Ne touchez pas la hache Jacques Rivette Ne touchez pas à la

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Ne touchez pas la hache Jacques Rivette Ne touchez pas à la
Ne touchez pas la hache
Jacques Rivette
Ne touchez pas à la hache est un film qui rend d’abord perplexe. Puis à la sortie qui fait peur.
Parfois on se souvient d’avoir sourit, et souvent de n’avoir pas compris, au fond ce qui était
dit, voulu, choisi. L’adaptation de la Duchesse de Langeais par Rivette est un film de jeu,
d’écarts et de glissements « acier contre acier », vers un sens de plus en plus grinçant, sans
qu’il s’en retire la grâce d’un humour très subtil, d’un rire de l’ombre, peut-être bien ce qu’on
appelle justement l’humour noir. Violence latente, surprise à chaque facette du texte, il faut
rendre grâce à l’attente des comédiens, qui se laissent explorer, creuser par la caméra, pour
qu’un sens dévorant apparaisse au-delà des signes. Curieuse adaptation, pourtant si
respectueuse, qui semble élimer l’original, le détisser fil-à-fil et le recoudre avec la matière
obscure d’un temps qui n’est ni tout à fait le nôtre, ni le sien. La frappe de Rivette en sort
belle et effrayante. À voir.
P.E. (Interview avec Jeanne Balibar non retranscrite ici)
Duelle
Jacques Rivette
Conçu tout d’abord pour être le film fantastique d’une série de quatre films jouant sur les
genres (film d’aventure (Noroît), love story (Histoire de Marie et Julien) et une comédie
musicale jamais tournée, la série s’arrêtant au bout de trois jours de tournage d’Histoire de
Marie et Julien), Duelle reste pour moi un film à part dans l’œuvre de Jacques Rivette. Son
climat est nocturne, même lors des scènes de jour, et les comédiens semblent jouer entre deux
espaces baignés par de l’ombre. Parfois dans la lumière, sinon dans un entre-deux de ténèbres,
leurs brusques éclats de mouvements sont d’une beauté irréelle dont Rivette a tiré l’apparat
fantastique de son film. Duelle est le film de l’esquive au présent, en un mot : la danse. Le
danseur Jean Balibée est convoqué, ainsi que le pianiste Jean Wiener qui joue live en arrièreplan. Deux déesses : Juliet Berto (la lune) et Bulle Ogier(le soleil), deux innocentes : Hermine
Karagheuz, Nicole Garcia, une outsider : Claire Nadeau.
La déesse de la lune est aussi brune et ténébreuse que celle du soleil est blonde et diffuse.
L’opposition fondamentale du cinéma américain, reprise par David Lynch dans la plupart de
ses films entre les « character » brune et blonde semble donc respectée. En apparence. Mais
au contraire d’un Lynch qui appuie sans en démordre, qui cite inlassablement cette opposition
et la met à la base de son cinéma (c’est-à-dire ce à quoi il ne touche pas, ce qu’il ne remet pas
en cause), Rivette peu à peu la déplace, la décale. Comment ? Par le caractère de Juliet Berto
et Bulle Ogier qui ont leurs propres ressorts internes, ce supplément d’âme qui les fait sortir
un peu de leurs personnages. Il est évident que le jeu de Juliet Berto, déguisée en veuve dans
la première séquence, rejoue et surtout surjoue, et consciemment, consciencieusement le
sourire aux lèvres la Lauren Baccall du Grand Sommeil. Comédie, théâtre, music-hall, les
actrices font leur cinéma. Ainsi, la fausse opposition de départ sera tenue comme si de rien
n’était, mais avec l’ironie supplémentaire. Si Lynch cherche dans le mythe, Rivette le cite
pour chercher ailleurs. Le personnage de Nicole Garcia, prénommée Elsa, nous apprend plus
tard qu’elle s’appelle Jeanne. Mais « Jeanne, je n’aime pas, c’est vulgaire ». Duelle construit
une opposition de pacotille puisque dans le jeu de dupe qu’il déploie, le film ne fait que
montrer des faux-semblants et l’envers des décors. Il démystifie au lieu de mystifier. Et
amorce une ambiance où les femmes peuvent ressembler à des hommes (Juliet Berto dans le
Dancing), des enfants (Bulle Ogier), avoir leur âge (Hermine Karagheuz), ne pas avoir d’âge
(les déesses), changer de nom, d’identité (tous), disparaître.
Le jeu peut commencer : le premier plan du film, après le carton d’incipit, montre le
personnage d’Hermine Karagheuz en prise au déséquilibre. Les deux pieds sur un globe, la
jeune fille essaie de défier la pesanteur sans y parvenir. Cette position picturale est
l’illustration exacte de ce qu’on appelle la mélancolie. Le XIXe siècle voit l’émergence du
fantastique et la résurgence de cette notion diffuse, de « bile noire » (en grec). La figure de la
mélancolie est la Sphère, apparentée au globe terrestre perdu dans le cosmos. La sphère est
justement l’objet parfait du non-pouvoir-saisir, de l’inconcevable. Peut-être que pour une fois
au cinéma, la terre n’est plus plate, qu’elle gonfle un peu et propose une autre organisation du
monde. Plus difficile sans doute, ce monde lunaire, où les repères se brouillent, où les organes
et les lieux qui jouent ne sont plus tout à fait les mêmes.
