Intégration transgénérationnelle
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Intégration transgénérationnelle
Du même auteur (actualités sur www.gaillard.pro et Linkedin) Ouvertures Articles et clés d’interprétations Écodition, Genève, 2012. La renaissance d’Œdipe Une mythanalyse transgénérationnelle Écodition, Genève, 2012. Intégrer ses héritages transgénérationnels Et mieux se connaître Écodition, Genève, 2012. L’autre Œdipe De Freud à Sophocle Á paraître chez Écodition, Genève. En anglais : Œdipus Reborn A Transgenerational Mythanalysis Ecodition, Genève, 2012. En couverture : l’arbre de vie de Klimt. (Avec l’aimable autorisation du musée du Belvédère, Vienne) Diffusion internationale par Internet et par le réseau Ingram. Collection Le visible et l’invisible Écodition Éditions 18, rue De-Candolle, 1205 Genève, Suisse [email protected] – www.ecodition.net 2012, première édition © 2012, Le visible et l’invisible SARL. Tous droits réservés. ISBN : 978-2-9700773-3-6 Thierry Gaillard L’intégration transgénérationnelle Aliénation et connaissance de soi Collection Le visible et l’invisible ECODITION L’intégration transgénérationnelle Sommaire Avant-propos de l’auteur 1. Introduction 1.1. Le transgénérationnel, une ancienne science 1.2. Répétitions symptomatiques 1.3. Les transmissions d’aliénations culturelles 1.4. Au-delà du temps, être plus présent 1.5. Présentation des chapitres du livre 11 2. L’intégration 37 2.1. Exemples d’intégration 2.1.1. Intégration d’un aspect du monde physique 2.1.2. Restauration d’un manque d’intégration 2.1.3. Intégration d’une aliénation transgénérationnelle 2.2. Intégration et présence 2.2.1. L’approche phénoménologique 2.2.2. L’intégration opère « ici et maintenant » 2.2.3. Le visible et l’invisible dans le mythe d’Œdipe 2.3. Du symptôme au symbole 2.3.1. Symbole et symptôme 2.3.2. Le symbole comme fonction opérante 2.4. La filiation symbolique 2.5. Synthèse 3. La nécessité transférentielle 3.1. Une source d’aliénation 3.2. Le transfert 3.3. Le « passé non passé » 3.4. Le transfert de Laïos sur Œdipe 75 4. Face à la nécessité transférentielle 90 4.1. Le style nirvâna 4.1.1. Œdipe face aux nécessités parentales et thébaines 4 Aliénations et connaissance de soi 4.1.2. Description du style nirvâna 4.1.3. Le principe de nirvâna 4.2. La persona 4.2.1. Description de la persona 4.2.2. La division de la psyché 4.2.3. Œdipe face à son héritage 4.3. Synthèse 5. L’intégration, entre aliénation et connaissance de soi 138 5.1. Une phénoménologie de l’intégration 5.2. L’intégration du style nirvâna 5.3. L’intégration de la persona 5.3.1. Le complexe d’Œdipe 5.3.2. Intégration du refoulement œdipien 5.3.3. Le travail d’intégration d’une persona clivée 6. L’intégration transgénérationnelle selon Sophocle 167 6.1. Du côté des Anciens 6.2. Les anciens mythes de la fertilité 6.3. La naissance du sujet chez Œdipe 6.3.1. La peste à Thèbes 6.3.2. La stérilité parentale 6.3.3. Clivage et stérilité chez Laïos 6.3.4. Les origines de Thèbes 6.3.5. La stérilité de Jocaste, l’héritage d’Antigone 6.3.6. À Colone, Œdipe devient le garant de la prospérité 7. Conclusions 7.1. L’oubli du sujet 7.2. La renaissance du sujet 7.3. Vers une herméneutique du sujet 7.4. Synthèse de conclusion 213 5 L’intégration transgénérationnelle Annexe 233 Résumé du « cas Œdipe » selon Sophocle. Œdipe-roi, Œdipe à Colone et Antigone Glossaire 241 Aliénation - Le Ça, le Moi et le Surmoi - La phénoménologie - Le fétichisme - L’œdipianisation - Le positivisme - De l’ipsé et de l’ipséité. Bibliographie 6 252 Aliénations et connaissance de soi Avant-propos de l’auteur L’écriture de l’introjection transgénérationnelle se sera faite en plusieurs étapes. Elle commence en 2003 avec un cours donné à des psychologues sur « les liens transgénérationnels » et conservera l’arrière-fond pédagogique de la première heure. Le texte s’étoffe progressivement pour aboutir à la perspective d’ensemble présentée dans cette nouvelle édition. Pour un public élargit, une autre version de ce texte, plus courte et moins pointue, est éditée sous le titre : « Intégrer ses héritages transgénérationnels ». Pour la présente version, le style s’apparente quelque peu à la tradition hermétique, qui traite de ce qui se trouve derrière les apparences. Il réclame du lecteur un minimum d’interprétation, la mobilisation de ce que j’appelle le sujet en soi. Par des répétitions, des tautologies, des références croisées, L’intégration transgénérationnelle engage un mouvement en spirale susceptible de toucher le plus profond de soi-même. Par ailleurs, cet ouvrage possède les défauts de ses qualités, c’est-à-dire que dans la mesure où il s’agit d’explorer de nouvelles pistes, mon propos est d’emblée pluridisciplinaire. À ce titre, il s’écart des carcans propres à chaque domaine (psychanalyse, philosophie, thérapies, hellénisme, etc.) sans jamais prétendre à une expertise mono-culturelle. Mon objectif est plus synthétique, plutôt orienté vers une pratique que vers une rhétorique académique. Freud avait indiqué la présence de « traces mnésiques » provenant des générations antérieures, mais peu nombreux seront les psychanalystes à explorer cette voie. Rétrospectivement, cela s’explique par la difficulté à reconsidérer certains 7 L’intégration transgénérationnelle fondements psychanalytiques, notamment en ce qui concerne l’interprétation du mythe d’Œdipe. Or précisément, la découverte de la structure transgénérationnelle des œuvres que Sophocle consacre à Œdipe aura inspiré les nouvelles perspectives que je présente dans mes livres. Dans le contexte des processus d’aliénation et d’émancipation transgénérationnelles, la référence au « cas clinique d’Œdipe » permet un éclairage réciproque enrichissant entre les sagesses anciennes et les pratiques thérapeutiques actuelles. Ces nouvelles perspectives furent une première fois présentées dans trois essais, Sacré Œdipe, L’introjection et le transgénérationnel et Œdipe père, parus entre novembre 2004 et juin 2006 chez Yvelinédition. Pendant les années qui suivirent, la suite de mes recherches enrichit mon analyse. À mesure qu’ils se sont approfondis, ces rapprochements entre les sagesses anciennes et les disciplines contemporaines orientées vers la connaissance de soi révélèrent la présence d’un important dénominateur commun : celui du sujet en soi. Le sujet en soi, ou moi profond, authentique, correspond à une dimension particulière de l’être, plus ou moins développée, qui joue un rôle essentiel dans nos capacités à intégrer nos expériences de vie. En plus des références aux mythes et aux Anciens, L’intégration transgénérationnelle fait aussi références à des exemples de situations thérapeutiques extraites de la littérature spécialisée. Associer les savoirs anciens aux connaissances contemporaines permet d’approfondir notre connaissance des lois transgénérationnelles tout en s’approchant du sujet en soi. La définition que je propose de donner à l’intégration transgénérationnelle associe connaissance de soi et développement du rapport aux origines. En effet, comme je vais tenter de le montrer dans les pages qui suivent, l’intégration transgénérationnelle procède autant d’une émancipation des aliénations que d’une plus grande connaissance de soi. 8 Aliénations et connaissance de soi Remerciements Les échanges avec des lecteurs et lectrices, collègues ou amateurs, ont soutenu l’élaboration de ce nouvel ouvrage. Mais c’est à ma clientèle que je suis le plus redevable. En me parlant de leurs vies, de leurs rêves, en laissant affleurer leurs propres vérités inconscientes, ces hommes et ces femmes m’ont permis d’approfondir les aspects