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1 Jean Jaurès et la question coloniale Alain Ruscio Données de base Le socialisme français du dernier quart du XIX è siècle et du début du suivant s’est difficilement positionné, face à l’expansion coloniale, question nouvelle, en tout cas par son ampleur. On peut parler d’une véritable mosaïque. Dans ce tableau, où s’est situé Jean Jaurès ? On a tendance à répondre : cela dépend à quel moment de sa vie. L’attitude du grand homme a été en quelque sorte calquée sur son évolution générale : d’un centre gauche républicain au socialisme imprégné – mais pas totalement – de marxisme. Cela s’est traduit, pour la question coloniale, par le passage d’une acceptation de principe de la colonisation, assortie d’exigence humaniste (ce que Madeleine Rebérioux appelle « doctrine coloniale de l’expansion pacifique »1), à la fin du XIX è siècle, à une réprobation plus marquée, à un « réformisme colonial radical » contenant peutêtre « un programme de destruction de facto » de l’Empire2. à la veille de son assassinat, sans cependant déboucher sur des positions anticolonialistes – il est vrai rarissimes à son époque. Là où la France est établie, on l’aime Dans son jeune âge, son milieu familial le porte plutôt à partager les thèses du Parti colonial. Ses cousins, bien plus âgés que lui, tous deux officiers supérieurs de marine, ont même été des acteurs de la conquête : Charles (1808-1870) avait, tout jeune, participé à l’expédition d’Alger, avant de figurer parmi les assaillants de Shanghai (1855) ; Benjamin (1823-1889) avait pris part aux expéditions de Chine et de Cochinchine et finit ministre de la Marine. Plus tard, le frère de Jean, Louis Jaurès, lieutenant de vaisseau, sera de l’expédition de Madagascar au moment même où l’homme politique entre à la Chambre. Le discours que Jean Jaurès prononce à Albi, à l’invitation de l’Association nationale pour la propagation de la langue française dans les colonies et à l’étranger, est souvent cité. Il est celui d’un jeune – il a 25 ans – et brillant intellectuel républicain, plein d’enthousiasme envers la mission universaliste de son pays : 1 2 Préface à Jean Jaurès, Textes choisis, op. cit. Jean-Numa Ducange, Préface à Jean Jaurès, Œuvres, op. cit. 2 « Quand nous prenons possession d'un pays, nous devons y amener avec nous la gloire de la France, et soyez sûrs qu'on lui fera bon accueil, car elle est pure autant que grande, toute pénétrée de justice et de bonté. Nous pouvons dire à ces peuples, sans les tromper, que jamais nous n'avons fait de mal à leurs frères volontairement : que les premiers nous avons étendu aux hommes de couleur la liberté des Blancs, et aboli l'esclavage ; qu'en Cochinchine on s'est si bien trouvé de nous, que les populations des pays voisins venaient s'abriter sous nos lois (…) ; qu'au Congo, M. de Brazza traversait, sans tirer un coup de feu, de vastes territoires et des tribus guerrières, parce qu'il a su se faire aimer ; que récemment encore nous refusions de dépouiller les Arabes à notre profit et que nous recevions leurs remerciements (…) ; que là enfin où la France est établie, on l'aime, que là où elle n'a fait que passer, on la regrette ; que partout où sa lumière resplendit, elle est bienfaisante ; que là où elle ne brille plus, elle a laissé derrière elle un long et doux crépuscule où les regards et les cœurs restent attachés. » Conférence à l’Alliance française, Albi, 18841 L’année suivante, en octobre 1885, il est candidat, pour la première fois, à la députation. Sa profession de foi comporte une formule pro-coloniale sans ambigüité : « Comparez, et vous verrez : l’Empire nous a fait perdre deux provinces, la République nous a donné deux colonies. » Proclamation, septembre 18852 Élu, il siège alors avec les républicains opportunistes et accorde sa voix à Ferry, notamment lors du débat sur les crédits nécessaires à la poursuite de la conquête du Tonkin3. Il se situe alors à la droite d’un Clemenceau, par exemple, sans compter les (à vrai dire rares) socialistes qui s’intéressent à la question coloniale. Il ne semble pas regretter ce vote en 1889 encore. Dans un article de La Dépêche, il critique certes cette expédition, mais c’est pour regretter les tergiversations de l’amiral