Toile urbaine Peindre à l`échelle du territoire urbain

Transcription

Toile urbaine Peindre à l`échelle du territoire urbain
Marie Escorne
Toile urbaine
Peindre à l’échelle du territoire urbain
Introduction
Depuis la fin des années soixante, les artistes sont de plus en plus nombreux à
migrer hors des ateliers et des galeries pour s’aventurer dans la ville, devenue un
véritable terrain de création. L’ouvrage Urban Interventions. Personal projects in
public spaces1 atteste de la richesse et de la variété de ces pratiques en pleine
expansion. On y trouve l’expression « Urban Canvas »2 [toile urbaine], employée
pour évoquer des interventions très diverses (sculptures, installations, collages ou
graffiti) qui ont en commun d’être « contextuelles », selon l’expression consacrée
par Paul Ardenne3, puisqu’elles se faufilent dans la ville et sont si bien tissées dans
les mailles de la trame urbaine qu’il est difficile voire impossible de les en
dissocier.
Reprenant donc cette expression de « toile urbaine » à notre compte, nous
nous en tiendrons à des exemples d’artistes utilisant la peinture, pour lesquels la cité
est comprise comme une « toile » dans un sens plus littéral. Peintres dans la ville,
les artistes dont il sera question rompent avec la tradition des « murals », puisqu’ils
ne se cantonnent plus au mur (une surface verticale clairement délimitée qui peut
encore évoquer le tableau), mais utilisent des outils et des supports inhabituels pour
faire apparaître l’espace urbain comme un subjectile hors norme et hors échelle.
1) Horizontalité : l’Action Painting revisitée
IEPE
En 2010, Iepe Rubingh, allias IEPE, orchestre une action picturale singulière
intitulée Painting reality. Elle consiste à faire déverser cinq cents litres de peinture
à l’eau écologique sur la chaussée par des cyclistes positionnés à chaque feu d’un
grand carrefour de Berlin. Après le passage des vélos, le « tableau » est complété
1
par les centaines d’engins qui traversent chaque jour ce carrefour. Dans
l’impossibilité de contourner les flaques de peinture, les véhicules deviennent alors
de gigantesques pinceaux brossant l’asphalte de couleurs vives (rouge brique, jaune
citron, bleu cyan et violet)4.
Intervenir de cette façon pour « peindre la réalité », comme l’indique le titre
de cette action, dénote une volonté de rompre avec la monotonie : non seulement
parce que quelque chose d’extraordinaire a lieu dans une journée apparemment
ordinaire (de manière tout à fait inattendue, puisqu’il n’y a eu aucune annonce
préalable), mais encore parce que le fait de mettre des couleurs vives sur une si
grande surface de la ville introduit de la gaité et de la variété dans un espace
« monotone » au sens propre, aussi uniforme qu’une toile en attente d’être peinte.
IEPE réalise ainsi un geste esthétique qui vise, selon ses termes, à « tirer un
gigantesque coup de pinceau sur la société5 ». Soulignons toutefois que l’artiste ne
peint pas directement puisqu’il supervise l’action depuis un appartement en hauteur,
adoptant un point de vue privilégié pour admirer la « toile ».
On peut à ce propos se demander où s’arrête ici la « toile » : doit-on
considérer seulement le carrefour ou une portion plus large de territoire incluant
toutes les traces de peinture ? Jusqu’où les automobilistes ont-ils roulé en marquant
le sol de peinture ? Les voitures sont-elles d’ailleurs simplement des outils ? Ne
sont-elles pas elles-mêmes des supports ?
En définitive, il semble qu’il n’y ait pas de bordure à cette peinture que la
photographie et la vidéo ne peuvent que partiellement cadrer. Etendue, l’œuvre est
mouvante, vivante et n’a eu qu’une durée de vie éphémère comme le montre une
photo prise le lendemain de la performance sur laquelle on voit la peinture délavée
après la pluie.