problématiques de leurs existences. C’est aussi grâce au réseau Généasens de Pierre Ramaut que de nouvelles possibilités d’échange ont pu se concrétiser. Enfin, pour leurs précieuses contributions à la dernière version de cette édition, je remercie tout spécialement Isabelle Narayanan, Marie-Claire Fourmaux, Anne Vanderschuren et Frédéric Godart. Thierry Gaillard, octobre 2012 9 L’intégration transgénérationnelle 10 Aliénations et connaissance de soi « Un homme sans ancêtres est un arbre sans racines, un ruisseau sans source » Proverbe chinois 1 Introduction En plus des aspects physiques, comme la couleur des cheveux ou la morphologie, ce sont des traits de caractère, des problèmes existentiels ainsi que des aptitudes particulières qui se transmettent d’une génération à l’autre. Ces transmissions, qui sautent parfois une génération, ne vont cependant pas de soi. Au contraire, elles opèrent généralement malgré soi. Constater des similitudes entre les générations peut parfois nous surprendre, alors que, d’autres fois, ces ressemblances semblent normales, comme si cela « coulait de source ». Avec les héritages transgénérationnels, ce sont des vécus non intégrés qui se répètent dans nos vies. Serait-il possible de mieux comprendre ces répétitions pour, au lieu de les subir passivement, y jouer un rôle actif ? Ces héritages sont-ils une fatalité de la condition humaine ? Comment pourrions-nous mesurer l’importance de leurs impacts dans notre vie quotidienne ? Il est certain que notre rapport au monde et nos modes de vie sont en grande partie dépendants d’un conditionnement familial et culturel. L’héritage des vécus non intégrés par nos aïeux véhicule également des « casseroles » collectives et culturelles. Conscients et inconscients, ces héritages œuvrent dans notre présent et dans nos destinées, ne manquant pas de 11 L’intégration transgénérationnelle nous affecter, transmettant de fausses croyances et laissant nombre d’interrogations sans réponses. Serait-il possible d’intégrer ces héritages pour, au lieu d’en être le jouet, devenir plus soi-même ? Ainsi que je le soulignerai tout au long de cet essai, le rôle du sujet en soi est essentiel pour intégrer ces héritages transgénérationnels plutôt que de les subir. En effet, l’intégration de nos origines et de nos héritages transgénérationnels sollicite le sujet en nous pour simultanément conduire vers une meilleure connaissance de soi et nous émanciper de nos aliénations1. Depuis toujours, ceux qui se disent amis de la vérité, c’est-à-dire les philosophes, suivent la route de la connaissance de soi, découvrant les origines de leurs aliénations dont ils s’émancipent comme s’ils franchissaient de célestes cols alpins. Le fameux précepte des anciens Grecs, « Connais-toi toi-même et tu connaîtras les dieux et l’univers » résume bien cette philosophie. Avec eux, nous devrions nous interroger sur ce qui nous appartient en propre, c’est-à-dire ce qui relève du sujet en nous, qu’il faudrait distinguer de ce qui provient de notre entourage, familial et culturel. La question de savoir jusqu’à quel point nous sommes conditionnés est légitime, salutaire parfois. Au lieu de nous servir, nos héritages ne limitent-ils pas le développement de notre potentiel ? Du reste, quelle est la marge de manœuvre d’un individu, nécessairement influencé par son contexte familial, social et culturel ? Sommes-nous animés par des valeurs impersonnelles imposées à notre insu ou percevons-nous les désirs du sujet logé au fond de soi, la partie la plus authentique de nous-mêmes ? Enfin, que nous manque-t-il pour être philosophe (celui qui fait autorité dans sa vie), condition sine qua non2 pour que le projet démocratique soit viable ? 1 2 Voir la définition de l’aliénation dans le glossaire. Sans laquelle une démocratie n’est pas possible. 12 Aliénations et connaissance de soi Nous ignorons généralement à quel point nous sommes tributaires de nos aliénations transgénérationnelles, familiales autant que culturelles. Lorsque nos capacités habituelles d’intégration s’avèrent inopérantes, sans doute pouvons-nous envisager un manque de connaissance de soi. Aujourd’hui, l’expérience thérapeutique a montré que nous héritons d’un bagage inconscient qui ne se rapporte pas seulement à notre seule histoire, mais également aux vécus non intégrés par nos parents, par nos grands-parents, par nos aïeux et plus fondamentalement encore par notre culture. Que nous le voulions ou pas, nous sommes nécessairement les héritiers d’un « passé non passé », resté présent d’une manière ou d’une autre dans nos vies. A travers nos symptômes et nos destins, nous revivons des histoires qui perpétuent d’anciens événements non assimilés. Depuis Freud, les psychanalystes ont constaté que les événements tragiques (guerres, abus, déportations, etc.) affectent également les descendants des personnes impliquées, criminelles ou victimes. Il est bien compréhensible que confrontés à des situations dites « inhumaines », des individus soient amenés à substituer au processus sain d’intégration psychologique des mécanismes de défense archaïques qui dénient, refoulent ou occultent les vécus insupportables. Mais ce faisant, l’impact émotionnel et psychologique qui leur est associé ne sont pas intégrés. Le soi-disant passé, resté en suspens, ne rejoint pas vraiment l’histoire. Il ne s’écrit pas au passé, mais reste bien présent, surtout s’il est devenu inconscient. Ces manques d’intégration restent chargés d’émotions non libérées, lesquelles se rejouent dans les relations avec l’entourage et plus particulièrement avec les enfants. Autrement dit, les événements non intégrés psychologiquement, et que l’on ne saurait évoquer sans déni ni malaise, conservent une charge pathogène potentiellement aliénante. À cause d’une dénommée « loyauté familiale inconsciente » il arrive que des enfants absorbent ces difficultés inconscientes non résolues, et qu’ils se sacrifient de manière plus ou moins importante pour préserver un équilibre familial 13 L’intégration transgénérationnelle invisible. Une dynamique qui n’est pas sans rappeler le rôle du bouc émissaire, ou pharmakos, sacrifié pour soulager les manques d’intégration d’une collectivité. Comme nous le verrons, une autre réaction consisterait à ériger un « faux self », ou « persona », sorte de carapace qui protégerait des relations trop intrusives. 1.1. Le transgénérationnel, une ancienne science Le fonctionnement des phénomènes transgénérationnels est une formidable source d’enseignements pour mieux nous comprendre nous-mêmes. Il donne leurs véritables significations à certains événements qui autrement n’auraient aucun sens. Depuis une vingtaine d’années, des analyses transgénérationnelles se multiplient, renouant avec un savoir ancestral qui transparaissait dans les anciennes croyances populaires, même si leurs mystères restaient le privilège des initiés. A son origine, le système des castes en Indes était précisément destiné à optimiser les compétences qui se transmettent des parents aux enfants. Des pratiques thérapeutiques ancestrales, des écritures sacrées, ou encore des textes religieux traitent du transgénérationnel, où les liens par le sang étaient chargés de significations et dont la mémoire se devait d’être cultivée. Didier Dumas3 relève de nombreuses références aux phénomènes transgénérationnels dans l’Ancien Testament. Des références qui ne sont pas théoriques, mais plutôt métaphoriques et symboliques, plus proches d’une culture traditionnelle et orale. Marie Balmary également cite un passage de la Bible relatif aux héritages transgénérationnels, « les pères ont mangé des raisins verts et les dents des fils en ont été agacées »4. Dans Saint Jean (9.2), les disciples de Jésus lui posent la question : « Maître, qui a pêché, cet homme où ses parents, pour qu’il soit né aveugle ? » Dans le Didier Dumas (2001), La Bible et ses fantômes, Desclée de Brouwer, Paris. 