Courbet, chef du corps expéditionnaire : sans ces hésitations, « je crois bien qu’il y eût au cœur de notre peuple un tressaillement d’allégresse militaire qui aurait supprimé toute discussion »4. Évolutions On sait que ce n’est que plus tard, lors de la grève des mineurs de Carmaux, en 1892, qu’il donne une adhésion franche – et définitive – au socialisme. Cela signifie-t-il qu’il abandonne radicalement ses analyses précédentes sur le phénomène colonial ? Rien n’est moins sûr. En 1896, il appelle ses camarades à mieux définir leur politique. La colonisation capitaliste est condamnée. Mais : 1 Conférence de M. Jean Jaurès, Maître de Conférences à la Faculté des lettres de Toulouse, Discours devant l’Alliance française, Brochure, Albi, Impr. Pézous, 1884 (Gallica) 2 In Textes choisis, op. cit. 3 Ahmed Koulakssis, op. cit. 4 10 février 1889 3 « La civilisation socialiste ne s’interdira pas de rayonner sur les parties encore obscures de la planète. Ce sera son devoir, au contraire, de procéder, par degrés, à l’unification de la race humaine ; mais ce n’est point l’esprit de rapine qui le guidera à travers le monde ; elle s’étendra, non pour exploiter, mais pour affranchir et apaiser. » Jaurès précise : nous aurons beau protester, la politique d’expansion ne s’arrêtera pas. Dans ces conditions, quelle attitude pratique adopter, dans l’immédiat, pour le mouvement socialiste ? « Il y a, je crois, trois règles pratiques qui peuvent être adoptées par les socialistes de tous les pays. La première, c’est de veiller constamment à ce que les compétitions coloniales des divers peuples ne puissent jamais aboutir entre eux à la guerre (…) La deuxième (…) sera de demander pour les peuples vaincus ou les races soumises de l’Asie, de l’Amérique, de l’Afrique, le traitement le plus humain, le maximum de garanties (…). Enfin, il me semble que les socialistes devraient avoir comme troisième règle de marquer de plus en plus d’un caractère international les principales forces économiques qui se disputent avidement les peuples » La Petite République, 17 mai 18961 Dans le même quotidien, deux années plus tard, il dénonce : « Nous avons été des tuteurs infidèles du peuple arabe. » La Petite République, 1 er juillet 18982 Si les mots ont un sens, cette formule signifie qu’il fallait des tuteurs à ce peuple, et que nous aurions pu, que nous aurions dû réussir3. En 1898 toujours, au lendemain de Fachoda, il félicite le gouvernement français d’avoir eu une attitude pacifique. Mais, ajoute-t-il, que les Anglais ne prennent pas cette modération pour une capitulation : « Si quelques fous songeaient à dépouiller la France de son domaine colonial, toutes les énergies françaises et toutes les consciences droites dans le monde se révolteraient contre une pareille tentative. » La Dépêche, 9 novembre 18984 Mais il se dégage également chez Jaurès – et en cela, il est novateur et atypique au sein du socialisme français – une prise en considération du potentiel révolutionnaire des peuples colonisés : « Que les ouvriers européens (…) nouent 1 « À Londres », in Œuvres, Vol. I, op. cit. Cité par Gilles Candar, « La gauche coloniale en France. Socialistes et radicaux (1885-1905) », Mille neuf cent, Revue d’histoire intellectuelle, n° 27, 2009 3 Id. 4 « Pour la paix » 2 4 peu à peu des rapports étendus avec les prolétaires arabes ». Il exalte « l'union du prolétariat algérien d'origine européenne et du peuple arabe exproprié »… belle phrase… hélas achevée par la formule « pour mettre fin à l'exploitation juive, comme à toute autre »1. Il reste que Jaurès entrevoit la possibilité – plus : la nécessité – de regrouper en un seul parti les exploités d’Algérie, ce qui est alors une vision d’une modernité exceptionnelle. « Le socialisme fera pour l’Algérie deux choses. D’abord, il lui donnera une large autonomie administrative qui lui permette de développer ses ressources, et aussi d’appeler peu à peu les indigènes dans les conseils algériens développés à l’exercice des droits politiques. En second lieu, il groupera en un seul parti tous les exploités, les prolétaires de France, d’Italie, d’Espagne et les pauvres colons arabes » La Petite République, 25 mai 18992 Les ultimes années Ce n’est en fait qu’à la fin de sa vie que le Jaurès en pleine