Le rite de passage comme forme d`autorisation mutuelle

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Le rite de passage comme forme d`autorisation mutuelle
Le rite de passage comme forme d’autorisation mutuelle : analyse
d’un rituel produit sur un mode coopératif1
PESCE Sébastien, Doctorant, Sciences de l’Education, CREF Paris X- Nanterre, France
J’analyse ici une expérience pédagogique dans laquelle des adolescents participent à
l’élaboration de rites dont la fonction est la suivante : exprimer leur passage d’un groupe à un
autre ou leur accession à un nouveau statut. Cette expérience, menée au sein d’un internat
scolaire s’inspirant de la Pédagogie Institutionnelle, témoigne d’une traduction, dans le
domaine rituel, du concept d’autorisation mutuelle, pensé par VULBEAU et PAIN (2003)
comme une alternative aux formes traditionnelles de l’autorité.
Selon les analyses courantes, les rituels seraient tombés en désuétude. Ils représentent
cependant un support utile à l’action pédagogique, en ce qu’ils sont des marqueurs de la
progression des adolescents dans la société, et le moyen pour eux et pour le collectif
d’exprimer la manière dont ils y prennent place. De la même manière qu’on peut proposer,
plutôt qu’une restauration de l’autorité, sa refondation dans des formes originales, je propose
ici de penser la production de rituels selon de nouvelles modalités. Cette réflexion s’appuie
sur de nombreux travaux menés, dans le champ éducatif notamment, sur cette question.
Le rite de passage : définitions et enjeux
Première approche du rite de passage
VAN GENNEP (1909) analyse des rites qui rendent possible le passage d’un individu d’un
groupe à un autre : il peut s’agir de groupes d’âge ou de communautés. C’est entre des
situations sociales repérées et définies que s’opèrent ces passages. Le rite est un moment
performatif : il fait plus qu’exprimer le passage, il permet que celui-ci s’opère. ISAMBERT
(1971) procède ainsi à l’analyse du rituel au regard des catégories proposées par Austin :
selon certaines conventions, il est reconnu qu’au terme du rituel, un passage a lieu.
Mais le moment rituel et sa dimension performative ne sont pas tout. Il y a une dimension
processuelle du rite. Le moment rituel opère notamment parce que des périodes
d’apprentissage le précèdent. Le rituel proprement dit transforme moins l’individu qu’il ne
signifie une transformation qui s’est jouée dans la période qui l’a précédé. Dans cette phase
est proférée une parole et l’initiation est assurée. GOGUEL D’ALLONDANS (2002) insiste sur ce
caractère éducatif du rite, qui permet de transmettre les règles de la vie sociale.
Le rituel est par ailleurs l’affaire du collectif. S’il assure la transformation et la formation de
l’individu, il le fait au regard des normes et des catégories imposées par la société. Les rites
assurent la pérennité d’un idéal social nécessaire à la survie du groupe, en convoquant des
1
Pour citer cet article : Pesce, S. 2008, « Le rite de passage comme forme d’autorisation mutuelle : analyse d’un
rituel produit sur un mode coopératif », in R. Casanova et A. Vulbeau (dirs.), Adolescences, entre défiance et
confiance, Nancy, Presses Universitaires de Nancy, pp.221-232
-1-
symboles expressifs de sa culture. Si c’est à l’individu que le rite parle, c’est aussi au groupe,
et du groupe lui-même, de ses valeurs et de ses croyances.
Du déclin au besoin rituel
Les rites sont considérés comme en déclin : « nous ritualisons peu ou mal le passage à l’âge
adulte »2. Le déclin rituel apparaît selon les cas comme cause ou symptôme de la difficulté
des adolescents à se situer dans le collectif. Les rituels marquaient les étapes d’une
progression individuelle et proposaient un discours sur l’état d’adulte, à même
d’accompagner les adolescents dans une certaine considération de leur avenir.