Braco Dimitrijevic
Ce happening d’IEPE fait écho à une action plus ancienne, certes beaucoup plus
discrète et facile à délimiter, de Braco Dimitrijevic. En 1969, ce dernier dépose en
effet un berlingot de lait sur la chaussée et attend ensuite qu’une voiture passe et
éclate le berlingot qui répand son contenu sur la route. Braco Dimitrijevic arrête
alors l’automobiliste et lui demande ce qu’il pense du résultat et si cela peut, à son
2
avis, constituer ou non une œuvre d’art. L’automobiliste signe enfin la « toile »
qu’il vient de peindre à son insu, d’où le titre de l’œuvre Painting by Kresimir
Kilka.
On trouvait donc déjà dans cette action l’idée de mettre en place un dispositif,
laissant ensuite faire le hasard et mobilisant le citadin à son insu dans l’élaboration
de l’œuvre. Dans le cas de Braco Dimitrijevic, on assiste d’ailleurs clairement à un
jeu de mise en abîme : une œuvre dans une œuvre, la signature d’un anonyme qui
n’a certainement pas de prétention à devenir artiste, sous la signature de Braco
Dimitrijevic qui revendique, lui, sa position d’artiste plasticien.
Par ailleurs, Braco Dimitrijevic pastiche de manière assez claire
l’expressionnisme abstrait : en utilisant un simple berlingot de lait qui fera une
tache sur l’asphalte, il semble en effet montrer que « n’importe qui » peut
littéralement faire avec « n’importe quoi » une toile relevant de l’expressionnisme
abstrait. A un second niveau de lecture il paraît évident que cela n’est pas si simple,
la proposition de Braco Dimitrijevic accédant précisément au statut d’œuvre d’art
parce qu’elle se singularise par la référence à l’expressionnisme abstrait transposé
en dehors de ses cadres (ceux de la toile, de l’atelier, du musée).
Francis Alÿs
Artiste belge vivant et travaillant à Mexico City, Francis Alÿs revendique
également la référence à l’action painting et plus précisément aux drippings de
Jackson Pollock. Ainsi, pour The Leak (l’écoulement), Francis Alÿs effectue par
exemple une marche dans la ville de Sao Paulo en laissant s’écouler un pot de
peinture. Lorsque toute la peinture s’est déversée, il se sert de la trace laissée au sol
pour revenir à son point de départ, un musée dans lequel il expose le pot de peinture
vide.
Au contraire des artistes précédemment cités, Francis Alÿs s’implique
physiquement dans l’effectuation de l’œuvre et c’est bien sa déambulation qui se lit
dans la ligne sinueuse visible sur le sol de la ville métamorphosée en une toile
immense. Cette implication du corps de l’artiste peignant sur un support horizontal
à l’aide d’une peinture industrielle évoque très clairement Jackson Pollock qui
commentait de la sorte son propre travail : « Avec la toile sur le sol, je me sens plus
3
proche d’un tableau, j’en fais davantage partie. De cette façon, je peux marcher tout
autour, travailler à partir des quatre côtés, et être dans le tableau, comme les Indiens
de l’Ouest qui travaillaient sur le sable. Parfois j’utilise un pinceau, mais très
souvent, je préfère utiliser un bâton. Parfois, je verse la peinture directement de la
boîte. J’aime employer une peinture fluide que je fais dégoutter6. »
Le résultat de ce jeu avec la matière et de cette confrontation avec le support
donne naissance, dans le cas de Pollock, à des toiles dont la contemplation est une
expérience temporelle : les coulées ne forment certes pas une image, mais sont le
résultat d’une action dont on peut recomposer la genèse. De même, ce qui importe
pour Francis Alÿs, en véritable « raconteur d’histoire », c’est que la coulée de
peinture qu’il laisse derrière lui puisse devenir comme un fil d’Ariane invitant les
citadins à fabuler.
