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222 Chroniques I Musiques I Musiques Nouveaux enjeux pour les labels de musiques du monde Depuis plusieurs années, la production discographique traverse une crise essentiellement due à la mutation des pratiques de consommation de la musique. En moins de cinq ans, le marché des ventes de disques a chuté de 50 %(1), alors que la pratique de l’échange gratuit de fichiers musicaux sur Internet a augmenté, malgré les législations visant à l’interdire. Dans ce contexte général, les petits labels spécialisés dans le domaine des musiques du monde semblent avoir mieux résisté que les maisons de disques généralistes. Ils opèrent en effet sur des niches culturelles qui intéressent un public de passionnés pour lesquels l’objet disque, notamment lorsqu’il s’accompagne d’un livret conséquent et d’une approche graphique soignée, demeure un bien de valeur. Il n’en demeure pas moins que des questions se posent avec une acuité grandissante aux petits producteurs spécialisés des pays riches, quant aux relations qu’ils entretiennent avec leurs homologues et artistes des pays pauvres qui fournissent la matière de leurs éditions. Dans le cadre des trois jours du forum des musiques du monde Babel Med Music à Marseille, le 29 mars 2008, une table ronde, organisée par le Centre d’information des musiques traditionnelles et du monde – CIMT – de l’Irma, en partenariat avec l’Organisation internationale de la francophonie – OIF – et Culturesfrance, a invité divers intervenants à réfléchir autour de ces thématiques. Nous présentons ici des extraits des interventions de : Saïd Assadi, directeur du label Accords croisés à Paris ; Jean-Marc Ventoume, directeur du Poemart, le Pôle export de la musique et des arts de Nouvelle-Calédonie ; Percy Yip Tong, directeur du label Kool Kréol à l’île Maurice ; Patrick Lavaud, directeur du label Daqui à Langon. Musiques du monde : un marché spécifique Le premier métier d’Accords croisés est la production de spectacles. Parce qu’il ne parvenait pas à obtenir des maisons de disques les produits qu’il souhaitait pour ses artistes, Saïd Assadi est aussi devenu producteur de disques. Il précise sa démarche : “J’aimerais tout d’abord insister sur la distinction entre les musiques commerciales en général et les musiques du monde. Nous pourrions comparer la musique commerciale aux fast-foods où l’on mange rapidement pour pas cher. Lorsque nous voulons bien manger, nous choisissons un restaurant traditionnel. Nous nous renseignons sur la qualité, nous sommes sensibles à l’accueil et à l’ambiance. C’est exactement la même chose I hommes & migrations n° 1275 © D.R. avec les musiques du monde.” “Notre point de départ est l’artiste, le projet artistique. Financièrement, dans le contexte actuel, je ne peux plus dire que je vais gagner de l’argent avec un label de musique du monde. Les artistes qui travaillent avec nous ne gagnent pas leur vie avec leurs enregistrements. Nous vendons généralement 5 000 disques chaque année, parfois plus, parfois moins. Environ 3 000 sont vendus en France et le reste à l’export. C’est relativement satisfaisant. Nous accordons 8 % de royautés aux artistes, ce qui représente un revenu de 3 000 à 4 000 euros sur quelques années. Évidemment, ce n’est pas suffisant.” “Pour nous, le disque est un moyen de communication au service du développement du travail scénique de l’artiste. Notre démarche s’inscrit dans la durée. Qu’il s’agisse des tournées ou des concerts, nous ne fonctionnons pas par opportunisme. Nous voulons que de bonnes conditions soient réunies pour les musiciens, qui sont de grands artistes dans leur pays, afin qu’ils puissent continuer à se produire sur les scènes du monde.” “Actuellement, nous sommes dans une situation paradoxale : il y a à la fois une baisse des ventes de disques et une forte augmentation de la consommation et de l’expression musicales. Mon objectif de vente n’a jamais dépassé 5 000 disques. Pour atteindre ce chiffre, nous misons sur la qualité musicale, les livrets richement documentés – 40 pages au minimum – et un support qui ne donne pas envie de copier le CD mais de l’offrir. J’aimerais arriver à la conclusion qu’aujourd’hui, la crise générale de la musique n’est pas forcément notre crise.” Comment sortir de la NouvelleCalédonie ? Isolés par l’éloignement de leur marché “naturel”, la France, artistes et producteurs de Nouvelle-Calédonie ont pour contrainte essentielle de devoir s’exporter, compte tenu de l’étroitesse du marché que représente l’archipel. Alors que La Réunion a trouvé