Cours 3.4 : L`art

Transcription

Cours 3.4 : L`art
Cours 3.4 : L'art
1/4
Séquence 3 – Philosophie de la culture
PLAN
Introduction
(a) Le statut spécifique de l'œuvre d'art
(b) Problématique
I – Peut-on expliquer la création artistique ?
A. Comparaison de l'art et de la technique
B. Démystification de l'art
1/ L'œuvre d'art et son contexte
2/ Le travail de l'artiste
II - Que recherchons-nous dans l'art ?
A. L'art comme simple affaire de goût : le relativisme esthétique
B. L'art comme enrichissement de l'esprit
Introduction
(a) Le statut spécifique de l'œuvre d'art
L'œuvre
d'art et le
produit
technique
Un produit technique est destiné à une utilisation qui use l'objet lui-même, à une consommation qui le consume : le
produit technique s'inscrit dans l'espace ordinaire du quotidien et il est destiné à être remplacé. L'œuvre d'art est au
contraire destinée à une contemplation, la réception de l'œuvre d'art implique une forme de distance : l'œuvre d'art
s'inscrit ainsi dans un rapport particulier au temps (l'œuvre d'art est destinée à durer) et à l'espace (le socle de la
statue, le cadre de la peinture, la scène de théâtre, le musée, la salle de concert… sont des marqueurs du fait que
l'œuvre d'art s'inscrit dans un espace distinct de l'espace ordinaire du quotidien).
L'art et le – Hannah Arendt : L'art est « la patrie non mortelle des êtres mortels », « une chose immortelle accomplie par des
temps mains mortelles » ; « [À] proprement parler, [les œuvres d'art] ne sont pas fabriquées pour les hommes, mais pour le
monde, qui est destiné à survivre à la vie limitée des mortels, au va-et-vient des générations. Non seulement elles ne
sont pas consommées comme des biens de consommation, ni usées comme des objets d’usage: mais elles sont
délibérément écartées des procès de consommation et d’utilisation, et isolées loin de la sphère des nécessités de la
vie humaine. » ; Malraux : « L'art est un anti-destin » ; Hegel : « L'art rend durable ce qui à l'état naturel n'est que
fugitif et passager ».
– Déclinaison de ce thème dans l'histoire de l'art, de l'art pariétal jusqu'à l'art contemporain.
(b) Problématique
Point de vue de la
création artistique
Point de vue de la
contemplation
artistique
À la différence de la production technique, régie par des règles strictes de production, la création
artistique semble être une forme de surgissement extraordinaire et énigmatique. Mais ne faut-il pas
démystifier, au moins en partie, la création artistique ? N'est-elle pas en partie explicable ?
Pourquoi regardons-nous, écoutons-nous, admirons-nous des œuvres d'art ? Une œuvre d'art n'est pas un
simple produit de consommation défini par son utilité ou sa fonction, alors que cherchons-nous
à travers l'art ?
I – Peut-on expliquer la création artistique ?
A. Comparaison de l'art et de la technique
Texte
d'Alain
Texte de
Kant
Différences
principales
entre
création &
production
« Il reste à dire maintenant en quoi l'artiste diffère de l'artisan. Toutes les fois que l'idée précède et règle
l'exécution, c'est industrie. Et encore est-il vrai que l'œuvre souvent, même dans l'industrie, redresse l'idée en ce
sens que l'artisan trouve mieux qu'il n'avait pensé dès qu'il essaye ; en cela il est artiste, mais par éclairs. Toujours
est-il que la représentation d'une idée dans une chose, je dis même d'une idée bien définie comme le dessin d'une
maison, est une œuvre mécanique seulement, en ce sens qu'une machine bien réglée d'abord ferait l'œuvre à mille
exemplaires. Pensons maintenant au travail du peintre de portrait ; il est clair qu'il ne peut avoir le projet de
toutes les couleurs qu'il emploiera à l'œuvre qu'il commence ; l'idée lui vient à mesure qu'il fait ; il serait même
plus rigoureux de dire que l'idée lui vient ensuite, comme au spectateur, et qu'il est spectateur aussi de son œuvre
en train de naître. Et c'est là le propre de l'artiste. Il faut que le génie ait la grâce de nature, et s'étonne lui-même.
