Les récentes mutations des marchés urbains dans la capitale
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Les récentes mutations des marchés urbains dans la capitale
ESPACE, POPULATIONS, SOCIETES, 2005-1 Aurélie POYAU1 pp. 111-126 Université de Provence UFR des Sciences géographiques et de l’aménagement du territoire Laboratoire Telemme – UMR 6570 29, avenue Robert Schuman 13621 Aix-en-Provence cedex 1 [email protected] Les récentes mutations des marchés urbains dans la capitale économique ivoirienne INTRODUCTION Les marchés d’Afrique de l’Ouest, capitaux pour la vie économique et l’existence de tous, sont caractérisés par la diversité des emprises foncières, des volumes traités, des activités développées, des services offerts et des modes de gestion. Un des plus grands, celui de Dantokpa à Cotonou [T. Paulais, 1998], s’étend sur 18 hectares, rassemble plus de 15 000 vendeurs et, aux heures de pointe, regroupe sur le site quelque 100 000 personnes. À Abidjan, les marchés sont nombreux (120 dans la ville2) et très divers. Sur les 45 nouveaux marchés construits depuis 1988, plus de la moitié sont gérés par des entrepreneurs privés, les autres sont des marchés publics réglementés par les municipalités. La priva- tisation des services publics en Afrique est développée dans différents secteurs d’intervention comme les autoroutes, l’assainissement, les transports, l’eau ou encore le téléphone, mais mal connue pour les services urbains marchands. Aujourd’hui, dans la capitale économique ivoirienne, la tendance est à la privatisation des équipements et infrastructures de marchés : ce phénomène récent date de la fin des années 903. Auparavant, la construction et la gestion des marchés relevaient de l’autorité étatique et des collectivités locales : dans les années 80, un grand programme d’aménagement d’infrastructures commerciales a permis la construction de quatre grands marchés dans la ville (Port Bouët, Marcory, Treichville et Yopougon). C’est également l’époque où les grandes opé- 1 observations de terrain ont été interrompues et remplacées par des analyses de la presse et des entretiens via Internet, ainsi que par les travaux conduits, sous la direction de S. Bredeloup, dans le cadre d’un programme de recherche PRUD (ISTED-GEMDEV, Projet Dakar/Abidjan/Durban). 2 Enquêtes de terrain. 3 Le Shopping Abrogoua dans la commune d’Adjamé, en mai 1997. Doctorante à l’UFR des Sciences géographiques et de l’aménagement de l’Université de Provence et au laboratoire Telemme (UMR 6570). Ses travaux de thèse, menés sous la direction de Brigitte Bertoncello et Bernard Morel, portent sur des questions de gestion et d’aménagement des marchés dans les villes de Marseille et Abidjan. Des enquêtes de terrain ont été menées à Abidjan en 2000 (maîtrise) et 2002. Depuis, compte tenu de la situation politique ivoirienne, les 112 rations immobilières ont intégré la construction de marchés dans les opérations de planification de logements développées par des sociétés d’État ; les marchés en portent aujourd’hui encore le nom : marché Sicogi, marché Sogefiha. Depuis, les municipalités ne peuvent supporter seules les frais de tels équipements et concèdent les marchés : le modèle BOT (Built Operate and Transfer) fleurit dans toute la ville. En 2004 on dénombre dix marchés de type BOT et les projets sont nombreux. À travers ce partenariat public/privé, le concessionnaire finance, construit et gère l’ouvrage qui lui appartient pendant toute la durée de la concession (de 10 à 25 ans), moyennant un versement à l’autorité concédante d’une redevance annuelle de concession. À la fin du contrat, le marché revient à la municipalité. Contrai- rement aux grands marchés construits dans les années 80, ces nouveaux équipements commerciaux ne sont pas planifiés par les différents schémas directeurs, ils résultent d’accords entre la municipalité et le promoteur privé. On constate que la plupart des nouveaux marchés de type BOT et les projets en cours sont pensés comme indépendants de leur environnement immédiat et du quartier d’implantation. Par conséquent, un certain nombre de fonctions, pourtant inhérentes au bon fonctionnement de la structure, n’est pas appréhendé par les gestionnaires des marchés. Cette situation occasionne de nombreux dysfonctionnements et de réelles difficultés de gestion des marchés, à la fois pour les commerçants et les consommateurs. 1. LA SITUATION DES MARCHÉS D’ABIDJAN : UN PROCESSUS DE DÉTÉRIORATION Pour ravitailler sa population déjà considérable (3 millions d’habitants), Abidjan dispose de quelque 120 marchés hiérarchisés en trois niveaux : grand marché, marché intermédiaire et petit marché. Le réseau de marchés n’est cependant pas satisfaisant en termes de répartition spatiale, de salubrité et de sécurité. 1.1. Présentation des marchés de la ville Les dix communes d’Abidjan sont chacune dotées de plusieurs marchés4. C’est à Adjamé que l’on en comptabilise le plus : une vingtaine, entourés de zones commerciales, de boutiques, baraques, tables, étals, échoppes et autres cantines qui s’étendent de façon tentaculaire dans les rues avoisinantes, si bien que la commune toute entière ressemble à un gigantesque marché. Les communes disposent d’un grand marché, de marchés secondaires et de marchés élémentaires. Ces derniers (environ 200 places) constituent une grande partie des infrastructures commerciales de chaque commu4 Depuis 1980, la ville d’Abidjan est divisée en dix communes : Port Bouët, Marcory, Koumassi, Treichville, le Plateau, Cocody, Adjamé, Attécoubé, Yopou- ne et permettent de décongestionner l’accès au grand marché. Nous rapprochons la théorie des lieux centraux