Intégration transgénérationnelle

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Intégration transgénérationnelle
Du même auteur (actualités sur www.gaillard.pro et Linkedin)
Ouvertures
Articles et clés d’interprétations
Écodition, Genève, 2012.
La renaissance d’Œdipe
Une mythanalyse transgénérationnelle
Écodition, Genève, 2012.
Intégrer ses héritages transgénérationnels
Et mieux se connaître
Écodition, Genève, 2012.
L’autre Œdipe
De Freud à Sophocle
Á paraître chez Écodition, Genève.
En anglais :
Œdipus Reborn
A Transgenerational Mythanalysis
Ecodition, Genève, 2012.
En couverture : l’arbre de vie de Klimt.
(Avec l’aimable autorisation du musée du Belvédère, Vienne)
Diffusion internationale par Internet et par le réseau Ingram.
Collection Le visible et l’invisible
Écodition Éditions
18, rue De-Candolle, 1205 Genève, Suisse
[email protected] – www.ecodition.net
2012, première édition
© 2012, Le visible et l’invisible SARL. Tous droits réservés.
ISBN : 978-2-9700773-3-6
Thierry Gaillard
L’intégration
transgénérationnelle
Aliénation et connaissance de soi
Collection Le visible et l’invisible
ECODITION
L’intégration transgénérationnelle
Sommaire
Avant-propos de l’auteur
1. Introduction
1.1. Le transgénérationnel, une ancienne science
1.2. Répétitions symptomatiques
1.3. Les transmissions d’aliénations culturelles
1.4. Au-delà du temps, être plus présent
1.5. Présentation des chapitres du livre
11
2. L’intégration
37
2.1. Exemples d’intégration
2.1.1. Intégration d’un aspect du monde physique
2.1.2. Restauration d’un manque d’intégration
2.1.3. Intégration d’une aliénation transgénérationnelle
2.2. Intégration et présence
2.2.1. L’approche phénoménologique
2.2.2. L’intégration opère « ici et maintenant »
2.2.3. Le visible et l’invisible dans le mythe d’Œdipe
2.3. Du symptôme au symbole
2.3.1. Symbole et symptôme
2.3.2. Le symbole comme fonction opérante
2.4. La filiation symbolique
2.5. Synthèse
3. La nécessité transférentielle
3.1. Une source d’aliénation
3.2. Le transfert
3.3. Le « passé non passé »
3.4. Le transfert de Laïos sur Œdipe
75
4. Face à la nécessité transférentielle
90
4.1. Le style nirvâna
4.1.1. Œdipe face aux nécessités parentales et thébaines
4
Aliénations et connaissance de soi
4.1.2. Description du style nirvâna
4.1.3. Le principe de nirvâna
4.2. La persona
4.2.1. Description de la persona
4.2.2. La division de la psyché
4.2.3. Œdipe face à son héritage
4.3. Synthèse
5. L’intégration, entre aliénation et connaissance de soi
138
5.1. Une phénoménologie de l’intégration
5.2. L’intégration du style nirvâna
5.3. L’intégration de la persona
5.3.1. Le complexe d’Œdipe
5.3.2. Intégration du refoulement œdipien
5.3.3. Le travail d’intégration d’une persona clivée
6. L’intégration transgénérationnelle selon Sophocle
167
6.1. Du côté des Anciens
6.2. Les anciens mythes de la fertilité
6.3. La naissance du sujet chez Œdipe
6.3.1. La peste à Thèbes
6.3.2. La stérilité parentale
6.3.3. Clivage et stérilité chez Laïos
6.3.4. Les origines de Thèbes
6.3.5. La stérilité de Jocaste, l’héritage d’Antigone
6.3.6. À Colone, Œdipe devient le garant de la prospérité
7. Conclusions
7.1. L’oubli du sujet
7.2. La renaissance du sujet
7.3. Vers une herméneutique du sujet
7.4. Synthèse de conclusion
213
5
L’intégration transgénérationnelle
Annexe
233
Résumé du « cas Œdipe » selon Sophocle.
Œdipe-roi, Œdipe à Colone et Antigone
Glossaire
241
Aliénation - Le Ça, le Moi et le Surmoi - La phénoménologie - Le
fétichisme - L’œdipianisation - Le positivisme - De l’ipsé et de
l’ipséité.
Bibliographie
6
252
Aliénations et connaissance de soi
Avant-propos de l’auteur
L’écriture de l’introjection transgénérationnelle se sera
faite en plusieurs étapes. Elle commence en 2003 avec un cours
donné à des psychologues sur « les liens transgénérationnels » et
conservera l’arrière-fond pédagogique de la première heure. Le
texte s’étoffe progressivement pour aboutir à la perspective
d’ensemble présentée dans cette nouvelle édition. Pour un public
élargit, une autre version de ce texte, plus courte et moins
pointue, est éditée sous le titre : « Intégrer ses héritages
transgénérationnels ».
Pour la présente version, le style s’apparente quelque peu
à la tradition hermétique, qui traite de ce qui se trouve derrière
les apparences. Il réclame du lecteur un minimum
d’interprétation, la mobilisation de ce que j’appelle le sujet en
soi. Par des répétitions, des tautologies, des références croisées,
L’intégration transgénérationnelle engage un mouvement en
spirale susceptible de toucher le plus profond de soi-même.
Par ailleurs, cet ouvrage possède les défauts de ses qualités, c’est-à-dire que dans la mesure où il s’agit d’explorer de
nouvelles pistes, mon propos est d’emblée pluridisciplinaire. À ce
titre, il s’écart des carcans propres à chaque domaine (psychanalyse, philosophie, thérapies, hellénisme, etc.) sans jamais
prétendre à une expertise mono-culturelle. Mon objectif est plus
synthétique, plutôt orienté vers une pratique que vers une
rhétorique académique.
Freud avait indiqué la présence de « traces mnésiques »
provenant des générations antérieures, mais peu nombreux
seront les psychanalystes à explorer cette voie. Rétrospectivement, cela s’explique par la difficulté à reconsidérer certains
7
L’intégration transgénérationnelle
fondements psychanalytiques, notamment en ce qui concerne
l’interprétation du mythe d’Œdipe. Or précisément, la découverte
de la structure transgénérationnelle des œuvres que Sophocle
consacre à Œdipe aura inspiré les nouvelles perspectives que je
présente dans mes livres. Dans le contexte des processus
d’aliénation et d’émancipation transgénérationnelles, la
référence au « cas clinique d’Œdipe » permet un éclairage
réciproque enrichissant entre les sagesses anciennes et les
pratiques thérapeutiques actuelles.
Ces nouvelles perspectives furent une première fois
présentées dans trois essais, Sacré Œdipe, L’introjection et le
transgénérationnel et Œdipe père, parus entre novembre 2004
et juin 2006 chez Yvelinédition. Pendant les années qui
suivirent, la suite de mes recherches enrichit mon analyse. À
mesure qu’ils se sont approfondis, ces rapprochements entre les
sagesses anciennes et les disciplines contemporaines orientées
vers la connaissance de soi révélèrent la présence d’un important
dénominateur commun : celui du sujet en soi. Le sujet en soi, ou
moi profond, authentique, correspond à une dimension
particulière de l’être, plus ou moins développée, qui joue un rôle
essentiel dans nos capacités à intégrer nos expériences de vie.
En plus des références aux mythes et aux Anciens,
L’intégration transgénérationnelle fait aussi références à des
exemples de situations thérapeutiques extraites de la littérature
spécialisée. Associer les savoirs anciens aux connaissances
contemporaines permet d’approfondir notre connaissance des
lois transgénérationnelles tout en s’approchant du sujet en soi.
La définition que je propose de donner à
l’intégration
transgénérationnelle associe connaissance de soi et développement du rapport aux origines. En effet, comme je vais tenter de le
montrer dans les pages qui suivent, l’intégration transgénérationnelle procède autant d’une émancipation des aliénations que
d’une plus grande connaissance de soi.