Un beau vers n'est pas d'abord en projet, et ensuite fait ; mais il se montre beau au poète ; et là belle statue se
montre belle au sculpteur, à mesure qu'il la fait ; et le portrait naît sous le pinceau. […] Le génie ne se connaît que
dans l'œuvre peinte, écrite ou chantée. Ainsi la règle du beau n'apparaît que dans l'œuvre, et y reste prise, en
sorte qu'elle ne peut servir jamais, d'aucune manière, à faire une autre œuvre. » (Système des Beaux-Arts, I, 7)
« [L]e génie est un talent consistant à produire ce pour quoi aucune règle déterminée ne se peut indiquer – il ne
correspond pas à une disposition qui rendrait apte à quoi que ce soit qui puisse être appris d’après une règle
quelconque ; par voie de conséquence, l’originalité doit être sa première propriété […]. Le génie est donc incapable
de décrire lui-même ou d’indiquer scientifiquement comment il donne naissance à son produit […] et dès lors
l’auteur d’un produit qu’il doit à son génie ne sait pas lui-même comment se trouvent en lui les Idées qui l’y
conduisent, et il n’est pas non plus en son pouvoir de concevoir à son gré ou selon un plan de telles Idées, ni de les
communiquer à d’autres à travers des préceptes les mettant en mesure de donner naissance à des produits
comparables. » (Kant, Critique de la faculté de juger, §45)
La production technique vise la réalisation de plusieurs exemplaires d'un même type d'objet, tandis que l'œuvre
d'art est une production unique, originale, issue de l'imagination créatrice de l'artiste. Dans la technique, c'est un
savoir-faire, une habitude acquise qui permet la répétition d'un modèle préalable en appliquant mécaniquement
des règles de production déjà définies. Dans la création artistique, l'habileté technique est souvent nécessaire,
mais elle n'est pas suffisante. L'œuvre repose sur le génie, le don, l'inspiration de l'artiste.
Comment
expliquer la
créativité de
l'artiste ?
Exemples
2/4
(i) Par un appel à un au-delà de la raison : les Muses, le divin
« Ce n’est pas un art […] qui se trouve en toi et te rend capable de bien parler d’Homère. Non, c’est une puissance
divine qui te met en mouvement, comme cela se produit dans la pierre qu’Euripide a nommée Magnétis […]. C’est
de la même façon que la Muse, à elle seule, transforme les hommes en inspirés du dieu. Et quand par
l’intermédiaire de ces êtres inspirés, d’autres hommes reçoivent l’inspiration du dieu, eux aussi se suspendent à la
chaîne. […] C’est chose légère que le poète, ailée, sacrée ; il n’est pas en état de composer avant de se sentir inspiré
par le dieu, d’avoir perdu la raison et d’être dépossédé de l’intelligence qui est en lui. » (Platon, Ion)
(ii) Par un appel à un en-deçà de la raison : l'inconscient
« [O]n est en droit de supposer que les processus inconscients rameutent partout et toujours des contenus, pour
les mener vers le conscient, qui, s'ils y étaient accueillis et reconnus, élargiraient considérablement son périmètre
et son horizon. […] Si l'inconscient n'était que réactif et réactionnel au conscient, […] la source essentielle de tous
les contenus et de toutes les activités seraient dans le conscient […]. Les processus créateurs auraient leur siège
dans le conscient et toute innovation, toute inspiration, toute créativité ne seraient que les trouvailles d'un
conscient fureteur. Or les faits et l'expérience s'inscrivent en faux là-contre. » (C.G. Jung, Dialectique du Moi et de
l'Inconscient)
– Selon le surréalisme (André Breton, Salvador Dalí), le rêve, l'écriture automatique, le hasard (ex. : le cadavre
exquis), les associations incongrues, la folie sont des procédés ou des processus psychiques qui libèrent
l'imaginaire.
– Art et folie dans l'histoire de l'art et l'art contemporain (Dubuffet & l'art brut, la collection Prinzhorn, Adolf
Wölfli)
– Séraphine de Senlis dans le film Séraphine ; l'opposition Mozart / Salieri dans le film Amadeus.
