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Chroniques I Musiques I
Musiques
Nouveaux enjeux pour les labels
de musiques du monde
Depuis plusieurs années, la production
discographique traverse une crise
essentiellement due à la mutation des
pratiques de consommation de la musique.
En moins de cinq ans, le marché des ventes
de disques a chuté de 50 %(1), alors que la
pratique de l’échange gratuit de fichiers
musicaux sur Internet a augmenté, malgré
les législations visant à l’interdire. Dans ce
contexte général, les petits labels spécialisés
dans le domaine des musiques du monde
semblent avoir mieux résisté que les
maisons de disques généralistes. Ils opèrent
en effet sur des niches culturelles qui
intéressent un public de passionnés pour
lesquels l’objet disque, notamment lorsqu’il
s’accompagne d’un livret conséquent et
d’une approche graphique soignée, demeure
un bien de valeur.
Il n’en demeure pas moins que des questions
se posent avec une acuité grandissante aux
petits producteurs spécialisés des pays
riches, quant aux relations qu’ils
entretiennent avec leurs homologues et
artistes des pays pauvres qui fournissent la
matière de leurs éditions. Dans le cadre des
trois jours du forum des musiques du
monde Babel Med Music à Marseille, le
29 mars 2008, une table ronde, organisée
par le Centre d’information des musiques
traditionnelles et du monde – CIMT – de
l’Irma, en partenariat avec l’Organisation
internationale de la francophonie – OIF – et
Culturesfrance, a invité divers intervenants
à réfléchir autour de ces thématiques.
Nous présentons ici des extraits des
interventions de : Saïd Assadi, directeur du
label Accords croisés à Paris ; Jean-Marc
Ventoume, directeur du Poemart, le Pôle
export de la musique et des arts de
Nouvelle-Calédonie ; Percy Yip Tong,
directeur du label Kool Kréol à l’île
Maurice ; Patrick Lavaud, directeur du
label Daqui à Langon.
Musiques du monde : un marché
spécifique
Le premier métier d’Accords croisés est la
production de spectacles. Parce qu’il ne
parvenait pas à obtenir des maisons de
disques les produits qu’il souhaitait pour ses
artistes, Saïd Assadi est aussi devenu
producteur de disques. Il précise sa
démarche :
“J’aimerais tout d’abord insister sur la distinction
entre les musiques commerciales en général et les
musiques du monde. Nous pourrions comparer la
musique commerciale aux fast-foods où l’on
mange rapidement pour pas cher. Lorsque nous
voulons bien manger, nous choisissons un
restaurant traditionnel. Nous nous renseignons
sur la qualité, nous sommes sensibles à l’accueil et
à l’ambiance. C’est exactement la même chose
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© D.R.
avec les musiques du monde.”
“Notre point de départ est l’artiste, le projet
artistique. Financièrement, dans le contexte
actuel, je ne peux plus dire que je vais gagner de
l’argent avec un label de musique du monde.
Les artistes qui travaillent avec nous ne gagnent
pas leur vie avec leurs enregistrements. Nous
vendons généralement 5 000 disques chaque
année, parfois plus, parfois moins. Environ
3 000 sont vendus en France et le reste
à l’export. C’est relativement satisfaisant.
Nous accordons 8 % de royautés aux artistes,
ce qui représente un revenu de 3 000
à 4 000 euros sur quelques années.
Évidemment, ce n’est pas suffisant.”
“Pour nous, le disque est un moyen de
communication au service du développement
du travail scénique de l’artiste.
Notre démarche s’inscrit dans la durée. Qu’il
s’agisse des tournées ou des concerts, nous ne
fonctionnons pas par opportunisme. Nous
voulons que de bonnes conditions soient réunies
pour les musiciens, qui sont de grands artistes
dans leur pays, afin qu’ils puissent continuer
à se produire sur les scènes du monde.”
“Actuellement, nous sommes dans une situation
paradoxale : il y a à la fois une baisse des ventes
de disques et une forte augmentation de la
consommation et de l’expression musicales.
Mon objectif de vente n’a jamais dépassé
5 000 disques. Pour atteindre ce chiffre, nous
misons sur la qualité musicale, les livrets
richement documentés – 40 pages au
minimum – et un support qui ne donne pas
envie de copier le CD mais de l’offrir.
J’aimerais arriver à la conclusion
qu’aujourd’hui, la crise générale de la musique
n’est pas forcément notre crise.”
Comment sortir de la NouvelleCalédonie ?
Isolés par l’éloignement de leur marché
“naturel”, la France, artistes et producteurs
de Nouvelle-Calédonie ont pour contrainte
essentielle de devoir s’exporter, compte tenu
de l’étroitesse du marché que représente
l’archipel. Alors que La Réunion a trouvé
des solutions pour ses artistes dès les années
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quatre-vingt-dix(2), la Nouvelle-Calédonie
vient juste de mettre en place le Poemart,
destiné à exporter ses œuvres et ses artistes.