des solutions pour ses artistes dès les années 223 224 Chroniques I Musiques I quatre-vingt-dix(2), la Nouvelle-Calédonie vient juste de mettre en place le Poemart, destiné à exporter ses œuvres et ses artistes. Jean-Marc Ventoume, son directeur, explique : “Quelques labels, au premier rang desquels Mangrove Productions, se sont lancés dès 1984. Mais à l’époque, ils ont reçu des menaces, car ils produisaient des groupes incitant à la résistance et prônant l’indépendance. Produire des musiques traditionnelles en Nouvelle-Calédonie relève généralement de la conviction politique. Aujourd’hui, les choses ont changé, mais le problème vital est que l’artiste puisse sortir de ses frontières, d’un point de vue économique mais aussi pour nourrir son expérience musicale.” “Nous défendons la musique d’une culture vivante, qui existe dans un espace donné. Or, permettre à des artistes de se produire ailleurs et se dire que cette culture va disparaître chez nous est dramatique. Effectivement, il y a un public qui est à l’écoute de cette musique en Europe, qui a envie de s’en nourrir, puisque, en fin de compte c’est de l’énergie, c’est un bout de leur vie que les musiciens donnent. Mais cette énergie qu’ils donnent pourrait bien devenir ‘non renouvelable’. Si elle n’existe plus chez nous, les artistes ne pourront alors donner qu’une musique qui a perdu de sa puissance.” “Nous aussi, populations des petites îles de Mélanésie, voulons participer au débat et contribuer à la construction de cette planète. Mais il faut nous laisser un petit temps d’adaptation pour comprendre. Nous sentons que certains producteurs et diffuseurs extérieurs voudraient nous faire entrer dans un moule. Mais je pense qu’en sortir est également vital.” Comment exporter les artistes mauriciens et produire à Maurice ? Les premières expériences de Percy Yiptong dans l’exportation des artistes de son île remontent à la fin des années quatre-vingt. Il porte un éclairage à la fois pragmatique et pertinent sur les problématiques auxquelles se trouve confronté un producteur isolé dans l’océan Indien, qui souhaite lancer les artistes sur le marché international, francophone en l’occurrence : “Depuis vingt-deux ans qu’existe mon label, j’ai essayé trois systèmes différents pour exporter notre musique hors de l’île Maurice. La première fois, c’était il y a vingt ans avec Kaya, vedette incontestable de l’océan Indien : il a inventé le seggae, puis il a été tué en prison et est ensuite devenu une icône. J’avais alors contacté une maison de production française, AB Production, qui produit de la variété commerciale – Dorothée, Hélène et les garçons, etc. Ils ont voulu, à partir de cette musique géniale et authentique, qui mélange le séga mauricien et le reggae, faire un tube de l’été comme ‘La lambada’ ou ‘La Macarena’. Ils l’ont appelée ‘Sega dance’. Mais ça n’a pas marché.” “Le deuxième exemple, c’est avec le bluesman mauricien Éric Triton, également une grande vedette dans l’océan Indien. Cette fois, nous nous sommes adressés à Universal. Nous sommes allés enregistrer dans les studios de Peter Gabriel, en Grande-Bretagne, avec des musiciens turcs, un sitar et d’autres instruments de ‘world music’. Intellectuellement, c’était beau à écouter, mais toute l’âme de la musique de l’île Maurice avait disparu. Ce fut également un échec commercial, même si nous étions avec une multinationale.” I “La troisième fois me semble la plus intéressante. Je me suis associé avec Christian Mousset(3) pour la sortie du disque de Menwar. Son label Marabi est spécialisé dans les musiques du monde et prend en compte l’importance d’enregistrer dans le pays d’origine des artistes. Christian Mousset a compris que cela revient cinq fois moins cher et, surtout, il respecte la musique dans son intégralité, sans en changer une note. Ce label m’a ouvert les portes de l’OIF, qui m’a permis de ne pas rester enfermé dans mon île. Mais comme dans les deux autres situations, il y a eu un échec commercial. Toutefois, à choisir, je préfère un label de musiques du monde comme Marabi plutôt qu’une maison de disques qui cherche surtout son profit.” “En pratique, l’album produit avec Marabi est vendu 20 euros dans les grandes surfaces spécialisées pour un prix de revient de 6,50 euros. Cependant, à l’île Maurice, personne ne va acheter ce CD, sachant qu’un album piraté se vend à 0,50 euro dans la rue et que le salaire moyen est de 50 à 60 euros par mois. Si je vends le CD 20 euros, ça devient un produit de luxe. Pour contourner cette difficulté, je propose un album pressé 100 % à