B. Démystification de l'art
1/ L'œuvre d'art et son contexte
La généalogie
de l'art pour
dépasser la
fascination du
génie
L'œuvre d'art exerce sur nous un pouvoir de fascination. La contemplation esthétique nous met face à une
œuvre qui nous dépasse et nous ne voyons pas alors le cheminement par lequel l'artiste est passé pour
parvenir à cette création : « [n]ous sommes accoutumés, devant toute chose parfaite, à omettre la question de
sa genèse, et à jouir de sa présence comme si elle avait surgi du sol d'un coup de baguette magique »
(Nietzsche, Humain, trop humain, §145).
Démystification La création artistique ne surgit pas ex nihilo (à partir de rien). Elle s'inscrit dans un contexte historique et
de l'idée de l'art social particulier. Elle est toujours l'expression, le reflet d'une époque, d'une société, d'une culture. Une œuvre
hors du temps est toujours la trace de son temps, que ce soit dans le thème de l'œuvre ou bien dans la manière de le traiter.
Exemples
– Le pop art et la société de consommation.
– Le temple grec et la cathédrale gothique analysés par Hegel.
– L'invention de la perspective en peinture.
Démystification Ce qui inspire l'artiste avant tout, ce n'est pas un au-delà ou un en-deçà de la raison, c'est l'art lui-même, ce
de la notion
qu'ont fait et ce que font les autres artistes. La création artistique se nourrit de la contemplation esthétique
d'inspiration des œuvres de l'histoire de l'art et de l'art présent.
Exemples
– Beaucoup d'œuvres sont une forme de reprise, d'adaptation, d'élaboration à partir d'une autre œuvre. C'est
le cas en musique (la musique baroque, le jazz, le sampling), en peinture (cf. Velasquez repris par Picasso et
par Francis Bacon), en littérature (cf. les notions d'intertextualité, de palimpseste, de topos), au cinéma.
Lorsque la reprise d'une œuvre est partielle et simplement évocatrice, on peut parler de citation ou de
référence.
– Dans l'histoire des courants artistiques, on peut repérer les influences et les trajectoires qui mènent d'une
forme d'art à une autre (ex. : l'histoire du jazz).
2/ Le travail de l'artiste
Démystification L'idée de “don naturel” ne rend pas compte du travail de l'artiste. Comme le dit Nietzsche, « Le génie ne fait
de la notion de rien que d’apprendre d’abord à poser des pierres, ensuite à bâtir, que de chercher toujours des matériaux et de
“don naturel” travailler toujours à y mettre la forme » ( Humain, trop humain, §162). La pratique artistique repose en effet sur
le travail d'un matériau particulier (texte d'Alain) et sur un travail de mise en forme (textes de Nietzsche).
Texte d'Alain « Puisqu'il est évident que l'inspiration ne forme rien sans matière, il faut donc à l'artiste, à l'origine des arts et
toujours, quelque premier objet ou quel que première contrainte de fait, sur quoi il exerce d'abord sa
(Système des perception, comme l'emplacement et les pierres pour l'architecte, un bloc de marbre pour le sculpteur, un cri
Beaux-Arts, I, 7) pour le musicien, une thèse pour l'orateur, une idée pour l'écrivain, pour tous des coutumes acceptées d'abord.
Par quoi se trouve défini l'artiste, tout à fait autrement que d'après la fantaisie. Car tout artiste est percevant
et actif, artisan toujours en cela. Plutôt attentif à l'objet qu'à ses propres passions […]. [O]n se détournera de
penser que quelque objet beau soit jamais créé hors de l'action. Ainsi la méditation de l'artiste serait plutôt
observation que rêverie, et encore mieux observation de ce qu'il a fait comme source et règle de ce qu'il va
faire. Bref, la loi suprême de l'invention humaine est que l'on n'invente qu'en travaillant. »
Textes de
– « [On fait souvent] comme si l'idée de l'œuvre d'art, du poème, la pensée fondamentale d'une philosophie
Nietzsche
tombaient du ciel tel un rayon de la grâce. En vérité, l'imagination du bon artiste, ou penseur, ne cesse de
produire, du bon, du médiocre et du mauvais, mais son jugement, extrêmement aiguisé et exercé, rejette
choisit, combine ; on voit ainsi aujourd'hui, par les carnets de Beethoven, qu'il a composé ses plus magnifiques
mélodies petit à petit, les tirant pour ainsi dire d'esquisses multiples. […] Tous les grands hommes étaient de
grands travailleurs, infatigables quand il s'agissait d'inventer, mais aussi de rejeter, de trier, de remanier,
d'arranger » (Humain, trop humain, §155)
– « Gardez-vous de parler de dons naturels, de talents innés ! On peut nommer des grands hommes de tout
genre qui furent peu doués. Mais ils acquirent la grandeur, devinrent des « génies » (comme on dit), par des
qualités dont on n’aime pas à signaler le manque lorsqu’on les sent en soi : ils eurent tous cette robuste
conscience d’artisans, qui commence par apprendre à former parfaitement les parties, avant de se risquer à
faire un grand ensemble ; ils se donnèrent du temps pour cela » ( Ibid., §163)
Exemples
– Le travail de répétition en musique, dans le théâtre, en danse ( cf. le documentaire de Cédric Klapisch,
L'Espace d'un instant sur la danseuse Aurélie Dupont).