On peut penser que la disparition des rites de passage traditionnels est liée à leur inadéquation
à la société actuelle. Les rites dont parle VAN GENNEP reposent sur une société solidariste
dans laquelle les mêmes formes de passage sont bonnes pour tous. Selon ce modèle des rites
sont imposés, contraignants et identiques pour tous. Les catégories auxquelles l’individu
appartient sont répertoriées et relativement figées : « nous avons vu l’individu (…) obligé de
se soumettre, du jour de sa naissance à celui de sa mort, à des cérémonies souvent diverses
dans leurs formes, semblables dans leurs mécanismes »3.
Ce modèle social solidariste étant en déclin, il faut identifier des formes rituelles nouvelles.
Derrière des réalités de l’intégration identiques dans leur contenu essentiel (naître, grandir,
travailler, s’unir, mourir) s’affiche une variété grandissante de modes sociaux, de mises en
scènes et de contextes, qui chacun nécessite des rituels adaptés. Déjà sont indiquées des
formes nouvelles du rite, parmi lesquelles certains auteurs citent le voyage en avion ou les
sports extrêmes4.
Le rituel a besoin de nouveaux visages, et les individus cherchent à l’exprimer selon de
nouveaux langages. La représentation traditionnelle du rite en fait un mode d’agir sédimenté,
figé dans des formes immuables, idée que rejette déjà DOUGLAS : « on peut supposer que la
même impulsion qui les fait naître –et qui vise à imposer l’ordre- les modifie et les enrichit
sans cesse »5. S’il est possible de solliciter le rite comme support de l’action éducative, il faut
le faire en s’appuyant sur son accointance avec l’innovation, en imaginant des modalités
originales, autant pour sa production que pour sa mise en œuvre.
Jeu de langage et autorisation mutuelle
La spécificité des situations rituelles que j’ai observées m’amène à penser le rite de passage
comme jeu de langage. Théorisé par WITTGENSTEIN (1961), le jeu de langage définit les
modalités de l’action qu’il rend possible, en favorisant certains types d’énonciation. Toute
situation d’énonciation suppose un tel jeu, i.e. un ensemble constitué du cadre, d’un objet de
discussion, de règles et de dispositifs qui régissent l’échange. Assimiler les rituels à des jeux
de langage, c’est opérer une analogie entre ce qui dans l’un et l’autre constitue le contexte, la
dimension performative des énoncés, les règles et les procédures. Une telle analogie constitue
un parti pris théorique, et rencontre bien sûr certaines limites : elle minimise (sans les
évacuer) certains aspects formels du rite, comme la mise en scène. Mais ce choix de
2
GOGUEL D’ALLONDANS (2002 : 14). V. aussi GALLAND (1998) et SEGALEN (1998)
3
VAN GENNEP (1909 : 271). C’est moi qui souligne
4
V. dans CENTLIVRES et HAINARD (1988), l’article de PITT-RIVERS, et dans GOGUEL D’ALLONDANS (1994),
l’article de LE BRETON
5
DOUGLAS (1971 : 26)
2
circonscrire l’étude du rituel à sa dimension langagière permet de se focaliser sur certains
mécanismes en jeu dans sa production. Développer des rituels, c’est alors définir des jeux de
langage à même d’accueillir des énoncés performatifs, qui transforment des statuts ou
affirment l’existence de certaines catégories.
Proposant une alternative aux formes traditionnelles d’autorité, VULBEAU et PAIN (2003)
développent le concept d’autorisation. Ce dernier correspond à un processus interactif qui
définit, sur une base contractuelle, la manière dont un sujet peut faire « figure d’autorité » au
sein d’un collectif. Plus précisément, l’autorisation mutuelle transforme les relations
d’autorité selon une démarche innovante. Les auteurs considèrent que cette dernière forme
d’autorisation est en jeu dans l’école que j’observe ici ; à mon sens le rite de passage est une
traduction effective de cette notion. La mise en jeu des rituels, et avant cela les espaces qui
visent à leur production, sont des moyens de négocier les rapports d’autorité au sein de
l’Institution.
