du produit. Une
centrale nucléaire, un avion moderne ou un
lanceur spatial sont à l’évidence des systèmes complexes, mais des produits du
commerce apparemment plus simples peuvent l’être aussi. Un smartphone ou encore
un photocopieur qui communique en ré-
seau sont de vrais systèmes. La méthodologie de l’ingénierie système peut donc s’appliquer à des produits de la vie courante
intégrant des interfaces homme-machine,
de la communication, du traitement d’informations…
Catherine Devic. D’ailleurs la complexité
peut être de différentes natures. Elle peut être
relative au produit lui-même mais aussi à ses
variantes, comme dans le secteur automobile
où il faut savoir rendre modulaire un produit
pour l’adapter rapidement au marché et aux
souhaits des clients. Cela peut aussi venir de
l’aspect purement organisationnel. Le produit à concevoir peut être assez simple, mais
réclamer la collaboration d’entreprises et de
nombreux sous-traitants répartis géographiquement.
Gérard Auvray. A l’autre bout de la chaîne,
il existe les “systèmes de systèmes”, qui rassemblent des structures déjà complexes.
C’est le cas de la gestion du trafic aérien dans
lequel sont impliqués avions, pilotes, centres
de contrôle, etc. : tout un ensemble que l’on
doit faire fonctionner de façon harmonisée
de manière à améliorer un service. Le
problème dans ce
cas est l’utilisation
de systèmes préexistants, en les employant différemment pour fournir un service amélioré en
termes de coût, de sécurité, de fiabilité, d’efficacité, etc.
“ L’ingénierie système
fait travailler ensemble
différents métiers ”
Mesures. Quels sont les métiers concernés par l’ingénierie système ?
Catherine Devic. L’ingénierie système fait
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Gérard Auvray. Dans l’industrie du logiciel,
le produit étant impalpable, il a fallu mettre
en place des processus extrêmement robustes pour réaliser des produits de qualité.
De la même manière, on a transposé en ingénierie système des outils et des méthodologies qui apportent de la robustesse. Les
métiers proches des automatismes et du logiciel ont donc une sensibilité naturelle à
adhérer à ces méthodes. Des aérodynamiciens ou thermiciens ont parfois une plus
grande difficulté à se les approprier. Mais
comme la nécessité absolue est de gérer l’interaction entre les diverses disciplines, il faut
que l’ensemble des acteurs s’y alignent.
Selon Catherine Devic et Gérard Auvray, de l’Association française d’ingénierie système, les projets qui échouent sont souvent
ceux pour lesquels on a insuffisamment investi, ou trop tardivement, dans l’ingénierie système. Pourtant, la mise en œuvre
des méthodologies issues des bonnes pratiques est selon eux accessibles à tous.
travailler ensemble, si possible sur tout le
cycle de vie du produit, différents métiers
qui ont leurs spécificités et leurs centres d’intérêt, depuis le donneur d’ordres jusqu’aux
sous-traitants, en passant par l’architecte et
les ensembliers. L’objectif est de fédérer différents corps de métier de manière à produire de la valeur ajoutée.
Gérard Auvray. Ce qui fait la complexité
d’un système, c’est également son aspect
multidisciplinaire (physique, acoustique,
thermique, mécanique, électronique, informatique, asservissement, lois de
contrôle, etc.). La part du logiciel dans les
systèmes est en outre devenue prépondérante. Énormément de fonctions sont sup-
portées par lui, ce qui apporte un élément
supplémentaire de complexité dans l’intégration et la validation de ces systèmes.
Mesures. Est-ce qu’il y a des métiers ou des
disciplines qui sont prépondérants dans
l’ingénierie système, ou qui y sont plus
sensibles ?
Catherine Devic. Il n’y a pas de métiers secondaires. En revanche, selon le cœur de métier initial, il y aura des sensibilités différentes.
Il est par exemple beaucoup plus facile d’expliquer à un automaticien qu’il y a une quatrième boucle de rétroaction du système sur
le sur-système, qu’à une personne qui vient
du domaine des systèmes d’informations.
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Mesures. Les méthodologies et les outils
proposés s’adaptent-ils à toutes les activités et à toutes les entreprises ?
Catherine Devic. Cela dépend de leur rôle
dans la chaîne de valeur. On ne va pas employer les mêmes outils lorsque l’on est
concepteur, ensemblier ou maître d’ouvrage.