Héritier de Pollock, Francis Alÿs conçoit une œuvre qui offre aussi un
prolongement au texte d’Allan Kaprow qui, après le choc esthétique ressenti face
aux peintures de Pollock, déclare : « Pollock, comme je le vois, nous a laissé au
point où nous devons nous préoccuper, et même être éblouis par l’espace et les
objets de notre vie quotidienne, que ce soient nos corps, nos vêtements, les pièces
où l’on vit, ou, si le besoin s’en fait sentir, par le caractère grandiose de la 42e rue.
Insatisfaits de la suggestion opérée à travers la peinture sur nos autres sens, nous
utiliserons les spécificités de la vue, du son, des mouvements, des gens, des odeurs,
du toucher7. »
En sortant l’action painting de ses cadres, Francis Alÿs incorpore précisément
tous les nouveaux « ingrédients » évoqués par Allan Kaprow, et son travail prend
par conséquent une autre ampleur que les drippings de Pollock. Ainsi, comme
l’explique Thierry Davila, « Alÿs reprend [le geste de Pollock], le déplace en lui
donnant une nouvelle extension : il l’intègre à une vaste circulation qui prend la
forme d’une marche, il l’étend, le dilate dans l’espace et dans la durée, donnant à
son horizontalité la forme d’un parcours, d’un périple. Il traite le dripping à travers
une cinéplastique dont la pratique devient ici très nettement et plus explicitement
que dans d’autres œuvres, un outil de négociation avec l’art et son histoire,
d’appropriation, de reprise, d’invention. De déplacement8. »
4
De cette manière, avec Francis Alÿs, la toile devient un territoire, une portion
de ville, et ce « support » ne peut plus être embrassé d’un coup d’œil : il doit être
arpenté, par l’artiste dans un premier temps, puis par le citadin/spectateur qui
souhaiterait voir l’œuvre se dérouler au fil de ses pas. Encore faut-il évidemment
que cette mince trace soit vue, ce qui n’est pas évident parce que la ligne de
peinture n’a qu’une durée de vie éphémère et qu’elle est tracée sur un espace
chaotique, traversé par des piétons qui ne s’attendent pas a priori à rencontrer une
œuvre d’art de ce type.
Outre le changement d’échelle et de durée de vie, le fait de transposer (de
« déplacer ») les drippings en dehors du Withe cube, signifie également travailler
avec un espace qui a une géographie et une histoire particulière, dont Francis Alÿs
exploite les potentialités dans une variante de The Leak réalisée à Jérusalem en
2004. L’action s’intitule cette fois The Green Line, puisque l’artiste laisse s’écouler
un filet de peinture verte tout au long d’un trajet qui suit le tracé d’une portion de la
« ligne verte » séparant historiquement Jérusalem en deux. Le film documentant
l’action est ensuite présenté à des israéliens et des palestiniens qui commentent
librement le travail de l’artiste. L’œuvre se présente ainsi comme une réflexion sur
la place que peuvent occuper l’art et l’artiste dans la cité, ce qu’indique d’ailleurs le
sous titre de l’action : Parfois faire quelque chose de poétique peut devenir
politique et parfois faire quelque chose de politique peut devenir poétique.
Hypothétique et contingente, la relation entre le poétique et le politique affleure de
cette façon dans une œuvre qui ne prétend pas changer le monde, et s’offre
davantage comme une invitation à se « déplacer » pour entrevoir de nouveaux
possibles.
2) Verticalité : Felice Varini, la profondeur d’une œuvre Comme Francis Alÿs, Felice Varini s’implique dans la réalisation de l’œuvre, même
s’il fait appel à des collaborateurs et travaille d’une certaine manière comme les
peintres d’autrefois en « atelier », non au sens du lieu unique et clos, mais au sens
d’un ensemble de personnes élaborant ensemble une œuvre d’art.