Quelques situations
L’Ecole Expérimentale (EE)6 utilise le système des ceintures de comportement proposé par
OURY et VASQUEZ (1967). Le rite de passage que j’évoque est le suivant : une nouvelle
« ceinture de comportement », la ceinture orange-verte, est mise en place à partir de
septembre 2005 au sein de l’EE. Elle fait l’objet d’un véritable rite de passage, le vote de
ceinture, qui prend place lors de la réunion hebdomadaire. Comme je le montre ici, la
production de ce nouveau rituel s’appuie sur un long travail d’élaboration, entamé en
septembre 2002 par les enfants et les adultes.
Une situation nouvelle nécessite de nouveaux rituels
A la rentrée 2002 l’équipe de l’EE constate l’absence d’une partie des « ceintures foncées »
chargées de conseiller les nouveaux élèves et de superviser les chambres. La situation paraît
« sans issue »7. La procédure prévoit d’habitude que les enfants qui ont la ceinture verte ou
bleue conseillent les « blancs ». Ce « parrainage », qui vise à accueillir les nouveaux élèves et
à leur transmettre les règles de l’école, devient impossible. Ne voyant aucune solution, les
adultes considèrent qu’ils devront assurer l’intérim.
Le mois suivant, la question est évoquée avec le psychanalyste que l’équipe rencontre
régulièrement. Il est surpris que les adultes refusent de confier ces responsabilités à des
enfants ayant la ceinture orange, moins expérimentés que les « verts » et « bleus ». Au cours
de l’échange, le point de vue de l’équipe évolue. L’école s’appuiera sur les « oranges », en
transformant le système. Il faut trouver un mot pour désigner cette forme de responsabilité, et
surtout élaborer des modalités pratiques précises pour la nomination de ces « oranges ».
L’intervenant et l’équipe insistent sur la nécessité d’« inventer », de créer une « procédure »
spécifique, et de « stipuler noir sur blanc » les nouvelles règles. Il s’agit de redéfinir la place
de ces oranges dans l’Institution : tandis que leur refuser des responsabilités revenait à
remettre en cause leurs compétences, il faut valoriser les capacités de ces adolescents.
6
Je dissimule le nom de l’établissement derrière celui-ci, proposé par VULBEAU et PAIN (2003) pour désigner le
même établissement.
7
La plupart des citations de ce développement sont issues de séquences filmées. Certaines sont approximatives,
basées sur des notes ethnographiques.
3
S’engage un travail qui consiste à nommer des « substituts responsables de chambres » et des
« substituts conseillers ». Le thème des substituts est repris dans de nombreuses
réunions regroupant selon les cas adultes, ceintures foncées, ou le groupe entier. Le mot
« substituts » fait l’objet de mises à l’ordre du jour, selon les pistes suivantes : comment les
nommer, selon quelles règles, dans quels espaces. La production de rituels nouveaux
s’engage, et les élèves y jouent un rôle actif.
Mais la production de ces règles et procédures ne repose pas toujours sur des mécanismes
conscients et volontaires. Elle relève parfois d’évènements conversationnels qui ne visaient
pas à intervenir sur la définition du rituel, mais qui ont pour effet d’en modifier certains
aspects. Je présenterai ici quelques exemples de ces mécanismes.
Structure souple et émergence du topic8
Les échanges visant à attribuer des responsabilités par substitution ont lieu essentiellement
lors des « réunions de chambres » réunissant « garçons » et « messieurs »9. Une structure type
émerge dès la première réunion : rappel du fonctionnement de l’institution, évaluation des
besoins, liste des candidats, échange de points de vue, nomination. Mais pendant la première
année, cette structure est peu formalisée. Certains enfants émettent des doutes ou font part de
problématiques personnelles. Un enfant demande si l’on peut être substitut quand on a la
ceinture jaune, un autre s’il peut être aidé par un substitut malgré sa « taille » : il se trouve
« grand » et craint que cette aide lui soit refusée.
Dans le cas de telles interventions, il y a souvent changement de topic, c’est-à-dire de l’objet
social mis en perspective dans la conversation. On interrompt le déroulement prévu ; un
thème marginal devient le centre de l’échange. Lorsque l’un des enfants pose la question de
sa « taille », un débat a lieu visant à cerner les caractéristiques qui définissent le « substitut » :
taille donc, mais aussi ancienneté dans l’école ou dans la ceinture, capacité à être écouté, à
faire preuve d’« autorité ». Ainsi de nouveaux sujets viennent s’enchâsser dans une structure
encore approximative, et dans plusieurs cas déterminent un certain jeu de langage. Sur la base
du dernier exemple, un adulte propose ainsi que la question suivante soit posée à ceux qui
veulent bénéficier d’une aide : « de qui acceptes-tu l’autorité ? ».