Duelle aurait pu être un film tout en longs plans fluides sur des danseurs flottants dans une
atmosphère fantastique. Il n’en est rien. Le rapport à la danse est justement une prise avec le
réel. Nicole Garcia décrit ainsi son métier. « Vous avez jamais été Ticket-girl, alors vous ne
pouvez pas savoir ce que c’est. Après une bonne douzaine de tours, vous commenceriez à
comprendre. Le thé froid, et puis la danse, et puis le thé froid,[ …] et puis vos aisselles qui se
mouillent […] et les pieds qui s’enflent… » . La danse est un équilibre sur le monde, avec tout
ce qu’il comprend de matériel, d’anti-rêveur. C’est réussir à piéger quelque temps la pesanteur
et éviter les pièges. Danser, c’est aussi écrire sa marche, revendiquer une démarche sur le
monde, écrire sa propre histoire. Danser, enfin, c’est être libre de ses mouvements, de ses
actes. Partagé entre le sommeil de la mélancolie, et le rappel matériel de la danse au réel,
Duelle semble rappeler constamment au spectateur-rêveur-veilleur : « Le sommeil de la raison
engendre des monstres ». On ne remerciera jamais assez Rivette pour tous ses plans de fin où
par un regard très simple et très beau une héroïne nous dit : » ça y est, j’ai compris, c’est la
fin . »
P.E.
PS : Une seule critique sur ce bas monde a su bien analyser Rivette. Elle s’appelle Hélène
Frappat, est très intelligente et a écrit extrêmement bien Rivette, secret compris (collection
Cahiers du cinéma). Souvent, quelques semaines après avoir refermé le livre, on ne se
souvient plus de rien. Aucune importance, le relire c’est passer encore une fois encore de
l’autre côté du miroir. (À lire également : Sous réserve éditions Allia)
La Bande des quatre
Jacques Rivette
« Les hommes organisent le mystère, les femmes trouvent le secret »
cité par Jean-Luc Godard dans Nouvelle Vague
« L’évidence est la marque du génie de Howard Hawks ». On connaît cette phrase de Rivette.
Dans son entretien, Jeanne Balibar parle de « maille à partir avec la terreur ». Cette expression
m’a frappé. Car si quelque chose peut-être justement la marque de Rivette c’est bien la
« maille à partir ». Un minuscule accroc, un doute, et le trou béant de la maille qui part ne fait
que s’agrandir… jusqu’à ce que le tissus disparaisse tout entier, le trou disparaissant avec lui
dans l’invisible et laissant un vague sentiment de malaise.
La Bande des quatre n’est pas un film tendre et chaque parole pourrait être agression, dispute,
et d’ailleurs toutes les répétitions et le travail théâtral se font soit sur des disputes
(mésententes) soit sur des complicités (ententes). Mais la vrai « maille à partir » n’est pas
dans la dispute (Marivaux) mais dans la curiosité. A une tablée de jeunes comédiennes
s’interrogeant sur leur professeur de théâtre Hélène Alfieri, le personnage de Cécile joué par
Nathalie Richard s’exclame : « On cherche des trucs, des secrets, tout ça parce qu’elle a
vraiment un mystère, mais le mystère ça ne s’explique pas . Ou on l’a ou on l’a pas.». Où est
le mystère, sinon dans celui même qui cherche? Cette mise en parallèle du jeu sur la scène,
dirigé par Constance Dumas (Bulle Ogier absolument extraordinaire), et du jeu dans la vie
dans lequel nos quatre protagonistes, accrochées par un homme et le comportement secret
d’une de leur « camarade » vont partir (dans les supputations de l’imaginaire, et le spectateur,
assoiffé d’histoire, ne demande au fond que cela, de la fiction), montre que chaque espace
possède la clé de l’autre. Le théâtre apprend à la vie qu’elle est justement une mise en scène,
et la vie nourrit le théâtre, lui donne sa force. Le cinéma ? Il fait justement, jouer les deux
« scènes de la vie parallèles » crée un entre-deux, un passage, une poche d’air : le mystère.
Rivette fait exploser les certitudes en creusant ce qu’elles ont finalement de textuel et de
langagier. « C’est avec ça que vous devez construire, créer, inventer : la démolition et le
doute. Et moi je ne suis là que pour vous apprendre ça. » dit en substance Constance Dumas.