– La réécriture, les brouillons, les révisions en littérature (les manuscrits de Flaubert).
– Le travail en série (Cézanne : les pommes, la montagne Sainte-Victoire ; Monet : la cathédrale de Rouen, les
Nymphéas) et les esquisses préparatoires en peinture ( Le Mystère Picasso de Clouzot).
II - Que recherchons-nous dans l'art ?
3/4
A. L'art comme simple affaire de goût : le relativisme esthétique
La diversité – “Chacun a ses goûts”, “des goûts et des couleurs, on ne discute pas”.
des goûts
– « Demandez à un crapaud ce que c’est que la beauté, le grand beau, le to kalon. Il vous répondra que c’est sa
crapaude avec deux gros yeux ronds sortant de sa petite tête, une gueule large et plate, un ventre jaune, un dos
brun. […] J’assistais un jour à une tragédie auprès d’un philosophe. « Que cela est beau ! disait-il » […] Nous fîmes
un voyage en Angleterre : on y joua la même pièce, parfaitement traduite ; elle fit bâiller tous les spectateurs. «
Oh, oh ! dit-il, le to kalon n’est pas le même pour les Anglais et pour les Français. » Il conclut, après bien des
réflexions, que le beau est souvent très relatif, comme ce qui est décent au Japon est indécent à Rome, et ce qui
est de mode à Paris ne l’est pas à Pékin ; et il s’épargna la peine de composer un long traité sur le beau. »
(Voltaire, Dictionnaire philosophique, article “Beau”)
Les goûts
« Les pratiques culturelles ne sont pas liées à des goûts innés, elles ne sont pas l’expression d’une pure
sont
subjectivité individuelle. Elles résultent au contraire de déterminismes sociaux : la place des individus dans
déterminés l’espace social influence de façon décisive leurs pratiques culturelles. […] Comment peut-on expliquer ce
socialement déterminisme social ? De nombreux facteurs jouent simultanément et parfois se renforcent. Une première
variable explicative est constituée par le revenu : certaines pratiques culturelles sont onéreuses (opéra, théâtre,
cinéma) et les catégories à revenu modeste consomment moins de ces biens […]. Un autre facteur explicatif est le
lieu de résidence qui influence fortement l’offre de services culturels : par exemple les agriculteurs sont le plus
souvent plus éloignés d’une salle de cinéma ou d’un opéra que ne le sont les habitants des grandes villes voire
des villes moyennes. L’âge enfin joue un rôle important car il est lié à des modes de sociabilité : les jeunes ont des
activités plus collectives, plus orientées vers les sorties, alors que les personnes plus âgées accordent une place
plus importante à la vie domestique (c’est ce qui explique que la fréquentation du cinéma décroisse
régulièrement avec l’âge). Cependant, ces facteurs n’expliquent pas tout […]. Les travaux de Pierre Bourdieu (à
propos de la visite des musées notamment) ont permis de mettre en évidence l’importance du capital culturel.
Celui-ci détermine non seulement des goûts, des compétences objectives, mais aussi le sentiment d’être autorisé
(ou pas) à avoir tel ou tel type de pratique culturelle. Les enquêtes montrent en effet que les individus
appartenant aux milieux populaires peu dotés en capital culturel considèrent que la « grande culture » (musées,
concerts de musique classique, etc.) n’est pas pour eux. Bourdieu a proposé le concept d’ habitus pour rendre
compte du fait que des dispositions sont intériorisées par les individus et qu’elles génèrent ensuite des pratiques
qui sont perçues par les agents comme allant de soi, comme exprimant des choix souverains. Cela explique aussi
pourquoi, dans les milieux fortement dotés en capital culturel, il va de soi que l’on aime la musique baroque et le
jazz et que l’on ne va pas visiter une ville sans fréquenter le musée dés lors qu’il présente un certain intérêt
culturel.