Mais en fait, l’ingénierie système va d’abord
se focaliser sur les exigences, qui résultent
d’une part de l’analyse fonctionnelle, et
d’autre part de toutes les contraintes issues
des différentes parties prenantes. De là, on
construit des exigences qui seront le socle
de référence entre ces parties prenantes. Et
au fur et à mesure de la conception du système, elles vont s’enrichir, se consolider…
et à chaque fois il va falloir les vérifier et les
valider. L’ingénierie des exigences est commune à tous, que l’on soit une PME, un
concepteur, un donneur d’ordres…
Gérard Auvray. On dispose aujourd’hui de
référentiels qui sont accessibles et
­compréhensibles. Ils peuvent être ➜
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Forum
➜ ­appliqués y compris sur des projets de
moindre importance. La démarche peut être
aisément déclinée. Mais bien entendu, dans
un projet complexe qui met en jeu des dizaines de milliers voire des centaines de milliers d’exigences, il faut disposer d’une infrastructure et de tout un ensemble d’outils
pas forcément accessibles, en termes de coût
et de formation, pour de petites entreprises.
La phase d’élaboration des exigences permet
de concevoir le système que souhaite le
client. Il y a donc tout un travail de compréhension de ses exigences. Il faut identifier
celles qui sont fondamentales, prioritaires,
secondaires… Quelle importance elles vont
avoir dans la conception du système. Il y a
toujours un équilibre à trouver entre ses souhaits, ses objectifs de coûts et sa contrainte
de planning. C’est un travail très important à
réaliser avant la phase de développement.
Quelle que soit la taille du système, il va
permettre d’avoir une idée claire, en accord
avec le client, de l’architecture et d’un certain
niveau de définition du système. C’est le premier volet de l’ingénierie système. Le deuxième volet consiste à concevoir ce système
conformément à ces exigences et à le vérifier.
Mesures. Existe-t-il des formations ou des
règles spécifiques à suivre concernant la
gestion des exigences ?
Catherine Devic. Il existe bien sûr des formations, mais rien ne vaut la mise en pratique rapide après une formation de base.
Gérard Auvray. Sur ce volet, il existe des
règles relativement basiques que n’importe
quel industriel peut aisément apprendre
pour établir des exigences claires. Il y a des
méthodes assez simples aujourd’hui pour
définir des exigences correctes. Écrire par
exemple que le système “doit être maintenable” n’est pas une exigence claire. Doit-il
pouvoir être réparé en deux heures, en deux
semaines ? Il faut préciser cette exigence en
des termes plus factuels afin de faire les choix
de conception appropriés. L’exigence doit
L’ingénierie
système
s’intéresse aux
processus, aux
outils et aux
compétences
nécessaires pour
construire et
maîtriser des
systèmes
complexes. Ces
systèmes peuvent
être complexes
tels que des
centrales
nucléaires ou des
avions mais aussi
des services.
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EDF William Beaucardet
Forum
être justifiée, et, in fine, on
doit être capable de la vérifier. Si cela n’est pas possible, l’exigence n’est pas
de bonne qualité. Peu importe la manière dont on
s’y prend, que ce soit avec
un tableur ou un outil plus
sophistiqué. Il faut, dans la
phase initiale d’un projet,
savoir consacrer suffisamment de temps à l’élaboration des exigences, pour
être sûr de satisfaire aux attentes réelles du client.
Mesures. Y a-t-il des guides spécifiques à certaines
activités industrielles ?
Devic est responsable d’une équipe de recherche dans le domaine du contrôleCatherine Devic. Dans le Catherine
commande des centrales à EDF R&D et vice-présidente de l’Afis depuis octobre 2009.
domaine de l’énergie, on a
travaillé le formalisme d’échange entre des tion, chacun devrait fournir une partie de la
métiers tels qu’un mécanicien et un automa- performance. On passe alors d’un niveau
ticien. Qui doit faire quoi ? À quel moment ? d’exigence N à un niveau N-1 dont il va
Sous quelle forme l’information est trans- falloir conserver la traçabilité (ainsi que la
mise ? On dispose de règles de conception justification de cette répartition). La validatrès détaillées, extrêmement appliquées au tion commence au niveau des composants
produit, et de processus de validation et de pour aller ensuite aux sous-­systèmes et arrivérification dépendant du système concerné. ver au système global. Si une exigence de
niveau élevé change en cours de développeMesures. Dans quels domaines l’ingénierie ment, il faut pouvoir identifier de quelle
façon cela affecte les exigences de tous nisystème est-elle un passage obligé ?