4 Ezéchiel 18, 2 et suiv. Jérémie 31, 29. 3 14 Aliénations et connaissance de soi livre de Job (8.8) l’on peut lire : « Interroge ceux des générations passées, sois attentif à l’expérience de leurs pères. Car nous sommes d’hier, et nous ne savons rien. » Mentionnons encore ce passage de l’Exode (20,5) : « Je suis l’Eternel ton Dieu, le Dieu fort, qui est jaloux, punissant l’iniquité des pères sur les enfants en la troisième et quatrième génération de ceux qui me haïssent. Et faisant miséricorde en mille générations à ceux qui m’aiment et à ceux qui gardent mes commandements. » Représentés de diverses manières, les effets transgénérationnels ont été parfois décrits comme des esprits qui hanteraient les vivants (des possessions), parfois comme des malédictions qui frapperaient plusieurs générations (porteuses de la faute d’un aïeul), ou encore comme des traits caractéristiques d’une famille, d’une ethnie, etc. Les phénomènes de transmissions transgénérationnelles étaient également connus des anciens Grecs qui avaient assimilé bon nombre d’anciennes traditions provenant du bassin méditerranéen et du MoyenOrient. L’importance donnée à la filiation n’est jamais gratuite, mais au contraire chargée de significations et d’identité. Un passage de l’Iliade5 témoigne du respect des liens transgénérationnels chez les anciens Grecs. Sur le champ de bataille pendant la guerre de Troie, Glaucos, qui combat pour les Troyens, rencontre Diomède, un ennemi grec. Mais, s’étant présenté l’un l’autre leur généalogie, les deux hommes découvrent que le grand-père de Diomède, Oinée, a un jour offert l’hospitalité au grand-père de Glaucos, Bellérophon. Ainsi liés par les bonnes relations de leurs grands-pères respectifs, Glaucos et Diomède ne s’affrontent pas mais, au contraire, échangent leurs armes en signe de respect mutuel. L’analyse des phénomènes transgénérationnels n’est donc pas une de ces modes qui envahit pour un temps le domaine des sciences humaines. Dans les pratiques contemporaines thérapeutiques et orientées vers la connaissance de soi, il s’agit 5 Homère, L’Iliade, Chant VI, v.119 et s. 15 L’intégration transgénérationnelle plutôt de la redécouverte d’un savoir longtemps éclipsé. Sans doute avons-nous beaucoup à apprendre de ces anciennes sagesses pour mieux répondre à certaines difficultés contemporaines. Ce regain d’intérêt envers les lois transgénérationnelles nous offre d’émerger d’environ 2400 ans de prédominance d’une mentalité métaphysicienne et patriarcale. Au IVème siècle avant J.C., alors que naissait le projet démocratique et que s’imposait la philosophie rationnelle, les anciennes connaissances furent mises à l’index. À cause d’une méconnaissance de leurs natures, peu accessible au plus grand nombre, elles furent étiquetées comme étant des pratiques religieuses, ou poétiques, au sens péjoratif de ces termes, c’est-à-dire intangible en apparence. Lors de cette transformation culturelle, alors que Sophocle écrivait ses tragédies à Athènes, les traditions orales ancestrales furent progressivement remplacées par un nouvel ordre du savoir, rationnalisé et réducteur, dorénavant écrit et simplifié, accessible au commun des mortels – démocratie oblige. Le savoir religieux, auparavant transmis par le biais de révélations spirituelles, passe alors pour un simple acte de croyance, tandis que le réel se réduit à ce que la raison peut en dire. La condamnation de Socrate, la fin tragique de l’école de Pythagore, (victime d’une vengeance personnelle, de la jalousie et de l’ignorance des villageois voisins), sont des exemples des changements qui s’opèrent à cette époque. Déjà secrète parce que associée à des initiations pour lesquelles une préparation était indispensable (vitale parfois), la transmission de ces connaissances se poursuivit dans la plus stricte clandestinité afin d’échapper à l’opprobre fluctuante des nouveaux dirigeants. L’œuvre de Freud aura contribué à nous rappeler que la psyché n’est pas qu’une affaire rationnelle. Le rappel des réalités non conscientes lui valut de rencontrer d’énormes résistances comme c’est naturellement le cas lorsque les forces refoulantes sont provoquées. Quoi qu’on puisse en dire, la psychanalyse aura rétabli dans l’esprit populaire la nécessité de prendre en compte 16 Aliénations et connaissance de soi la présence de ce qui est inconscient. Ses concepts fondamentaux auront réintroduit du langage et de la conscience dans un domaine presque oublié, entre une rationalité purement abstraite et la pratique thérapeutique concrète. En flirtant avec le sujet en soi, la psychanalyse aura notamment révélé l’importance des processus transférentiels inconscients, réintégré l’art d’une analyse des rêves, le rôle des vécus émotionnels, les liens aux parents, à l’entourage et à la culture et mis des mots sur la libido. Perspicace, Freud6 déjà repérait la présence des aliénations transgénérationnelles dans son dernier ouvrage : « l’hérédité archaïque de l’homme ne comporte pas que des prédispositions mais aussi des contenus idéatifs des traces mnésiques qu’ont laissé les expériences faites par les générations antérieures. » Définir le psychisme individuel comme fonction de sa préhistoire inconsciente ne manqua pas de se heurter aux résistances narcissiques de l’égo. Au lieu d’y percevoir un champ de développement, l’esprit rationnel y voit une menace pour sa supposée toute-puissance. Aujourd’hui encore, le véritable intérêt d’une meilleure connaissance de soi échappe au plus grand nombre. La curiosité populaire envers les phénomènes transgénérationnels pourrait ici jouer un rôle d’ouverture puisqu’il s’agit d’un thème très présent dans la conscience collective, sans nul besoin de connaissances théoriques pour en observer les manifestations. Chacun peut observer la manière dont nos héritages transgénérationnels influencent nos vies. De jeunes mères qui s’étaient juré de ne pas reproduire les conduites de leurs propres mères, reconnaissent parfois que malgré elles, elles répètent certains schémas. Et que dire de ces pères qui redistribuent sans y penser les injonctions qu’ils ont eux-mêmes reçus étant enfants. De telles observations, courantes et banales, peuvent nous provoquer et réveiller un désir de faire la part entre le sujet Sigmund Freud (1939), Moïse et le monothéïsme, Gallimard, 1948, Paris, p.134. 6 17 L’intégration transgénérationnelle en soi de ce qui n’est pas vraiment nous-mêmes et qui nous aliène, provenant des liens familiaux, sociaux et culturels. Comment être soi-même (indivisé ou non aliéné) alors que nous sommes nécessairement inscrits (parfois enchaîné) dans deux lignées familiales, lié à une histoire sociale et culturelle qui, pour le meilleur ou pour le pire, conditionne nos existences. Souvent ce sont les symptômes qui motivent le besoin d’une plus grande connaissance de soi et d’une émancipation du passé inconscient. Faire la part des choses entre ses aliénations et ses désirs propres n’est toutefois pas une entreprise aisée. Les plus sûrs de nos guides sont les symptômes eux-mêmes, derrières lesquels se nichent les vérités recherchées. Reste que leur intégration est complexe, certains héritages étant parfois considérés comme des atouts, parfois comme des fardeaux. Or, même les héritages apparemment positifs réclament d’être intégrés par le sujet en chacun de nous afin d’être en mesure de les transmettre de façon non aliénante aux générations suivantes. À défaut d’intégrer ces héritages, ceux-ci nous habitent plus que nous ne l’imaginons. La littérature spécialisée montre que de nombreuses manifestations symptomatiques, collectives et individuelles, sont dues à des manque d’assimilation d’événements mal vécus. Ces manques entretiennent alors des conflits susceptibles de se reporter et de se propager sur l’entourage et sur les prochaines générations. Pour sensibiliser le lecteur aux dynamiques transgénérationnelles, introduisons ici un premier exemple d’intégration. Claude Nachin7 présente une situation dans laquelle des évènements non assimilés par une première génération sont à l’origine des symptômes d’un membre de la génération suivante. Une femme souffre d’une phobie du froid doublée d’une certaine frigidité. Soudainement, contrastant avec son discours habituel, Claude Nachin (2001), « Unité duelle, crypte et fantômes », dans La psychanalyse avec Nicolas Abraham et Maria Torok, sous la direction de Jean-Claude Rouchy, Éres, Paris, p. 47. 