élaborée par W. Christaller, pour expliquer la taille, le nombre et surtout la distribution des villes d’Allemagne, à l’organisation des marchés dans la capitale économique ivoirienne. Il existe un rapport hiérarchique certain dans la structure générale des échanges commerciaux et notamment dans celle des marchés. Cette hiérarchie, fruit de la planification des années 80, lorsque l’État programmait les infrastructures commerciales, semble aujourd’hui, être le fruit du hasard car les nouvelles implantations ne sont pas programmées. Les populations s’adressent au niveau supérieur pour s’approvisionner en biens et services plus spécialisés. La plupart des Abidjanais se ravitaillent quotidiennement dans les petits marchés pour les produits de première nécessité, notamment les produits vivriers, et occasionnellement au grand marché pour acheter des produits rares, un pagne de fête par exemple. Les marchés se gon et Abobo. Elle s’étend sur plus de 45 000 hectares, sur 40 km d’est en ouest et 25 du nord au sud. 113 comportent donc comme des places centrales et l’emboîtement de leurs aires d’influence s’effectue selon un ordre hiérarchique bien spécifique. L’existence d’une hiérarchie, en fonction des produits proposés et des niveaux de services offerts, montre que les marchés sont complémentaires et non concurrentiels. Ils desservent chacun une aire définie et se répartissent en différents niveaux selon une progression de leurs caractéristiques. Tableau 1. Principales caractéristiques des différents marchés Source : Aurélie Poyau. Le grand marché regroupe toutes les activités banales jusqu’aux plus rares (meubles, bijoux, matériel scolaire, etc.). Ce qui frappe, c’est l’ampleur et l’animation du marché car il s’étend de façon tentaculaire dans toutes les rues adjacentes. Le grand marché est fréquenté pour sa large palette de produits et services, ainsi que pour ses prix moins élevés et la possibilité d’acheter en gros. Le centre du marché est occupé par un vaste bâtiment à étage et le pourtour par des étals couverts. Photo 1. Le grand marché de Marcory. À l’intérieur de la structure en dur : les commerçantes de vivrier - Cliché A. Poyau, 2000 114 Le marché intermédiaire est fréquenté à la fois pour sa proximité et la diversité des produits que le consommateur, sans parcourir de longues distances, peut trouver. Sont vendus les produits de première nécessité, les produits semi-rares alimentaires (viande, lait, etc.) et non alimentaires (vêtements, quincaillerie, ustensiles de cuisine, etc.). Les installations sont rudimentaires, mais protégées par des toits de tôle. On trouve un équipement assez limité en eau courante, électricité, services de nettoyage et ramassage des ordures. Le petit marché est, lui, caractérisé par la banalité des produits et services offerts et par son aire d’influence limitée au quartier, au sein duquel il occupe une place centrale. Le marché est localisé à proximité d’un point attractif, générateur de déplacements : gare, arrêt d’autobus, usine ou école. Les populations du quartier le fréquentent quotidiennement pour l’achat des produits de première nécessité, en particulier la ménagère pour la préparation des repas. Pour le consommateur, c’est la proximité qui constitue le motif essentiel de fréquentation du petit marché, le prix d’un bien augmentant avec la distance au marché et le coût consécutif du transport. Les tables et étals sont très rudimentaires, parfois la vente s’opère à même le sol. Le caractère spontané du marché élémentaire explique que l’équipement soit inexistant. 1.2. Une multiplication des marchés mais pas du nombre de commerçants En 1976, on dénombrait 27 marchés dans la ville (Ministère du Plan, 1976) contre 75 (AUA-Direction Grands Travaux, 1988) en 1988 et 120 en 2000 [Poyau, 2000]. Figure 1. Localisation des marchés dans la ville d’Abidjan en 1976 Source : Ministère du Plan, 1976. Dessin : Poyau Aurélie. Le développement des marchés dans la commune apparaît considérable, mais demande à être nuancé. En effet, le ratio du nombre d’étals pour 1000 habitants en 2000 est infé- rieur à celui calculé pour 1988 [Poyau, op. cit.]. Le taux d’équipement en infrastructures commerciales de type marché est donc plus bas en 2000 qu’en 1988, l’augmenta- 115 Figure 2. Localisation des marchés dans la ville d’Abidjan en 1988 Source : AUA-DCGTx, Direction Générale des Grands Travaux, 1988. Dessin : Poyau Aurélie. tion de la population n’ayant pas été compensée par la construction d’autres aires de vente. Il est vrai que, dans les principaux quartiers du centre élargi de la ville d’Abidjan, on constate une nette saturation du foncier, contraignant de ce fait la commune, au regard de ses priorités de développement, à arbitrer entre différents nouveaux projets. Aussi, les projets de construction ou de réhabilitation de marchés municipaux sontils peu nombreux. On assiste au développement d’infrastructures commerciales de type supermarchés qui jouent un rôle en matière d’approvisionnement pour les populations aisées. L’étude de leur répartition spatiale montre que la plupart des centres commerciaux et autres galeries commerciales sont implantés dans les quartiers « riches » de la ville. Il y a donc moins d’infrastructures commerciales accessibles aux populations les plus pauvres. Puisqu’il n’existe pas en Côte d’Ivoire d’urbanisme commercial réglementant l’activité et son implantation et que les documents d’urbanisme, de type schéma directeur, fixent seulement les grands principes de développement de la commune, il est difficile de compenser ce déséquilibre. Ainsi, l’ensemble des nouveaux marchés qui ont vu le jour ces dernières années n’a