Cet habitus est lui même incorporé au cours du processus de socialisation (primaire et secondaire). Par exemple,
même si la relation n’a rien de mécanique, il existe un lien fort entre les pratiques de lecture des parents et le
goût pour la lecture des enfants. Plus fondamentalement, la socialisation permet d’acquérir un type de langage,
de prendre l’habitude de certains centres d’intérêt, elle donne une aisance et une familiarité dans le rapport aux
œuvres culturelles. » (Alain Beitone, « Les pratiques culturelles : déterminisme et interaction ». Source :
http://goo.gl/n4krLr)
Le goût
« Mais pour rendre compte de la persistance de ces inégalités culturelles, il faut prendre en compte la théorie de
comme
la légitimité culturelle. Celle-ci s’inscrit dans une théorie plus large de la reproduction sociale qui souligne que les
stratégie de hiérarchies sociales ne sont pas naturelles et ne sont pas produites une fois pour toutes. Il existe, comme
distinction l’écrivait Pierre Bourdieu : « une lutte de classe pour le classement ». Les catégories dominantes ne peuvent
sociale
conserver leur position qu’au prix de la mise en œuvre d’une série de stratégies visant à leur conserver le
contrôle des différentes catégories de capitaux : capital économique bien sûr, mais aussi capital social, capital
symbolique et capital culturel. Dans cette approche, les pratiques sociales et en particulier la consommation et
les pratiques culturelles, permettent aux individus et aux groupes de se distinguer, de marquer une barrière avec
les catégories sociales inférieures […]. Ce sont en effet les catégories dominantes qui déterminent quelles sont les
œuvres et les pratiques légitimes (c’est-à-dire valorisées quant au jugement que l’on porte sur elles). C’est ainsi
que le cinéma de Bergman ou celui de Visconti sont légitimes, alors que “Les gendarmes de Saint Tropez”, ne l’est
pas. On pourrait certes considérer que les œuvres cinématographiques citées sont objectivement inégales du
point de vue de leurs qualités esthétiques. Mais on a quelques raisons de douter d’un classement des œuvres
reposant sur des critères esthétiques objectifs, lorsqu’on constate, par exemple, que la musique de Vivaldi (et en
particulier les Quatre saisons) a été une découverte pour les milieux fortement dotés en capital culturel au
lendemain de la Seconde guerre mondiale, puis qu’elle s’est banalisée au point de servir de musique d’ambiance
dans les supermarchés. Elle cesse alors d’être distinctive et est abandonnée par les milieux privilégiés. Elle est
ensuite redécouverte par des chefs d’orchestres spécialisés dans la musique baroque qui proposent de nouvelles
interprétations sur instruments anciens. Ainsi, le même morceau de musique a pu faire l’objet au cours du temps
de jugements très différents. Ces jugements expriment donc bien un arbitraire culturel et ils exercent aussi une
violence symbolique. L’élève qui maîtrise mal le registre soutenu du vocabulaire, qui ne connaît pas tel romancier
ou tel musicien, le convive qui, dans un repas exprimera son désintérêt pour le musique contemporaine, feront
l’objet de jugements négatifs de la part de ceux qui se savent autorisés à dire ce qui est légitime et ce qui ne l’est
pas. » (Ibid.)