7 18 Aliénations et connaissance de soi la voilà qui fait part d’idées suicidaires. Sur ces entre- faits, elle explique que sa tante est à nouveau déprimée. En suivant cette piste, il apparaît que ni sa mère ni les sœurs de celle-ci n’ont fait le deuil de leur père mort hydrocuté8 lors d’un voyage avec sa maîtresse, bien avant la naissance de la patiente. Celle-ci exprime au travers de certains de ses symptômes (précautions contre le froid et inhibition sexuelle) le contexte du décès de son grandpère. Nous pouvons alors comprendre ses symptômes comme étant les manifestations inconscientes d’un deuil qui n’a toujours pas été intégré : ils « parlent de ça ». Une fois la signification de ses symptômes mise à jour, cette femme peut enfin élaborer et intégrer ce qui l’aliénait. Cette situation illustre les influences que peuvent avoir des événements qui se produisirent avant la naissance de celles et ceux qui en héritent. D’une manière générale, l’intégration transgénérationnelle nous renvoie, non seulement à une nouvelle compréhension des dynamiques familiales, mais vers une meilleure connaissance de l’être humain, jusqu’aux mécanismes les plus archaïques de sa psyché. En particulier, comme j’y reviendrai tout au long de mon propos, il s’agit de reconnaître ici cette fonction du sujet en soi capable d’intégrer son vécu, ou au contraire, privé de pouvoir le faire. Ce sujet n’a le plus souvent pas eu voix au chapitre et a été laissé dans l’ombre de ses aliénations même si celles-ci peuvent paraître conformes aux attentes familiales et/ou collectives. Si cette approche n’est pas fondamentalement contradictoire avec les acquis freudiens concernant la dimension inconsciente du psychisme, elle réclame une redéfinition de ce sujet en soi, plus essentielle et plus proche des anciennes traditions. Elle élargit également ce qui fut attribué à l’inconscient (produit de ce qui fut refoulé ou dénié) pour couvrir l’ensemble des héritages non intégrés, c’est-à-dire toutes les sources possibles d’aliénation. Sur ce point, en plus des 8 Syncope provoquée par immersion dans une eau glacée. 19 L’intégration transgénérationnelle références aux analyses psychogénéalogiques contemporaines, je m’inspire des enseignements issus l’analyse transgénérationnelle du mythe d’Œdipe9. De manière générale, le travail d’intégration transgénérationnel nous engage sur un terrain plus vaste que celui sur lequel la psychanalyse s’était aventurée. Par exemple, elle relativise la structuration patriarcale de la psyché, considérée comme étant un héritage culturel aliénant, une perspective qui prolonge la portée des premières analyses psychanalytiques. Il convient aussi de rappeler les analyses de Françoise Dolto qui anticipèrent ce qui, aujourd’hui, se regroupe sous le terme de « transgénérationnel ». Elle rappelait l’importance de ne pas cacher aux enfants des événements significatifs du vécu des adultes, des décès dans la famille, des paternités extraconjugales, etc. Non seulement l’enfant en possède une connaissance intuitive, mais surtout, cela provoque en lui le besoin compulsif de rechercher une explication tangible à son ressenti, une quête qui peut ne jamais aboutir, aliénant durablement son destin. Par exemple, nous pouvons établir le parallèle entre des adolescents qui consomment abusivement alcool ou drogues et des parents qui auraient « réglé » leurs difficultés en ayant eux-mêmes consommés des drogues (ou des médicaments). L’absence d’assimilation psychologique des vécus difficiles, éludés au lieu d’être élaborés dans un cadre adéquat, pèse sur les générations suivantes qui, en retour, en manifestent les effets. Ainsi, des groupuscules extrémistes rejouent des problématiques non intégrées par les générations précédentes, tel que, par exemple, le nazisme en Europe. 1.2. Répétitions significatives Comme le rappelle Anne-Ancelin Schützenberger, les guerres et les génocides sont une source majeure de traumatismes qui se répercutent sur plusieurs générations. « Les Thierry Gaillard (2012), La renaissance d’Œdipe, une mythanalyse transgénérationnelle, Ecodition, Genève. 9 20 Aliénations et connaissance de soi familles et les pays se remettent mal, comme par exemple de la guerre d’Espagne (1936-1939), dont les bannis (les Espagnols disent les « déterrés », enlevés de leur terre) et les exilés et émigrés ne sont pas rentrés. Les émigrés russes ne sont pas rentrés non plus en 1992 (ceux de l’émigration de 1906, ni ceux de 1917), ni les protestants partis en Allemagne ou en Suisse après la Révocation de l’Édit de Nantes (1685). » Anne-Ancelin Schützenberger présente le génosociogramme (arbre généalogique des liens transgénérationnels) d’une famille traumatisée par le génocide arménien du 24 avril 1915. Trois générations plus tard, deux sœurs donnent naissance à des enfants ayant un grave problème à la tête. Un avec une hernie cervicale (« cervelle dégoulinante »), l’autre avec un étranglement par le cordon ombilical, qui a provoqué une infirmité cérébrale jusqu’à sa mort, en avril 1986, 71 ans après le drame arménien. Lors du génocide, la grand-mère de ces sœurs avait été traumatisée par le spectacle des têtes coupées de ses sœurs et de sa mère. « Il faut reconnaître que cela fait un choc de découvrir que toutes ces femmes étaient coiffeuses. La grand-mère a vu les têtes coupées ; depuis, toutes les filles réparent et embellissent les têtes, sauf une […] qui est anesthésiste-réanimateur - elle répare la mort peut-être ? » 10 Ce genre de vécus non intégrés peut transmettre des messages inconscients qui conditionnent le destin des descendants. Guy Ausloos11 mentionne le cas d’un jeune anglais qui resta en Afrique pendant les combats pour l’indépendance alors que ses concitoyens étaient rentrés au pays. Obéir à la devise familiale, « faire face », lui valut beaucoup d’ennuis et une lourde infirmité. Une fois devenu adulte, il fit des recherches et découvrit l’histoire familiale qui l’avait conditionné. Un de ses ancêtres, amiral de la flotte anglaise, avait préféré sauver bâtiments et équipages en anticipant une défaite contre les Anne-Ancelin Schützenberger (1998), Aïe, mes aïeux !, Desclées de Brouwer, Paris, p. 72. 11 Guy Ausloos (1980), « Œdipe et sa famille, ou les secrets sont faits pour être agis », dans Dialogue, n°70, AFCCC, Paris. 