pas été planifié, certains d’entre eux ayant été localisés dans les endroits les plus inaccessibles, voire les plus dangereux, de la ville : le marché Grand Campement est ainsi installé sous les fils électriques à haute tension, le marché Rail s’étire le long de la voie ferrée, celui de Akromiabla dans une zone marécageuse, le marché du Pont s’organise sur un pont suspendu au-dessus de l’autoroute, d’autres dans des ravines ou des quartiers inondables. À Treichville, la commune a recasé les commerçants du marché de l’ancienne gare routière de Bassam au pied de l’autoroute, dans un site réputé dangereux : à proximité d’un boulevard à forte densité de trafic, sans qu’une quelconque barrière de protection ne le sépare de la chaussée. La direction du service technique de la commu- 116 Figure 3. Localisation des marchés dans la ville d’Abidjan en 2004 Source et Dessin : Aurélie Poyau, 2004. ne a confié à la presse que « […] Treichville est un quartier enclavé qui ne peut s’étendre. Il faut donc bien caser les commerçants quelque part ! »5. Le commerce, et notamment le commerce informel, reste dans tous les cas de figure un moyen pour les municipalités de récupérer des taxes : il occupe de ce fait une place importante au sein des activités économiques de la ville. 1.3. Des activités informelles multiples : l’exemple des vendeurs ambulants et des micro-commerçants Du porteur d’eau ou de médicaments, avec sa bassine sur la tête, au vendeur de « lotus »6 et de journaux, en passant par le cireur de chaussures, tous sont des vendeurs ambulants et exercent une activité informelle plus ou moins fructueuse, permettant de subvenir aux besoins les plus élémentaires. Ces activités commerciales ne sont pas déclarées et n’apparaissent pas dans les comptes nationaux. Pourtant, elles occupent une grande partie de la population : déclassés du système, jeunes déscolarisés, migrants des campagnes ou mères de famille ; les citadins sont de plus en plus nombreux à vivre des débouchés d’une activité informelle7. Certaines de ces activités commerciales relèvent du micro-commerce : il est fréquent de voir sur les étals des articles vendus à l’unité et de façon fractionnée. Un commerçant peut ainsi proposer sur le marché un petit tas de gombos, un cube Maggi, un chou coupé en quatre, un mini-sac de riz, etc. Cette forme de commerce répond à la fois aux problèmes de chômage et de sous-emploi qui sévissent dans la ville en crise, mais également à la demande des acheteurs peu fortunés, les plus nombreux, qui ne peuvent se procurer certaines denrées vendues au kilo, au litre ou au paquet. 5 7 24 Heures, 24/02/2004. Nom des paquets de mouchoirs vendus par de jeunes enfants au carrefour des grandes artères. 6 Selon l’Organisation Internationale du Travail, plus de 40% des Ivoiriens seraient employés dans le secteur informel. 117 1.4. Les marchés : entre insalubrité et insécurité Un certain nombre de marchés de la capitale économique ivoirienne se sont développés à partir d’une infrastructure « en dur » qui permet d’assurer une protection contre la pluie et le soleil. Ils sont également dotés d’équipements et de services divers comme l’eau, l’électricité ou le ramassage des ordures. Mais, dans la plupart des autres marchés de la ville, ceux qui n’ont pas été planifiés et qui résultent d’une installation spontanée, les conditions de travail et d’accueil sont précaires : pas de dalle en béton, de boxes, d’étals ou même de toit en tôle pour s’abriter. De simples tables en bois, recouvertes d’un parasol, et des femmes assises sur un seau étalant la marchandise à même le sol. Les conditions de travail des commerçants et d’accueil des consommateurs sont dégradées ; pendant la saison des pluies, la situation sur les marchés est même catastrophique : la boue est partout, les commerçants sont trempés, les aliments non protégés s’abîment, les risques d’intoxication alimentaire se multiplient du fait des conditions de vente et de conservation qui font défaut. De nombreux produits, exposés à ciel ouvert, sont conservés dans des emballages de fortune comme c’est le cas pour les étals de bonbons, noix de coco grillées et autres friandises confectionnées de manière artisanale. Aucune date de péremption n’est inscrite sur les emballages. Peu importe, les produits dont la date de péremption est dépassée, comme les boîtes de conserve par exemple, constituent un commerce lucratif en temps de crise. Dans la quasi-totalité des marchés de la ville, les tas d’ordures ne sont pas ramassés, les sols en terre ne sont pas lessivables et les eaux usées non drainées stagnent près du marché, favorisant les risques de développement de maladies. Marchés planifiés ou non, les règles de sécurité ne sont pas respectées : absence d’extincteurs, circuits d’évacuation inexistants, fils électriques non encastrés et branchements anarchiques multiplient les dangers en cas d’incendie. L’occupation de l’espace est dense et les commerçants, installés de façon désordonnée, obstruent certaines allées et rendent la circulation difficile dans le marché. Photo 2. Jeune fille installée dans une allée centrale du marché de Marcory. Son étal d’accessoires de beauté et de cosmétiques, se compose d’une simple table en bois et d’un parasol. Elle doit démonter et remonter quotidiennement sa « boutique » Cliché A. Poyau, 2000 118 2. LES NOUVEAUX MARCHÉS : « DES GHETTOS COMMERCIAUX La généralisation des privatisations des services urbains marchands n’épargne pas les marchés de la capitale économique ivoirienne. Aujourd’hui, les nouveaux marchés en construction de type BOT rivalisent en particularités toutes plus modernes les unes que les autres : la climatisation des toilettes au marché Agnissankoi, une garderie, un parking, un local pompiers et un poste de police au marché central de Treichville ou encore un cybercafé et un centre de sports pour le projet de marché des Deux Plateaux. On constate des changements certains de forme et de contenu dans ces marchés BOT : ils sont mimarchés, mi-centres commerciaux. Du fait de leurs implantations dans la ville et de leurs caractéristiques, ces nouvelles formules satisfont peu les attentes du plus grand nombre et renforcent disparités et ségrégations. 