Evolution des règles associées à l’institution
En avril 2003, le groupe procède à une évaluation, afin de redistribuer les responsabilités par
substitution. La procédure est maintenant relativement codifiée, puisqu’une telle évaluation a
déjà eu lieu quatre fois : liste des candidats, élaboration des « paires » conseillers/jeunes,
conclusions, sous la forme de phrases désormais rituelles. Or, ce jour-là, la situation est
bloquée : il y a plus de candidats que de postes à pourvoir. Une nouvelle règle est proposée :
on privilégie « ceux qui ne l’ont jamais fait ». Par ailleurs un enfant rappelle une autre règle :
on ne cumule pas deux responsabilités par substitution. La règle qu’il évoque est rejetée pour
aujourd’hui, le groupe n’en tiendra pas compte. Remise en question ce jour-là une première
fois, elle sera définitivement écartée en juin, à la demande d’un des garçons qui dit s’être bien
accommodé d’un tel cumul. Plusieurs règles sont donc restées en concurrence, et c’est au
terme d’une première phase d’expérimentation que cet élément de la procédure a pu être fixé.
8
V. BERTHOUD (1996)
9
Selon la terminologie indigène. Les filles sont moins concernées par cette nouveauté : leur groupe ne manque
pas de ceintures foncées.
4
La coénonciation, moyen d’orienter le jeu de langage
La coénonciation10 est un procédé par lequel un interactant complète une énonciation non
achevée par le locuteur. On peut avoir l’illusion que le second locuteur achève l’énoncé prévu
par le premier. Pourtant la « suite » peut se glisser dans un silence qui trahit un doute, ou
l’absence d’une quelconque idée. Par une telle intervention, celui qui complète l’énoncé peut
réorienter le cours de l’échange, en proposant une définition ou une interprétation qui
n’appartient qu’à lui. Tandis que chacun a le sentiment qu’il s’agit là d’un soutien apporté au
déroulement d’une pensée revendiquée par le premier locuteur, le topic est co-construit par
plusieurs interactants. Dans certaines situations, le président (un enfant), en complétant les
énoncés de l’arbitre (l’adulte qui l’assiste), en vient à définir lui-même la forme que prendra
la conversation, les questions qui seront posées et la structure du jeu de langage en place ce
jour-là.
Effets de la modalisation linguistique
Plusieurs interventions des enfants sont accompagnées de commentaires sur le sens de leurs
énoncés : « je ne sais pas si j’ai le droit de dire ça » ; « je sais que ça va vous paraître bizarre
mais je voudrais demander si » ; « je ne sais pas si dois conclure maintenant ». Dans tous ces
cas, le locuteur se situe par rapport au jeu de langage en cours, questionne ses règles, cherche
à clarifier ce qui peut être dit ou non. Dans d’autres cas ces interventions interrogent le statut
même de « substitut ». Toutes ces modalisations font émerger de nouveaux topics, provoquent
des débats dont l’effet est d’affiner l’interprétation d’une institution ou la forme d’un jeu de
langage. Surtout, lorsque les interlocuteurs se passent de commentaires sur la question
implicitement posée par la modalisation, il est tacitement reconnu que le doute n’avait pas
lieu d’être. La question n’est pas « bizarre », et la jurisprudence retiendra qu’un tel énoncé a
sa place dans le jeu de langage en cours.