10 21 L’intégration transgénérationnelle Français. Il fut cependant pris comme bouc émissaire par le gouvernement qui prononça son bannissement. Radiée de la gentry anglaise, sa famille fit alors modifier son nom et imposa une nouvelle devise, « faire face », pour racheter la honte et faire oublier l’histoire de l’ancêtre. Cette devise aura aliéné l’héritier d’une histoire non intégrée et biaisé son appréciation du danger à rester en Afrique. L’expérience clinique révèle aussi que des événements non intégrés se répètent à des dates précises. Comme si une mémoire inconsciente qui associe un vécu avec un repère temporel surgissait pour imposer la répétition d’une histoire ancienne. Anne-Ancelin Schutzenberger parle de « syndrome d’anniversaire » lorsque des événements se reproduisent à une même date ou dans ces circonstances similaires. Un jeune médecin de vingt-sept ans mentionne un petit accident de voiture alors qu’il conduisait son fils de six ans à l’école pour la première fois. Anne-Ancelin lui propose de se renseigner si dans sa famille des accidents similaires auraient pu se produire. Et en effet, « quand il était enfant, à six ans, en allant à l’école pour la première fois avec son père, il a eu un accident de voiture le 1er octobre. Le père a eu un accident, lui aussi, enfant, en allant à l’école pour la première fois, avec son père (le grand-père). Le grand père n’a pas eu d’accident en allant à l’école, car il n’y est pas allé ; son père venait d’être tué à Verdun ; sa famille était très pauvre […] il est donc allé garder les vaches, en louchant sur l’école. Depuis, toutes les rentrées scolaires, à chaque génération, ont été marquées par un accident de voiture sur le chemin de l’école. » Ceux qui naissent le même jour que celui d’un enfant décédé risquent d’être des « enfants de remplacements », aliénés par un deuil non fait chez les parents. Comme Salomon Sellam 12 l’a montré, ces enfants de remplacements sont parfois conçus le Salomon Sellam (2007), Le syndrome du gisant, Bérangel, SaintAndré-de-Sagonis. 12 22 Aliénations et connaissance de soi jour anniversaire de la naissance ou du décès d’un frère ou d’une sœur prématurément disparu. Il faut alors prendre en compte la date qui précède de neuf mois la naissance de celui qui hérite d’un « gisant ». Toutes ces associations sont susceptibles de restituer la signification de certains événements pour offrir de les intégrer. L’intégration repose en effet sur nos aptitudes à donner un sens et à assimiler son vécu. Salomon Sellam raconte l’histoire de cette jeune femme qui se plaint du comportement taciturne et triste de son fils, Roman, pourtant en parfaite santé. Il apparaît que cette femme a vécu deux fausses couches, pour deux enfants dont les prénoms devaient être Romain et Anne. Or le prénom qu’elle a attribué à son fils associe ceux des deux fœtus, lui faisant porter la charge de ses propres deuils non faits. « Après un petit temps d’arrêt, une grimace puis quelques pleurs, elle a compris simplement que le petit Roman portait les valises de Romain et de Anne. Le deuil de ces deux enfants n’avait jamais été fait, la mémoire de ces fausses couches restait inscrite sur Roman. Ce dernier ne pouvait pas profiter de sa vie normalement car il était chargé de faire revivre deux morts aux yeux de ses parents. » Une fois de plus, c’est l’interprétation symbolique de la situation qui permet d’intégrer un vécu problématique. De manière générale, l’intégration passe par une interprétation qui donne un sens à notre relation au monde. Sorte de mise à jour continuelle de nos connaissances, l’intégration est un travail psychologique aussi naturel que le fait de respirer ou de manger. Comme il est parfois possible de l’entendre, il ne s’agit surtout pas de dénigrer la pensée, de « ne plus y penser », mais au contraire de commencer à penser véritablement. L’appareil psychique, au même titre que d’autres fonctions (la motricité, la vue, l’écoute, etc.) demande à être correctement mis au service du sujet en soi. Chacun se doit de développer des idées, des « explications », des compréhensions personnelles ou inspirées par autrui, permettant « d’aller de l’avant ». Plusieurs théories 23 L’intégration transgénérationnelle développementales les décrivent, chacune en fonction de ses propres références. Par exemple, Lev Semyonovich Vygotsky13 avait développé la notion de « zone proximale de développement » pour montrer de quelle manière l’enfant bénéficie des apports d’un tiers plus expérimenté pour mieux intégrer ses apprentissages. Dans la perspective développementale et thérapeutique qui nous intéresse, l’intégration correspond à une fonction psychologique qu’il faut attribuer au sujet en soi. Elle permet de s’approprier son rapport au monde, s’agissant aussi bien de son propre corps, de sa libido et de son inconscient, que du rapport à autrui. Elle est le résultat d’une production créatrice de l’esprit, de son intelligence, une fonction qui contribue à la réécriture du passé non passé pour le faire entrer dans l’histoire. Nous ne parvenons cependant pas toujours à intégrer nos vécus. Non intégrés, ils se transmettent par des liens familiaux et culturels et constituent ce que l’on pourrait qualifier de « passé non passé » aliénant. Nous pouvons en dire qu’il n’appartient pas à l’histoire d’une personne, à son patrimoine existentiel. En vérité, il n’est pas passé mais reste psychologiquement présent, en attente d’être intégré. C’est particulièrement le cas des deuils non faits. Plus ils renvoient à des vécus non intégrés, plus ils sont difficiles à faire. Pour Saint Augustin : « Les morts sont des invisibles, ils ne sont pas des absents ». Ce passé psychologique nous interpelle parfois avec des impressions de « déjà vécu », ou lorsque nous prenons conscience de revivre certaines situations. Or, la répétition d’un destin ou encore d’un symptôme, n’est rien d’autre que le retour de ce qui n’a pas été intégré, s’agissant aussi bien d’un vécu personnel, que de celui hérité de manière transgénérationnelle. Sur ces manifestations d’un « passé non passé », le temps n’a pas de prise, il ne s’écoule pas véritablement. Toujours révélateurs d’un manque d’intégration, ces Lev Semyonovich Vygotsky (1987), Mind in Society, Harvard University Press, Cambridge. 13 24 Aliénations et connaissance de soi symptômes prennent diverses apparences. Ils peuvent également, comme nous le savons aujourd’hui, se propager d’une génération à une autre. Ce passé non passé conditionne nos projections sur le monde, nos « visions du monde » et occulte, plus ou moins gravement, notre rapport au réel, comme l’illustrent par exemple les symptômes paranoïaques. La vie du comédien français Darry Cowl a souvent été citée pour illustrer les conséquences pour lui du vécu non intégré par ses parents. Bien que marié à Louise Gastineau, son père, médecin, se lie avec une jeune fille basque qui tombe enceinte. Pour préserver les apparences, l’épouse du médecin simule une grossesse avec des coussins et remplacera la mère biologique sur le départ. Jouer la comédie sera le destin de Darry Cowl. Jouer pour perdre également, puisque son addiction aux jeux d’argent fut notoire, comme si gagner de l’argent en jouant la comédie rend impossible de pouvoir en jouir. En effet, la comédie des parents le privera de l’amour de sa mère biologique. A 21 ans Darry Cowl tombe follement amoureux de Nelly, une femme de 40 ans, qu’il épouse. Si le lien à la mère semble ici devoir se rejouer, c’est surtout la manière par laquelle Darry Cowl la quittera qui est instructive. En effet, c’est en accompagnant sa femme enceinte à une visite chez une jeune médecin gynécologue qu’Éros lui décoche à nouveau ses flèches. Comme sa mère biologique qui tomba amoureuse d’un jeune médecin, il tombe amoureux de la gynécologue et finira par l’épouser en secondes noces. Cerise sur le gâteau, en reconnaissant l’enfant de sa nouvelle épouse, Darry