8
Aliénations et connaissance de soi
Remerciements
Les échanges avec des lecteurs et lectrices, collègues ou
amateurs, ont soutenu l’élaboration de ce nouvel ouvrage. Mais
c’est à ma clientèle que je suis le plus redevable. En me parlant
de leurs vies, de leurs rêves, en laissant affleurer leurs propres
vérités inconscientes, ces hommes et ces femmes m’ont permis
d’approfondir les aspects problématiques de leurs existences.
C’est aussi grâce au réseau Généasens de Pierre Ramaut
que de nouvelles possibilités d’échange ont pu se concrétiser.
Enfin, pour leurs précieuses contributions à la dernière version
de cette édition, je remercie tout spécialement Isabelle
Narayanan, Marie-Claire Fourmaux, Anne Vanderschuren et
Frédéric Godart.
Thierry Gaillard, octobre 2012
9
L’intégration transgénérationnelle
10
Aliénations et connaissance de soi
« Un homme sans ancêtres
est un arbre sans racines, un
ruisseau sans source »
Proverbe chinois
1
Introduction
En plus des aspects physiques, comme la couleur des cheveux ou la morphologie, ce sont des traits de caractère, des
problèmes existentiels ainsi que des aptitudes particulières qui se
transmettent d’une génération à l’autre. Ces transmissions, qui
sautent parfois une génération, ne vont cependant pas de soi. Au
contraire, elles opèrent généralement malgré soi.
Constater des similitudes entre les générations peut parfois nous surprendre, alors que, d’autres fois, ces ressemblances
semblent normales, comme si cela « coulait de source ». Avec les
héritages transgénérationnels, ce sont des vécus non intégrés qui
se répètent dans nos vies. Serait-il possible de mieux comprendre
ces répétitions pour, au lieu de les subir passivement, y jouer un
rôle actif ? Ces héritages sont-ils une fatalité de la condition
humaine ? Comment pourrions-nous mesurer l’importance de
leurs impacts dans notre vie quotidienne ?
Il est certain que notre rapport au monde et nos modes de
vie sont en grande partie dépendants d’un conditionnement
familial et culturel. L’héritage des vécus non intégrés par nos
aïeux véhicule également des « casseroles » collectives et
culturelles. Conscients et inconscients, ces héritages œuvrent
dans notre présent et dans nos destinées, ne manquant pas de
11
L’intégration transgénérationnelle
nous affecter, transmettant de fausses croyances et laissant
nombre d’interrogations sans réponses. Serait-il possible
d’intégrer ces héritages pour, au lieu d’en être le jouet, devenir
plus soi-même ?
Ainsi que je le soulignerai tout au long de cet essai, le rôle
du sujet en soi est essentiel pour intégrer ces héritages
transgénérationnels plutôt que de les subir. En effet, l’intégration
de nos origines et de nos héritages transgénérationnels sollicite
le sujet en nous pour simultanément conduire vers une meilleure
connaissance de soi et nous émanciper de nos aliénations1.
Depuis toujours, ceux qui se disent amis de la vérité, c’est-à-dire
les philosophes, suivent la route de la connaissance de soi,
découvrant les origines de leurs aliénations dont ils s’émancipent
comme s’ils franchissaient de célestes cols alpins. Le fameux
précepte des anciens Grecs, « Connais-toi toi-même et tu
connaîtras les dieux et l’univers » résume bien cette philosophie. Avec eux, nous devrions nous interroger sur ce qui nous
appartient en propre, c’est-à-dire ce qui relève du sujet en nous,
qu’il faudrait distinguer de ce qui provient de notre entourage,
familial et culturel.
La question de savoir jusqu’à quel point nous sommes
conditionnés est légitime, salutaire parfois. Au lieu de nous
servir, nos héritages ne limitent-ils pas le développement de
notre potentiel ? Du reste, quelle est la marge de manœuvre d’un
individu, nécessairement influencé par son contexte familial,
social et culturel ? Sommes-nous animés par des valeurs
impersonnelles imposées à notre insu ou percevons-nous les
désirs du sujet logé au fond de soi, la partie la plus authentique
de nous-mêmes ? Enfin, que nous manque-t-il pour être
philosophe (celui qui fait autorité dans sa vie), condition sine
qua non2 pour que le projet démocratique soit viable ?
1
2
Voir la définition de l’aliénation dans le glossaire.
Sans laquelle une démocratie n’est pas possible.
12
Aliénations et connaissance de soi
Nous ignorons généralement à quel point nous sommes
tributaires de nos aliénations transgénérationnelles, familiales
autant que culturelles. Lorsque nos capacités habituelles
d’intégration s’avèrent inopérantes, sans doute pouvons-nous
envisager un manque de connaissance de soi. Aujourd’hui,
l’expérience thérapeutique a montré que nous héritons d’un
bagage inconscient qui ne se rapporte pas seulement à notre
seule histoire, mais également aux vécus non intégrés par nos
parents, par nos grands-parents, par nos aïeux et plus
fondamentalement encore par notre culture. Que nous le
voulions ou pas, nous sommes nécessairement les héritiers d’un
« passé non passé », resté présent d’une manière ou d’une autre
dans nos vies. A travers nos symptômes et nos destins, nous
revivons des histoires qui perpétuent d’anciens événements non
assimilés.
Depuis Freud, les psychanalystes ont constaté que les
événements tragiques (guerres, abus, déportations, etc.) affectent
également les descendants des personnes impliquées, criminelles
ou victimes. Il est bien compréhensible que confrontés à des
situations dites « inhumaines », des individus soient amenés à
substituer au processus sain d’intégration psychologique des
mécanismes de défense archaïques qui dénient, refoulent ou
occultent les vécus insupportables. Mais ce faisant, l’impact
émotionnel et psychologique qui leur est associé ne sont pas
intégrés. Le soi-disant passé, resté en suspens, ne rejoint pas
vraiment l’histoire. Il ne s’écrit pas au passé, mais reste bien
présent, surtout s’il est devenu inconscient. Ces manques
d’intégration restent chargés d’émotions non libérées, lesquelles
se rejouent dans les relations avec l’entourage et plus particulièrement avec les enfants. Autrement dit, les événements non
intégrés psychologiquement, et que l’on ne saurait évoquer sans
déni ni malaise, conservent une charge pathogène potentiellement aliénante. À cause d’une dénommée « loyauté familiale
inconsciente » il arrive que des enfants absorbent ces difficultés
inconscientes non résolues, et qu’ils se sacrifient de manière plus
ou moins importante pour préserver un équilibre familial
13
L’intégration transgénérationnelle
invisible. Une dynamique qui n’est pas sans rappeler le rôle du
bouc émissaire, ou pharmakos, sacrifié pour soulager les
manques d’intégration d’une collectivité. Comme nous le
verrons, une autre réaction consisterait à ériger un « faux self »,
ou « persona », sorte de carapace qui protégerait des relations
trop intrusives.
1.1. Le transgénérationnel, une ancienne
science
Le fonctionnement des phénomènes transgénérationnels
est une formidable source d’enseignements pour mieux nous
comprendre nous-mêmes. Il donne leurs véritables significations
à certains événements qui autrement n’auraient aucun sens.
Depuis une vingtaine d’années, des analyses transgénérationnelles se multiplient, renouant avec un savoir ancestral qui
transparaissait dans les anciennes croyances populaires, même si
leurs mystères restaient le privilège des initiés. A son origine, le
système des castes en Indes était précisément destiné à optimiser
les compétences qui se transmettent des parents aux enfants. Des
pratiques thérapeutiques ancestrales, des écritures sacrées, ou
encore des textes religieux traitent du transgénérationnel, où les
liens par le sang étaient chargés de significations et dont la
mémoire se devait d’être cultivée. Didier Dumas3 relève de
nombreuses références aux phénomènes transgénérationnels
dans l’Ancien Testament. Des références qui ne sont pas
théoriques, mais plutôt métaphoriques et symboliques, plus
proches d’une culture traditionnelle et orale. Marie Balmary
également cite un passage de la Bible relatif aux héritages
transgénérationnels, « les pères ont mangé des raisins verts et les
dents des fils en ont été agacées »4. Dans Saint Jean (9.2), les
disciples de Jésus lui posent la question : « Maître, qui a pêché,
cet homme où ses parents, pour qu’il soit né aveugle ? » Dans le
Didier Dumas (2001), La Bible et ses fantômes, Desclée de Brouwer,
Paris.