maturité politique sera confronté à une véritable guerre de conquête coloniale, celle du Maroc. Le premier qualificatif qui vient à l’esprit sur son engagement est : courageux. Car il a fallu résister à une vague chauvine qui emportait (presque) tout sur son passage. Jamais peut-être autant que lors de ces joutes politiques à la Chambre, ou dans les commentaires de ses éditoriaux de L’Humanité3, Jaurès n’avait été vilipendé, insulté. Il était, pour un monde politique alors acquis quasi unanimement à la cause coloniale, la personnification de l’anti-France. Nul doute que cette campagne, qui atteint son apogée lors de l’instauration du Protectorat (1912) a été pour beaucoup dans le climat de haine anti-jaurésienne qui a armé le bras de Raoul Villain. La critique jaurésienne de l’action coloniale de la France, en ces années qui précèdent juillet 1914, porte sur trois axes. Le premier est d’une importance considérable pour son temps. Le 27 mars 1908, Jaurès monte à la tribune pour dénoncer une intervention chaque jour « plus étendue, plus dure et plus brutale ». Mais c’est bel et bien le fondement de la politique française qui est dénoncé de front : « Je me demande avec une angoisse croissante et sincère de quel droit nous portons la guerre, le fer et le feu au cœur même du Maroc. » « De quel droit » ? Il faut bien ici mesurer la clairvoyance, mais aussi l’intrépidité de cette formule jaurésienne. Car tout le monde politique, toute la presse, la grande majorité des intellectuels, alors, considèrent que ce droit est acquis, incontestatble et définitif depuis la conférence d’Algésiras d’avril 1906 : puisque les grandes puissances ont reconnu les droits de l’Espagne et de la France sur le Maroc, que faut-il de plus à M. Jaurès ? Le tribun socialiste, par cette simple 1 « En Algérie », La Petite République, 21 janvier 1898 Cité par Charles-Robert Ageron, art. cité 3 Alain Ruscio, op . cit. 2 5 phrase, démonte et détruit le mécanisme de la conquête coloniale : il y a un peuple marocain auquel on n’a pas demandé son avis (sauf, à Algésiras, le fantomatique et désuet vizir Mohammed el Mokri), ce peuple a le droit de vivre indépendant. Formule qui porte loin, et qui permet d’affirmer que, si Jaurès ne s’est jamais élevé jusqu’à l’exigence de l’indépendance des colonies existantes, il a par contre combattu les nouvelles conquêtes au nom du droit des peuples à disposer d’euxmêmes, formule d’une extrême modernité à son époque. Le second axe est connu, c’est la dénonciation des violences. Mais, là aussi, Jaurès a évolué et joue une partition originale. Ce ne sont plus les excès des conquêtes qui sont dénoncés, mais la violence consubstantielle à ce type d’action : « Même si ces moyens barbares devaient assurer la domination de la France au Maroc, ils seraient détestables. Par surcroît, ils sont stériles et cette horrible rosée de sang ne fera rien germer. Que le sommeil des ministres soit léger et doux ! » L’Humanité, 2 avril 19081 Cela est éclatant par exemple dans la dénonciation de la prise de Casablanca : « Quinze cents cadavres marocains et pas un tué français ! Comment expliquer cela quand on sait combien les Marocains sont audacieux et braves ? Ce ne fut pas une bataille : ce fut l’égorgement d’une population qui voulait vivre en paix. » L’Humanité, 16 avril 19082 Formule plus forte encore dans La Dépêche : « Ce ne fut pas une bataille : ce fut une boucherie. » La Dépêche, 24 avril 19083 Le journal de Jaurès est alors le seul de la grande presse à dénoncer chaque jour ces violences, que ce soit au Maghreb, en Afrique subsaharienne ou en Indochine. Dépassant la seule question marocaine, il ouvre d’ailleurs ses colonnes à Gustave Rouanet, l’un des spécialistes socialistes de la question coloniale, qui publie, une longue série d’articles (28 septembre – 26 octobre 1905) intitulée « La barbarie coloniale ». Le second axe de la pensée jaurésienne est fort original – mais certes pas unique – en son temps : c’est le refus du choc des civilisations, c’est la valorisation des cultures autres, en particulier celles d’Afrique et d’Asie, en ces temps où l’homme blanc était bardé de certitudes, où il pensait que sa civilisation était unique et immortelle, pour antiphraser Paul Valéry. Jaurès dénonce par exemple le