Cowl répare une fonction paternelle déficiente chez son père, qui n’avait ni assumé sa liaison extraconjugale, ni fait reconnaître la mère biologique de son fils. Un autre acteur connu, Jack Nicolson, n’a découvert que tardivement le fait que sa sœur était en vérité sa mère. Le poids de ce secret expliqua la confusion dont il était coutumier dans ses relations affectives. Secrets, non-dits, mensonges, sont lourds de conséquences pour les héritiers. Des parents, ou grands-parents, qui 25 L’intégration transgénérationnelle n’ont pas voulu, ou pas su, assumer leurs vécus dans une parole, transmettent à leurs descendants des histoires non intégrées. Leurs impacts sont inévitable, parfois dramatiques. En privant les enfants d’une transmission symbolique, verbale, qui leur permettrait d’organiser leur perception, la transmission d’une lacune symbolique se manifeste par toutes sortes de symptômes. Parallèlement aux multiples manifestations des manques d’intégration, c’est aussi le rapport au réel, dans ce qu’il contient d’inconnu qui s’amenuise. Plus l’esprit est occupé à résister et à maintenir refoulés les événements non intégrés, plus il se montre réfractaire à toute « objectivité », et inapte à rencontrer le nouveau sur lequel il projette ses préjugés. Une fois ces projections analysées, l’intégration garantit la perception de ce qui est nouveau dans le présent. Intégration Histoire Individuelle Histoire Familiale Histoire Sociale (Ethnique) Histoire Culturelle 1.3. Les aliénations culturelles Au-delà des limites d’une généalogie familiale une perspective globale d’intégration transgénérationnelle doit également tenir compte des transmissions qui proviennent d’une société et/ou d’une culture. Ces héritages ont un impact considérable sur le psychisme de leurs membres. En vérité, parce qu’elles sont les plus fondamentales, ces influences culturelles laissent augurer les héritages transgénérationnels. Et comme nous le verrons, le sujet en soi se rencontre au-delà de toutes les formes d’aliénations, notamment culturelles, raison pour laquelle c’est Sophocle qui le mieux va nous l’expliquer. 26 Aliénations et connaissance de soi L’œuvre de Sophocle sur Œdipe nous montre de quelle manière les héritages transgénérationnels se sont amplifiés et comment ils peuvent se combiner avec un héritage collectif. Pour donner sa place au sujet en soi, Sophocle révèle l’importance d’une intégration de « l’Œdipe », alternative au refoulement qui caractérise notre civilisation patriarcale. Même s’il caractérise notre civilisation patriarcale, le refoulement du complexe d’Œdipe n’est pas pour autant synonyme de libération ou d’intégration. Au même titre qu’une famille pourrait refouler un secret sur plusieurs générations, le refoulement de l’Œdipe charge les héritiers d’un manque d’intégration. A défaut d’une meilleur option, notre civilisation patriarcale s’est clairement érigée par et avec le refoulement des conflits œdipiens. Un refoulement qui ne manque pas de produire des effets secondaire, lesquels affectent la collectivité dans son ensemble ainsi que chaque personne de manière individuelle - en fonction de ce dont elle hérite à une échelle plus restreinte, familiale. Face aux mêmes tabous transgressés par le personnage de la légende grecque, nous sommes généralement structurés sur le mode d’une réaction défensive (régression, refoulement ou déni) et non pas d’une intégration de cette problématique culturelle. Il faut remonter aux sources de notre culture pour comprendre de quelle manière l’option du refoulement s’est généralisée. Nous trouvons ainsi dans les œuvres14 de Sophocle sur Œdipe un tout autre message, plus symbolique et plus proche des sagesses anciennes. En suivant la piste que Sophocle nous propose, c’est la nature œdipienne des aliénations patriarcales qui nous est révélée, permettant de mieux analyser cet héritage culturel. Le message de Sophocle révèle l’importance d’une intégration de l’ « Œdipe » comme alternative à son refoulement, typique de notre culture patriarcale. Des résumés d’Œdipe-roi, Œdipe à Colone et Antigone sont proposés en annexe. 14 27 L’intégration transgénérationnelle Le personnage d’Œdipe que Sophocle présente dans ses tragédies revit à l’envers les relations parentales, il tue sans le savoir un père qui avait tenté de le supprimer à sa naissance, et se retrouve marié à une femme dont il ignore qu’elle est sa mère. Difficile de mieux mettre en scène un problème de filiation ! Sophocle nous présente avec le « cas Œdipe » le summum d’une aliénation transgénérationnelle pour ensuite nous donner les clés du processus de guérison. Œdipe, qui se retrouve à la place de son père sur le trône de Thèbes et dans le lit de Jocaste, n’est bien évidemment pas à sa place, ni en train d’accomplir un destin qui lui serait propre. Empêché d’être lui-même, il est un autre, c’est-à-dire qu’il est aliéné. Comble de l’aliénation, sa position est dramatisée par la tragédie grecque et l’obligera à changer de vie, c’est-à-dire à commencer une nouvelle vie en tant que sujet. La révélation de ses origines qui provoqua le drame sera aussi responsable de la naissance du véritable sujet en Œdipe. S’il perd son trône et meurt à son ancienne vie, il renaîtra en tant que sujet pour finalement devenir le héros de Colone. Si Œdipe doit renaître, c’est parce qu’il n’était pas encore né en tant que sujet. Nous verrons qu’il était trop aliéné par les manques d’intégrations qui se sont propagés et amplifiés chez ses aïeux (des deuils non faits en particuliers) et que sa renaissance lui permettra de s’en émanciper. Bien évidemment, il ne s’agit pas de prendre le récit de l’histoire d’Œdipe au pied de la lettre. Il est une représentation symbolique et symbolisée des anciennes sagesses dont Sophocle rend compte entre les lignes de son œuvre. Celle-ci véhicule un savoir et un enseignement de grande valeur sur le fonctionnement des lois transgénérationnelles. En plus de décrire les relations aliénantes familiales, se sont également les héritages collectifs, ceux que les Thébains font peser sur Œdipe, que les pièces de Sophocle mettent en scène. Leur analyse permettra de mieux comprendre l’impact que peut avoir une tradition patriarcale collective sur le sujet en soi. Une fois traduit dans la langue de la mythologie, à savoir le Mythos, nous découvrirons une autre signification qui nous permettra de mettre en rapport 28 Aliénations et connaissance de soi les cultures traditionnelles et contemporaines et de renouer avec les savoirs anciens sur le « transgénérationnel ». La présentation par Sophocle du « cas Œdipe » et de sa guérison nous permet d’accéder aux savoirs des Anciens à propos des aliénations transgénérationnelles. Après Sophocle, et à partir du IVème siècle avant J.C. le développement de la rationalité et de la métaphysique15 réduit le sens véritable des thématiques associées à l’inceste et au parricide en une morale patriarcale. En effet, à l’origine, il s’agissait de symboliser16 la renaissance des enfants pour les faire entrer dans la communauté des adultes. Ils devaient traverser des grottes ou des cavernes, symbolisant un retour dans les entrailles de la Mère-Terre, pour être initié au monde des adultes. Il s’agissait de mourir au monde de l’enfance pour renaître et être admis dans la communauté des adultes. Les messages des mythes sont symboliques et les tragédies reprennent un même langage et parfois un même contenu. Témoignage de ces savoirs traditionnels, l’itinéraire d’Œdipe illustre parfaitement les processus d’aliénation et d’émancipation transgénérationnelles. C’est lorsqu’il est roi de Thèbes, une position valorisée dans une société patriarcale qu’il est le plus aliéné. Au contraire, à Colone, c’est quand il ne représente plus rien socialement qu’il s’accomplit comme un homme véritable, (ou un sujet), capable de garantir la prospérité de ses hôtes. Avec ses tragédies, Sophocle nous lègue un enseignement d’une richesse insoupçonnée, non rationnelle, mais possédant l’ampleur et la profondeur des messages symboliques. J’y ferais régulièrement référence pour illustrer le fonctionnement des transmissions transgénérationnelles. L’« Œdipe » de Sophocle illustre encore une autre réalité que l’on retrouve dans la clinique contemporaine, celle de Voir la définition de la métaphysique sous « phénoménologie » dans le glossaire. 