2.1. Le marché Clouetcha : une « enclave de promoteur » Dans la commune d’Abobo, le petit marché Clouetcha est situé dans un des quartiers les plus enclavés et inaccessibles d’Abidjan. À l’extrémité nord de la ville, Abobo est la plus grande des dix communes d’Abidjan. La plus peuplée, elle représente plus de 22 % de la population totale de la ville d’Abidjan et enregistre 200 naissances par jour 8. Commune la plus déshéritée, Abobo rassemble les populations ayant les plus bas revenus de la ville. Elle possède un faible niveau d’équipements, notamment commerciaux (un seul hôpital, trois lycées publics pour 140 000 élèves, pas de centre commercial, etc.). Les réseaux d’électricité, d’eau potable, d’assainissement et de drainage sont loin de couvrir la totalité de la commune et le quartier Kennedy, dans lequel on retrouve le petit marché Clouetcha, n’échappe pas à la règle. Les routes d’accès ne sont pas bitumées et, lorsque la saison des pluies 8 On dénombre 1,5 million d’habitants selon les services de la mairie et 630 000 selon le Recensement Général de Population de 1998. 9 Petit bus collectif à 18 places. 10 Nom donné aux taxis municipaux sans compteur qui ont un droit d’exploitation à l’intérieur des périmètres communaux. Wôro = 60F CFA, ancien prix de la course. 11 Parti Démocratique de Côte d’Ivoire. Depuis les élec- arrive, le quartier devient quasiment inaccessible. Les routes en terre du quartier sont ravagées d’ornières creusées par le passage des gbakas 9 et par le ruissellement des eaux pluviales et usées jetées sur les voies. Les réseaux d’assainissement et de drainage sont inexistants, seuls quelques vieux caniveaux à ciel ouvert, trop souvent encombrés de déchets, ou quelques tuyaux de fortune assurent l’évacuation des eaux. Les routes sont tellement abîmées que les taxis de la ville ne desservent plus le quartier, seuls les wôrowôro 10, après palabres, et les vieux gbakas s’y aventurent. C’est dans ce décor que s’anime le petit marché Clouetcha. Depuis 1998, la société ivoirienne Promotec (Promotion et Technique) construit le nouveau marché Clouetcha. Le directeur, un entrepreneur français, a signé le bail en 1998 avec l’ancienne municipalité PDCI 11 et la gestion du marché est de type BOT. La démarche de l’entrepreneur, à travers la construction du marché Clouetcha, est clairement affichée, il souhaite qu’il devienne un exemple en Côte d’Ivoire, ce qui lui permettrait d’obtenir une « carte de visite » et de construire d’autres marchés par la suite. Pour se différencier des autres marchés privés tels que ceux des communes d’Adjamé ou de Yopougon, le promoteur met en avant l’idéologie du « small is beautiful ». Loin du gigantisme de certaines infrastructures commerciales 12, le marché comprend 672 étals, 33 boutiques et 44 boxes. Le montant total des travaux du marché Clouetcha est de 800 millions de francs CFA alors que, pour le grand marché de la commune d’Adjamé, « le Forum des Marchés », le montant s’élève à 12 milliards de francs CFA. La volonté du promoteur est de construire une structure commerciale de proximité, destinée à approvisionner les populations du quartier et non celles de toute la ville. tions du 25/03/2001, la commune d’Abobo est administrée par un membre du RDR, le Rassemblement des Républicains, parti politique d’Alassane Ouattara. Aujourd’hui, dans un pays en crise, le RDR agit dans la quasi-clandestinité. 12 La capacité d’accueil du « Forum des marchés » d’Adjamé est de 12 000 places. 119 Ce marché privé se construit sur l’emplacement qui abritait le marché public, celui-ci ayant été déplacé (avant 1999) sur la chaussée à quelques dizaines de mètres. En attendant la fin des travaux, les commerçants sont installés sur la route, empêchant la circulation des véhicules sur cet axe. Le nouveau marché privé Clouetcha est érigé sur un terrain clôturé, le bâtiment est ceint d’un mur en béton de plusieurs mètres de haut. Quelques trente magasins et boutiques sont disposés comme des remparts autour du marché, sept portes d’entrées grillagées permettent l’accès au cœur du marché, là où sont disposés les boxes et les étals. Le lieu est gardé et éclairé jour et nuit, le personnel accrédité dispose d’un poste de surveillance. Le marché est alimenté en eau potable et en électricité, doté de sanitaires, de douches et d’un lieu pour les ablutions et les prières des usagers musulmans. Ont été également programmés des collecteurs pour les ordures, des bureaux pour le personnel, le téléphone, un réseau incendie, un réseau d’évacuation des eaux, etc. C’est dire si les commodités de ce marché contrastent avec celles du quartier. À travers l’exemple de Clouetcha, le marché devient une sorte de « ghetto » commercial comme il en existe dans certains quartiers des métropoles d’Amérique pour les logements. En effet, les « gated communities », appelées aussi « gated enclaves » [Le Goix, 2003], sont des quartiers résidentiels enclos, gardés 24h/24, gérés sur le modèle des villes privées. Comme dans les marchés privés, l’entrepreneur se substitue à la collectivité locale pour construire, sur des fonds privés, les