Gérard Auvray. Les grands donneurs d’ordres veaux qui pointent en cascade vers cette exiimposent qu’on leur propose une démarche gence, et surtout quel en sera l’impact sur
d’ingénierie système. Sur ses grands pro- d’évolution du système et des essais associés.
grammes, l’Agence spatiale européenne, avec
les grandes sociétés du domaine, a défini le Mesures. Comment ces outils ont-ils évolué ?
guide ECSS (European Cooperation for Space Gérard Auvray. À l’origine, il s’agissait d’ouStandarization) que doivent appliquer tous les tils de traçabilité que l’on a enrichis en ajouindustriels qui conduisent ces grands projets. tant aux exigences d’autres informations que
l’exigence brute, telles que sa typologie, sa
Mesures. Quels types d’outils sont indis- maturité et son poids dans le système, et la
pensables à l’ingénierie système ?
façon dont elle devra être validée.
Catherine Devic. Sur les systèmes com- Catherine Devic. Il y a n’a pas vraiment eu
plexes, les outils logiciels pour gérer et d’évolution, à part les liens avec d’autres oumaîtriser la traçabilité des exigences sont tils. La difficulté, c’est qu’ils sont difficileessentiels. Il en existe ment interopérables. Certains éditeurs font
une bonne vingtaine la pluie et le beau temps sur ce marché car
sur le marché.
on n’est pas encore allé assez loin dans la
Gérard Auvray. Ce standardisation des interfaces comme dans
sont essentiellement le domaine du génie logiciel. Il n’y a pas eu
des outils capables de de définition de standards métiers autour de
gérer des liens de tra- l’ingénierie systèmes. On va pouvoir échançabilité. On démarre ger mais toujours dans un formalisme que
sur les exigences d’un l’on précisera à l’avance.
certain niveau pour
ensuite passer à celles Mesures. Qui établit et fait évoluer les réd’un niveau inférieur. férentiels dans ce secteur ?
Si quatre composants Gérard Auvray. Aujourd’hui, il y a un certain
participent à une fonc- nombre de référentiels de méthodologie
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d’ingénierie système, comme l’ISO 15288.
L’Incose propose un System engineering handbook qui décrit les étapes à suivre et les activités à mettre en œuvre pour développer
correctement un système. En termes de certification, il y a la CMMI (Capability Maturity
Model Integration) qui est une manière d’évaluer le niveau de maturité d’un industriel
réalisant des activités d’ingénierie. Tout cela
définit un cadre pour démontrer que son
approche et ses outils permettent de répondre aux objectifs de l’ingénierie système.
Catherine Devic. L’Afis a réalisé un document, « Découvrir et comprendre l’IS ». On l’a
voulu plus pratique, avec des exemples
concrets montrant comment s’y prendre.
Gérard Auvray. Dans le domaine spatial, il
existe les standards ECSS. C’est ce qu’impose
l’Esa comme référentiel d’ingénierie à appliquer à tous les programmes spatiaux. Mais
il peut tout à fait être appliqué à d’autres
domaines car il est très peu marqué “programmes spatiaux” à part pour certains
points particuliers tels que la validation des
produits spatiaux, qui ne peuvent pas être
validés en situation réelle. Mais sur toute la
logique de développement concernant la
gestion des exigences, des configurations,
de la modélisation, les pratiques proposées
constituent un référentiel assez universel.
Mesures. Dans quel domaine une entreprise peut-elle tirer profit de l’expérience
d’une autre en ingénierie système ?
Catherine Devic. Certains domaines d’activité sont soumis à des autorités de sûreté. Il
faut respecter des règles strictes, il faut savoir
justifier telle ou telle exigence en démontrant telle ou telle propriété du système. Il y
a des secteurs qui découvrent ce type de
contraintes réglementaires. Celui de l’automobile est par exemple intéressé par les pratiques mises en œuvre dans les industries à
risque pour vérifier telle ou telle caractéristique. Les méthodes et outils existent, il n’est
pas nécessaire de les réinventer. Dans d’autres
domaines, on peut aussi bénéficier de l’expérience de secteurs qui ont mis en place des
ingénieries collaboratives pour faire travailler
divers corps de métier. Des secteurs comme
l’aéronautique peuvent apporter leur longue
expérience d’ouverture à l’international.