Exemples
– Yasmina Reza, Art
– Agnès Jaoui, Le Goût des Autres
B. L'art comme enrichissement de l'esprit
Critique du
relativisme
esthétique
–
Le goût
peut
s'éduquer
« Une cause évidente pour laquelle de nombreuses personnes n’éprouvent pas le sentiment de la beauté qui
convient est le manque de délicatesse de l’imagination qui est requise pour nous rendre sensibles à ces émotions
subtiles. […] Mais, bien qu’il y ait naturellement une large différence, du point de vue de la délicatesse, entre une
personne et une autre personne, rien ne tend davantage à accroître et améliorer ce talent que la pratique d’un art
particulier et le fréquent examen, la fréquente contemplation d’une espèce particulière de beauté. Quand un genre
d’objets se présente au regard ou à l’imagination pour la première fois, le sentiment qui les accompagne est obscur
et confus et l’esprit, dans une large mesure, est incapable de déclarer leurs mérites et leurs défauts. Le goût n’est
pas capable de percevoir les différentes excellences de la réalisation, encore moins de distinguer le caractère
particulier de chaque excellence et de déterminer sa qualité et son degré. Qu’on déclare que l’ensemble, en général,
est beau ou laid, c’est tout ce que l’on peut attendre et même ce jugement, une personne ayant si peu la pratique de
l’objet ne pourra le donner qu’avec une grande hésitation et une grande réserve. Mais laissez-le acquérir
l’expérience de ces objets. Son sentiment devient plus précis et plus subtil, il perçoit non seulement les beautés et
les défauts de chaque partie mais il remarque aussi ce qui distingue spécialement chaque qualité et lui assigne
l’éloge ou le blâme qui convient. » (Hume, Essai sur la règle du goût)
4/4
Bergson
« À quoi vise l'art, sinon à nous montrer, dans la nature et dans l'esprit, hors de nous et en nous, des choses qui ne frappaient
pas explicitement nos sens et notre conscience ? Le poète et le romancier qui expriment un état d'âme ne le créent certes pas
de toutes pièces ; ils ne seraient pas compris de nous si nous n'observions pas en nous, jusqu'à un certain point, ce qu'ils nous
disent d'autrui. Au fur et à mesure qu'ils nous parlent, des nuances d'émotion et de pensée nous apparaissent qui pouvaient
être représentées en nous depuis longtemps, mais qui demeuraient invisibles : telle, l'image photographique qui n'a pas encore
été plongée dans le bain où elle se révélera. Le poète est ce révélateur. […] Approfondissons ce que nous éprouvons devant un
Turner ou un Corot : nous trouverons que si nous les acceptons et les admirons, c'est que nous avions déjà perçu quelque
chose de ce qu'ils nous montrent. Mais nous avions perçu sans apercevoir. C'était, pour nous, une vision brillante et
évanouissante, perdue dans la foule de ces visions également brillantes, également évanouissantes, qui se recouvrent dans
notre expérience usuelle et qui constituent par leur interférence réciproque, la vision pâle et décolorée que nous avons
habituellement des choses. Le peintre l'a isolée ; il l'a si bien fixée sur la toile que, désormais, nous ne pourrons nous empêcher
d'apercevoir dans la réalité ce qu'il y a vu lui-même. Pourquoi l'artiste arrive-t-il à voir plus de choses ? On ne le comprendrait
pas, si la vision que nous avons ordinairement des objets extérieurs et de nous-mêmes n'était une vision que notre
attachement à la réalité, notre besoin de vivre et d'agir, nous a amené à rétrécir et à vider. Auxiliaire de l'action, la perception
isole, dans l'ensemble de la réalité ce qui nous intéresse; elle nous montre moins les choses mêmes que le parti que nous
pouvons en tirer. […] Mais, de loin en loin, des hommes surgissent dont les sens ou la conscience sont moins adhérents à la vie.
[…] Quand ils regardent une chose, ils la voient pour elle, et non plus pour eux. Ils ne perçoivent plus simplement en vue d’agir ;
ils perçoivent pour percevoir, - pour rien, pour le plaisir. Par un certain côté d’eux-mêmes, soit par leur conscience soit par un
de leurs sens, ils naissent détachés ; et, selon que ce détachement est celui de tel ou tel sens, ou de la conscience, ils sont
peintres ou sculpteurs, musiciens ou poètes. » (Bergson, La pensée et le mouvant, “La perception du changement”)
Peinture et – Klee: “l’art ne reproduit pas le visible, il rend visible” ; Cézanne et la “virginité du monde”.
