Mise en page 1 - Livre et lecture en Bretagne

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Mise en page 1 - Livre et lecture en Bretagne
D’Audierne à la
baie des Trépassés
( PHOTOS SIMON COHEN l TEXTE SANDRINE PIERREFEU )
SUR LES CHEMINS DU CAP SIZUN, EMBOÎTONS LE PAS À
ALAIN LE GOFF. MI-RIANT, MI-TREMBLANT, PARCOURONS CE
PAYS-PÉNINSULE SUR LES AILES DES VIEUX RÉCITS. VIVANTS,
MORTS ET ÂMES EN ERRANCE Y DANSENT D’ÉTRANGES
SARABANDES ENTRE CIEL ET MER, ENTRE ICI ET AU-DELÀ.
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BAIE DES TRÉPASSÉS.
Dans ces parages mythiques, peuplés de
craintes et de dangers,
le conteur Alain Le
Goff ressuscite cités
englouties et naufrageurs . Par les mots,
il ouvre la porte du
royaume d’Anaon...
BOUT DU MONDE.
C’est parfois dans les
troquets, ici au comptoir bleu du Bout du
monde, que le conteur
tisse les histoires et la
mémoire des clochers
habillés de lichens.
à-bas, tout au bout de la terre. Là-bas où
le soleil descend tous les soirs comme un
œil rouge. Là-bas, on est déjà en face»,
tonne le conteur en montrant le large. «Les âmes
sont partout ! Ouvre les yeux, regarde mieux, tu comprendras ; les légendes ne parlent que de ça !»
La voix d’Alain Le Goff, démesurée et magicienne,
enfle, comme une rumeur venue de plus loin :
«Dans ce pays de lumières floues et de vents fous,
tout est mouvant. Les frontières s’épousent. Les
portes s’ouvrent. Les vivants pressentent et côtoient
la mort. Les défunts visitent ceux qui restent et la
nuit est peuplée d’Anaon, les âmes, ce peuple entre
deux mondes, ni tout à fait dissout, ni vraiment vivant.
Il faut apprendre à composer, en bonne intelligence
avec ces présences en respectant les heures et les
lieux qui appartiennent à chacun.»
Fantasque, le conteur aux yeux si bleus reprend la
route. Nous sommes partis ce matin d’Audierne,
vers la Baie des Trépassés, pour une journée de
pêche aux histoires du Cap Sizun. Ensemble, écoutons le pays parler dans la voix du “diseur”.
DES REVENANTS SUR LA GRÈVE
Alain s’arrête à Saint-Théodore, un lieu caché de la
grand route, qu’il fréquentait quand il vivait à Lervilly. Devant le calvaire, il s’écrit : «Vois, ce Christ est
tout barbu ! Il s’est ensauvagé dans l’air du large…
Avec tout ce lichen, on dirait une bête. Il me fait penser à l’ermite qui habitait sous ce dolmen, là.» Un
moine irlandais aurait survécu des années après
son arrivée, sans boire ni manger, les mousses
poussant sur son corps allongé. «Seuls ses yeux
animés montraient qu’il vivait encore», murmure
Alain dans sa moustache, en désignant une table
de pierre sous laquelle est creusée une fosse. «Après
la mort de l’ermite, les gens ont continué à le véné-
AUX SOURCES DU LÉGENDAIRE.
La légende de la Mort, d’Anatole Le Braz,
est pour le passeur d’histoires une inépuisable
réserve de croyances qui se sont tues.
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DOSSIER
rer. On disait qu’il suffisait de s’allonger à sa place
pour guérir. Il y a quelques années encore, les malades
venaient ici quand le mal les tenait… Descends donc
dans son lit et tes fièvres seront guéries !» La couche
est froide, la terre nue, la mer tout près.
Laissant Théodore à ses lichens, nous passons la
rivière de Primelin. Inoffensive au soleil, l’anse
change de ton le soir, les jours de gros temps, quand
les âmes des noyés se pressent sur la grève : ceux
dont la dépouille n’a pas été retrouvée et ensevelie en terre sainte sont,
dit-on, condamnés à errer sur les
lieux où ils avaient vécu.