Vers la ceinture orange-verte
Progressivement, les procédures se sédimentent ; on assiste à une formalisation du rite. A
intervalles réguliers, dans un contexte spécifique et selon des procédures connues, des
énoncés rituels opèrent le passage d’un individu à un nouveau statut. Mais le caractère de
« rite de passage » de tels évènements est incertain : ce statut peut être obtenu pour une
période restreinte. L’été 2005, sur la base de cette expérience, les adultes décident de
proposer une nouvelle ceinture. Située entre la ceinture orange et la ceinture verte, il s’agit de
la ceinture orange-verte. Nourrie par le nouveau regard porté sur le statut des « oranges »
depuis 2002, cette ceinture se glisse maintenant dans les formes rituelles traditionnelles de
l’école. Bien que ses contours ne soient pas encore parfaitement définis, l’accession à cette
ceinture suppose que soit joué le rituel du vote de ceinture, le vendredi : cadre spécifique,
question rituelle, vote, commentaires, et énoncé opérant le changement de statut, le tout
modifiant la place tenue par le candidat dans le collectif, ses responsabilités et ses droits. Il y
a là, après trois années d’expérimentation, un nouveau rite, à la fois inspiré par la culture de
l’école et redessiné par un travail d’innovation. Ce rite apparaît comme une réponse différée à
la situation de crise observée en 2002.
10
V. JEANNERET (2001)
5
Quelques pistes en vue de la ritualisation de l’espace éducatif
Le rite, parole efficiente
Les tenants de la Pédagogie Institutionnelle reconnaissent que la parole est efficiente.
Lorsqu’il s’agit d’organiser la vie du groupe, il ne faut pas négliger la dimension symbolique
des structures, des relations et des évènements : les individus agissent envers les choses selon
les significations qu’ils leur accordent, au sens de BLUMER (1969). Educateurs et enfants
manipulent des symboles, et prévoient que dans certains contextes, certains énoncés auront
certains effets.
La principale erreur serait de considérer qu’il y a là un processus magique, que le mot fait la
chose ou l’énonciation le statut. C’est la signification accordée par les individus à ces espaces
de parole qui en font l’efficacité. ISAMBERT (1979 : 90-91) rappelle cette mise en garde de
BOURDIEU : évitons une « lecture d’Austin qui reviendrait à faire de la performativité une
magie des mots ». Ce ne sont pas les mots, mais le « consensus qui les valide », qui assure le
« pouvoir performatif ». Ce n’est pas le rite qui, opérateur magique, assure le consensus du
groupe autour d’une réalité nouvelle. C’est ce consensus qui rend le rituel légitime. Le rite
manipule des symboles qui font l’objet d’un pacte social. Si le rituel visant à attribuer les
ceintures a un tel effet, c’est parce qu’il a été déterminé conventionnellement qu’il en serait
ainsi.
Le rituel : pacte social ou rite d’institution ?
Dans bien des cas, les rites sociaux reposent sur un pacte qui s’impose à nous : ainsi nous
nous glissons dans les modalités du mariage, du baptême, tels que la religion les a pensés
pour nous. Selon ISAMBERT, détenteurs de la culture et éducation s’associent pour imposer les
rites. Or, dans les situations que nous décrivons, le groupe travaille en permanence à la
fondation d’un accord, par des procédés langagiers complexes. La convention n’est pas
imposée de manière exogène.
Bien sûr, certains rituels recouvrent en partie ce que BOURDIEU (1982) nommait « actes
d’institution » : les adultes, quand ils mettent en scène un rituel, réaffirment des catégories qui
définissent le rapport de l’Institution à la réalité. Chaque vote de ceinture suppose l’existence
de ces ceintures de comportement comme mode de découpage du réel, de catégorisation des
individus. Mais le rituel ne suit pas toujours ce modèle, n’enjoint pas nécessairement
l’individu à occuper une certaine place dans les catégories prévues pour lui par l’Institution.
Dans le cas de la mise en place des substituts, on assiste à la création d’un statut nouveau :
c’est au regard d’une institution qu’ils ont en partie la charge d’élaborer que les adolescents
vont se situer. Des espaces leur ont permis de penser ce nouveau statut. Par ailleurs lors de la
création des jeux de langages et des rituels voués à rendre possible l’accès à ce statut, les
flottements et les incertitudes dans les procédures leur ont permis de poursuivre la définition
des rites qui y sont associés.
