La question régionale au Brésil

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La question régionale au Brésil
Claude COURLET*
La construction nationale et le développement régional
(la SUDENE)
Dans son ouvrage sur la “Théorie du développement économique”1,
Celso Furtado souligne l’importance des marchés locaux et du
développement régional dans la croissance d’une nation et la nécessité de
l’intégration régionale. Il touche là le problème important, abordé par
d’autres pionniers du développement (Myrdal, Hirschman, Perroux), de la
lutte contre le déséquilibre régional.
Le cas du Brésil avec le Nordeste est très représentatif de la question. Je
voudrais aborder rapidement celle du sous-développement de cette région et
des politiques de développement qui ont été mises en oeuvre à la lumière de
l’expérience italienne du Mezzogiorno car il y a des ressemblances
troublantes. Je structurerai mes propos autour de trois points :
• la question régionale au Brésil liée au capitalisme tardif ;
• les politiques de développement de la SUDENE et ses effets ;
• l’actualité de la question aujourd’hui, à l’heure de la globalisation.
La question régionale au Brésil
De la même manière qu’il y a une question méridionale en Italie, il y a
une question régionale au Brésil, centrée sur le déséquilibre
Nordeste/Centre-Sud (São Paulo - Rio de Janeiro).
Le Nordeste est une région qui n’a cessé de décliner pendant plus d’un
siècle ; en 1872, elle représentait 47 % de la population du pays ; en 1980,
elle n’en représente plus que 29 %. Le PIB brut par tête du Nordestin en
* Economiste, Vice-pésident de l'Université Pierre Mendès France, Grenoble.
1 Furtado, 1970.
Cahiers du Brésil Contemporain, 1998, n° 33-34, p.133-138
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1980 représentait 39 % du PIB moyen du Brésilien. A la même date,
l’agriculture occupait encore 50 % de la population active.
Le cas du Nordeste avait déjà été en partie réglé avec la formation du
marché intérieur brésilien dont l’ultime étape est 1937, fixant la destinée de
cette région au profit de grands propriétaires éleveurs et de celui de la
bourgeoisie industrielle émergente du Centre-Sud. Rappelons qu’en 1887, le
tarif douanier italien avait réalisé la même chose marquant un clivage lourd
de conséquences entre le nord et le sud, sanctionnant un compromis entre la
bourgeoisie industrielle du Nord et les latifundistes du Sud.
Le travail remarquable de diagnostic effectué par le Groupe de Travail
sur le Développement du Nordeste (GTDN) sous la direction de Celso
Furtado ajoute d’autres explications.
• La faiblesse de l’agriculture de la région serait une cause importante
de son sous-développement.
• Le Nordeste a été défavorisé par la politique nationale de
développement par substitution d’importations qui a favorisé le Centre-Sud,
bien que l’excédent commercial du Nordeste fût toujours supérieur au déficit
commercial du Brésil.
• La région a également été défavorisée par la politique de change fort
(1948/56). Les exportations de produits primaires ont été pénalisées alors
que les importations de produits industriels étaient encouragées. Le Nordeste
a été alors obligé d’approvisionner le Centre-Sud en produits primaires.
Au total, durant toute la période de substitution d’importations, la
surévaluation du taux de change et le protectionnisme envers l’industrie
nationale ont pénalisé lourdement le Nordeste.
Finalement, comme en Italie, la phase d’industrialisation nationale, qui
s’effectue dans un contexte de capitalisme tardif, a creusé les écarts entre le
Centre-Sud et le Nordeste.
La politique de développement régional et ses résultats
Elle a été mise au point à partir des conclusions du GTDN et se traduit
par la création de la SUDENE dont Celso Furtado sera le responsable
jusqu’en 1964. On est en présence d’une conception du développement lié
aux travaux de la CEPAL structurés autour de l’analyse centre-périphérie. On
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peut dire que le texte du GTDN est un texte qui applique les conceptions de
la CEPAL au niveau régional. Il est proposé une politique d’industrialisation
et de programmation tout en évitant le déséquilibre de l’agriculture.
• Dès le début des années 60, on engage un programme
d’industrialisation et de développement autonome. La stratégie
d’industrialisation repose notamment sur le mécanisme 34/18 qui consiste en
un appui fiscal permettant de réduire de manière importante le coût du
capital investi dans le Nordeste. Ce mécanisme s’inspire fortement de la
législation italienne sur le Mezzogiorno1.
• Ce sont les industries de base qui sont privilégiées. De 1962 à 1970,
581 projets industriels sont réalisés pour 1370 millions de $.
• Une seconde phase de développement interviendra en 1970.
L’agriculture est au centre du développement mais, dans une optique
d’approvisionnement de l’économie nationale, un timide programme de
redistribution des terres est engagé. Au cours de cette phase, on situe
clairement le futur du Nordeste dans le cadre des intérêts nationaux. Le
secteur agricole et de l’élevage sont considérés comme des éléments
fondamentaux du développement de la nation.
• La politique de développement a eu des effets sur la structure
productive locale en introduisant notamment une nouvelle industrie dont les
caractéristiques n’avaient rien à voir avec les anciennes industries du
Nordeste. Cette politique a créé peu d’emplois et on va retrouver au
Nordeste les grands producteurs à l’échelle nationale.