infrastructures de base (routes, réseaux d’eau, lignes électriques, etc.). Cet équipement commercial privé met en évidence les discontinuités produites par la fermeture du lieu : à Abobo, les caractéristiques des infrastructures du quartier dans lequel est situé le nouveau marché Clouetcha sont en rupture avec celles proposées par le marché. Clos dans son enceinte de murs et de boutiques, des grilles fermées à clé et un accès privé, le marché constitue 2.2. Le nouveau marché du Plateau : une « enclave commerciale »? Construit avant l’Indépendance de la Côte d’Ivoire, le marché du Plateau fut la traduction du projet urbanistique colonial : un bâtiment implanté au cœur de la ville planifiée, à l’image des halles françaises, destiné à l’approvisionnement en denrées alimentaires des Européens. Au fil du temps, l’emprise du marché s’est agrandie : sur le pourtour du marché de détail s’est développée une zone commerciale regroupant des tables et des boutiques et un marché de gros occupant, au petit matin, les rues adjacentes, au grand désespoir des riverains et commerçants voisins qui se plaignent des nuisances sonores et de l’engorgement provoqué par les camions et les cageots délaissés sur le bord de la chaussée. « Quartier européen » au temps de la colonisation, le Plateau est aujourd’hui la plus petite commune et demeure le principal pôle économique, financier, politique et administratif de la ville. Si les tours de verre et d’acier du Petit Manhattan sont aujourd’hui en piteux état, la commune du Plateau demeure néanmoins la plus puissante d’Abidjan, bénéficiant d’un poids décisionnel important. Elle est aussi la plus riche, disposant des recettes fiscales les plus élevées de l’ensemble des dix communes13. La commune du Plateau s’avère, en revanche, très peu peuplée14, la population ayant notablement diminué : en l’espace de deux décennies, elle a perdu près de la moitié de sa population. Ce quartier des affaires, des banques et du commerce moderne qui concernait prioritairement une population expa- 13 Les recettes budgétaires des communes proviennent en majeure partie de l’impôt foncier et des patentes. En 1998, le budget annuel par habitant de la commune du Plateau s’élevait à 291 666F CFA, alors qu’il n’attei- gnait que 2 722F CFA pour la commune d’Abobo, la plus pauvre de la ville, soit un rapport de 1 à 100. 14 La commune du Plateau hébergeait 9360 habitants en 1998 (RGPH), soit 0,34 % de la population d’Abidjan. une véritable forteresse commerciale. Le niveau de services proposé dans cette structure impose de lourdes charges aux commerçants (paiement des pas-de-porte, des loyers) qui vont reporter le « manque à gagner » sur les prix de leurs produits. Un tel processus a une incidence sur la nature de la clientèle qui fréquente ces lieux : seuls seront présents les consommateurs dotés d’un pouvoir d’achat suffisant. 120 triée et africaine aisée continue de se vider en raison d’une insécurité chronique mais aussi à cause des embouteillages et des difficultés de stationnement. La commune accueille tous les jours plus 300 000 travailleurs et quelque 13 000 véhicules y stationnent. Dans la journée, le Plateau est au bord de l’asphyxie ; le soir, le quartier est massivement déserté. Afin de remédier à cette situation, la municipalité met en place un vaste projet urbain intitulé Master Plan dont les transformations du marché du Plateau sont au cœur de la revitalisation. Les réaménagements proposés sont supposés permettre à la commune de retrouver son attrait d’antan. Le marché a été rasé le 3 janvier 2004 et l’ensemble commercial qui va sortir de terre devrait s’insérer au cœur du quartier des affaires, dans un bâtiment futuriste. Cependant, l’accès dans ce nouvel équipement commercial ne sera pas le même pour tous : le projet ne prévoit pas de marché de détail mais un tout autre créneau commercial, avec une halle de fruits et légumes exotiques, des boutiques de services et d’artisanat, des restaurants et cybercafés, ciblant ainsi la clientèle européenne et les consommateurs les plus riches. En attendant que les travaux de reconstruction débutent, les différents commerçants du marché sont installés dans des sites de recasement plus ou moins aménagés, proposant un nombre limité de places. Une partie des commerçants « alimentaires » (123 sur 500) a été réinstallée en périphérie de la commune, dans un site de recasement éloigné du centre, inaccessible par la marche et non desservi par les transports collectifs, ce qui renchérit les coûts de transport des commerçants et des consommateurs. Ils « […] sont obligés d’emprunter des taxis compteurs, parce qu’il n’y a pas d’arrêt [de bus ou de wôro-wôro] au niveau du nouveau marché ; en clair, ce site est enclavé et il nous rend moins de service » 15. Les vendeurs de « papeterie par terre » qui étaient installés autour du marché n’ont pas obtenu de site de recasement. Ils s’organisent tant bien que mal pour trouver un emplacement afin d’exercer leur activité, mais les loyers sont très chers. 15 Le Jour, 21/01/2004. À Clouetcha, ces loyers s’échelonnent entre 5000 et 7500F CFA (entre 7,62 et 11,43 €) pour les boxes et 16 Les plus fortunés se sont regroupés pour louer des locaux alors que les autres errent dans les rues de Plateau, grossissant les effectifs du commerce ambulant et informel. Avant le déguerpissement, les commerçants ont essayé de négocier le paiement anticipé des places dans le futur marché afin d’être certains d’obtenir un emplacement, mais les tractations entre les associations de commerçants et les acteurs politiques de la municipalité n’ont pu aboutir. 