4 Ezéchiel 18, 2 et suiv. Jérémie 31, 29.
3
14
Aliénations et connaissance de soi
livre de Job (8.8) l’on peut lire : « Interroge ceux des générations
passées, sois attentif à l’expérience de leurs pères. Car nous
sommes d’hier, et nous ne savons rien. » Mentionnons encore ce
passage de l’Exode (20,5) : « Je suis l’Eternel ton Dieu, le Dieu
fort, qui est jaloux, punissant l’iniquité des pères sur les enfants
en la troisième et quatrième génération de ceux qui me haïssent.
Et faisant miséricorde en mille générations à ceux qui m’aiment
et à ceux qui gardent mes commandements. »
Représentés de diverses manières, les effets transgénérationnels ont été parfois décrits comme des esprits qui
hanteraient les vivants (des possessions), parfois comme des
malédictions qui frapperaient plusieurs générations (porteuses
de la faute d’un aïeul), ou encore comme des traits caractéristiques d’une famille, d’une ethnie, etc. Les phénomènes de
transmissions transgénérationnelles étaient également connus
des anciens Grecs qui avaient assimilé bon nombre d’anciennes
traditions provenant du bassin méditerranéen et du MoyenOrient. L’importance donnée à la filiation n’est jamais gratuite,
mais au contraire chargée de significations et d’identité. Un
passage de l’Iliade5 témoigne du respect des liens transgénérationnels chez les anciens Grecs. Sur le champ de bataille pendant
la guerre de Troie, Glaucos, qui combat pour les Troyens,
rencontre Diomède, un ennemi grec. Mais, s’étant présenté l’un
l’autre leur généalogie, les deux hommes découvrent que le
grand-père de Diomède, Oinée, a un jour offert l’hospitalité au
grand-père de Glaucos, Bellérophon. Ainsi liés par les bonnes
relations de leurs grands-pères respectifs, Glaucos et Diomède ne
s’affrontent pas mais, au contraire, échangent leurs armes en
signe de respect mutuel.
L’analyse des phénomènes transgénérationnels n’est donc
pas une de ces modes qui envahit pour un temps le domaine des
sciences humaines. Dans les pratiques contemporaines
thérapeutiques et orientées vers la connaissance de soi, il s’agit
5
Homère, L’Iliade, Chant VI, v.119 et s.
15
L’intégration transgénérationnelle
plutôt de la redécouverte d’un savoir longtemps éclipsé. Sans
doute avons-nous beaucoup à apprendre de ces anciennes
sagesses pour mieux répondre à certaines difficultés contemporaines.
Ce regain d’intérêt envers les lois transgénérationnelles
nous offre d’émerger d’environ 2400 ans de prédominance d’une
mentalité métaphysicienne et patriarcale. Au IVème siècle avant
J.C., alors que naissait le projet démocratique et que s’imposait
la philosophie rationnelle, les anciennes connaissances furent
mises à l’index. À cause d’une méconnaissance de leurs natures,
peu accessible au plus grand nombre, elles furent étiquetées
comme étant des pratiques religieuses, ou poétiques, au sens
péjoratif de ces termes, c’est-à-dire intangible en apparence. Lors
de cette transformation culturelle, alors que Sophocle écrivait ses
tragédies à Athènes, les traditions orales ancestrales furent
progressivement remplacées par un nouvel ordre du savoir,
rationnalisé et réducteur, dorénavant écrit et simplifié, accessible
au commun des mortels – démocratie oblige. Le savoir religieux,
auparavant transmis par le biais de révélations spirituelles, passe
alors pour un simple acte de croyance, tandis que le réel se réduit
à ce que la raison peut en dire. La condamnation de Socrate, la
fin tragique de l’école de Pythagore, (victime d’une vengeance
personnelle, de la jalousie et de l’ignorance des villageois
voisins), sont des exemples des changements qui s’opèrent à
cette époque. Déjà secrète parce que associée à des initiations
pour lesquelles une préparation était indispensable (vitale
parfois), la transmission de ces connaissances se poursuivit dans
la plus stricte clandestinité afin d’échapper à l’opprobre
fluctuante des nouveaux dirigeants.
L’œuvre de Freud aura contribué à nous rappeler que la
psyché n’est pas qu’une affaire rationnelle. Le rappel des réalités
non conscientes lui valut de rencontrer d’énormes résistances
comme c’est naturellement le cas lorsque les forces refoulantes
sont provoquées. Quoi qu’on puisse en dire, la psychanalyse aura
rétabli dans l’esprit populaire la nécessité de prendre en compte
16
Aliénations et connaissance de soi
la présence de ce qui est inconscient. Ses concepts fondamentaux
auront réintroduit du langage et de la conscience dans un
domaine presque oublié, entre une rationalité purement
abstraite et la pratique thérapeutique concrète. En flirtant avec le
sujet en soi, la psychanalyse aura notamment révélé l’importance
des processus transférentiels inconscients, réintégré l’art d’une
analyse des rêves, le rôle des vécus émotionnels, les liens aux
parents, à l’entourage et à la culture et mis des mots sur la libido.
Perspicace, Freud6 déjà repérait la présence des aliénations
transgénérationnelles dans son dernier ouvrage : « l’hérédité
archaïque de l’homme ne comporte pas que des prédispositions
mais aussi des contenus idéatifs des traces mnésiques qu’ont
laissé les expériences faites par les générations antérieures. »
Définir le psychisme individuel comme fonction de sa
préhistoire inconsciente ne manqua pas de se heurter aux
résistances narcissiques de l’égo. Au lieu d’y percevoir un champ
de développement, l’esprit rationnel y voit une menace pour sa
supposée toute-puissance. Aujourd’hui encore, le véritable
intérêt d’une meilleure connaissance de soi échappe au plus
grand nombre. La curiosité populaire envers les phénomènes
transgénérationnels pourrait ici jouer un rôle d’ouverture
puisqu’il s’agit d’un thème très présent dans la conscience
collective, sans nul besoin de connaissances théoriques pour en
observer les manifestations. Chacun peut observer la manière
dont nos héritages transgénérationnels influencent nos vies. De
jeunes mères qui s’étaient juré de ne pas reproduire les conduites
de leurs propres mères, reconnaissent parfois que malgré elles,
elles répètent certains schémas. Et que dire de ces pères qui
redistribuent sans y penser les injonctions qu’ils ont eux-mêmes
reçus étant enfants.
De telles observations, courantes et banales, peuvent
nous provoquer et réveiller un désir de faire la part entre le sujet
Sigmund Freud (1939), Moïse et le monothéïsme, Gallimard, 1948,
Paris, p.134.
6
17
L’intégration transgénérationnelle
en soi de ce qui n’est pas vraiment nous-mêmes et qui nous
aliène, provenant des liens familiaux, sociaux et culturels.
Comment être soi-même (indivisé ou non aliéné) alors que nous
sommes nécessairement inscrits (parfois enchaîné) dans deux
lignées familiales, lié à une histoire sociale et culturelle qui, pour
le meilleur ou pour le pire, conditionne nos existences.