Certains ont une vision de concepteurs,
d’autres d’exploitants ou d’ensembliers, il
est intéressant de savoir ce que l’un attend
de l’autre. L’expérience de maintenance et
d’exploitation de systèmes ayant des durées
de vie de 40 ans peut intéresser d’autres secteurs d’activités. Enfin, le savoir-faire de l’industrie automobile dans la gestion des va-
riantes de produits fabriqués est extrêmement
enrichissant.
Gérard Auvray. Il y a effectivement des
échanges entre les industriels de l’automobile et de l’aéronautique. Ainsi, les premiers
sont très avancés sur les maquettes numériques et les seconds peuvent profiter de leur
expérience en la matière. L’aéronautique est
pour sa part très pointue en matière de simulation de systèmes fonctionnels et d’intégration d’automatismes complexes. Bien
entendu, il n’existe pas vraiment de solutions clés en main que l’on peut prendre
dans une industrie pour les transposer dans
une autre. Ce sont des outils de haut niveau
qu’il faudra toujours personnaliser.
Catherine Devic. L’enrichissement mutuel
est favorisé par les journées techniques que
l’Afis organise, qui permettent à la communauté d’échanger, de partager divers retours
d’expériences, et également de présenter les
difficultés rencontrées le plus honnêtement
possible ! C’est une opportunité pour des
industriels de divers horizons et académiques qui n’ont pas beaucoup d’occasions
“ L’ingénierie système
va d’abord se focaliser
sur les exigences ”
d’échanger. Car, si sur un certain nombre de
points les problèmes sont de même nature,
les solutions peuvent éventuellement l’être
aussi.
Mesures. Existe-t-il des outils collaboratifs favorisant la démarche d’ingénierie
système ?
Catherine Devic. Oui, tout à fait. Il existe
même des outils open-source. L’aspect collaboratif est aujourd’hui très développé par
“logiciel”. Par contre, ce n’est pas pour autant que l’on sait comment les utiliser dans
un processus de conception.
Gérard Auvray. C’est un axe important
d’amélioration. La tendance est de mettre en
place des infrastructures de type SLM
(Simulation Lifecycle Management) qui permettent de décrire et supporter des étapes
d’étude, par exemple qu’il faudra enchaîner
un calcul d’aérodynamique, de thermique,
de mode de contrôle… Certains vont produire des données, d’autres en seront utilisateurs. Ce process chaîné ou ramifié va être
décrit, et ces outils purement logistiques
vont permettre que ce workflow d’ingénierie
soit le plus fluide possible, afin que les données puissent être partagées et que tout le ➜
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Forum
➜ monde travaille, à un instant donné, sur
un même état de référence du système. Cela
implique de trouver des mécanismes pour
aligner à un moment donné l’ensemble des
acteurs sur un référentiel commun. Il faut
donc employer des outils et des méthodes
pour maîtriser la traçabilité des données
d’ingénierie.
Messer
Mesures. Quels sont les pièges à éviter ?
Gérard Auvray. La gestion du risque est un
aspect important à prendre en compte dans
le développement des systèmes. Une fois les
exigences établies, divers événements inattendus peuvent survenir qu’il faudra gérer.
Les risques peuvent être technologiques
(une technologie qu’il était prévu d’utiliser
n’est pas au rendez-vous), ou dus au retard
voire la disparition de sous-traitants.
Catherine Devic. Cela peut être aussi dû à
des composants sur étagère qui ne correspondent pas directement au besoin. Du coup,
on peut se rendre compte qu’on aurait gagné
plus de temps et de souplesse en développant
directement le produit adapté.
Gérard Auvray. Il existe des méthodes, présentées dans les référentiels d’ingénierie
système, qui décrivent ce qu’il faut faire pour
gérer ces risques. Il faut les identifier et établir pour chacun d’eux un niveau d’occurrence et un niveau de criticité. Il faut absolument trouver des parades aux risques à fort
niveau d’occurrence et de criticité. Certains
risques peuvent être acceptés mais doivent
être surveillés pour vérifier s’ils disparaissent
ou s’ils ont tendance à se renforcer. Dans tous
les grands projets, il y a un plan de maîtrise
des risques à définir.
Un système
est un ensemble
de composants
capables
de délivrer
un service
que ne saurait pas
fournir chacun
de ses
composants pris
individuellement.