16 C’est-à-dire faire sens, associer une signification. 15 29 L’intégration transgénérationnelle l’importance d’une fonction édificatrice parentale. Comme nous aurons l’occasion d’y revenir en détail, l’absence d’une telle fonction édificatrice chez ses parents oblige Œdipe à renaître par lui-même. Interrogé sur ce qui constitue une faute, dans le sens d’une responsabilité des transmissions transgénérationnelles, Didier Dumas explique : « La faute ? Mais c’est une carence de parole, une impossibilité à dire, à s’assumer comme un être humain, un être de langage »17. Toute la nuance entre une fonction parentale simplement biologique, et celle édificatrice d’un sujet dans l’enfant, se retrouve dans cette question d’une transmission symbolique, ou au contraire, son absence symptomatique. La parole des parents est essentielle pour que le sujet dans l’enfant puisse advenir, une parole qui l’initie au monde et à ses réalités, voire à ses vérités. La simple mise en mot des manques d’intégration peut à elle seule juguler les effets des héritages transgénérationnels. L’importance de cette communication dans la filiation est essentielle dans la mesure où elle confère sa richesse aux liens entre les générations. Serge Tisseron18 propose de considérer que « le désir de l'homme, c'est le désir de symboliser ses diverses expériences du monde, et, pour cela, sa relation avec un tiers lui est indispensable. » Il précise encore que cette perspective « a le mérite de placer le désir de communiquer avec un autre sous le signe d'une nécessité psychique irréductible à la communication. Nous ne communiquons pas pour communiquer, et encore moins pour transmettre. Nous communiquons pour symboliser notre propre vie psychique. Ce point de vue nous permet en outre de comprendre les ratés de la transmission. Dans toute relation, ce qui est transmis, c'est une forme de symbolisation de l'expérience, qui est pour une part consciente et pour une autre Nina Canault (1998), Comment paye-t-on les fautes de ses ancêtres, Desclée de Brouwer, Paris. 18 Serge Tisseron, « Les secrets de famille, la honte. Leurs images et leurs objets », La psychanalyse avec Nicolas Abraham et Maria Torok, Op. Cit., p. 54. 17 30 Aliénations et connaissance de soi inconsciente. » Une analyse que Boris Cyrulnik19 résume ainsi : « le sens naît dans la relation à autrui ». La redécouverte des lois transgénérationnelles nous permettent d’accéder à de nouvelles perspectives d’analyse. Nicolas Abraham et Maria Torok, pionniers des analyses transgénérationnelles, situent leur notion d’introjection20 au cœur du développement du sujet. Ils ont aussi introduit dans le champ de la clinique la perspective philosophique phénoménologique. L’être et l’existence, comme présence et sensation, sont au centre du développement du sujet en soi. C’est en étant davantage soimême que les aliénations transgénérationnelles trouvent le chemin d’une intégration. Une perspective dans laquelle il convient de se centrer sur le rôle du sujet en soi. C’est lui, plus que l’être en tant que tel, qui est le garant d’une intégration de sa préhistoire. Une telle approche prend en compte la subjectivité de chacun, essentielle pour intégrer les aliénations transgénérationnelles puisque leurs effets sont forcément vécus de manière originale par chacun. Nous prenons ainsi le contre-pied d’une tradition positiviste21, qui réduirait l’intégration à des croyances explicatives supposées suffire pour régler les problèmes. Or, aussi pertinentes soient-elles, les explications qui ne sont pas produites par le sujet lui-même ne garantissent pas une intégration durable - nous y reviendrons. Boris Cyrulnik (1998), Les enfants qui tiennent le coup, Hommes et Perspectives, Revigny-sur-Ornain. 20 Ma définition de l’intégration diffère quelque peu de l’introjection dans la mesure où l’intégration est une fonction du sujet en soi et non pas simplement celle que la phénoménologie pourrait attribuer à l’être. 21 A propos du positivisme, voir le glossaire. 19 31 L’intégration transgénérationnelle 1.4. Au-delà du temps, être plus présent De manière générale, les questions que les phénomènes transgénérationnels soulèvent sont multiples et fondamentales. Les témoignages thérapeutiques nous invitent à nous réapproprier les lois transgénérationnelles connues depuis fort longtemps, mais oubliées. Il s’agit aussi d’une conséquence d’un regard élargi sur l’histoire, aujourd’hui capable de synthétiser une quantité d’informations difficilement accessibles auparavant. En effet, un meilleur archivage des données sur plusieurs générations permet de vérifier des analyses spéculatives à la lumière de nouveaux éléments rendus publics. Par exemple, les études de Serge Tisseron22, à propos des effets d’un secret de famille chez Hergé, auteur des célèbres bandes dessinées Tintin, ont été ensuite confirmées par des révélations inédites. Coïncidence significative, une même extension des connaissances, au-delà d’une temporalité limitée, révolutionne également les sciences dites « dures ». Des chercheurs23 ont trouvé sur l’ADN des traces d’événements traumatiques vécus par les parents et les grands-parents. Le philosophe Michel Serres24 souligne que « nous nous apercevons aujourd’hui que notre concept d’humanité était jusqu’ici d’une étroitesse étrange. Autrefois, un homme qui avait, comme on dit, des « humanités », pouvait remonter jusqu’au VIIIe siècle av. J.-C. Or, depuis quelques décennies, notre vision de l’homme s’étale sur des millions d’années ! Elle a complètement changé d’échelle !. […] Si vous me demandez par exemple mon âge, je vous répondrai que j’ai eu 73 ans hier. Mais ça n’est qu’une façon de voir les choses. Si je considère mon cerveau, je vois que ses couches superfiSerge Tisseron (1992), Tintin et les secrets de famille, Aubier, Paris. Marine Corniou (2010), « Nos états d’âmes modifient notre ADN », Sciences et Vie, 1110, Paris, pp.98-103. 24 Interview publié à l’occasion d’une conférence donnée lors des « Rencontres Internationales de Genève » le 23 septembre 2003 dans le journal Construire, n° 39. 