5
Car Felice Varini se définit tout d’abord comme un « peintre », qui a choisi de
faire éclater les cadres pour envahir l’espace. A la fin des années 1970, il
commence à peindre dans des espaces clos sur des surfaces hétérogènes : murs,
cadres de porte, portions de sol, piliers, plafonds9… Sa peinture prend ainsi pour
support des portions du site, exploitées dans toute leur complexité et leur
profondeur, de sorte que depuis un point de vue précis (souvent situé à la hauteur de
l’œil de l’artiste), des formes géométriques simples et la plupart du temps
monochromes semblent flotter dans l’espace comme sur une toile plane. Dès que
l’on se déplace, les formes éclatent, se dispersent et chaque fragment acquiert son
indépendance.
Cette peinture se construit donc dans un rapport très étroit et particulier au lieu
qui « façonne » l’œuvre et influence nécessairement sa perception. Felice Varini
affirme, en effet, que chaque création est source d’étonnement puisque le site
génère des formes auxquelles lui-même n’avait pas songé. Il explique en outre qu’il
est inutile d’utiliser différentes couleurs car, en peignant un espace qui n’est pas
plan et homogène, il obtient à partir d’une même couleur mille nuances
différentes10.
Lorsqu’il travaille en extérieur, d’autres éléments entrent bien sûr en compte.
En 1986, Felice Varini intervient ainsi en Suisse (son pays natal) et crée la
polémique en peignant sur un élément architectural considéré comme un objet
sacré. Livrée à un public élargi, qui n’est pas nécessairement habitué à côtoyer l’art
contemporain, l’œuvre se heurte à des réticences mais l’artiste accueille
positivement ces réactions qui prouvent que sa peinture « vit » en suscitant des
échanges et des débats.
C’est en 2001 que Felice Varini réalise sa première œuvre de grande
envergure, toujours en Suisse, à Bellinzona. Comme dans l’exemple précédent,
Felice Varini intervient sur un monument historique, le château de Castegrande
qu’il révèle en le « surlignant ». Ici, il peint trois grands arcs de cercles colorés qui,
vus depuis un lieu en hauteur face au château, embrassent le monument, ses
fortifications et son promontoire. Lorsqu’on se trouve hors du point de vue qui
permet aux arcs de cercles de se composer, les fragments de peinture apparaissent
6
aux détours des rues et toutes sortes de « toiles » abstraites sont visibles depuis la
ville en contrebas.
La pièce intitulée Une ligne, Cinq droites, six points, orange (Neufchâtel,
2002) joue d’une manière différente avec l’espace et avec le citadin/spectateur qui
est davantage « dans » la peinture ou dans la toile tissée par l’artiste. Perçue depuis
le point de vue choisi au milieu de la chaussée, la ligne orange constituée de cinq
droites relie les bâtiments qui sont situés le long de la voie comme s’ils étaient tous
sur un même plan. L’intérêt ici est évidemment de se déplacer, à pied ou en voiture,
car le point de vue n’est jamais selon Felice Varini une finalité et fonctionne
davantage comme un « point de départ » pour lire l’œuvre, c’est-à-dire la peinture
et l’espace avec lequel elle fait corps. Cette pièce est donc pensée pour une lecture
très cinématique : on imagine ainsi qu’un automobiliste percevra peut-être d’abord
des fragments colorés avant d’arriver au point où les formes s’assemblent, puis se
déforment à nouveau à mesure que le véhicule s’enfonce dans la toile urbaine.
Sept droites pour Cinq triangles est une pièce réalisée à Paris (Place de
l’Odéon, 2003) sur des supports très hétérogènes (pierre, ardoise, bois, métal et
même un petit support de toile). On comprend, à travers cet exemple, qu’il soit
nécessaire pour l’artiste de n’utiliser qu’une seule couleur afin que le travail reste
lisible dans un environnement qui manque apparemment de cohérence, et l’on voit
particulièrement bien les multitudes de variations obtenues par une même couleur
en fonction de son positionnement dans l’espace, de l’ensoleillement et du support
utilisé.