« Il n’était pas rare qu’on les entende
crier dans la nuit, lugubrement. (…) On
dit alors, dans le pays de Cornouaille : « E-mann Iannic-ann-ôd o iouall ! ( Voilà Iannic-ann-ôd -Petit Jean
de la grève- qui hurle !). » (1)
Beaucoup évitaient l’endroit à la nuit tombée, de
peur de croiser ces revenants qui suscitaient pitié
et sollicitude. «Les naufragés dont la mer n’a pas
recraché le corps n’ont pas le droit de venir se chauffer, comme les autres âmes, dans la cheminée, la
nuit de la Toussaint. Les femmes d’ici laissaient
| LÉGENDES
LA BARQUE DES MORTS
Face au Raz de Sein,
la chapelle Saint-They
brave les vents. C’est là
que “débarqua” un jour
la Peste noire, funeste
visiteur descendu
d’un bateau sans voile.
« LES ÂMES SONT PARTOUT ! OUVRE
LES YEUX ET TU COMPRENDRAS... »
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DOSSIER
| LÉGENDES
donc brûler les feux de goémon cette nuit-là, pour
que leurs morts y trouvent un peu de réconfort…»
Voici la chapelle de Bon Voyage. Elle grandit, à
mesure que nous avançons parmi les fougères et
les genêts. Les habitants du Cap y célébraient,
chaque année, l’un des pardons les plus fervents
du pays. Aucun marin vivant n’aurait manqué le
rendez-vous de la Vierge du Bon Retour.
Ceux qui avaient eu la chance d’échapper à un naufrage venaient la prier dans l’état même où ils avaient
été trouvés. Certains remettaient ainsi leurs guenilles de miraculés et se jetaient à l’eau dans une
anse, puis remontaient nu-pieds,
trempés, un cierge à la main, remercier la madone de les avoir sauvés.
«Donne-nous heureuse traversée »,
suppliaient les gens de mer : «Que si
nous ne devons jamais reprendre le
sentier qui nous mène chez nous,
accorde-nous du moins vent arrière, pour aller droit
au paradis où tu règnes.» (2)
Même les morts cherchaient la délivrance dans la
chapelle. On raconte que, parfois, dans les paquets
d’écume soufflée en haut des falaises, apparaissent des âmes. Elles volent avec le vent et se précipitent sur la chapelle, espérant y entrer. Si quelqu’un
leur ouvrait la porte, elles seraient sauvées. Las !
Ceux qui les voient n’osent bouger.
« J’AI VRAIMENT CRU QUE LA VILLE
D’YS ALLAIT SORTIR DE L’EAU... »
LA CROIX DU COMMANDANT
La route serpente sur la lande, qui balconne entre
mer et nuages. Il y a quelques jours, le commandant du Bélem, qui est de Plogoff, me racontait qu’une
croix, une croix de granit bleu, avaient été prise dans
des filets au large de Tévennec, vers 1865. Le grandpère de son grand-père l’aurait vue remontée depuis
la grève, quelque part par ici, sur un char-à-bancs
couvert de draps, entre deux rangs de fidèles agenouillés. Un rêve de marins ? Un mirage d’enfant ?
La voici, la croix du commandant ! Au milieu du carrefour de Penneac’h, elle semble garder le ciel. Un
chat noir s’éclipse. Alain Le Goff sourit : «Le Diable
n’est jamais loin, quand on parle de la ville d’Ys.»
Car c’est de la croix d’Ys qu’il s’agit. La cité englobait l’île de Sein et une partie de la Baie d’Audierne.
Sa rue principale, à la Baie des Trépassés, faisait
«sept lieues de long». Dans son église, haute et
riche de vitraux, un prêtre chante toujours. Il répète
LES REMOUS DE L’IMAGINAIRE.
Les eaux tourmentées du Cap Sizun, qui
inspirent crainte et respect, ont donné
naissance à nombre de revenants légendaires.
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une prière inachevée et la cité continue de s’enfoncer dans les eaux. «Elle sera sauvée et le pays
du Cap Sizun retrouvera sa félicité, le jour où quelqu’un
achèvera cette prière. Le temps sera réconcilié par
la parole humaine», distille le conteur. Quand les
pêcheurs remontèrent cette croix, ils crurent à un
signe : Ys allait réapparaître, enfin. Quelle fête !
Quel espoir il y eut dans les chaumières ! La preuve,
les marins s’en souviennent encore.
Les chemins dégringolent par des lavoirs aux
eaux poudrées d’or, vers des criques et des cales
- presque- oubliées. Les murs de pierres sèches
brodent ce paysage noyé dans les reflets du Golfe
de Gascogne. «Tu connais Jean des Pierres ?»,
demande soudain notre guide d’un jour. «Jean
connaissait le secret du chant du vent dans les
pierres. C’était un don qui lui était venu à l’âge de
douze ans, un jour de grand vent. Dans le pays,
personne n’aurait élevé un mur de pierres ou de
galets sans demander l’aide et le secours de Jean
des Pierres.» Jean les ajustait si bien que jamais
le mur ne s’écroulait (3). Le monde dans lequel
évoluaient les gens, autrefois, était vivant. Il était
“habité” partout, en tout.