Souvent ce sont les symptômes qui motivent le besoin
d’une plus grande connaissance de soi et d’une émancipation du
passé inconscient. Faire la part des choses entre ses aliénations
et ses désirs propres n’est toutefois pas une entreprise aisée. Les
plus sûrs de nos guides sont les symptômes eux-mêmes,
derrières lesquels se nichent les vérités recherchées. Reste que
leur intégration est complexe, certains héritages étant parfois
considérés comme des atouts, parfois comme des fardeaux. Or,
même les héritages apparemment positifs réclament d’être
intégrés par le sujet en chacun de nous afin d’être en mesure de
les transmettre de façon non aliénante aux générations
suivantes. À défaut d’intégrer ces héritages, ceux-ci nous
habitent plus que nous ne l’imaginons. La littérature spécialisée
montre que de nombreuses manifestations symptomatiques,
collectives et individuelles, sont dues à des manque
d’assimilation d’événements mal vécus. Ces manques
entretiennent alors des conflits susceptibles de se reporter et de
se propager sur l’entourage et sur les prochaines générations.
Pour sensibiliser le lecteur aux dynamiques transgénérationnelles, introduisons ici un premier exemple d’intégration.
Claude Nachin7 présente une situation dans laquelle des
évènements non assimilés par une première génération sont à
l’origine des symptômes d’un membre de la génération suivante.
Une femme souffre d’une phobie du froid doublée d’une certaine
frigidité. Soudainement, contrastant avec son discours habituel,
Claude Nachin (2001), « Unité duelle, crypte et fantômes », dans La
psychanalyse avec Nicolas Abraham et Maria Torok, sous la direction
de Jean-Claude Rouchy, Éres, Paris, p. 47.
7
18
Aliénations et connaissance de soi
la voilà qui fait part d’idées suicidaires. Sur ces entre- faits, elle
explique que sa tante est à nouveau déprimée. En suivant cette
piste, il apparaît que ni sa mère ni les sœurs de celle-ci n’ont fait
le deuil de leur père mort hydrocuté8 lors d’un voyage avec sa
maîtresse, bien avant la naissance de la patiente. Celle-ci exprime
au travers de certains de ses symptômes (précautions contre le
froid et inhibition sexuelle) le contexte du décès de son grandpère. Nous pouvons alors comprendre ses symptômes comme
étant les manifestations inconscientes d’un deuil qui n’a toujours
pas été intégré : ils « parlent de ça ». Une fois la signification de
ses symptômes mise à jour, cette femme peut enfin élaborer et
intégrer ce qui l’aliénait.
Cette situation illustre les influences que peuvent avoir
des événements qui se produisirent avant la naissance de celles
et ceux qui en héritent. D’une manière générale, l’intégration
transgénérationnelle nous renvoie, non seulement à une nouvelle
compréhension des dynamiques familiales, mais vers une
meilleure connaissance de l’être humain, jusqu’aux mécanismes
les plus archaïques de sa psyché. En particulier, comme j’y
reviendrai tout au long de mon propos, il s’agit de reconnaître ici
cette fonction du sujet en soi capable d’intégrer son vécu, ou au
contraire, privé de pouvoir le faire. Ce sujet n’a le plus souvent
pas eu voix au chapitre et a été laissé dans l’ombre de ses
aliénations même si celles-ci peuvent paraître conformes aux
attentes familiales et/ou collectives.
Si cette approche n’est pas fondamentalement contradictoire avec les acquis freudiens concernant la dimension
inconsciente du psychisme, elle réclame une redéfinition de ce
sujet en soi, plus essentielle et plus proche des anciennes
traditions. Elle élargit également ce qui fut attribué à
l’inconscient (produit de ce qui fut refoulé ou dénié) pour couvrir
l’ensemble des héritages non intégrés, c’est-à-dire toutes les
sources possibles d’aliénation. Sur ce point, en plus des
8
Syncope provoquée par immersion dans une eau glacée.
19
L’intégration transgénérationnelle
références aux analyses psychogénéalogiques contemporaines, je
m’inspire des enseignements issus l’analyse transgénérationnelle
du mythe d’Œdipe9. De manière générale, le travail d’intégration
transgénérationnel nous engage sur un terrain plus vaste que
celui sur lequel la psychanalyse s’était aventurée. Par exemple,
elle relativise la structuration patriarcale de la psyché, considérée
comme étant un héritage culturel aliénant, une perspective qui
prolonge la portée des premières analyses psychanalytiques.
Il convient aussi de rappeler les analyses de Françoise
Dolto qui anticipèrent ce qui, aujourd’hui, se regroupe sous le
terme de « transgénérationnel ». Elle rappelait l’importance de
ne pas cacher aux enfants des événements significatifs du vécu
des adultes, des décès dans la famille, des paternités extraconjugales, etc. Non seulement l’enfant en possède une connaissance
intuitive, mais surtout, cela provoque en lui le besoin compulsif
de rechercher une explication tangible à son ressenti, une quête
qui peut ne jamais aboutir, aliénant durablement son destin. Par
exemple, nous pouvons établir le parallèle entre des adolescents
qui consomment abusivement alcool ou drogues et des parents
qui auraient « réglé » leurs difficultés en ayant eux-mêmes
consommés des drogues (ou des médicaments). L’absence
d’assimilation psychologique des vécus difficiles, éludés au lieu
d’être élaborés dans un cadre adéquat, pèse sur les générations
suivantes qui, en retour, en manifestent les effets. Ainsi, des
groupuscules extrémistes rejouent des problématiques non
intégrées par les générations précédentes, tel que, par exemple,
le nazisme en Europe.
1.2. Répétitions significatives
Comme le rappelle Anne-Ancelin Schützenberger, les
guerres et les génocides sont une source majeure de traumatismes qui se répercutent sur plusieurs générations. « Les
Thierry Gaillard (2012), La renaissance d’Œdipe, une mythanalyse
transgénérationnelle, Ecodition, Genève.
9
20
Aliénations et connaissance de soi
familles et les pays se remettent mal, comme par exemple de la
guerre d’Espagne (1936-1939), dont les bannis (les Espagnols
disent les « déterrés », enlevés de leur terre) et les exilés et
émigrés ne sont pas rentrés. Les émigrés russes ne sont pas
rentrés non plus en 1992 (ceux de l’émigration de 1906, ni ceux
de 1917), ni les protestants partis en Allemagne ou en Suisse
après la Révocation de l’Édit de Nantes (1685). » Anne-Ancelin
Schützenberger présente le génosociogramme (arbre généalogique des liens transgénérationnels) d’une famille traumatisée
par le génocide arménien du 24 avril 1915. Trois générations plus
tard, deux sœurs donnent naissance à des enfants ayant un grave
problème à la tête. Un avec une hernie cervicale (« cervelle
dégoulinante »), l’autre avec un étranglement par le cordon
ombilical, qui a provoqué une infirmité cérébrale jusqu’à sa
mort, en avril 1986, 71 ans après le drame arménien. Lors du
génocide, la grand-mère de ces sœurs avait été traumatisée par le
spectacle des têtes coupées de ses sœurs et de sa mère. « Il faut
reconnaître que cela fait un choc de découvrir que toutes ces
femmes étaient coiffeuses. La grand-mère a vu les têtes coupées ;
depuis, toutes les filles réparent et embellissent les têtes, sauf
une […] qui est anesthésiste-réanimateur - elle répare la mort
peut-être ? » 10
Ce genre de vécus non intégrés peut transmettre des
messages inconscients qui conditionnent le destin des
descendants. Guy Ausloos11 mentionne le cas d’un jeune anglais
qui resta en Afrique pendant les combats pour l’indépendance
alors que ses concitoyens étaient rentrés au pays. Obéir à la
devise familiale, « faire face », lui valut beaucoup d’ennuis et une
lourde infirmité. Une fois devenu adulte, il fit des recherches et
découvrit l’histoire familiale qui l’avait conditionné. Un de ses
ancêtres, amiral de la flotte anglaise, avait préféré sauver
bâtiments et équipages en anticipant une défaite contre les
Anne-Ancelin Schützenberger (1998), Aïe, mes aïeux !, Desclées de
Brouwer, Paris, p. 72.