perception – L'artialisation du regard
Musique et « Le tableau réduit les trois dimensions de l'espace matériel, en lequel se déploient l'architecture et la sculpture, aux deux
émotion dimensions du plan de la représentation ; la musique réduit les deux dimensions du tableau à l'unique point de l'instant
sonore : « Cette disparition non pas d'une dimension de l'espace, mais de la spatialité totale en général, cette rentrée dans la
subjectivité, aussi bien du contenu que de sa manifestation extérieure, caractérise le deuxième art romantique, la musique »
(Hegel, Esthétique, III, 321). En s'immatérialisant, l'expression esthétique se rapproche de l'intériorité où vit l'esprit […]. Le son
est un phénomène fragile qui commence de disparaître au moment même où il apparaît : « Le son est une extériorisation qui, à
peine née, se trouve abolie par le fait même de son être là, et disparaît d'elle-même » ( Ibid., III, 322) ; « une existence éphémère
qui s'éteint aussitôt formée » (Ibid., III, 338). La musique n'illumine ainsi que le présent de la sensation, et se laisse aussitôt
engloutir dans la nuit du révolu. Plus l'esprit progresse dialectiquement dans sa réalisation esthétique, plus il se détourne de
l'espace extérieur et se rend sensible à la conscience intime du temps. […] La permanence, la pesanteur, la forte présence de
l'architecture comme de la sculpture, se trouvent ainsi niées par l'évanescence et l'immatérialité du phénomène musical. Le
son lui-même naît non de la matière elle-même, mais du choc qui ébranle son inertie : « Une matière sensible déterminée sort
de son état de repos, se met en mouvement, subit une sorte d'ébranlement à la faveur duquel chaque partie du corps,
jusqu'alors cohérent, ne change pas seulement de place mais cherche à retourner à son état antérieur. Ce tremblement
vibratoire produit le son, qui est la matière de la musique » (Ibid., III, 321). La matière immatérielle de la musique naît ainsi de la
négation de l'inertie dont le principe définit la matière du physicien. Avec la musique, la matière elle-même semble avoir une
âme. […] Cette immatérialisation est aussi une intériorisation. Il appartient en effet à l'esprit de nier ce qui n'est pas lui, c'est-àdire la matière. En frappant le corps sonore, l'âme de la musique veut l'arracher à sa matérialité et en abstraire le son, en
lequel elle reconnaît l'écho de sa plus profonde intériorité : « La tâche principale de la musique consiste donc, non pas à
reproduire les objets réels, mais à faire résonner le moi le plus intime, sa subjectivité la plus profonde, son âme idéelle [...] Elle
s'adresse à l'intériorité subjective la plus profonde ; elle est l'art dont l'âme se sert pour agir sur les âmes [...] Les sons ne
trouvent leur écho qu'au plus profond de l'âme, atteinte et remuée dans sa subjectivité idéelle » ( Ibid., III, 322-323). […] La
musique serait alors la conscience esthétique, et non logique, pour l'esprit, de l'infinie richesse de sa vie intérieure. Par la
musique, l'esprit prend conscience qu'il est pour lui-même un trésor infini, et que le travail dialectique du concept, qui rend
effectif cette puissance, n'en viendra jamais à bout. » (Jacques Darriulat, « Hegel et la musique ». Source : http://goo.gl/7adRv8).
Littérature Proust affirme que “la vraie vie […] c’est la littérature”. Comment peut-on comprendre cette affirmation ? Un texte de Martha
et
Nussbaum permet d'éclairer la double signification de cette idée : « La littérature est une extension de la vie, non seulement
cognition horizontalement, mettant le lecteur en contact avec des événements ou des lieux ou des personnes ou des problèmes qu’il n’a
pas rencontrés en dehors de cela, mais également, pour ainsi dire, verticalement, donnant au lecteur une expérience qui est
plus profonde, plus aiguë et plus précise qu’une bonne partie des choses qui se passent dans la vie » (Martha Nussbaum, Love’s
Knowledge. Essays on Philosophy and Literature, p. 48, citée par Bouveresse dans Connaissance de l’écrivain, p. 31). Analysons
ces deux perspectives : (1) La littérature comme extension horizontale de la vie : la littérature est une forme de laboratoire, une
sorte d'expérience de pensée ; elle éveille, amplifie notre “sens du possible” (Musil). (2) La littérature comme extension
verticale de la vie : la littérature permet d'incarner une pensée, de lui donner une chair concrète et de la faire résonner en
profondeur et de manière plus vive.