Ce qui fait
la caractéristique
d’un système
c’est l’interaction
fonctionnelle
de l’ensemble
des composants
qui constituent
par exemple
une machine.
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Forum
Mesures. Le recours à des composants du
marché présente donc, dans certains cas,
un risque dans la conception d’un système.
Comment se fait le choix entre un produit
standard et un produit spécifique ?
Catherine Devic. Les produits sont parfois
tellement spécifiques à une activité que l’industriel n’a pas d’autre choix que de le faire
concevoir selon ses exigences particulières.
En général, il va concevoir ce qui va vraiment
donner à son produit sa valeur ajoutée. Il fera
un effort particulier sur ce point, car il ne
suffira pas, pour faire la différence avec ses
concurrents, d’implémenter une solution
sur étagère.
Gérard Auvray. L’emploi de composants
pris sur étagère (Commercial Off-The-Shelf
[COTS]) est une tendance très forte. Il
n’existe pas de COTS pour les produits qui
ont à subir un environnement extrêmement
spécifique, dans le domaine du spatial ou du
nucléaire par exemple. Hors de ces environnements très particuliers, l’objectif est de
s’appuyer totalement sur des COTS. Dans les
secteurs de l’aéronautique ou du spatial, tous
les moyens de validation et les plates-formes
d’essais au sol sont basés sur des COTS.
L’élément différenciant est essentiellement
le logiciel, où sera mise toute l’expertise. Cela
fait bien longtemps que les calculateurs ne
sont plus développés spécifiquement. Même
dans le domaine de la défense, on commence à basculer sur des solutions basées sur
des COTS, ce qui implique un risque, celui
des obsolescences, qu’il va falloir anticiper.
En termes d’ingénierie système, cela signifie
que lors de la conception, il faut envisager le
système sur tout son cycle de vie. En employant des COTS, on sera
forcément confronté à l’obsolescence. Il faut donc
concevoir un système suffisamment modulaire, de
façon qu’un élément qui
n’existe plus puisse être
changé par un autre qui va
remplir le même service.
Cela implique de prévoir
dès le départ les interfaces
adéquates. Cette vision globale du système sur l’ensemble du cycle de vie est
un élément important de
l’approche d’ingénierie
système.
Mesures. Outre la fiabilité,
la sécurité et la disponibilité, la protection de l’environnement n’est-elle
pas davantage prise en compte dans la
conception des systèmes ?
Catherine Devic. Le volet confiance comprend la réduction des risques sur l’environnement, mais également l’écoconception. Ça
n’est pas encore extrêmement développé, au
niveau des processus, dans les référentiels
actuels. Mais dans la pratique, quand on veut
optimiser un système, il faut prendre en
compte la performance, la sûreté, etc., à quoi
s’ajoute désormais l’écoefficacité. Les aspects
réglementaires liés à ces problématiques sont
à expliciter dans les exigences afin de tout
prévoir dès le départ. Il faut aussi tenir compte
que l’on démarre bien souvent d’un système
préexistant.
Mesures. Quels impacts ont eu les progrès
de la modélisation et de la simulation sur
l’ingénierie système ?
Gérard Auvray. La modélisation et la
­simulation ont permis, dans de nombreux
domaines, de réduire, voire d’éliminer certains tests. Dans le domaine de l’aérospatial,
de gros essais électromagnétiques ont disparu, par effet d’une utilisation intensive de
la modélisation. Autre exemple : la phase
complexe et critique de séparation d’étages
sur un lanceur, qui est fortement multidisciplinaire (cinématique, thermique, loi de
contrôle de vol, etc.), est aujourd’hui uniquement validée par simulation. L’objectif
de nos collègues d’Airbus est de supprimer,
à terme, les essais de fatigue sur les structures et de démontrer leur conformité aux
exigences uniquement par la modélisation
et la simulation. C’est la notion de test virtuel qui apparaît de plus en plus dans l’ingénierie système. Cela permet de tester
moins ou de réaliser des tests qui ne pourraient pas être réalisés dans la pratique.
Catherine Devic. Il existe bien sûr des possibilités de simulation du procédé d’un côté
et du contrôle commande de l’autre. en phase
de spécification. Mais il faut toujours réaliser
un certain nombre de jeux de tests sur le
système développé qui seront réalisés de
façon automatisée en plate-forme ; on parle
alors de simulation Hardware-In-the-Loop. Sur
site, les tests interconnectés sont indispensables pour vérifier le bon fonctionnement
du système dans son environnement cible.