Jean-Marc Ventoume, son directeur,
explique :
“Quelques labels, au premier rang desquels
Mangrove Productions, se sont lancés dès 1984.
Mais à l’époque, ils ont reçu des menaces, car ils
produisaient des groupes incitant à la résistance
et prônant l’indépendance. Produire des
musiques traditionnelles en Nouvelle-Calédonie
relève généralement de la conviction politique.
Aujourd’hui, les choses ont changé, mais le
problème vital est que l’artiste puisse sortir de ses
frontières, d’un point de vue économique mais
aussi pour nourrir son expérience musicale.”
“Nous défendons la musique d’une culture
vivante, qui existe dans un espace donné.
Or, permettre à des artistes de se produire
ailleurs et se dire que cette culture va disparaître
chez nous est dramatique. Effectivement, il y a
un public qui est à l’écoute de cette musique en
Europe, qui a envie de s’en nourrir, puisque, en
fin de compte c’est de l’énergie, c’est un bout de
leur vie que les musiciens donnent.
Mais cette énergie qu’ils donnent pourrait bien
devenir ‘non renouvelable’. Si elle n’existe plus
chez nous, les artistes ne pourront alors donner
qu’une musique qui a perdu de sa puissance.”
“Nous aussi, populations des petites îles de
Mélanésie, voulons participer au débat et
contribuer à la construction de cette planète.
Mais il faut nous laisser un petit temps
d’adaptation pour comprendre.
Nous sentons que certains producteurs et
diffuseurs extérieurs voudraient nous faire
entrer dans un moule. Mais je pense qu’en sortir
est également vital.”
Comment exporter les artistes
mauriciens et produire à
Maurice ?
Les premières expériences de Percy Yiptong
dans l’exportation des artistes de son île
remontent à la fin des années quatre-vingt.
Il porte un éclairage à la fois pragmatique et
pertinent sur les problématiques auxquelles
se trouve confronté un producteur isolé
dans l’océan Indien, qui souhaite lancer les
artistes sur le marché international,
francophone en l’occurrence :
“Depuis vingt-deux ans qu’existe mon label, j’ai
essayé trois systèmes différents pour exporter
notre musique hors de l’île Maurice. La première
fois, c’était il y a vingt ans avec Kaya, vedette
incontestable de l’océan Indien : il a inventé le
seggae, puis il a été tué en prison et est ensuite
devenu une icône. J’avais alors contacté une
maison de production française, AB Production,
qui produit de la variété commerciale
– Dorothée, Hélène et les garçons, etc. Ils ont
voulu, à partir de cette musique géniale et
authentique, qui mélange le séga mauricien et le
reggae, faire un tube de l’été comme ‘La
lambada’ ou ‘La Macarena’. Ils l’ont appelée
‘Sega dance’. Mais ça n’a pas marché.”
“Le deuxième exemple, c’est avec le bluesman
mauricien Éric Triton, également une grande
vedette dans l’océan Indien. Cette fois, nous
nous sommes adressés à Universal. Nous sommes
allés enregistrer dans les studios de Peter
Gabriel, en Grande-Bretagne, avec des
musiciens turcs, un sitar et d’autres instruments
de ‘world music’. Intellectuellement, c’était beau
à écouter, mais toute l’âme de la musique de l’île
Maurice avait disparu. Ce fut également un
échec commercial, même si nous étions avec une
multinationale.”
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“La troisième fois me semble la plus intéressante.
Je me suis associé avec Christian Mousset(3) pour
la sortie du disque de Menwar. Son label
Marabi est spécialisé dans les musiques du
monde et prend en compte l’importance
d’enregistrer dans le pays d’origine des artistes.
Christian Mousset a compris que cela revient
cinq fois moins cher et, surtout, il respecte la
musique dans son intégralité, sans en changer
une note. Ce label m’a ouvert les portes de l’OIF,
qui m’a permis de ne pas rester enfermé dans
mon île. Mais comme dans les deux autres
situations, il y a eu un échec commercial.
Toutefois, à choisir, je préfère un label de
musiques du monde comme Marabi plutôt
qu’une maison de disques qui cherche
surtout son profit.”
“En pratique, l’album produit avec Marabi est
vendu 20 euros dans les grandes surfaces
spécialisées pour un prix de revient de
6,50 euros. Cependant, à l’île Maurice, personne
ne va acheter ce CD, sachant qu’un album
piraté se vend à 0,50 euro dans la rue et que le
salaire moyen est de 50 à 60 euros par mois. Si
je vends le CD 20 euros, ça devient un produit
de luxe. Pour contourner cette difficulté, je
propose un album pressé 100 % à l’île Maurice.