La source
du plaisir
esthétique
selon Kant
Kant distingue le plaisir pris à la contemplation d'une œuvre d'art (ou plus généralement : le plaisir esthétique) du simple
plaisir de l'agréable (que l'on éprouve par exemple lorsqu'on mange un plat que l'on apprécie). L’agréable provient de la
satisfaction des désirs de l’individu, de préférences particulières, propres à la personne elle-même (d’où ici le relativisme dans
les jugements sur ce qui est agréable). Le plaisir esthétique est désintéressé (il n'est pas la satisfaction d'un désir préexistant),
il dérive du plaisir de l’exercice même de facultés communes à tous les hommes : la sensibilité et l'entendement. Pour Kant, il y
a alors deux formes de sentiment esthétique : le beau et le sublime. Le beau correspond à un plaisir trouvé dans le jeu libre et
harmonieux de nos facultés tandis que le sublime correspond à un plaisir trouvé dans la mise en tension de nos facultés.
Le beau « Kant renverse la très ancienne tradition, pythagoricienne, de l’esthétique des proportions, par symétrie et eurythmie : la
selon Kant vérité de la beauté n’est pas dans la forme de l’objet, mais dans le sentiment de plaisir qu’elle inspire au sujet […]. Le bel objet
est alors l’occasion d’une invention, ou d’une improvisation qui stimule la fantaisie de l’imagination tout comme la perspicacité
de l’entendement. C’est ainsi que lorsque la nature nous fait la faveur de la beauté, elle stimule en nous le libre jeu de
l’entendement et de l’imagination et nous fait éprouver ainsi, par une sorte d’euphorie à la fois intellectuelle et sensible, la
spontanéité et la liberté qui sont en nous. » (J. Darriulat, « Kant. La Critique de la faculté de juger ». Source : http://goo.gl/RiZw0R)
« [L]’esthétique n’est plus la théorie de la seule réceptivité sensible, elle est la théorie du jeu créateur de l’imagination et de
l’entendement. Le jugement esthétique est bel et bien un jugement, c'est-à-dire une activité de l’esprit et non le simple choc
d’une réception sensationnelle. […] Ce jeu subjectif, qu’on pourrait appeler le jeu de la rêverie esthétique, n’a d’autre fin que
lui-même, il fait éprouver au sujet qui s’y livre un plaisir qui est dû à « l’animation de nos facultés de connaître », c'est-à-dire au
sentiment de la vitalité et du dynamisme de l’esprit, par l’acte duquel nous nous savons vivant. […] La beauté vaut surtout pour
Kant comme un signe qui met l’esprit en activité et lui révèle la vie qui lui est propre, un signe qui ne signifie rien, puisqu’il ne
correspond à aucun concept, mais qui a le pouvoir énigmatique de nous appeler à la vie. » (J. Darriulat, « Critique de la Faculté
de juger, “Analytique du Beau” ». Source : http://goo.gl/o0mBEQ)
Le sublime « Kant distingue deux formes du sublime : le sublime mathématique, simple, immense, à la limite du beau ; et le sublime
selon Kant dynamique, informe, sauvage, terrifiant. L’un et l’autre dépassent l’homme (dans le premier cas son imagination, dans le
second son intégrité physique), et le révèlent comme être spirituel.
Prenons l’exemple du sublime mathématique qui se traduit d’abord par un échec de l’imagination. […] Kant pointe du doigt ce
“sentiment de l’impuissance de son imagination pour présenter l’idée d’un tout” et note immédiatement après : “en ceci
l’imagination atteint son maximum et dans l’effort pour la dépasser, elle s’abîme elle-même, et ce faisant est plongée dans une
satisfaction émouvante”. […] S’il est source à la fois de peine et de satisfaction, ce n’est pas seulement parce qu’il fait entrevoir
ce qui ne peut être imaginé, mais plus fondamentalement parce qu’il nous révèle notre condition d’homme. […] Le sublime est
donc affaire d’écart, entre ce que je perçois et ce qui me dépasse, sensible et intelligible, esthétique et philosophie. Comme le
formule très justement Baldine Saint Girons, “Le sublime, pourrait-on dire, est ce dans quoi l’esthétique avoue alors la
nécessité dans laquelle elle se trouve de penser ses modes (même négatifs) d’accès à l’absolu […]. Avec le sublime, l’esthétique
devient philosophie” » (Matthieu Chéreau, “Sublime I – Définitions”. Source : http://goo.gl/lNGrNg)