Il est intéressant de se pencher sur la genèse de cette œuvre, pour voir la
manière dont Felice Varini a su accueillir les imprévus. Au départ, la pièce devait
en effet être plus étendue sur la droite, mais l’un des habitants ne souhaitait pas
donner son autorisation pour que sa fenêtre soit peinte. A ce moment là, la place
n’était pas encore en chantier et c’est donc une première surprise pour Felice Varini
de voir s’installer les préfabriqués et les barrières. Il décide cependant de tirer profit
de cette situation nouvelle et vient arrêter sa ligne au point supérieur droit de l’un
des bâtiments préfabriqués installés sur le chantier.
Un autre problème s’est posé à l’artiste lors de la réalisation de son projet.
L’une des propriétaires habitant l’immeuble que l’on aperçoit au fond de la place
7
avait en effet été oubliée lorsque l’artiste avait demandé à chacun les autorisations.
La propriétaire se retrouve ainsi aux environs de trois heures du matin (puisque la
peinture se fait de nuit à l’aide de projections) nez à nez avec un assistant de Felice
Varini monté sur une nacelle pour peindre la façade. En colère, comme on peut
l’imaginer, elle refuse que l’artiste poursuive son œuvre et ne souhaite pas donner
son accord pour que les lignes de peinture passent sur ses fenêtres. Or il s’agissait là
d’un point essentiel pour la pièce que Felice Varini souhaitait réaliser. Il parvient
par conséquent à trouver une solution malicieuse. Apprenant en effet que la
propriétaire réfractaire cherchait à faire rénover sa façade depuis plusieurs années,
sans parvenir à obtenir auprès de la préfecture le permis pour faire élever un
échafaudage, Felice Varini réussit à lui obtenir ces autorisations en un jour
seulement. Trois jours plus tard, l’échafaudage est donc monté et recouvert d’une
toile qui permet d’achever la pièce. Felice Varini estime que l’œuvre est « parfaite »
ainsi, car il a pu à la fois contourner la contrainte pour obtenir ce qu’il voulait et
rendre hommage à la peinture traditionnelle en venant insérer dans la ville un petit
morceau de toile peinte.
Pour l’intervention réalisée à Saint Nazaire, lors de la Biennale de l’Estuaire
de 2007, Felice Varini se détourne encore plus radicalement de la notion de
« patrimoine » dans sa définition classique. La composition abstraite de très grande
envergure (3km2) relie en effet entre eux différents bâtiments témoignant de
l’activité industrielle et portuaire de la ville de Saint Nazaire. Le point de vue, situé
sur le toit d’une ancienne base sous-marine construite par les Allemands durant la
seconde guerre mondiale, offre un panorama à 360° sur l’œuvre. Avant de parvenir
à ce point de vue, le spectateur a certainement aperçu les formes colorées dispersées
sur différents bâtiments sans nécessairement y prêter attention ou sans imaginer la
manière dont elles se combinent pour créer une unité. A partir du moment où il
comprend que chaque marque déposée par l’artiste n’est que le fragment d’une
totalité, le spectateur peut revisiter le site, voir comment les formes éclatent et se
recréent selon les perspectives. De ce fait, le citadin/spectateur s’immerge dans un
paysage industriel qu’il regarde sous un autre angle.
Il paraît intéressant de considérer ici le mot « déplacement » selon ses
différentes acceptions. Il s’agit d’abord d’un mouvement physique, d’une pratique
8
de l’espace. Cependant, l’engagement du corps s’associe à un engagement de la
pensée, puisque le cheminement permet de regarder l’œuvre selon différents points
de vue et de comprendre comment elle est construite. Mais le déplacement semble
également lié au processus psychique défini par Freud, dans L’Interprétation des
rêves, comme une « déformation » de sens provenant d’un décalage entre le
contenu manifeste (ce que l’on « voit » dans le rêve) et le contenu latent (les
significations souterraines du rêve). En effet, pour en revenir aux Suites de
triangles, le déplacement du spectateur dans le paysage a pour but premier de
découvrir au mieux l’œuvre de Felice Varini et ses jeux de déformations optiques.