11 Guy Ausloos (1980), « Œdipe et sa famille, ou les secrets sont faits
pour être agis », dans Dialogue, n°70, AFCCC, Paris.
10
21
L’intégration transgénérationnelle
Français. Il fut cependant pris comme bouc émissaire par le
gouvernement qui prononça son bannissement. Radiée de la
gentry anglaise, sa famille fit alors modifier son nom et imposa
une nouvelle devise, « faire face », pour racheter la honte et faire
oublier l’histoire de l’ancêtre. Cette devise aura aliéné l’héritier
d’une histoire non intégrée et biaisé son appréciation du danger à
rester en Afrique.
L’expérience clinique révèle aussi que des événements
non intégrés se répètent à des dates précises. Comme si une
mémoire inconsciente qui associe un vécu avec un repère
temporel surgissait pour imposer la répétition d’une histoire
ancienne. Anne-Ancelin Schutzenberger parle de « syndrome
d’anniversaire » lorsque des événements se reproduisent à une
même date ou dans ces circonstances similaires. Un jeune
médecin de vingt-sept ans mentionne un petit accident de
voiture alors qu’il conduisait son fils de six ans à l’école pour la
première fois. Anne-Ancelin lui propose de se renseigner si dans
sa famille des accidents similaires auraient pu se produire. Et en
effet, « quand il était enfant, à six ans, en allant à l’école pour la
première fois avec son père, il a eu un accident de voiture le 1er
octobre. Le père a eu un accident, lui aussi, enfant, en allant à
l’école pour la première fois, avec son père (le grand-père). Le
grand père n’a pas eu d’accident en allant à l’école, car il n’y est
pas allé ; son père venait d’être tué à Verdun ; sa famille était très
pauvre […] il est donc allé garder les vaches, en louchant sur
l’école. Depuis, toutes les rentrées scolaires, à chaque génération,
ont été marquées par un accident de voiture sur le chemin de
l’école. »
Ceux qui naissent le même jour que celui d’un enfant
décédé risquent d’être des « enfants de remplacements », aliénés
par un deuil non fait chez les parents. Comme Salomon Sellam 12
l’a montré, ces enfants de remplacements sont parfois conçus le
Salomon Sellam (2007), Le syndrome du gisant, Bérangel, SaintAndré-de-Sagonis.
12
22
Aliénations et connaissance de soi
jour anniversaire de la naissance ou du décès d’un frère ou d’une
sœur prématurément disparu. Il faut alors prendre en compte la
date qui précède de neuf mois la naissance de celui qui hérite
d’un « gisant ».
Toutes ces associations sont susceptibles de restituer la
signification de certains événements pour offrir de les intégrer.
L’intégration repose en effet sur nos aptitudes à donner un sens
et à assimiler son vécu. Salomon Sellam raconte l’histoire de
cette jeune femme qui se plaint du comportement taciturne et
triste de son fils, Roman, pourtant en parfaite santé. Il apparaît
que cette femme a vécu deux fausses couches, pour deux enfants
dont les prénoms devaient être Romain et Anne. Or le prénom
qu’elle a attribué à son fils associe ceux des deux fœtus, lui
faisant porter la charge de ses propres deuils non faits. « Après
un petit temps d’arrêt, une grimace puis quelques pleurs, elle a
compris simplement que le petit Roman portait les valises de
Romain et de Anne. Le deuil de ces deux enfants n’avait jamais
été fait, la mémoire de ces fausses couches restait inscrite sur
Roman. Ce dernier ne pouvait pas profiter de sa vie normalement
car il était chargé de faire revivre deux morts aux yeux de ses
parents. »
Une fois de plus, c’est l’interprétation symbolique de la
situation qui permet d’intégrer un vécu problématique. De
manière générale, l’intégration passe par une interprétation qui
donne un sens à notre relation au monde. Sorte de mise à jour
continuelle de nos connaissances, l’intégration est un travail
psychologique aussi naturel que le fait de respirer ou de manger.
Comme il est parfois possible de l’entendre, il ne s’agit surtout
pas de dénigrer la pensée, de « ne plus y penser », mais au
contraire de commencer à penser véritablement. L’appareil
psychique, au même titre que d’autres fonctions (la motricité, la
vue, l’écoute, etc.) demande à être correctement mis au service
du sujet en soi. Chacun se doit de développer des idées, des
« explications », des compréhensions personnelles ou inspirées
par autrui, permettant « d’aller de l’avant ». Plusieurs théories
23
L’intégration transgénérationnelle
développementales les décrivent, chacune en fonction de ses
propres références. Par exemple, Lev Semyonovich Vygotsky13
avait développé la notion de « zone proximale de développement » pour montrer de quelle manière l’enfant bénéficie des
apports d’un tiers plus expérimenté pour mieux intégrer ses
apprentissages.
Dans la perspective développementale et thérapeutique
qui nous intéresse, l’intégration correspond à une fonction
psychologique qu’il faut attribuer au sujet en soi. Elle permet de
s’approprier son rapport au monde, s’agissant aussi bien de son
propre corps, de sa libido et de son inconscient, que du rapport à
autrui. Elle est le résultat d’une production créatrice de l’esprit,
de son intelligence, une fonction qui contribue à la réécriture du
passé non passé pour le faire entrer dans l’histoire.
Nous ne parvenons cependant pas toujours à intégrer nos
vécus. Non intégrés, ils se transmettent par des liens familiaux et
culturels et constituent ce que l’on pourrait qualifier de « passé
non passé » aliénant. Nous pouvons en dire qu’il n’appartient pas
à l’histoire d’une personne, à son patrimoine existentiel. En
vérité, il n’est pas passé mais reste psychologiquement présent,
en attente d’être intégré. C’est particulièrement le cas des deuils
non faits. Plus ils renvoient à des vécus non intégrés, plus ils sont
difficiles à faire. Pour Saint Augustin : « Les morts sont des
invisibles, ils ne sont pas des absents ». Ce passé psychologique
nous interpelle parfois avec des impressions de « déjà vécu », ou
lorsque nous prenons conscience de revivre certaines situations.
Or, la répétition d’un destin ou encore d’un symptôme, n’est rien
d’autre que le retour de ce qui n’a pas été intégré, s’agissant aussi
bien d’un vécu personnel, que de celui hérité de manière
transgénérationnelle. Sur ces manifestations d’un « passé non
passé », le temps n’a pas de prise, il ne s’écoule pas véritablement. Toujours révélateurs d’un manque d’intégration, ces
Lev Semyonovich Vygotsky (1987), Mind in Society, Harvard
University Press, Cambridge.
13
24
Aliénations et connaissance de soi
symptômes prennent diverses apparences. Ils peuvent
également, comme nous le savons aujourd’hui, se propager d’une
génération à une autre. Ce passé non passé conditionne nos
projections sur le monde, nos « visions du monde » et occulte,
plus ou moins gravement, notre rapport au réel, comme
l’illustrent par exemple les symptômes paranoïaques.
La vie du comédien français Darry Cowl a souvent été
citée pour illustrer les conséquences pour lui du vécu non intégré
par ses parents. Bien que marié à Louise Gastineau, son père,
médecin, se lie avec une jeune fille basque qui tombe enceinte.
Pour préserver les apparences, l’épouse du médecin simule une
grossesse avec des coussins et remplacera la mère biologique sur
le départ. Jouer la comédie sera le destin de Darry Cowl. Jouer
pour perdre également, puisque son addiction aux jeux d’argent
fut notoire, comme si gagner de l’argent en jouant la comédie
rend impossible de pouvoir en jouir. En effet, la comédie des
parents le privera de l’amour de sa mère biologique. A 21 ans
Darry Cowl tombe follement amoureux de Nelly, une femme de
40 ans, qu’il épouse. Si le lien à la mère semble ici devoir se
rejouer, c’est surtout la manière par laquelle Darry Cowl la
quittera qui est instructive. En effet, c’est en accompagnant sa
femme enceinte à une visite chez une jeune médecin gynécologue
qu’Éros lui décoche à nouveau ses flèches. Comme sa mère
biologique qui tomba amoureuse d’un jeune médecin, il tombe
amoureux de la gynécologue et finira par l’épouser en secondes
noces. Cerise sur le gâteau, en reconnaissant l’enfant de sa
nouvelle épouse, Darry Cowl répare une fonction paternelle
déficiente chez son père, qui n’avait ni assumé sa liaison
extraconjugale, ni fait reconnaître la mère biologique de son fils.