La route nous mène, via Feunteun Aod, par Plogoff et la Pointe du Raz. Droit devant, l’Île de Sein
traîne ces récifs brillant d’écume. Du plus loin
que les conteurs se souviennent, les «bords du
monde» ont toujours été des lieux de passage
vers le royaume des morts. Alain le Goff cite l’épopée de Gilgamesh. Le personnage principal de
cette épopée sumérienne cherche le secret de
l’immortalité jusqu’au bord de l’océan des morts:
«Là bas, tu trouveras le passeur», récite Alain.
Le doigt levé, il gronde, comme s’il avertissait
PÊCHE MIRACULEUSE.
La mer montre ici
de multiples visages.
Tantôt broyeuse de
navires, tantôt miroir
aux nuages, offrant
ses reflets de mercure
aux pêcheurs d’histoires ou de crustacés.
MÉMOIRE DES PIERRES.
À Saint-They et ailleurs, on a lavé les murs
de leur lichen. «On cherche à effacer le temps,
c’est désespérant», se désole Alain Le Goff.
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DOSSIER
| LÉGENDES
nombreux que même les oiseaux de
mer n’ont pas de place pour s’y poser…
On les entend crier ! Les âmes de ceux
qui ont quelques chances de salut sont
livrées à d’autres écueils. Il en est ainsi
depuis toujours et toujours, il en sera
ainsi. » «Les gens du pays sont des passeurs »,
explique-encore le conteur. «Ils étaient reconnus
comme tels dès l’Antiquité et dispensés de l’impôt
pour ce service qu’ils rendaient à l’humanité.»
«Les pêcheurs et les autres habitants de la Gaule
qui sont en face de l’île de Bretagne, sont chargés
d’y passer les âmes, et pour cela exempts de tributs.
« À LA NUIT NOIRE, LES REVENANTS
CRAPAHUTENT SUR LES SENTIERS »
EMPREINTES DE L’ÂME.
«Il est essentiel de
garder intacts les
paysages qui soutiennent la parole et
lui permettent de
garder la mémoire»,
explique le conteur.
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le héros en personne : «Monte dans sa barque et
surtout, ne touche pas l’eau des morts.»
«C’est ici qu’appareille la barque des âmes, alourdie par son chargement invisible et conduite par le
dernier mort de l’année», poursuit-il. «Tant de marins
l’ont croisée ! Les âmes des conjurés sont conduites
à Tévénnec, l’îlot maudit. Les Anaon s’y retrouvent si
Au milieu de la nuit, ils entendent frapper à leur porte
; ils se lèvent et trouvent sur le rivage des barques
étrangères où ils ne voient personne, et qui pourtant
semblent si chargées et s’élèvent d’un pouce à peine
au-dessus des eaux ; une heure suffit pour ce trajet,
quoique, avec leurs propres bateaux, ils puissent difficilement le faire en l’espace d’une nuit», écrivait
l’historien Procope de Césaré, au VIe siècle.
Depuis, légendes et témoignages confirment
l’étrange vocation de ces lieux de “passage”. Une
vague plus forte que les autres claque sur un rocher
en contrebas, surnommé l’Enfer de Plogoff. Tout
un programme. La côte haute et déchirée brasse
la marée. La plage brille entre les pointes du Raz
et du Van. Le courant hérisse le détroit : le fameux
Raz de «tous les dangers». Le passage est objectivement périlleux. «Jamais personne ne passa le
Raz de Sein sans avoir mal ou peur», affirme le proverbe. Les bateaux mal engagés ou malchanceux
sont portés sur les roches par le courant, qui est si
puissant entre l’île de Sein et le continent : «S’il
n’obéit pas au gouvernail, au rocher, il le fera sûrement», avertit encore un dicton. Tant de naufrages
eurent lieu dans ces parages !
Les bateaux qui avaient la chance d’être épargnés
par la mer “broyeuse de navires” n’étaient pour-
SENTINELLES EN MER.
Passage redouté des
navigateurs, le Raz de
Sein a causé bien des
naufrages. Le phare de
La Vieille et la tourelle
de la Plate veillent
au salut des marins.
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MARE AUX HISTOIRES.