Ce faisant, le trajet donne toutefois l’occasion de percevoir « autrement » un
patrimoine architectural constitutif de l’identité de Saint Nazaire : regarder les
triangles de Felice Varini implique effectivement d’apprécier les supports, leurs
textures, leurs formes, leur implantation dans le paysage. De cette façon, le paysage
industriel, auparavant relégué au rang d’« inconscient urbain », est réinvesti par
Felice Varini qui vient le « recoudre11 » avec ses triangles pour en dévoiler la
beauté cachée. On peut d’ailleurs souligner que son travail, au départ fait pour
exister le temps de la biennale, a finalement été adopté par les habitants et racheté
par la ville de Saint Nazaire qui l’a transformé en une œuvre pérenne12. Cette pièce
n’en est pas pour autant « figée », puisqu’elle a subi des modifications lorsque
certains bâtiments (notamment les toits au premier plan) ont été rénovés.
Conclusion
Si la ville peut être comparée à la toile de l’artiste peintre (et nous avons vu que le
dripping était une référence majeure pour les plasticiens qui investissent le sol
urbain comme un véritable terrain de jeu), la comparaison a cependant ses limites.
Ici, en effet, le support n’a rien d’une surface plane et nette, la peinture n’a pas de
cadre, pas de limites. Nous avons également pu voir que l’utilisation de la couleur
sur une vaste portion de l’espace public pouvait avoir des résonnances poétiques et
politiques, une couleur (le vert de Francis Alÿs à Jérusalem) pouvant même acquérir
une symbolique évidente et très forte qu’elle n’aurait jamais en dehors du contexte
choisi par l’artiste. Enfin, l’espace urbain est une toile qui ne se laisse certainement
9
pas peindre facilement, et si certains artistes comme Felice Varini ou IEPE donnent
l’impression de peindre la ville comme des géants munis d’immenses pinceaux,
leurs productions spectaculaires ne doivent pas nous faire oublier que la toile
urbaine se « prépare », et réagit parfois de manière inattendue, tout le génie des
artistes consistant certainement à accueillir les hasards et les incidents dictés par le
support pour faire naître des œuvres plus surprenantes encore que ce qu’ils avaient
imaginé.
1
Alain Bieber et Lukas Feireiss, Urban Interventions. Peronnal projects in public spaces, Berlin,
Gestalten, 2010.
2
Ibid., p. 7.
3
Paul Ardenne, Un Art contextuel. Création artistique en milieu urbain, en situation, d’intervention,
de participation, Paris, Flammarion, 2004.
4
On trouve des vidéos de cette action sur Internet : http://painting.iepe.net/
5
Voir le portrait de l’artiste sur http://www.youtube.com/IEPEart
6
Commentaire du film sur Pollock réalisé par Hans Namuth et Paul Falkenberg en 1950, trad. dans :
L’Atelier de Jackson Pollock, ouvrage collectif, Paris, Macula, 1978, n. p.
7
Allan Kaprow, L’Art et la vie confondus, textes réunis par Jeff Kelly, trad. Jacques Donguy, Paris,
Centre Georges Pompidou, 1996, « L’Héritage de Jackson Pollock » (1958), p. 38.
8
Thierry Davila, Marcher, Créer. Déplacements, flânerie, dérives dans l’art de la fin du XXe siècle,
Paris, Regard, 2002, p. 103.
9
Le site de Felice Varini offre un panorama complet de son travail : http://www.varini.org
10
Felice Varini, lors d’une conférence donnée à Bordeaux le 25 janvier 2012.
11
Voir l’article de Véronique Ribordy sur l’intervention de F. Varini dans le village de Vercorin,
« Les cercles d’un poète dans les rues », transcrit sur le site de F. Varini.
12
La pièce a ainsi d’abord été réalisée avec du papier sérigraphié collé avec de la cellulose, afin de
pouvoir l’enlever facilement à la fin de la biennale. Une fois enlevée, la pièce a été refaite avec de la
peinture acrylique.
10

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