Un autre acteur connu, Jack Nicolson, n’a découvert que
tardivement le fait que sa sœur était en vérité sa mère. Le poids
de ce secret expliqua la confusion dont il était coutumier dans ses
relations affectives.
Secrets, non-dits, mensonges, sont lourds de conséquences pour les héritiers. Des parents, ou grands-parents, qui
25
L’intégration transgénérationnelle
n’ont pas voulu, ou pas su, assumer leurs vécus dans une parole,
transmettent à leurs descendants des histoires non intégrées.
Leurs impacts sont inévitable, parfois dramatiques. En privant
les enfants d’une transmission symbolique, verbale, qui leur
permettrait d’organiser leur perception, la transmission d’une
lacune symbolique se manifeste par toutes sortes de symptômes.
Parallèlement aux multiples manifestations des manques
d’intégration, c’est aussi le rapport au réel, dans ce qu’il contient
d’inconnu qui s’amenuise. Plus l’esprit est occupé à résister et à
maintenir refoulés les événements non intégrés, plus il se montre
réfractaire à toute « objectivité », et inapte à rencontrer le
nouveau sur lequel il projette ses préjugés. Une fois ces
projections analysées, l’intégration garantit la perception de ce
qui est nouveau dans le présent.
Intégration
Histoire
Individuelle
Histoire
Familiale
Histoire
Sociale
(Ethnique)
Histoire
Culturelle
1.3. Les aliénations culturelles
Au-delà des limites d’une généalogie familiale une perspective globale d’intégration transgénérationnelle doit également
tenir compte des transmissions qui proviennent d’une société
et/ou d’une culture. Ces héritages ont un impact considérable sur
le psychisme de leurs membres. En vérité, parce qu’elles sont les
plus fondamentales, ces influences culturelles laissent augurer
les héritages transgénérationnels. Et comme nous le verrons, le
sujet en soi se rencontre au-delà de toutes les formes
d’aliénations, notamment culturelles, raison pour laquelle c’est
Sophocle qui le mieux va nous l’expliquer.
26
Aliénations et connaissance de soi
L’œuvre de Sophocle sur Œdipe nous montre de quelle
manière les héritages transgénérationnels se sont amplifiés et
comment ils peuvent se combiner avec un héritage collectif. Pour
donner sa place au sujet en soi, Sophocle révèle l’importance
d’une intégration de « l’Œdipe », alternative au refoulement qui
caractérise notre civilisation patriarcale. Même s’il caractérise
notre civilisation patriarcale, le refoulement du complexe
d’Œdipe n’est pas pour autant synonyme de libération ou
d’intégration. Au même titre qu’une famille pourrait refouler un
secret sur plusieurs générations, le refoulement de l’Œdipe
charge les héritiers d’un manque d’intégration. A défaut d’une
meilleur option, notre civilisation patriarcale s’est clairement
érigée par et avec le refoulement des conflits œdipiens. Un
refoulement qui ne manque pas de produire des effets
secondaire, lesquels affectent la collectivité dans son ensemble
ainsi que chaque personne de manière individuelle - en fonction
de ce dont elle hérite à une échelle plus restreinte, familiale. Face
aux mêmes tabous transgressés par le personnage de la légende
grecque, nous sommes généralement structurés sur le mode
d’une réaction défensive (régression, refoulement ou déni) et non
pas d’une intégration de cette problématique culturelle.
Il faut remonter aux sources de notre culture pour comprendre de quelle manière l’option du refoulement s’est
généralisée. Nous trouvons ainsi dans les œuvres14 de Sophocle
sur Œdipe un tout autre message, plus symbolique et plus proche
des sagesses anciennes. En suivant la piste que Sophocle nous
propose, c’est la nature œdipienne des aliénations patriarcales
qui nous est révélée, permettant de mieux analyser cet héritage
culturel. Le message de Sophocle révèle l’importance d’une
intégration de l’ « Œdipe » comme alternative à son refoulement,
typique de notre culture patriarcale.
Des résumés d’Œdipe-roi, Œdipe à Colone et Antigone sont proposés
en annexe.
14
27
L’intégration transgénérationnelle
Le personnage d’Œdipe que Sophocle présente dans ses
tragédies revit à l’envers les relations parentales, il tue sans le
savoir un père qui avait tenté de le supprimer à sa naissance, et
se retrouve marié à une femme dont il ignore qu’elle est sa mère.
Difficile de mieux mettre en scène un problème de filiation !
Sophocle nous présente avec le « cas Œdipe » le summum d’une
aliénation transgénérationnelle pour ensuite nous donner les clés
du processus de guérison. Œdipe, qui se retrouve à la place de
son père sur le trône de Thèbes et dans le lit de Jocaste, n’est
bien évidemment pas à sa place, ni en train d’accomplir un destin
qui lui serait propre. Empêché d’être lui-même, il est un autre,
c’est-à-dire qu’il est aliéné. Comble de l’aliénation, sa position est
dramatisée par la tragédie grecque et l’obligera à changer de vie,
c’est-à-dire à commencer une nouvelle vie en tant que sujet. La
révélation de ses origines qui provoqua le drame sera aussi
responsable de la naissance du véritable sujet en Œdipe. S’il perd
son trône et meurt à son ancienne vie, il renaîtra en tant que
sujet pour finalement devenir le héros de Colone. Si Œdipe doit
renaître, c’est parce qu’il n’était pas encore né en tant que sujet.
Nous verrons qu’il était trop aliéné par les manques
d’intégrations qui se sont propagés et amplifiés chez ses aïeux
(des deuils non faits en particuliers) et que sa renaissance lui
permettra de s’en émanciper.
Bien évidemment, il ne s’agit pas de prendre le récit de
l’histoire d’Œdipe au pied de la lettre. Il est une représentation
symbolique et symbolisée des anciennes sagesses dont Sophocle
rend compte entre les lignes de son œuvre. Celle-ci véhicule un
savoir et un enseignement de grande valeur sur le fonctionnement des lois transgénérationnelles. En plus de décrire les
relations aliénantes familiales, se sont également les héritages
collectifs, ceux que les Thébains font peser sur Œdipe, que les
pièces de Sophocle mettent en scène. Leur analyse permettra de
mieux comprendre l’impact que peut avoir une tradition
patriarcale collective sur le sujet en soi. Une fois traduit dans la
langue de la mythologie, à savoir le Mythos, nous découvrirons
une autre signification qui nous permettra de mettre en rapport
28
Aliénations et connaissance de soi
les cultures traditionnelles et contemporaines et de renouer avec
les savoirs anciens sur le « transgénérationnel ».
La présentation par Sophocle du « cas Œdipe » et de sa
guérison nous permet d’accéder aux savoirs des Anciens à propos
des aliénations transgénérationnelles. Après Sophocle, et à partir
du IVème siècle avant J.C. le développement de la rationalité et
de la métaphysique15 réduit le sens véritable des thématiques
associées à l’inceste et au parricide en une morale patriarcale. En
effet, à l’origine, il s’agissait de symboliser16 la renaissance des
enfants pour les faire entrer dans la communauté des adultes. Ils
devaient traverser des grottes ou des cavernes, symbolisant un
retour dans les entrailles de la Mère-Terre, pour être initié au
monde des adultes. Il s’agissait de mourir au monde de l’enfance
pour renaître et être admis dans la communauté des adultes. Les
messages des mythes sont symboliques et les tragédies
reprennent un même langage et parfois un même contenu.