Gérard Auvray. Un autre grand avantage de
la simulation est de pouvoir préparer dans
un environnement simulé tous les tests qui
seront ensuite réalisés sur les matériels réels
dès qu’ils seront disponibles. Un apport majeur de la modélisation est la démonstration
de la robustesse d’un système vis-à-vis des
pannes ou des défaillances : beaucoup d’es-
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homme-machine), mais également prévenir les erreurs
opératoires !
Mesures. Et qu’en est-il du
logiciel ?
Gérard Auvray. Concernant
les systèmes à logiciel prépondérant, ce dernier procure de
la souplesse car c’est a priori
un moyen facile d’adaptation
pour régler des problèmes sur
des composants qui ne fonctionnent pas comme on l’avait
prévu. Et en même temps, c’est
un risque, car si l’on va trop
loin, on finit par mettre des
contraintes trop fortes sur le
logiciel, ce qui complique son
Gérard Auvray est responsable de la communication de l’Afis, et en charge
développement et sa validade l’amélioration des processus, méthodes et outils d’ingénierie système chez
Astrium Space Transportation.
tion. Le logiciel sert parfois de
béquille pour compenser le
sais de ce type ne peuvent être que simulés, fonctionnement imparfait d’un système.
pour des raisons de sécurité.
Cependant, par certains aspects, les méthoCatherine Devic. Il y a l’aspect simulation, dologies logicielles sont en avance sur les
pour les études mais aussi pour le volet sys- méthodologies système. Il est en effet autème de soutien pour la maintenance et l’ex- jourd’hui possible d’établir des spécifications
ploitation. Nous devons par exemple former logicielles, de générer automatiquement le
tous les opérateurs sur simulateur avant code correspondant et de le compiler avec
qu’une centrale électrique ne soit construite. des outils certifiés qui assurent, si on a injecté
Les modes opératoires et les consignes d’ex- les bonnes exigences, la conformité du proploitation sont donc établis en même temps gramme final. C’est ce qui est réalisé sur les
que le système va se construire.
commandes électriques de vol d’Airbus et
c’est ce que l’on va aussi effectuer pour les
Mesures. Comment sont pris en compte le nouvelles Ariane 5.
contrôle commande et les automatismes
dans le cadre de l’ingénierie système ?
Mesures. Quelle est la place de l’apprenCatherine Devic. C’est un métier relatif au tissage et de la recherche dans le domaine
système de pilotage. L’allocation des tâches de l’ingénierie système ?
de pilotage est tout un art. Selon les cas, on Catherine Devic. L’Afis a entrepris pas mal
spécifiera qu’il est important que l’utilisateur d’actions pour que toutes les bonnes pramaîtrise complètement la tâche, ou au tiques soient partagées par le plus grand
contraire, si l’homme n’apporte pas de plus- nombre et que n’importe quel ingénieur
value, on l’automatisera. On dit souvent que apprenne ces pratiques d’ingénierie système
l’erreur est humaine mais un bon opérateur comme il apprend le management de projet.
est celui qui va savoir la corriger. On souhaite Il est perceptible, qu’au sein de nombreuses
que l’opérateur maîtrise complètement son écoles et universités, d’énormes progrès sont
système, quel que soit son état, et qu’il sache faits dans l’apprentissage de l’ingénierie sysrevenir au plus tôt en situation normale.Tout tème.
n’est pas automatisé, cela dépend du produit La R&D dans ce domaine n’est cependant pas
et de l’objectif, mais dans bien des cas, il est reconnue en tant que telle. Il y a un certain
difficile de remplacer l’homme !
nombre d’axes de recherche que l’on souGérard Auvray. Un système, ce n’est pas que haiterait voir se développer, mais les laborades éléments techniques qui interagissent toires ont du mal à se lancer sur ces sujets-là :
entre eux. Il y a aussi l’interaction avec des spécifications exécutables, langages de mopersonnes qu’il faut prendre en compte dans délisation avec un continuum plus important
la conception générale du système. De nom- pour rapprocher ces bonnes pratiques avec
breux systèmes incluent l’opérateur dans la les métiers… Il n’est pas évident, pour ceux
boucle ; le système doit faciliter ses actions qui s’y risquent, d’être reconnus au sein de
(par une bonne ergonomie des interfaces leur communauté. C’est une interdiscipline
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qui est assez récente et qui, in fine, est pour
l’essentiel liée à l’aspect “intégration”, qui
n’est pas considéré comme une science de
l’ingénieur.