2.3. Les difficultés des petits commerçants pour leur intégration dans les nouveaux marchés Avec la privatisation des marchés, les commerçants les plus pauvres doivent payer cher leur intégration dans les nouveaux systèmes de commercialisation. Le prix des places et des pas-de-porte sur les nouveaux marchés est élevé alors que la capacité financière des commerçants est faible : ainsi, pour obtenir une table au marché Clouetcha, il faut payer entre 130 000 et 250 000F CFA (soit entre 198 et 381 €). Sur certains marchés de la ville, « en complément de remboursement et à titre de profit commercial », en plus des pas-de-porte, la société privée gestionnaire encaisse pour son compte des loyers mensuels 16, afin d’assurer la maintenance et le gardiennage du marché. Avec la généralisation de la privatisation des marchés, c’est la fin d’un système social où tous les commerçants pouvaient subvenir à leurs besoins, même quand l’activité était informelle et relevait du micro-détail. Yvonne, vendeuse de fripes au marché Clouetcha, gagne ainsi 5000F CFA (7,62 €) les bons jours et seulement 1 000 (1,52 €) les mauvais ; certains jours, elle ne vend rien. Au marché Clouetcha, la place coûte 100F CFA (0,15 €) et 50 si la commerçante palabre avec le collecteur. Il faut également débourser 100F CFA pour vendre sur le grand marché, « le grenier » de la ville. On peut se demander alors comment la commerçante pourra s’acquitter des sommes demandées sur les nouveaux marchés et continuer son activité. La capacité financière d’une commerçante est très faible, même entre 23 et 430 000F CFA (entre 35 et 655 €) pour les boutiques. Il n’y a pas de loyer pour les étals mais une taxe journalière de 100F CFA (0,15 €). 121 si elle épargne dans des coopératives tel que la Coopec ou Cadefinance17. Il existe quelques initiatives pour aider les commerçantes : sur le Grand marché de Treichville, quelque 450 places ont été pré-financées par la mutuelle de vendeuses de pagnes et d’objets divers (Mucopad), avec l’aide d’une coopérative de crédit 18, mais ces initiatives restent trop souvent des exceptions. L’accès des commerçants au marché nouvelle formule tend à se restreindre ; le facteur financier instaure une ségrégation entre les commerçants désireux d’intégrer un espace de vente aménagé. Photo 3. Panneau de construction d’un marché BOT dans la commune d’Abobo - Cliché A.Poyau, 2000 3. LA SITUATION DU MARCHÉ EN TEMPS DE CRISE Depuis le coup d’État du 24 décembre 1999, l’insurrection armée du 19 septembre 2002 et les récentes tensions franco-ivoiriennes de novembre 2004, la Côte d’Ivoire traverse une crise politique et économique sans précédent. Aujourd’hui, la situation reste préoccupante. Aussi, le marché, moteur de la vie économique d’Abidjan, n’est-il pas sans 17 Coopératives d’épargne et de crédits dont l’objectif est de permettre à toutes les catégories socioprofessionnelles d’épargner et de bénéficier de prêts, nécessaires à l’accroissement de leurs activités économiques. « Épargner régulièrement, emprunter sagement, rembourser promptement » sont les mots d’ordre de la Coopec. Les micro-producteurs, les petits commerçants ne peuvent épargner dans les structures bancaires clas- siques (elles demandent 200 000F CFA, soit 304 € de salaire pour l’ouverture d’un compte) et ne peuvent en aucun cas obtenir de crédits. La mise à disposition de services financiers en faveur des micro-producteurs peut être considérée comme un des moyens les plus simples et les plus efficaces pour lutter contre la pauvreté. 18 Notre Voie, 16/10/2003. 122 connaître quelques changements conjoncturels. de justifier les pratiques d’exclusion et de distinguer entre les « Ivoiriens de souche » et les autres. Ainsi, pour la location d’un stand ou d’une boutique sur un marché, la priorité est clairement donnée aux Ivoiriens. Il existe même dans certains marchés un système de quotas : « 65% de commerçants ivoiriens est une proportion souhaitée à Treichville, 70% à Yopougon » [B. Bertoncello et S. Bredeloup, 2002]. Depuis les événements du 19 septembre 2002, les forces du gouvernement, aidées par des groupes ultranationalistes organisés en milices urbaines, ont entrepris une véritable chasse aux sorcières contre le principal parti politique d’opposition, le RDR, considéré comme un étranger par le pouvoir en place, le FPI (Front Populaire Ivoirien), et contre tous ceux qui le soutiennent. Ces tensions ont des répercussions sur les marchés : on constate que « le harcèlement des commerçants étrangers par les forces de l’ordre se répète, selon un scénario comparable et sans aucune discrétion, sur tous les marchés de la capitale économique » [S. Bredeloup, 2003]. Ce harcèlement s’exprime notamment par le racket, comme c’est le cas sur le marché Shopping Abrogua où les jeunes recrues des FANCI (Forces Armées Nationales de Côte d’Ivoire) rackettent les tenanciers de boutiques, des commerçants mauritaniens24. 