Témoignage de ces savoirs traditionnels, l’itinéraire
d’Œdipe illustre parfaitement les processus d’aliénation et
d’émancipation transgénérationnelles. C’est lorsqu’il est roi de
Thèbes, une position valorisée dans une société patriarcale qu’il
est le plus aliéné. Au contraire, à Colone, c’est quand il ne
représente plus rien socialement qu’il s’accomplit comme un
homme véritable, (ou un sujet), capable de garantir la prospérité
de ses hôtes. Avec ses tragédies, Sophocle nous lègue un
enseignement d’une richesse insoupçonnée, non rationnelle,
mais possédant l’ampleur et la profondeur des messages
symboliques. J’y ferais régulièrement référence pour illustrer le
fonctionnement des transmissions transgénérationnelles.
L’« Œdipe » de Sophocle illustre encore une autre réalité
que l’on retrouve dans la clinique contemporaine, celle de
Voir la définition de la métaphysique sous « phénoménologie » dans
le glossaire.
16 C’est-à-dire faire sens, associer une signification.
15
29
L’intégration transgénérationnelle
l’importance d’une fonction édificatrice parentale. Comme nous
aurons l’occasion d’y revenir en détail, l’absence d’une telle
fonction édificatrice chez ses parents oblige Œdipe à renaître par
lui-même. Interrogé sur ce qui constitue une faute, dans le sens
d’une responsabilité des transmissions transgénérationnelles,
Didier Dumas explique : « La faute ? Mais c’est une carence de
parole, une impossibilité à dire, à s’assumer comme un être
humain, un être de langage »17. Toute la nuance entre une
fonction parentale simplement biologique, et celle édificatrice
d’un sujet dans l’enfant, se retrouve dans cette question d’une
transmission symbolique, ou au contraire, son absence
symptomatique. La parole des parents est essentielle pour que le
sujet dans l’enfant puisse advenir, une parole qui l’initie au
monde et à ses réalités, voire à ses vérités. La simple mise en mot
des manques d’intégration peut à elle seule juguler les effets des
héritages transgénérationnels. L’importance de cette communication dans la filiation est essentielle dans la mesure où elle
confère sa richesse aux liens entre les générations.
Serge Tisseron18 propose de considérer que « le désir de
l'homme, c'est le désir de symboliser ses diverses expériences du
monde, et, pour cela, sa relation avec un tiers lui est indispensable. » Il précise encore que cette perspective « a le mérite de
placer le désir de communiquer avec un autre sous le signe d'une
nécessité psychique irréductible à la communication. Nous ne
communiquons pas pour communiquer, et encore moins pour
transmettre. Nous communiquons pour symboliser notre propre
vie psychique. Ce point de vue nous permet en outre de
comprendre les ratés de la transmission. Dans toute relation, ce
qui est transmis, c'est une forme de symbolisation de l'expérience, qui est pour une part consciente et pour une autre
Nina Canault (1998), Comment paye-t-on les fautes de ses ancêtres,
Desclée de Brouwer, Paris.
18 Serge Tisseron, « Les secrets de famille, la honte. Leurs images et
leurs objets », La psychanalyse avec Nicolas Abraham et Maria Torok,
Op. Cit., p. 54.
17
30
Aliénations et connaissance de soi
inconsciente. » Une analyse que Boris Cyrulnik19 résume ainsi :
« le sens naît dans la relation à autrui ».
La redécouverte des lois transgénérationnelles nous permettent d’accéder à de nouvelles perspectives d’analyse. Nicolas
Abraham et Maria Torok, pionniers des analyses transgénérationnelles, situent leur notion d’introjection20 au cœur du
développement du sujet. Ils ont aussi introduit dans le champ de
la clinique la perspective philosophique phénoménologique.
L’être et l’existence, comme présence et sensation, sont au centre
du développement du sujet en soi. C’est en étant davantage soimême que les aliénations transgénérationnelles trouvent le
chemin d’une intégration. Une perspective dans laquelle il
convient de se centrer sur le rôle du sujet en soi. C’est lui, plus
que l’être en tant que tel, qui est le garant d’une intégration de sa
préhistoire.
Une telle approche prend en compte la subjectivité de
chacun, essentielle pour intégrer les aliénations transgénérationnelles puisque leurs effets sont forcément vécus de manière
originale par chacun. Nous prenons ainsi le contre-pied d’une
tradition positiviste21, qui réduirait l’intégration à des croyances
explicatives supposées suffire pour régler les problèmes. Or,
aussi pertinentes soient-elles, les explications qui ne sont pas
produites par le sujet lui-même ne garantissent pas une
intégration durable - nous y reviendrons.
Boris Cyrulnik (1998), Les enfants qui tiennent le coup, Hommes et
Perspectives, Revigny-sur-Ornain.
20 Ma définition de l’intégration diffère quelque peu de l’introjection
dans la mesure où l’intégration est une fonction du sujet en soi et non
pas simplement celle que la phénoménologie pourrait attribuer à l’être.
21 A propos du positivisme, voir le glossaire.
19
31
L’intégration transgénérationnelle
1.4. Au-delà du temps, être plus présent
De manière générale, les questions que les phénomènes
transgénérationnels soulèvent sont multiples et fondamentales.
Les témoignages thérapeutiques nous invitent à nous réapproprier les lois transgénérationnelles connues depuis fort
longtemps, mais oubliées. Il s’agit aussi d’une conséquence d’un
regard élargi sur l’histoire, aujourd’hui capable de synthétiser
une quantité d’informations difficilement accessibles auparavant.
En effet, un meilleur archivage des données sur plusieurs
générations permet de vérifier des analyses spéculatives à la
lumière de nouveaux éléments rendus publics. Par exemple, les
études de Serge Tisseron22, à propos des effets d’un secret de
famille chez Hergé, auteur des célèbres bandes dessinées Tintin,
ont été ensuite confirmées par des révélations inédites.
Coïncidence significative, une même extension des connaissances, au-delà d’une temporalité limitée, révolutionne
également les sciences dites « dures ». Des chercheurs23 ont
trouvé sur l’ADN des traces d’événements traumatiques vécus
par les parents et les grands-parents. Le philosophe Michel
Serres24 souligne que « nous nous apercevons aujourd’hui que
notre concept d’humanité était jusqu’ici d’une étroitesse étrange.
Autrefois, un homme qui avait, comme on dit, des « humanités », pouvait remonter jusqu’au VIIIe siècle av. J.-C. Or, depuis
quelques décennies, notre vision de l’homme s’étale sur des
millions d’années ! Elle a complètement changé d’échelle !. […] Si
vous me demandez par exemple mon âge, je vous répondrai que
j’ai eu 73 ans hier. Mais ça n’est qu’une façon de voir les choses.
Si je considère mon cerveau, je vois que ses couches superfiSerge Tisseron (1992), Tintin et les secrets de famille, Aubier, Paris.
Marine Corniou (2010), « Nos états d’âmes modifient notre ADN »,
Sciences et Vie, 1110, Paris, pp.98-103.
24 Interview publié à l’occasion d’une conférence donnée lors des
« Rencontres Internationales de Genève » le 23 septembre 2003 dans le
journal Construire, n° 39.
22
23
32
Aliénations et connaissance de soi
cielles ont été formées au moment de l’apparition d’homo
sapiens. Au-delà, je porte en moi des profondeurs cervicales qui
remontent à l’âge des sauriens. Si je regarde l’âge de mon ADN,
je constate que j’ai des milliards d’années. Et les atomes qui me
constituent, nés dans la fournaise des galaxies, remontent au
Big-Bang… Par conséquent, il n’est plus possible de penser
l’homme comme le pensaient nos professeurs... »
Notre rapport au temps concentre un grand nombre de
thématiques passionnantes. Prendre conscience de notre
condition de mortel et intégrer cette réalité peut conduire à des
adaptations de toutes sortes. Certains aspireront au statut
d’immortel en laissant des traces historiques de leur œuvre.