Gérard Auvray. C’est assez paradoxal, car
pour beaucoup de grandes entreprises, leur
valeur ajoutée majeure, celle qui les rend incontournables dans leur domaine, c’est leur
capacité à faire de l’ingénierie système et à
manager des systèmes complexes. Et pourtant, les travaux qui y sont valorisés sont ceux
à caractère technologique, car leurs résultats
sont concrets. Le problème de l’ingénierie
système (IS), c’est que l’on identifie ce que
cela coûte, mais qu’on n’en perçoit pas immédiatement le gain final. Et pourtant, l’IS
améliore de façon majeure le développement
des sytèmes et contribue in fine à la performance économique des projets ! En n’ayant
pas recours à l’ingénierie système, on travaille
tranquillement pendant de nombreux mois
sans rencontrer de problèmes… jusqu’au
moment où l’on tombe sur un gros bug, découvert tardivement, donc très coûteux. Le
retour sur investissement de l’ingénierie système n’est donc pas facile à démontrer, ce qui
peut refroidir les décideurs. Il y a des domaines comme l’aéronautique, le spatial, le
ferroviaire, le nucléaire ou les hautes technologies, où l’on n’a plus à convaincre… d’autant que les clients l’imposent. Mais dans
d’autres industries, et éventuellement les
PME, il n’est pas évident pour un chef d’entreprise d’investir dans l’ingénierie système
“ La notion de test
virtuel apparaît de plus
en plus ”
plutôt que de faire travailler son laboratoire
pour développer un produit qui va le différencier de ses concurrents. C’est là la difficulté. Pourtant, les enquêtes, notamment
celles réalisées par l’Incose, démontrent que
les projets qui échouent sont souvent ceux
où on a insuffisamment investi, ou trop tardivement, dans l’ingénierie système. Pour les
PME, il ne faut pas nécessairement commencer par une approche globale, mais améliorer
d’abord les éléments les plus accessibles, et
produisant des résultats rapides et perceptibles. Apprendre notamment à gérer et à
négocier correctement des exigences, c’est
gagner de l’argent assez facilement !
Mesures. Quels sont les grands domaines
de l’ingénierie système pour lesquels des
améliorations sont attendues ?
➜
21
Forum
Les missions de l’Afis
Créée en 1999, et partenaire français exclusif
affilié à l’Incose (International Council on Systems
Engineering), l’Afis a trois missions principales :
 Promouvoir l’ingénierie système par
la présentation, les échanges entre experts
et utilisateurs, l’explication de ses principes
et de son approche multidisciplinaire
en vue de la réalisation de systèmes complexes
performants ;
 Favoriser l’évolution, la dissémination
et la pratique de l’ingénierie système auprès
des entreprises, organismes d’État, organismes
de formation milieu académique ;
 Assurer la représentation professionnelle
des utilisateurs de l’ingénierie système
aux niveaux national, européen et international.
Pour Dominique Luzeaux (DGA),
son président : « L’Afis, c’est avant tout un esprit
de communauté autour des grandes orientations
actuelles de l’ingénierie système : vision système,
intégration des disciplines, passage des méthodes
aux outillages complets et intégrés. Cet engagement
repose sur trois valeurs : le partage des meilleures
pratiques, la confiance et l’écoute, et l’ambition
dans la mise en œuvre de la stratégie.»
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tenue en fatigue de
structure, basées uniquement sur une approche en modélisation ?
Dernier point, la représentation géométrique,
qui a été conçue initialement pour le design,
l’aménagement et le lien
avec la fabrication des
pièces, et qui doit maintenant devenir une entrée commune de l’ensemble des activités
d’ingénierie. Il est né- La modélisation et la simulation ont permis, dans de nombreux domaines, de réduire voire
cessaire que se créent d’éliminer certains tests. Cette notion de test virtuel apparaît de plus en plus dans l’ingénierie
des passerelles très opé- système.
rationnelles entre la description géométrique passé par plusieurs postes techniques qu’il
des produits et les solveurs utilisés pour faire deviendra un véritable ingénieur système.