vieil épouvantail du péril jaune, agité alors par la réaction, soulignant la grandeur 1 « Barbarie stérile » « L’Aveu » 3 « La vérité nécessaire » 2 6 civilisationnelle de l’Asie. Sa critique de la politique de l’Occident coalisé, lors de la révolte des Boxeurs1, est résolument à contre-courant2. S’il utilise les termes de « violences (…), rapines (…), prosélytisme fanatique (…), grand crime », c’est à l’Europe qu’il les attribue3. Il polémique également avec Paul Doumer, l’ancien Gouverneur général de l’Indochine, principal relais en France de cette théorie. S’il y a péril jaune, affirme Jaurès, c’est parce que les réactionnaires, par leur politique d’écrasement de l’Asie, font germer des haines. Pour y parer, il faut « traiter toujours les peuples jaunes avec équité et modération »4. Même combat à propos de l’Islam. Alors que commence la conquête du Maroc, Jaurès met en garde contre un effet pervers de la brutalité européenne : « Vous savez bien que ce monde musulman, meurtri, tyrannisé (…) se recueille et prend conscience de son unité et de sa dignité. Deux mouvements, deux tendances inverses se le disputent : il y a les fanatiques qui veulent en finir par la haine, le fer et le feu, avec la civilisation européenne et chrétienne, et il y a les hommes modernes, les hommes nouveaux (…), il y a toute une élite qui dit : “L'Islam ne se sauvera qu'en se renouvelant, qu'en interprétant son vieux livre religieux selon un esprit nouveau de liberté, de fraternité, de paix“ (…). Et c'est à l'heure où ce mouvement se dessine, que vous fournissez aux fanatiques de l'Islam le prétexte, l'occasion de dire : “Comment se réconcilier avec cette Europe brutale ? Voilà la France, la France de justice et de liberté, qui n'a contre le Maroc d'autre geste que les obus, les canons, les fusils !“. Vous faites, messieurs, contre la France, une politique détestable. » Chambre des députés, 24 janvier 1908 « Que voulez-vous que fasse l’Islam quand il se sent de toutes parts pressé et menacé, quand aux combinaisons des financiers s’ajoutent pour le perdre les survivances du vieux prosélytisme religieux ? Nous, socialistes, dévoués sans réserve à la politique de laïcité, nous sommes trop préoccupés en même temps du large problème social pour être obsédés de la peur du cléricalisme. Quand on constate cependant que, en France, les chefs du Parti catholique ont poussé avec une ardeur extraordinaire à l’entreprise marocaine, quand on sait qu’en Italie c’est la banque papale qui a presque imposé l’expédition tripolitaine, quand on lit dans le journal “La Croix“ d’hier, à propos de l’action des États balkaniques contre la Turquie : “Il y a dans l’Histoire des événements analogues à ceux d’aujourd’hui : on les appelle les Croisades“, on se demande si tout n’est pas calculé pour exaspérer l’islam, pour le jeter aux résolutions extrêmes, et si la propagande religieuse ne veut pas s’ouvrir par des moyens de force des champs d’action nouveaux comme le capitalisme colonial et aventurier. On ne peut s’étonner en tout cas que partout, de l’Inde au Maroc, le monde musulman s’émeuve. » L’Humanité, 3 octobre 19125 1 Voir cette entrée Gilles Candar, op. cit. 3 « La patrie de M. de Mun », L’Humanité, 7 septembre 1905 4 « Guerre de races », L’Humanité, 17 mai 1904 5 « Le vrai péril » 2 7 Est-ce à dire que Jaurès, alors, est devenu anticolonialiste, au sens d’une opposition radicale à toute présence coloniale, d’une exigence de l’indépendance immédiate des territoires conquis ? Nullement (mais qui l’est, alors, avant 1914 ?). Il partage l’opinion de l’immense majorité de ses contemporains : « Ce n’est pas, j’ai hâte de le dire, une politique de pure négation et de pure défiance que j’apporte à cette tribune dans la question marocaine, ni une politique d’attente incertaine et inerte, qui s’en remettrait au hasard, à la merci des événements. Je suis convaincu que la France a, au Maroc, des intérêts de premier ordre ; je suis convaincu que ces intérêts mêmes lui créent une sorte de droit. Ce n’est pas impunément que les populations musulmanes ou marocaines pourraient être tournées, animées, groupées contre nous. Il y a entre toutes les parties du monde musulman une étroite solidarité qui s’est affirmée à bien des reprises et qui nous oblige