Henri Laborit considère à ce propos que « L'homme est le seul
animal qui sache qu'il doit mourir, et l'angoisse qui en résulte est
sans doute la motivation la plus puissante à la créativité »25. Mais
intégrer cette réalité est généralement partielle tant il est vrai
qu’il s’agit là d’une limite à nos facultés de penser. Les situations
de deuils nous y confrontent et révèlent les difficultés qu’elles
peuvent occasionner. Il est d’ailleurs notoire que des individus
redeviennent fertiles lorsqu’ils trouvent les conditions leur
permettant de faire d’anciens deuils qui n’avaient pas pu se faire,
ou dont ils n’ont jamais eu conscience. Le désir de procréation
peut également sembler être une solution aux deuils non faits.
Mais si l’homme cherche à pallier sa condition de mortel dans la
procréation (consciemment ou inconsciemment), cette solution
peut constituer un expédient qui laissera son lot de difficultés à
la charge des générations suivantes. Ainsi, comme nous
l’analyserons en détail par la suite, parmi les événements non
intégrés qui affectent les générations suivantes, les deuils gelés
sont une source « classique » d’aliénation.
Tous ces questionnements, et en particulier ceux sur la
mort et la vie, ont occupé l’esprit de Freud. Celui-ci relève
d’ailleurs la possibilité théorique d’une pérennité des cellules
25
Henri Laborit (1976), Éloge de la fuite, Robert Laffont, Paris.
33
L’intégration transgénérationnelle
sexuelles : « Nous trouvons le plus grand intérêt à la façon dont,
dans ses travaux, A. Weissmann26, a traité le thème de la durée
de la vie et celui de la mort des organismes. C’est ce chercheur
qui a introduit la distinction entre une moitié mortelle et une
moitié immortelle de la substance vivante. La moitié mortelle est
le corps au sens étroit, le soma ; lui seul est soumis à la mort
naturelle, tandis que les cellules germinales sont potentiellement
immortelles dans la mesure où elles sont capables, sous certaines
conditions favorables, de se développer en formant un nouvel
individu ou, en d’autre termes, de s’entourer d’un nouveau
soma. »27
Défiant les limites de l’espace-temps, l’intégration transgénérationnelle aborde des problématiques essentielles de la
condition humaine. Celles d’un rapport aux origines, là où le
sujet en soi renoue avec les lois non écrites de la vie, et où la
connaissance de soi prend racine. Il ne s’agit cependant pas
d’aller vers le passé, mais bien plutôt d’être plus présent. C’est
par plus de présence à soi que le passé non passé se révèle pour
être intégré et entrer dans l’histoire. À ce propos, précisons que
tout travail visant la connaissance de soi n’est pas, a priori,
dépendant du passé d’une personne. Au contraire, c’est à partir
d’un travail dans l’ « ici et maintenant » de la relation au monde
et/ou au thérapeute que le prétendu passé psychologique,
souvent inconscient, se rejoue et se dénoue. Ainsi, même si c’est
Sophocle qui nous démontre le mieux l’importance du sujet en
soi pour s’émanciper de nos aliénations transgénérationnelles,
cela ne signifie pas qu’il faille remonter dans le temps jusque à
l’antiquité. Le sujet en soi se rencontre en tant que présence à
soi-même, une dimension de l’être facilement oubliée, mais
toujours à portée de main.
August Weissmann, Über das Dauer des Lebens, (Sur la durée de la
vie), Fischer, Jena, 1882 ; Über Leben und Tod, (Sur la vie et la mort),
Fischer, Jena, 1892 ; et Das Keimplasma, (Le plasma germinal) Fischer,
Jena, 1892.
27 Sigmund Freud (1923), « Au-delà du principe de plaisir », dans
Essais de psychanalyse, Payot, 1987, Paris, p. 91.
26
34
Aliénations et connaissance de soi
La découverte des histoires secrètes, des réalités tues par
nos parents, par nos aïeux, sont parfois le fait d’un travail
d’émancipation déjà bien avancé, par exemple grâce à l’effet du
transfert sur un thérapeute. Tout comme la pomme mûre tombe
de l’arbre, les secrets se révèlent le plus souvent une fois leurs
effets pathologiques déjà surmontés. Il est d’ailleurs notable que
même lorsque des secrets sont révélés, ceux-ci ne sont pas
toujours pris en compte sur le moment. Contribuant au
phénomène qualifié d’amnésie infantile, ou le prolongeant, il
arrive que des scènes observées ou que des événements perçus,
pourtant lourds de signification, disparaissent de la conscience
des enfants et des adolescents. Cela s’explique par le fait d’une
absence du sujet en soi qui seul saurait intégrer ces éléments. De
tels « matériaux », oubliés ou refoulés, sont remémorés au fur et
à mesure du développement du sujet en soi. Ainsi nos liens
transgénérationnels se révèlent-ils souvent dans un mouvement
général d’émancipation, de désaliénation et de développement de
soi.
Distinguer la part du sujet en soi de ses aliénations permet d’amorcer le travail de réécriture de sa préhistoire. L’analyse
des conflits d’origines suppose d’emblée une prise en compte du
sujet en soi. Ici, la découverte de la signification d’une aliénation
remplace le recours à des explications réductrices. C’est en
répondant au besoin d’une meilleure connaissance de soi que
sont révélées les lacunes d’intégration personnelles, familiales et
collectives. A ce propos, l’apport d’un tiers, ou d’un thérapeute,
est essentiel lorsqu’il s’agit de se libérer d’éléments qui
échappent à la conscience.
1.5. Présentation des chapitres du livre
Les différents aspects liés à l’intégration transgénérationnelle qui ont été évoqués dans cette introduction seront repris et
approfondis dans les prochains chapitres. Le lecteur est
maintenant averti de la richesse des thématiques associées à
l’intégration transgénérationnelle ainsi qu’à l’opportunité que
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L’intégration transgénérationnelle
nous offrent ces phénomènes pour donner au sujet en soi le rôle
qui lui revient. Dans le premier chapitre, je proposerai de définir
le processus d’intégration en tant que processus de développement de soi, ou encore de connaissance de soi. J’aborderai aussi
la différence entre symbole et symptôme, par leurs définitions
étymologiques ainsi qu’à travers le modèle de transformation de
la peste en prospérité que nous propose Sophocle avec son mythe
d’Œdipe. Nous pourrons alors repérer dans les anciennes
mythologies le traitement et l’évolution des questions relatives à
la filiation, entre matriarcat et patriarcat.
Les chapitres suivants présenteront systématiquement
plusieurs notions s’enchaînant les unes aux autres pour
progressivement approfondir l’analyse des intégrations
transgénérationnelles. À la suite de la définition de l’intégration,
j’aborderai dans le troisième chapitre la notion de « nécessité
transférentielle » en tant que principe premier des transmissions
d’héritages transgénérationnels. Le quatrième chapitre traitera
des réactions de défense face à la nécessité transférentielle. Les
questions relatives à la désaliénation seront ensuite abordées
dans le cinquième chapitre intitulé : l’intégration, entre
aliénation et connaissance de soi.
Comme je l’ai déjà amorcé dans cette introduction, en
marge des exemples issus de la clinique et de la littérature
spécialisée, la référence aux savoirs anciens permettra
d’approfondir l’analyse des lois transgénérationnelles. Le sixième
chapitre chapeautera l’ensemble de mes analyses avec l’étude du
modèle d’aliénation et d’émancipation proposé par Sophocle à
propos du « cas Œdipe ».
Enfin, le chapitre de conclusion reviendra sur la question
du rôle du sujet en soi et son rapport aux lois transgénérationnelles. Ce sera ainsi l’occasion de saisir en quoi une intégration
transgénérationnelle s’accompagne d’un développement du sujet
en soi. Un sujet qui transcende ses aliénations pour une
modification qualitative de son rapport au monde.
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L’intégration transgénérationnelle
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