des calculs sur tous les phénomènes phy- Cela générera des gains d’efficacité et de prosiques. Le lien entre conception assistée par ductivité, et créera de la valeur. Sur les proordinateur et calcul, qui se fait de manière duits élémentaires, il va y avoir des concurrelativement limitée, doit encore progresser. rences féroces avec les pays émergents. Ce
Catherine Devic. Il y a aussi pas mal de tra- qui créera la différence, ce sera la capacité de
vaux autour de l’ingénierie des services. conception globale et d’intégration, et donc
Comment adapter les processus à ce do- la maîtrise de l’ingénierie système.
maine ? Comment intégrer d’autres métiers Catherine Devic. On sent qu’il y a une dycomme le marketing ? Concevoir un service namique autour de l’ingénierie système au
ou une plate-forme de services qui va pou- sein de l’Afis avec de nouveaux adhérents
voir être façonnée par l’utilisateur final. Il tant au niveau des industriels que des acadés’agit là de tout un art de conception de pro- miques même si le contexte économique est
difficile. Ces aspects systémiques sont très
duits non finis à explorer.
Mesures. Enfin, comment l’Afis envisage- présents aujourd’hui dans nos entreprises
mais également dans la vie de tous les jours.
t-elle l’avenir de l’ingénierie système ?
Gérard Auvray. L’un des éléments qui appa- Le bon fonctionnement d’une grande partie
raît clairement au sein de l’Afis est qu’il faut de la société moderne repose sur des sysque l’ingénierie système soit reconnue tèmes complexes. Comment en conserve-tcomme une discipline à part entière, à la- on la maîtrise et ce, dans la durée ? Comment
quelle on doit former les ingénieurs, et qu’il intègre-t-on des processus, des produits et
est nécessaire de la faire connaître dans les des services face à un faisceau de contraintes
entreprises. Ces ingénieurs systèmes n’au- croissants ? Comment facilite-t-on le transront pas vocation à régler des problèmes fert technologique dans un contexte où l’intechniques de détail, mais ils seront capables novation devient une question de survie et
de les identifier, de trouver les gens capables que le poids de l’existant incite à tout figer ?
de les résoudre, de détecter les problèmes Si on s’y engage sans méthode, sans pratique,
liés aux logiques de développement, de sans expérience et sans connaître les échecs
prendre en compte le coût, les risques, etc. des uns et des autres, on n’est pas trop armé.
L’ingénierie système n’est pas une glu que L’Afis constitue donc, dans cette optique, un
l’on met autour du système pour qu’il fonc- espace de travail, d’échange et d’apprentistionne. C’est une véritable démarche d’anti- sage unique.
Gérard Auvray. Les Français et les Européens
cipation à tous les niveaux.
On n’est pas ingénieur système dès la sortie sont d’ailleurs de plus en plus présents au
de l’école : cela réclame de l’expérience. Mais sein de l’organisation internationale Incose.
l’ingénieur qui maîtrise les grands principes C’est donc un signe de reconnaissance de
de l’IS sera plus efficace dans son travail de notre maturité.
spécialiste. Quand il accomplit une tâche, il Le directeur technique de l’Incose, qui va être
doit se poser des questions telles que « à quoi nommé prochainement, est un ancien précela sert-il ? », « à qui cela sert-il ? », et avoir une sident de l’Afis.
Propos recueillis par Youssef Belgnaoui
vision plus “système”. Ce n’est qu’après être
Mathworks
➜ Gérard Auvray. L’intégration multidisciplinaire, par exemple. Les différents métiers
n’ont pas du tout les mêmes constantes de
temps de modélisation. Ainsi, pour un modèle en aérodynamique, il faut faire travailler
un supercalculateur pendant plusieurs jours,
alors que pour un modèle sur une loi de
contrôle, un corpus de résultats peut être
obtenu très rapidement. La problématique
est d’arriver à disposer d’outils simplifiés
dans le domaine de la physique capables de
tourner au même rythme que les autres
composantes du système pour pouvoir faire
une simulation intégrée qui va permettre au
modèle système d’intégrer la simulation
fonctionnelle et la simulation physique dans
la même boucle.
Tant que l’on est dans le domaine du fonctionnel, pour tout ce qui rassemble de l’électronique et du logiciel (régulation, automatismes, etc.), on sait réaliser des plates-formes
de validation pour tous les cas de figure. En
revanche, c’est un peu plus difficile pour les
phénomènes physiques. Le deuxième grand
volet concerne le test virtuel.
L’objectif est d’étendre au domaine de la
physique ce que l’on fait couramment dans
le domaine fonctionnel. Par exemple :
peut-on imaginer des démonstrations de
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