Auparavant, tous nos CD devaient être pressés
en Afrique du Sud, en Europe ou à Singapour. Il
y a deux ans, une usine de pressage a été ouverte
à l’île Maurice, ce qui nous permettait d’éviter
les frais de douanes, de fret, etc.
Malheureusement, cette usine a fermé huit mois
après son ouverture, car l’île de La Réunion
préfère fabriquer ses CD en France
métropolitaine pour protéger son économie…”
“Aujourd’hui, je produis le même album, à la
différence que j’achète les CD vierges et que je
duplique le CD pressé avec Marabi. Un disque
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me revient à 1 euro tous frais compris. Je le
vends 2 euros au disquaire qui le revend ensuite
à 3 euros au détail. Ce prix est très loin du prix
de gros auquel achètent les grandes surfaces
spécialisées françaises. C’est une démonstration
de l’ampleur des disparités économiques qui
existent dans ce domaine.”
Comment faire circuler les
artistes du Sud et leurs œuvres
au Nord, sans les contraindre à
une relation de subordination ?
Le label Daqui, qui fêtait ses dix ans en
2008, est né de la dynamique d’échange
Nord-Sud instaurée par le Festival des Nuits
atypiques de Langon programmant des
artistes venus du monde entier. Il est aussi
devenu un forum de débats autour des
réflexions sur un autre monde possible.
Concepteur et directeur artistique du
festival comme du label, Patrick Lavaud fait
partie de ces professionnels engagés, en quête
de solutions nouvelles.
“Pour nous, en tant que label français de
métropole, la question ne se pose pas du tout de
la même façon. C’est pour cela qu’il est
extrêmement intéressant d’entendre ce que les
uns et les autres expliquent. S’il doit y avoir une
collaboration ou une coopération entre nous, elle
ne doit pas reposer uniquement sur le point de
vue des plus puissants. Il est nécessaire de
comprendre la situation de l’autre et sa part
d’insoluble.”
“La démarche du label Daqui est de toujours
rester le plus près possible de la démarche
artistique. Nous n’avons jamais demandé à un
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artiste de changer une note dans un but de
réussite. Je n’ai pas envie que l’artiste fasse la
musique que je voudrais. Je souhaite qu’il fasse
sa propre musique, même si, étant son directeur
artistique, on travaille, on réfléchit ensemble.
Pour prendre l’exemple de René Lacaille, je l’ai
connu à l’époque où il avait honte de jouer de
l’accordéon. Il en jouait en dehors de la scène. Il
n’imaginait pas en jouer devant un public et sur
un disque. Ensemble, nous sommes arrivés à
créer le disque Patanpo, sorti en 1999, où il
joue de l’accordéon et que je considère comme un
bijou du blues réunionnais. C’est le résultat
d’une démarche de réflexion commune.”
“En ce qui concerne le piratage, ça ne me pose
aucun problème d’un point de vue moral de
savoir que mes disques sont piratés à l’étranger.
Je ne vois pas d’autre solution étant donné que
nos productions coûtent très cher en Afrique.
À la fois, je comprends qu’on lutte contre le
piratage et en même temps, si l’on veut que la
musique soit partagée, le piratage est l’une des
solutions. Récemment, nous avons enregistré le
disque d’un musicien kenyan. Il vient de sortir et
nous n’avons pas abordé ces questions-là, mais
cela ne me poserait strictement aucun problème
de dire : ‘Voilà le CD, voilà le master. Fais-en
ce que tu veux, sors des cassettes chez toi,
récupère l’argent, je ne veux pas en entendre
parler !’ Nous ne sommes plus sur des logiques de
contrats. Nous allons bien au-delà.”
“Sur ces questions, je n’ai pas la solution, je
cherche aussi. Je sais que nous sommes dans une
position de force. En tant que pays riches nous ne
pouvons pas nier la réalité des pays plus pauvres,
et ces derniers ne peuvent pas non plus nier la
nôtre. Comment peut-on réfléchir à cette
articulation ? Il y a nécessité pour les
producteurs des pays du Sud d’exporter leurs
artistes, leurs disques, leurs musiques, et pour
ceux des pays du Nord, qui sont dans une
logique militante d’ouverture au monde, il y a le
besoin intellectuel, éthique et politique – sinon
l’envie – d’accueillir ces artistes qui viennent de
loin et de les faire jouer au Nord avec tous les
problèmes que cela engendre.”
François Bensignor
Notes
1. Données citées par Pascal Nègre, président d’Universal
Music France, dans le n° 494 de Musique Info Hebdo,
le 3 octobre 2008.
2 . Voir H&M n° 1242.
3. Fondateur et directeur du Festival Musiques métisses à
Angoulême, il a monté le label Marabi pour permettre à
certains des musiciens qu’il programme d’avoir leur disque sur
le marché international.