Bien qu’ayant réalisé un remarquable diagnostic des problèmes du
Nordeste, le GTDN — au moment de réaliser ses propositions de politique
— n’a pas montré les rapports entre le Nordeste et le reste du Brésil, cela
veut dire qu’il n’a pas montré comment la stratégie régionale était liée à la
stratégie nationale et aux besoins de l’accumulation du capital national
dominant. Comment concevoir l’autonomie d’une région périphérique à
l’intérieur d’une nation ? La réalité a montré la formation d’une industrie
moderne subordonnée à la logique du développement national, commandée
par le Centre-Sud.
1 Fortes, 1982.
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Celso Furtado, dans son livre “O Brasil pós-milagre”1 reconnaît que
l’industrialisation favorisée par le mécanisme 34/18 n’a pas élargi les
possibilités de développement du Nordeste : «le style centralisateur de
l’industrialisation brésilienne, qui a tout subordonné au pôle de São Paulo,
a ouvert au Nordeste des options négligeables. Son intégration au CentreSud s’est donc opérée sur la base d’une industrie à capital intensif et à
emploi réduit. Ce processus est difficilement réversible et en l’absence d’un
effort délibéré pour le contenir, il doit s’approfondir (...) En bref, le
panorama structurel des relations internationales qui ont émergé de
l’industrialisation récente travaille dans l’approfondissement de la
dépendance du Nordeste».
Il est étonnant de voir aussi que la politique d’industrialisation du Midi
a conduit à des résultats analogues. Les grands complexes construits dans le
sud grâce à des facilités énormes n’a pas conduit à un développement
intégré. On a même parlé à leur propos de “cathédrales dans le désert”.
• L’expérience du Nordeste comme celle du Midi italien montrent que
les rapports inégaux entre régions peuvent perdurer sur une longue période.
Dans ce processus, la région la plus développée invite à une intégration de la
région la moins développée en procédant à l’élargissement spatial des
activités : les investissements publics trouvent ici leur logique ainsi que la
politique régionale.
Ce processus d’intégration régionale ne s’effectue pas de manière
uniforme et linéaire. Il s’effectue en fonction de la logique de reproduction
de l’ensemble économique et social du pays. La région moins développée
peut apparaître tantôt aspirée par la région développée (fourniture de
produits primaires, émigration) ou être le siège de délocalisations massives.
Finalement, l’expérience du Nordeste et le travail de Celso Furtado sur
cette région nous invitent à préciser la notion de l’espace. L’espace n’a de
sens qu’en relation avec son contenu social ; il exprime des relations de
pouvoir et de dépendance ; il témoigne de l’aptitude d’un groupe localisé, à
définir l’activité et le niveau d’autres espaces. Comme le faisait remarquer
Ph. Aydalot 2, ce qui importe dans cette domination sur un espace donné, ce
1 Furtado, 1981.
2 Aydalot, 1976
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n’est pas la possession de celui-ci mais l’aptitude à diriger, organiser et
exploiter le travail des hommes appartenant à cet espace.
L’actualité de la question
La question du Nordeste semble beaucoup moins présente dans le débat
économique que dans les années 60 ou 70. Il en va de même en Italie à
propos de la question méridionale. D’autres réalités ont émergé pour occuper
les chercheurs. Les districts industriels de la Troisième Italie sont au centre
des discussions. Au Brésil, d’autres réalités régionales ont émergé : le centreouest et notamment le sud.
D’autre part, la globalisation change profondément la problématique
spatiale. Apparaît ainsi un nouveau clivage : le global et le local. On évoque
alors les districts industriels, les systèmes productifs localisés, les îlots
d’innovation, “l’économie monde” étant vue alors comme un vaste archipel1.
Cependant, de manière spontanée, il y a de fortes chances pour que le
global s’appuie sur le local pour mieux l’ignorer, voire le détruire. La
globalisation va de pair avec un effet de sélectivité très fort qui touche un
nombre croissant de lieux et d’unités de production. La globalisation qui
pousse à la suppression des frontières au sein du marché induit une demande
accrue de production, de soutien au niveau local, régional. La nouvelle
frontière entre le global et le local fait appel à une vision renouvelée de
l’espace territoire dans laquelle l’intervention publique doit être très
présente. Autrement dit, les politiques de développement local et régional
sont nécessaires si on ne veut pas voir s’intensifier les déséquilibres entre les
régions qui gagnent et celles qui perdent. On le voit, les travaux de Celso
Furtado et son action à la SUDENE restent d’une grande actualité.
1 Veltz, 1996.
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Références bibliographiques
AYDALOT Ph. (1976) : «Dynamique spatiale et développement inégal»,
Economia.
FORTES C. (1982) : La politique régionale de l’Etat brésilien en faveur du
Nordeste et ses effets (1960-1980), Thèse de 3° cycle, Grenoble.
FURTADO Celso (1970) : Théorie du développement économique, Paris, éd.
PUF.
FURTADO Celso (1981) : O Brasil pós-”milagre”, Rio de Janeiro, ed. Paz e
Terra, 151p.
VELTZ P. (1996) : Mondialisation, villes et territoires, l’économie
d’archipel, Paris, éd. PUF0.

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