3.1. Le marché à Abidjan : vers une enclave « ivoiritaire »? Depuis le coup d’État du 24 décembre 1999, les entrepreneurs ivoiriens sont devenus les nouveaux bailleurs de fonds, en prenant la relève, notamment dans la construction d’équipements et l’offre de services marchands, des organismes internationaux. Auparavant, les précurseurs des marchés BOT étaient des entrepreneurs d’origine étrangère, notamment libanaise19. La crise ayant fait fuir les investisseurs étrangers, les entrepreneurs ivoiriens sont propulsés sur le devant de la scène car ils ne « partiront pas aux premiers coups de kalachnikov »20. Les entrepreneurs ivoiriens souhaitent « montrer leur sens du patriotisme et leur foi en la Côte d’Ivoire. Car, pendant que certains exportent les fonds à l’extérieur, ils investissent plus de quatre milliards malgré la crise »21. L’entrepreneur ivoirien KKF, directeur d’une société de construction, souhaite ainsi investir dans son pays. Il a d’ores et déjà engagé plusieurs projets, notamment à Abobo dont il est originaire, car il a « la volonté d’améliorer le cadre de vie des populations de la commune d’Abobo »22. Il a également récupéré le projet du marché central de Yopougon aux mains de la Sogemar, une société immobilière ivoirienne qui ne pouvait mener à terme les travaux, faute de moyens. Il souhaite « montrer à la nation toute entière, les qualités professionnelles de la jeunesse ivoirienne : rentrer dans l’histoire et montrer aux populations le savoirfaire des Ivoiriens »23. Dans les nouveaux marchés de la capitale économique, on assiste au développement du principe de préférence nationale et à la mise en place de « clauses d’ivoirité ». Développée dans les années 1990 par P. Kipre, professeur d’histoire, « l’ivoirité » est un concept qui permet au pouvoir alors en place (sous la présidence d’Henri Konan Bédié) 3.2. L’approvisionnement alimentaire de la population abidjanaise La crise traversée par le pays a des répercussions dans l’approvisionnement alimentaire des populations. En 2003, le ministre ivoirien de l’agriculture, Mr. Danon Djédjé, s’alarme de la situation déjà précaire et parle de « menace de pénurie alimentaire en Côte d’Ivoire »25. Même s’il n’y a pas eu de véritable pénurie (sauf pour quelques produits), on constate de nombreuses perturbations. Le principal effet manifestation de la crise sur les marchés est la hausse des prix. Les prix ont doublé, parfois triplé (tableau 2). 19 21 C’est un entrepreneur d’origine libanaise, directeur de la société SICG, qui a construit le Shopping Abrogua dans la commune d’Adjamé en mai 1997, puis l’extension du marché de Marcory, le marché de Koumassi et dernièrement le Forum d’Adjamé. 20 Entretien du 17/05/2002 avec le DG de la société IGS. Fraternité Matin, 23/09/03. Le Patriote, 23/09/2003. 23 Le Patriote, 23/09/2003. 24 24 Heures, 08/06/03. 25 Agence Ivoirienne de Presse, 15/01/2003. 22 123 Tableau 2. Prix de quelques produits de consommation courante Source : Divers quotidiens ivoiriens. Les prix sont assez disparates d’un marché à l’autre : ainsi le kilo de viande de bœuf est vendu 1500F CFA (2,29 €) sur les marchés proches de l’abattoir de Port Bouët, contre 1800 à 2000 (3,05 €) à Adjamé ou Cocody. On parle alors d’harmoniser les prix pendant la période de crise26. Les prix sont également différents d’une région à l’autre : ainsi, toujours en prenant l’exemple de la viande de bœuf, celle-ci est vendue entre 600 et 800F CFA (entre 0,91 et 1,22 €) le kilo, certains morceaux à 100F CFA dans les villes du Nord (à Katiola, Korhogo ou Bouaké)27. La crise a également modifié les habitudes alimentaires des populations : « À défaut de la viande de bœuf et mouton : les Ivoiriens se vengent sur les poulets »28. Étant donné que les prix de la viande de bœuf sont trop élevés, les marmites de la capitale économique ivoirienne bouillent à la patte de porc29. Le nombre d’Ivoiriens qui ne peuvent se nourrir correctement a énormément augmenté avec la crise. Pour expliquer ces changements, plusieurs raisons peuvent être avancées. Tout d’abord, les camions en provenance des villes du nord de la Côte d’Ivoire (Korhogo, Ferké, Bouaké) circulent difficilement. Comme les frontières avec les pays du Nord (Mali, Burkina Faso, Niger) restent fermées pendant plusieurs semaines, les camions sont bloqués aux frontières ou effectuent un grand détour par le sud-est en passant par le Ghana, dont la frontière est ouverte. Ainsi, certains produits ne sont plus acheminés vers les marchés ivoiriens, d’autres sont devenus si rares qu’ils sont très chers. Les barrages sont devenus nombreux sur les routes, notamment près des frontières. Tenus soit par les forces armées rebelles, soit par les forces gouvernementales, les barrages sont des lieux de contrôles où seul le bakchich fait office de laisser-passer. Le prix du transport des marchandises a donc fortement crû, les frais annexes se répercutant sur les prix. Une autre raison explique ces perturbations : la production de nombreux produits s’opère dans la zone située sous le contrôle des rebelles installés dans la partie nord du pays. Les quantités produites s’en ressentent : par exemple, la production de l’huile brute a chuté de 40%, ce qui oblige le pays à importer désormais de l’huile malaisienne30. La création, par des coopératives, d’un réseau national et transnational de ravitaillement en plein conflit ivoirien permet de limiter les effets de la crise. Le rôle des coopératives, notamment celles des femmes Gouro, est primordial dans l’approvisionnement alimentaire de la population. Originaires du centre-ouest de la Côte d’Ivoire, les femmes Gouro, réputées grandes commerçantes, ont mis en place de véritables structures associatives qui jouent un rôle déterminant dans le concert des opérateurs privés pour la gestion des marchés urbains à Abidjan, et aujourd’hui, en temps de crise, dans l’approvisionnement alimentaire de la population. Avant le début du conflit ivoirien, les coopératives vivrières, notamment celles installées dans la métropole abidjanaise, avaient connu une situation critique. En 1998, une forte demande de produits vivriers de la part des pays limitrophes avait provoqué une hausse des prix et une rupture dans le ravitaillement des coopératives. C’était, semble-t-il, la première fois que la crainte 26 29 27 30 Fraternité Matin, 09/11/2003. Fraternité Matin, 09/01/03. 28 Le Jour, 16/04/2004. Fraternité Matin, 21/02/03. Fraternité Matin, 13/02/03. 