à prolonger l’action morale de notre pays sur les parties mêmes des populations musulmanes qui ne sont pas directement incorporées à l’Empire de la France. (…) J’ajoute que la France a d’autant plus le droit de prolonger sur le Maroc son action économique et morale, qu’en dehors de toute surprise et de toute violence militaire, la civilisation qu’elle représente en Afrique auprès des indigènes est certainement supérieure à l’état présent du régime marocain. Mes amis et moi ne sommes pas de ceux qui ont approuvé toujours la politique suivie à l’égard des indigènes ; nous en avons dénoncé les lacunes, ou les vices, ou les violences, ou les injustices ; mais au moins il y a un contrôle possible qui permet peu à peu de réparer, de redresser les iniquités et de réaliser au profit des populations musulmanes un régime de juste croissance. Et je suis obligé de constater – je le fais avec joie – que, malgré ses infirmités et ses vices, le régime français, en Algérie et en Tunisie, donne aux indigènes, aux musulmans, des garanties de sécurité, des garanties de bien-être, des moyens de développement infiniment supérieurs à ceux de ce régime marocain spoliateur, anarchique, violent, mauvais, qui absorbe et dévore toutes les ressources du pays, qui est secoué par les soubresauts d'un fanatisme morbide et bestial. Oui, il est à désirer, dans l'intérêt même des indigènes du Maroc comme dans l'intérêt de la France, que l'action économique et morale de notre pays s'y prolonge et s'y établisse. » Chambre des Députés, 20 novembre 1903 Même à ce moment, donc dans la dernière décennie de sa vie, Jaurès critiqua souvent plus la forme de la pénétration que le principe même de la colonisation. Mais Jaurès avait également la conviction profonde qu’il avait une mission à remplir : celle d’incarner l’autre France, celle qui avait dit avec Robespierre « Périssent plutôt les colonies qu’un principe », celle qui ne bombardait pas Casablanca, celle qui n’envoyait par des Voulet et des Chanoine massacrer les nègres… 8 À propos du Maroc, il écrivit : « Quand, un jour, après cet orage de violence et de meurtre, les meilleurs des Marocains, les plus clairvoyants, les plus généreux, comprendront que la civilisation européenne ne se résume pas dans ces horreurs, quand ils essaieront de persuader à ces peuples farouches, ombrageux et meurtris, qu’ils ne doivent pas rester fermés au progrès humain en haine des violences qui l’on souillé, il faut qu’ils puissent dire qu’il y e eu des Français qui ont protesté pour le droit, contre la brutalité, contre le meurtre. C’est notre façon de servir la patrie. » La Dépêche, 24 avril 1908 Encore un texte de Jaurès qu’il faudrait faire lire à bien des politiciens du XXI è siècle, infiniment moins modernes que lui… Ainsi, Jaurès apparaît comme un précurseur de la dénonciation de la notion de choc des civilisations, en ces temps où l’homme blanc était bardé de certitudes, où il pensait que sa civilisation était unique et immortelle, pour antiphraser Paul Valéry. Bibliographie Jean Jaurès, Œuvres, Vol. I, Pour la Paix. Les alliances européennes, 1887-1903, Paris, Les Ed. Rieder, 1931 ; Vol. II, Pour la Paix. La Paix menacée, 1903-1906, Paris, Les Ed. Rieder, 1931 ; Vol. III, Pour la Paix. Le guêpier marocain, 19061908, Paris, Les Ed. Rieder, 1933 ; Textes choisis, Vol. I, Contre la guerre et la politique coloniale, choix de Madeleine Rebérioux, Paris, Ed. Sociales, Coll. Classiques du peuple, 1959 ; L’intégrale des articles de 1887 à 1914 publiés dans “La Dépêche“, Toulouse, Éd. Privat / La Dépêche, 2009 ; Œuvres, Vol. 17, Le pluralisme culturel, édition établie par Jean-Numa Ducange & Marion Fontaine, Paris, Fauard, 2014 Jean Bruhat, « Jaurès et les guerres coloniales », Revue Europe, n° 354-355, octobre 1958 ; Charles-Robert Ageron, « Jaurès et les socialistes français devant la question algérienne (de 1895 à 1914) », Le Mouvement social, n° 42, janviermars 1963 ; Ahmed Koulakssis, Le Parti socialiste et l’Afrique du Nord, de Jaurès à Blum, Paris, Armand Colin, 1991 ; Alain Ruscio, L’Humanité et la question coloniale, 1904-2004, Paris, Éd. La Dispute, 2005 ; Gilles Candar, Jaurès et l’Extrême-Orient. La patrie, les colonies, l’Internationale, Paris, Fondation Jean Jaurès, Coll. Les Essais, 2011