22 23 32 Aliénations et connaissance de soi cielles ont été formées au moment de l’apparition d’homo sapiens. Au-delà, je porte en moi des profondeurs cervicales qui remontent à l’âge des sauriens. Si je regarde l’âge de mon ADN, je constate que j’ai des milliards d’années. Et les atomes qui me constituent, nés dans la fournaise des galaxies, remontent au Big-Bang… Par conséquent, il n’est plus possible de penser l’homme comme le pensaient nos professeurs... » Notre rapport au temps concentre un grand nombre de thématiques passionnantes. Prendre conscience de notre condition de mortel et intégrer cette réalité peut conduire à des adaptations de toutes sortes. Certains aspireront au statut d’immortel en laissant des traces historiques de leur œuvre. Henri Laborit considère à ce propos que « L'homme est le seul animal qui sache qu'il doit mourir, et l'angoisse qui en résulte est sans doute la motivation la plus puissante à la créativité »25. Mais intégrer cette réalité est généralement partielle tant il est vrai qu’il s’agit là d’une limite à nos facultés de penser. Les situations de deuils nous y confrontent et révèlent les difficultés qu’elles peuvent occasionner. Il est d’ailleurs notoire que des individus redeviennent fertiles lorsqu’ils trouvent les conditions leur permettant de faire d’anciens deuils qui n’avaient pas pu se faire, ou dont ils n’ont jamais eu conscience. Le désir de procréation peut également sembler être une solution aux deuils non faits. Mais si l’homme cherche à pallier sa condition de mortel dans la procréation (consciemment ou inconsciemment), cette solution peut constituer un expédient qui laissera son lot de difficultés à la charge des générations suivantes. Ainsi, comme nous l’analyserons en détail par la suite, parmi les événements non intégrés qui affectent les générations suivantes, les deuils gelés sont une source « classique » d’aliénation. Tous ces questionnements, et en particulier ceux sur la mort et la vie, ont occupé l’esprit de Freud. Celui-ci relève d’ailleurs la possibilité théorique d’une pérennité des cellules 25 Henri Laborit (1976), Éloge de la fuite, Robert Laffont, Paris. 33 L’intégration transgénérationnelle sexuelles : « Nous trouvons le plus grand intérêt à la façon dont, dans ses travaux, A. Weissmann26, a traité le thème de la durée de la vie et celui de la mort des organismes. C’est ce chercheur qui a introduit la distinction entre une moitié mortelle et une moitié immortelle de la substance vivante. La moitié mortelle est le corps au sens étroit, le soma ; lui seul est soumis à la mort naturelle, tandis que les cellules germinales sont potentiellement immortelles dans la mesure où elles sont capables, sous certaines conditions favorables, de se développer en formant un nouvel individu ou, en d’autre termes, de s’entourer d’un nouveau soma. »27 Défiant les limites de l’espace-temps, l’intégration transgénérationnelle aborde des problématiques essentielles de la condition humaine. Celles d’un rapport aux origines, là où le sujet en soi renoue avec les lois non écrites de la vie, et où la connaissance de soi prend racine. Il ne s’agit cependant pas d’aller vers le passé, mais bien plutôt d’être plus présent. C’est par plus de présence à soi que le passé non passé se révèle pour être intégré et entrer dans l’histoire. À ce propos, précisons que tout travail visant la connaissance de soi n’est pas, a priori, dépendant du passé d’une personne. Au contraire, c’est à partir d’un travail dans l’ « ici et maintenant » de la relation au monde et/ou au thérapeute que le prétendu passé psychologique, souvent inconscient, se rejoue et se dénoue. Ainsi, même si c’est Sophocle qui nous démontre le mieux l’importance du sujet en soi pour s’émanciper de nos aliénations transgénérationnelles, cela ne signifie pas qu’il faille remonter dans le temps jusque à l’antiquité. Le sujet en soi se rencontre en tant que présence à soi-même, une dimension de l’être facilement oubliée, mais toujours à portée de main. August Weissmann, Über das Dauer des Lebens, (Sur la durée de la vie), Fischer, Jena, 1882 ; Über Leben und Tod, (Sur la vie et la mort), Fischer, Jena, 1892 ; et Das Keimplasma, (Le plasma germinal) Fischer, Jena, 1892. 27 Sigmund Freud (1923), « Au-delà du principe de plaisir », dans Essais de psychanalyse, Payot, 1987, Paris, p. 91. 26 34 Aliénations et connaissance de soi La découverte des histoires secrètes, des réalités tues par nos parents, par nos aïeux, sont parfois le fait d’un travail d’émancipation déjà bien avancé, par exemple grâce à l’effet du transfert sur un thérapeute. Tout comme la pomme mûre tombe de l’arbre, les secrets se révèlent le plus souvent une fois leurs effets pathologiques déjà surmontés. Il est d’ailleurs notable que même lorsque des secrets sont révélés, ceux-ci ne sont pas toujours pris en compte sur le moment. Contribuant au phénomène qualifié d’amnésie infantile, ou le prolongeant, il arrive que des scènes observées ou que des événements perçus, pourtant lourds de signification, disparaissent de la conscience des enfants et des adolescents. Cela s’explique par le fait d’une absence du sujet en soi qui seul saurait intégrer ces éléments. De tels « matériaux », oubliés ou refoulés, sont remémorés au fur et à mesure du développement du sujet en soi. Ainsi nos liens transgénérationnels se révèlent-ils souvent dans un mouvement général d’émancipation, de désaliénation et de développement de soi. Distinguer la part du sujet en soi de ses aliénations permet d’amorcer le travail de réécriture de sa préhistoire. L’analyse des conflits d’origines suppose d’emblée une prise en compte du sujet en soi. Ici, la découverte de la signification d’une aliénation remplace le recours à des explications réductrices. C’est en répondant au besoin d’une meilleure connaissance de soi que sont révélées les lacunes d’intégration personnelles, familiales et collectives. A ce propos, l’apport d’un tiers, ou d’un thérapeute, est essentiel lorsqu’il s’agit de se libérer d’éléments qui échappent à la conscience. 1.5. Présentation des chapitres du livre Les différents aspects liés à l’intégration transgénérationnelle qui ont été évoqués dans cette introduction seront repris et approfondis dans les prochains chapitres. Le lecteur est maintenant averti de la richesse des thématiques associées à l’intégration transgénérationnelle ainsi qu’à l’opportunité que 35 L’intégration transgénérationnelle nous offrent ces phénomènes pour donner au sujet en soi le rôle qui lui revient. Dans le premier chapitre, je proposerai de définir le processus d’intégration en tant que processus de développement de soi, ou encore de connaissance de soi. J’aborderai aussi la différence entre symbole et symptôme, par leurs définitions étymologiques ainsi qu’à travers le modèle de transformation de la peste en prospérité que nous propose Sophocle avec son mythe d’Œdipe. Nous pourrons alors repérer dans les anciennes mythologies le traitement et l’évolution des questions relatives à la filiation, entre matriarcat et patriarcat. Les chapitres suivants présenteront systématiquement plusieurs notions s’enchaînant les unes aux autres pour progressivement approfondir l’analyse des intégrations transgénérationnelles. À la suite de la définition de l’intégration, j’aborderai dans le troisième chapitre la notion de « nécessité transférentielle » en tant que principe premier des transmissions d’héritages transgénérationnels. Le quatrième chapitre traitera des réactions de défense face à la nécessité transférentielle. Les questions relatives à la désaliénation seront ensuite abordées dans le cinquième chapitre intitulé : l’intégration, entre aliénation et connaissance de soi. Comme je l’ai déjà amorcé dans cette introduction, en marge des exemples issus de la clinique et de la littérature spécialisée, la référence aux savoirs anciens permettra d’approfondir l’analyse des lois transgénérationnelles. Le sixième chapitre chapeautera l’ensemble de mes analyses avec l’étude du modèle d’aliénation et d’émancipation proposé par Sophocle à propos du « cas Œdipe ». Enfin, le chapitre de conclusion reviendra sur la question du rôle du sujet en soi et son rapport aux lois transgénérationnelles. Ce sera ainsi l’occasion de saisir en quoi une intégration transgénérationnelle s’accompagne d’un développement du sujet en soi. Un sujet qui transcende ses aliénations pour une modification qualitative de son rapport au monde. 36 L’intégration transgénérationnelle 1