Si les films de Rivette sont « longs », c’est qu’aucune certitude ne peut tenir la durée. Cette
durée fait peur, peut-être que notre époque n’a pas le temps pour Rivette, et c’est bien
dommage. Parce qu’un temps qui se perd, du temps perdu, c’est peut-être le luxe rare de ceux
qui concèdent à ouvrir les yeux sur les choses et attendre que se produisent les accidents du
réel. La fiction de la Bande des quatre n’est pas dans ce déroulement un peu factice d’une
histoire de fuite, de recherche de clés ou de déplacement de fantômes. Elle se trouve dans ce
que je vois et ce que j’entends, dans la comédie. Le film déclare la déchéance du signe et la
perte du sens (narratif) pour l’épanouissement physique, l’accomplissement en acte qui lui
seul a un sens. « On n’est pas plus avancé qu’au début » maugrée une élève. « Non ce n’est
jamais bien » répondra plus tard Constance Dumas. Il y aura toujours quelque chose qui ne va
pas, qui tracasse : un scrupule. Un film n’est pas là pour passer le temps, nous le faire
oublier ; au contraire il doit sans cesse le rappeler à nous comme le petit caillou dans la
chaussure rappelle la marche. Il doit fortifier la vie, et les certitudes et les doutes, révéler ce
qui ne va pas. N’oublions pas qu’un film est un révélateur. Découverte, redécouverte, un film
est temps d’écoute, d’attention, d’amour. Rivette fait sans effet, n’insiste pas et dévoile une
vérité de sourdine : l’amour de l’art.
P.E.
Le Pont du Nord
Jacques Rivette
« Où trouve-t-il tous ces lieux ? »
Rivette est le maître de Paris, il fait résonner pour moi tout ce que le mot de cadastre a de
mystérieux. Le Paris de Rivette n’est ni une carte postale ni un papier peint. Ce n’est pas un
personnage. C’est un monument, un espace déjà construit avec une mémoire floue de ce que
chaque bâtiment, chaque place et chaque rue au nom inconnu a justement sa place. Ce que fait
Rivette, c’est confronter ce qui a trouvé sa place (le Paris immobile, immobilier), avec ce qui
l’a perdu (les terrains vagues) et ceux qui la cherchent (les personnages). Mémoire au présent,
le Pont du Nord semble chargé d’un grand poids d’inactualité. « Le cinéphile est celui qui
devant un film au présent sent déjà passer l’aile du ça a été » énonçait Serge Daney. Nostalgie
du présent et crainte de l’avenir, le temps de Rivette est le temps perdu. Ce climat, celui du
fameux gris-Paris, est un temps lourd de la menace. Il faudrait rester chez soi, l’intérieur
protège. Mais le personnage de Bulle Ogier ne pouvant entrer nulle part pour cause de
claustrophobie, le film reste perpétuellement à ciel ouvert, à découvert entre le jour et la nuit.
Les deux héroïnes du Pont du Nord sont des étrangères, des outsiders. Elles reproduisent en
cela le schéma du héros balzacien qui découvre la capitale, ses complots, finit par réussir ou
renonce, en tout cas s’épuise, et finit par disparaître dans le monstre tentaculaire à la force
tranquille. Paris nous appartient contenait au sein même de son générique le « Paris
n’appartient à personne » de Charles Péguy. C’est sur ce postulat paradoxal que s’enchaînait
déjà le premier film de Rivette à la capitale. Film-bilan assez sombre sur un certain esprit des
années 80 débutantes, Le Pont du Nord déploie dans la grande ville un jeu cache-cache entre
les façades monumentales de la ville intérieure et les lieux désolés de la périphérie. Le Paris
de Rivette est une ville fantôme, non pas vierge, mais vide, et de sens et de toute inscription,
qui traversée par quelques étrangers devient un terrain de jeu plus ou moins dangereux, et
avec, un espace de rencontre. Deux actrices, la mère et la fille Ogier, chacune à la recherche
de quelque chose de perdu, tentent de traverser la ville saines et sauves, et surtout, de
comprendre quelque chose. Or on s’épuiserait à faire parler Le Pont du Nord, à le décoder
comme d’autre ont essayé de voir dans tel détail ornemental la marque indissoluble du génie.
Le cinéma de Rivette, désespoir de critique, ne se dit pas. Il n’est pas une coquetterie de dire
que ce qui apparaît à la surface du film de Rivette est au-delà des obsessions et des thèmes.
C’est une humeur, une substance fluide qui tient du hasard et de la nécessité, des imprévus et
des considérés, de l’air, de la voix et d’une certaine manière de contempler tout cela, un peu à
l’écart, le désir aux lèvres. Chabrol disait que Rivette avait le sourire du chat d’Alice au pays
des merveilles. C’est ce mélange de cruauté, d’attention souveraine, de désir et d’admiration
qui font le souffle de ce film, le gonflent et lui offrent dans un espace en perpétuelle détente,
la possibilité de s’étendre jusqu’à l’imaginaire de son spectateur. On ressort d’un Rivette
presque déçu, non pas par le film, mais par justement ce qui nous entoure. Le monde déployé
par Rivette n’a pourtant rien d’idéal, mais il est autre. À chacun de combler son manque de
romanesque, Rivette fait des films, d’autres s’inventent un ami imaginaire ou des fictions
intérieures, la voilà, l’incision du réel.
P.E.

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