Le groupe manipule un objet et agit sur la réalité sociale
La production collective de nouveaux rituels crée donc de nouvelles catégories. Dans notre
exemple, la réflexion du groupe se base sur une situation de crise, qui interroge des modes de
fonctionnement traditionnels. En créant le statut de substituts, élèves et éducateurs mettent en
perspective plusieurs éléments de la réalité du groupe : la progression des enfants,
l’accompagnement des jeunes, les tâches accomplies dans les chambres.
6
Au sens où l’entend DOUGLAS, les rituels permettent donc d’organiser l’expérience du
groupe : « par le truchement de ces rites, on élabore des structures symboliques, on les expose
au grand jour. Dans le cadre de ces structures, des éléments disparates sont reliés et des
expériences disparates prennent un sens »11. Le groupe concentre son attention sur un objet,
en élabore des récits et en multiplie les interprétations pour le rendre signifiant. En retour le
rite permet de transformer cet élément de la réalité sociale.
Dans cette tâche concrète (produire les modalités de rituels nouveaux) se joue un travail
d’ajustement des signes, s’élaborent des significations partagées. D’abord c’est, d’un point de
vue global, le sens accordé au rituel qui est mis en jeu, ainsi que les effets conventionnels
qu’on en attend. Ensuite, au sein même de ce rituel, le groupe questionne les différents
éléments significatifs qui doivent faire l’objet d’un accord.
Conclusion
J’ai essayé de dégager ici quelques pistes quant aux modes possibles de refondation du rite de
passage comme support éducatif. Mon propos était avant tout de montrer selon quelles
procédures, conscientes ou non, prévues ou rendues possibles par un cadre souple, de
nouveaux rituels pouvaient être élaborés sur un modèle participatif. On peut retenir quelques
traits du rite tels qu’il est pensé dans ce modèle : il correspond à un processus de formation ;
il est dynamique, et la transformation opérée se joue autant dans les phases de transition que
dans le moment du rite ; il est l’affaire du collectif et il exprime ses règles et ses valeurs ; il
est le résultat d’un processus innovant ; il s’élabore selon des modèles variés, répondant à des
situations particulières. Par ailleurs je conçois le rite de passage comme le moyen et
l’expression d’une forme d’autorisation mutuelle. En effet, le travail de production du rite est
l’occasion pour le groupe d’opérer une négociation sur les modes d’autorité. L’enfant qui
accède à un nouveau statut fait « figure d’autorité » selon des modalités qu’il a participé à
définir. Ceux qui ont affaire à lui dans le cadre de ses responsabilités ont eux-mêmes eu leur
mot à dire sur les modalités d’une telle autorité, et sont en partie à l’origine de sa légitimité.
Par ailleurs le rite apparaît comme un moyen de transmission culturelle. Il permet de redéfinir
et de transmettre la culture locale. Entendue d’un point de vue sémiotique, cette culture est
constituée d’un ensemble de symboles (qu’il s’agisse de mots ou d’objets) dont la
signification est sans cesse aménagée afin de permettre au groupe de s’adapter à des réalités
nouvelles ; produire un rite, c’est fonder un accord, à plusieurs niveaux : sur la définition de
la situation et les besoins du moment ; sur la traduction symbolique des réponses à ces
besoins (« substitut », « ceinture orange-verte ») ; sur les modalités de passage à un nouveau
statut. En cela le rite n’est pas le lieu de l’affirmation péremptoire de catégories préexistantes, mais l’espace au sein duquel le groupe en élabore de nouvelles.
Pour conclure, un tel modèle remet en question l’idée que le passage s’opère entre des
groupes d’âge ou des statuts sociaux repérés et identiques pour tous. Dans le cas de tels rites,
et pour reprendre le commentaire de VAN GENNEP par GOGUEL D’ALLONDANS12, « il n’y a pas
un âge pour être initié, vient le moment où cela a un sens ». C’est lorsque l’individu est prêt,
lorsqu’il y a pour lui du sens à opérer le passage, qu’il trouve l’occasion de devenir, par le
biais du rite, héritier et promoteur d’une partie de la culture indigène.
11
DOUGLAS (1971 : 24)
12
2002 : 40
7
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8

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