l’île Maurice. Auparavant, tous nos CD devaient être pressés en Afrique du Sud, en Europe ou à Singapour. Il y a deux ans, une usine de pressage a été ouverte à l’île Maurice, ce qui nous permettait d’éviter les frais de douanes, de fret, etc. Malheureusement, cette usine a fermé huit mois après son ouverture, car l’île de La Réunion préfère fabriquer ses CD en France métropolitaine pour protéger son économie…” “Aujourd’hui, je produis le même album, à la différence que j’achète les CD vierges et que je duplique le CD pressé avec Marabi. Un disque hommes & migrations n° 1275 me revient à 1 euro tous frais compris. Je le vends 2 euros au disquaire qui le revend ensuite à 3 euros au détail. Ce prix est très loin du prix de gros auquel achètent les grandes surfaces spécialisées françaises. C’est une démonstration de l’ampleur des disparités économiques qui existent dans ce domaine.” Comment faire circuler les artistes du Sud et leurs œuvres au Nord, sans les contraindre à une relation de subordination ? Le label Daqui, qui fêtait ses dix ans en 2008, est né de la dynamique d’échange Nord-Sud instaurée par le Festival des Nuits atypiques de Langon programmant des artistes venus du monde entier. Il est aussi devenu un forum de débats autour des réflexions sur un autre monde possible. Concepteur et directeur artistique du festival comme du label, Patrick Lavaud fait partie de ces professionnels engagés, en quête de solutions nouvelles. “Pour nous, en tant que label français de métropole, la question ne se pose pas du tout de la même façon. C’est pour cela qu’il est extrêmement intéressant d’entendre ce que les uns et les autres expliquent. S’il doit y avoir une collaboration ou une coopération entre nous, elle ne doit pas reposer uniquement sur le point de vue des plus puissants. Il est nécessaire de comprendre la situation de l’autre et sa part d’insoluble.” “La démarche du label Daqui est de toujours rester le plus près possible de la démarche artistique. Nous n’avons jamais demandé à un 225 226 Chroniques I Musiques I artiste de changer une note dans un but de réussite. Je n’ai pas envie que l’artiste fasse la musique que je voudrais. Je souhaite qu’il fasse sa propre musique, même si, étant son directeur artistique, on travaille, on réfléchit ensemble. Pour prendre l’exemple de René Lacaille, je l’ai connu à l’époque où il avait honte de jouer de l’accordéon. Il en jouait en dehors de la scène. Il n’imaginait pas en jouer devant un public et sur un disque. Ensemble, nous sommes arrivés à créer le disque Patanpo, sorti en 1999, où il joue de l’accordéon et que je considère comme un bijou du blues réunionnais. C’est le résultat d’une démarche de réflexion commune.” “En ce qui concerne le piratage, ça ne me pose aucun problème d’un point de vue moral de savoir que mes disques sont piratés à l’étranger. Je ne vois pas d’autre solution étant donné que nos productions coûtent très cher en Afrique. À la fois, je comprends qu’on lutte contre le piratage et en même temps, si l’on veut que la musique soit partagée, le piratage est l’une des solutions. Récemment, nous avons enregistré le disque d’un musicien kenyan. Il vient de sortir et nous n’avons pas abordé ces questions-là, mais cela ne me poserait strictement aucun problème de dire : ‘Voilà le CD, voilà le master. Fais-en ce que tu veux, sors des cassettes chez toi, récupère l’argent, je ne veux pas en entendre parler !’ Nous ne sommes plus sur des logiques de contrats. Nous allons bien au-delà.” “Sur ces questions, je n’ai pas la solution, je cherche aussi. Je sais que nous sommes dans une position de force. En tant que pays riches nous ne pouvons pas nier la réalité des pays plus pauvres, et ces derniers ne peuvent pas non plus nier la nôtre. Comment peut-on réfléchir à cette articulation ? Il y a nécessité pour les producteurs des pays du Sud d’exporter leurs artistes, leurs disques, leurs musiques, et pour ceux des pays du Nord, qui sont dans une logique militante d’ouverture au monde, il y a le besoin intellectuel, éthique et politique – sinon l’envie – d’accueillir ces artistes qui viennent de loin et de les faire jouer au Nord avec tous les problèmes que cela engendre.” François Bensignor Notes 1. Données citées par Pascal Nègre, président d’Universal Music France, dans le n° 494 de Musique Info Hebdo, le 3 octobre 2008. 2 . Voir H&M n° 1242. 3. Fondateur et directeur du Festival Musiques métisses à Angoulême, il a monté le label Marabi pour permettre à certains des musiciens qu’il programme d’avoir leur disque sur le marché international.