Chaque crique, cale,
grotte, abrite une
légende. Sous les
eaux troubles d’un
lavoir, la mémoire
reste bien vivace.
tant pas quittes. Ils devaient encore affronter les
vaisseaux fantômes, les pirates, voire les pilleurs
que les histoires disent cruels. Les récits de bris (4)
fabuleux sont légion dans ce pays où tout manquait. Barriques de porto, de vins fins, fromages
de Hollande, mais aussi bois de charpente, ferrures, cordages, voire, pour les plus chanceux, vaisselle, meubles, bijoux et dents en or.
Les naufrages constituaient des aubaines pour la
population, bien sûr. De là à aider la chance ? La
légende des naufrageurs court ici, comme le long
des côtes du pays Pagan, en Nord-Finistère. Sur
ces rivages parsemés d’écueils, des rescapés affirment avoir vu des feux trompeurs allumés certaines nuits de tempête...
QUELQUES LARMES DE MER
Dans les récits, ceux qui malmènent les cadavres
pour leur arracher du bien se trouvent souvent frappés de sortilèges ou contraints de rendre le trésor
dérobé. Ainsi la bague arrachée ou le «beau miroir»
emporté à la barbe des douaniers se met à saigner,
à geindre ou à «pleurer des larmes de mer». Il
convient alors - tout le monde le sait grâce aux contes
- d’aller rendre à l’océan l’objet qui en a été tiré.
«Les légendes sont les codes de circulation pour
parcourir le territoire sans se fourvoyer ni commettre d’impairs. À la façon des cartes chantées aborigènes, en Australie, ils donnent des clefs qui permettent de voyager dans ce monde et dans l’autre»,
précise Alain Le Goff, en reprenant le sentier qui
bascule vers la Baie des Trépassés, en contrebas.
L’étang de Laoual scintille en fond de vallon.
«Étrange, ce trou d’eau quand on arrive d’en haut,
n’est-ce pas ? C’est tout près de la mer mais ce n’est
pas l’Océan. C’est de l’eau mais elle n’est pas salée.
Et le ciel se reflète dedans. Un miroir ! Dans les contes,
MURMURES DU VENT.
«Il suffit d’une bribe pour reconstituer les
connivences avec l’invisible», murmure Alain
en écoutant les herbes chanter dans le vent.
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DOSSIER
| LÉGENDES
CAESAR IOCARI POMPE.
conubium santet zothe cas. Verecundu rures
agnascor Aquae Sulis. Saburre lucide decip.
conubium santet zothe cas. Verecundu rures
ce sont des portes.» Bonnet bleu, bleu bonnet. Les
roseaux bruissent, l’éclat de l’eau rime avec le ciel
qui ribambelle dans les yeux du “diseur”.
«Vingt-sept manteaux d’écarlate, sans compter les
autres, venaient de la ville d’Ys entendre la messe à
Laoual», récite Alain, tout en se frayant un chemin
dans le dédale. «La nuit de Noël, le lac s’ouvre et
l’église d’Ys apparait, toute illuminée. Là, tout va bien,
mais imagine revenir à la nuit noire, en novembre ou
en décembre quand, partout, les revenants crapahutent dans les sentiers, nous ne serions pas si fiers,
hein ?» Voici Saint-They, la chapelle taillée à même
l’horizon. Un souvenir affleure. «Je suis venu raconter la ville d’Ys un soir d’août, ici. La tempête s’était
levée. Si fort que depuis l’intérieur, on entendait hur-
ler le vent et cogner les vagues. La chapelle était
bourrée à craquer. Tous ces gens réunis dégageaient
une émotion formidable. Ensemble, nous sentions
que l’histoire prenait vie, prenait corps. Dahut, Gradlon… Ils étaient tous là. À un moment, j’ai vraiment
cru que la ville d’Ys allait ressortir de l’eau !» n
LA CITÉ ENGLOUTIE.
Au creux du vallon
sommeille le lac de
Laoual. C’est au fond
de ce plan d’eau que
se tient, chaque nuit
de Noël, la messe de
la légendaire ville d’Ys.
(1)
Anatole Le Braz, La Légende de la Mort.
Anatole Le Braz, Contes du Soleil et de la Brume. Au tout
début de Terres Funèbres, un texte d’une douzaine de pages
décrit l’atmosphère et les légendes du Cap Sizun mieux
qu’aucun autre.
(3)
D’après Pierre-Jakez Hélias.
(4)
Le bris de mer, objets apportés par la marée. Primordial à la survie de la population du Cap Sizun et de l’Île de
Sein autrefois, le bois notamment, servait aux charpentes.
Par extension, butin arraché aux épaves.
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