124 d’une pénurie se faisait sentir à Abidjan. Fortes de cette expérience, les coopératives gouro ont développé un circuit national et transnational de ravitaillement en produits vivriers. La première initiative est celle d’une femme Gouro, Nanti Lou Irié Rosalie, qui, en 1999, crée le ROESAO (Réseau des Opérateurs Économiques du Secteur Agricole d’Afrique de l’Ouest). Ce réseau prend rapidement de l’ampleur et regroupe aujourd’hui 73 coopératives de Côte d’Ivoire, du Mali et du Burkina Faso. Les opérateurs économiques du ROSEAO de Côte d’Ivoire mettent à la disposition des autres marchés africains la banane plantain, la banane poyo, l’igname, l’attiéké, l’avocat, le maïs, la noix de coco et l’huile rouge de palme. En revanche, le réseau ivoirien a besoin des autres opérateurs économiques pour être approvisionné en mil, sorgho, pommes de terre, chou, oignons et arachides. Quand le conflit ivoirien se durcit en septembre 2002, les coopératives gouro et, plus particulièrement le ROESAO, sont mises à contribution par le gouvernement pour assurer le ravitaillement31. Les femmes Gouro établissent ainsi des coopératives de produits vivriers dans certaines zones de production, sous contrôle gouvernemental, afin d’encadrer la production et d’assurer des flux continus vers les villes et, principalement, vers Abidjan. Puis, lorsque la situation militaire semble se stabiliser après les accords de Marcoussis fin janvier 2003, les autorités politiques prennent la relève dans la sécurisation de la production et de la commercialisation des produits vivriers. Les camions de marchandises sont escortés par les agents du Centre d’Opération Inter Armée (COIA)32, regroupant à la fois les Fanci (Forces Armées Nationales de la Côte d’Ivoire), les forces françaises de l’opération Licorne, celles de la CEDEAO et les Forces nouvelles (MPCI, MPIGO et MJP). La crise ivoirienne a favorisé les regroupements nationaux et transnationaux des coopératives gouro qui assurent la régularité des flux de produits maraîchers et animaliers en direction des villes. Au fil des années et des derniers événements politiques, les femmes Gouro ont renforcé leur poids dans le commerce de gros et dans le développement des marchés urbains à Abidjan. Leurs succès commerciaux, le rôle social et leur renommée font d’elles des femmes comparables aux célèbres Nana Benz qui dirigent à Lomé, au Togo, le commerce du pagne. Tout comme elles, les femmes Gouro représentent aujourd’hui, en Côte d’Ivoire, un exemple certain de réussite féminine et d’entreprenariat national. CONCLUSION Même si l’on constate un processus de détérioration des marchés dans la capitale économique ivoirienne, ce service marchand reste le principal moyen d’approvisionnement des populations urbaines. Les conditions d’exercice de l’activité de commerçant restent cependant inacceptables : leur nombre est en baisse par rapport à une population toujours grandissante, de nombreux marchés sont installés dans des quartiers d’accès pénible, les conditions de travail et d’accueil sont difficiles et les problèmes de salubrité et de santé publique toujours plus nombreux. Aujourd’hui, la tendance est à la diffusion de marchés privés, notamment de type BOT. Les nouveaux marchés constituent de véritables « forteresses commerciales » : grands, sécurisés et modernes, contrastant bien souvent avec les quartiers dans lesquels ils s’implantent. Mais leurs conditions d’accès sont restrictives et il est quasiment impossible aux petits commerçants de s’intégrer dans ces projets : les places coûtent trop cher et leur capacité financière est trop faible. On est donc en droit de se demander quel est l’avenir du marché en milieu urbain et principalement du petit marché, celui du « pau- 31 32 Notre Voie, 10/02/2003. L’Inter, 10/06/03 125 vre ». Est-il en train de disparaître pour laisser la place à des « ghettos commerciaux » où seuls les commerçants ivoiriens auraient une place, avec pour seule clientèle les catégories au pouvoir d’achat suffisant pour accéder aux produits commercialisés ? Cependant, sur les dix marchés de type BOT que comporte la ville d’Abidjan, les problèmes existent : seuls quatre sont ouverts mais ne fonctionnent pas correctement. Leur taux d’occupation, notamment dans les étages, est faible, les problèmes de gestion sont nombreux (surtout sur le Forum des Marchés d’Adjamé et sur le grand marché de Koumassi). Les autres projets sont toujours en chantier (les marchés de Yopougon, d’Agnissankoi et Dokui à Abobo, de Marcory) ou attendent la venue des commerçants, comme au marché Clouetcha. Du fait des mutations en cours, la situation ne semble pas apporter les solutions attendues pour une meilleure gestion des marchés et un meilleur approvisionnement des populations. Disparités, ségrégation, enclavement, autant de processus à l’œuvre aujourd’hui qui ne répondent pas aux attentes du plus grand nombre. RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES Afrique Contemporaine (2003), « Dossier Côte d’Ivoire », n° 206, 166 p. re ?, Université du Panthéon, Sorbonne, Paris I, Thèse de doctorat. ANTOINE Ph., DUBRESSON A., MANOU-SAVINA A. (1987), Abidjan « côté cours », Paris, Karthala-Orstom, 274 p. LE PAPE M., VIDAL Cl. (éds) (2002), Côte d’Ivoire, l’année terrible 1999-2000, Paris, Karthala, 351 p. AUA-DCGTx (1988), Enquête socio-économique sur les marchés de détail d’Abidjan. Analyse des indicateurs communaux, Abidjan. BERTONCELLO B., BREDELOUP S. (2002), « La privatisation des marchés urbains à Abidjan : une affaire en or pour quelques-uns seulement », Autrepart, n° 21, pp. 83-100. 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