LES MULTIPLES VISAGES DE LA TORTURE EN RUSSIE
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LES MULTIPLES VISAGES DE LA TORTURE EN RUSSIE
( 12 | # 323 ) Regards sur le monde | R USSIE > christine laroque ● Responsable des programmes Russie-Asie à l’ACAT ● LES MULTIPLES VISAGES DE LA TORTURE EN RUSSIE. UNE ENQUÊTE DE L’ACAT. Quel est le lien entre un oligarque russe, de jeunes chanteuses protestataires et des militants de Greenpeace ? Ces derniers mois, tous sont venus rappeler à l’opinion publique internationale les conditions effroyables de détention et le recours à la torture et aux mauvais traitements dans les prisons russes. Pour son dixième anniversaire en prison, l’ex-homme d’affaire Mikhail Khodorkovski a publié un nouveau témoignage sur la vie carcérale (Un prisonnier russe, Steinkis Édition). Nadejda Tolokonnikova, une membre du groupe Pussy Riot incarcérée en 2012 après une prière punk anti-Poutine, a dévoilé dans une lettre relayée dans le monde entier, le terrible récit de sa vie derrière les barreaux. Enfin, plusieurs des 30 militants de Photographie du centre de détention IK2 à Ekaterinbourg, prise lors de la mission de terrain de Christine Laroque, en 2011. Pour aller plus loin > Rapport de l’ACAT « Les multiples visages de la torture » Greenpeace, arrêtés à l’automne en Russie, se sont plaints des conditions inhumaines de détention. Derrière ces affaires emblématiques se cachent des centaines de milliers d’autres détenus et de très nombreuses victimes de tortures inconnues du grand public. L’ACAT en a rencontré un certain nombre au cours d’un travail d’enquête sur le phénomène tortionnaire en Russie. En novembre 2013, COURRIER DE L’ACAT après deux ans de recherche, l’ACAT a publié un rapport édifiant sur ce phénomène. Ses conclusions montrent que le recours à la torture demeure ancré et banalisé au sein des institutions policières et pénitentiaires russes et que la volonté politique au plus haut niveau de l’État de prévenir et réprimer cette pratique est absente. L’ACAT s’est rendue dans plusieurs régions de Russie, y compris en Tchétchénie, pour rencontrer des victimes de torture, leur famille, d’anciens détenus, des défenseurs des droits de l’homme, des avocats, des médecins, mais également des représentants de l’État. Elle a visité plusieurs lieux de détention à Moscou. Elle a constaté que la torture est très fréquente au sein de la police et vise à obtenir rapidement des aveux par n’importe quel moyen. Ivan Kozlov nous a ainsi raconté : « Une de mes amies a été retrouvée morte et la police n’avait pas de piste. Les policiers ont voulu me faire porter la responsabilité pour clore rapidement l’affaire. Des policiers m’ont emmené au poste de police, où on m’a attaché les mains et les chevilles, on m’a jeté par terre et les coups se sont mis à pleuvoir. Ils m’ont suspendu par les bras à une barre tenue en l’air. Ils m’ont menacé de m’emmener dans la forêt et de m’exécuter. Ils m’ont mis un masque à gaz et coupé l’arrivée d’air pour m’étouffer. Ils ont tenté de m’étrangler avec une corde… » De 18 heures à 6 heures du matin, Ivan Kozlov a subi ce traitement. Objectif : rédiger une déclaration dictée par la police dans laquelle il reconnaît avoir tué son amie. Comme dans cet exemple, la torture est souvent utilisée comme méthode d’enquête. Elle permet d’obtenir l’auto-incrimination de personnes et, soi-disant résoudre des affaires en cours, que le suspect soit coupable ou innocent. Ces méthodes servent aussi à fabriquer des coupables, notamment dans le cadre d’affaires de corruption et de trafics d’influence dans lesquelles des policiers agissent en collusion avec des réseaux mafieux. En 2011, une réforme de la police russe très attendue a été adoptée. Malheureusement, les mesures mises en place n’ont pas permis d’adresser les véritables problèmes ni de prévenir ces méthodes. Aucun changement significatif n’a été perçu par les ONG travaillant sur ce sujet. Au-delà de l’interrogatoire policier, le recours à la torture et aux mauvais traitements est présent à tous les stades de la chaîne pénale et ce, jusqu’à l’exécution de la peine en colonie pénitentiaire. En milieu carcéral, le phénomène de la ( # 323 | torture est lié à la fois aux conditions de détention surpopulation, problèmes d’accès aux soins, conditions de travail dignes de l’esclavage et à des sévices délibérément infligés aux détenus par les autorités pénitentiaires. « Nos prisons ne réinsèrent jamais personne, elles ne font que détruire », estimait un défenseur des droits des détenus rencontré par l’ACAT. Un ancien détenu nous a raconté l’accueil en prison, ironiquement surnommé « la haie d’honneur » : les nouveaux détenus doivent courir entre deux rangées d’anciens détenus armés de bâtons et chargés de les frapper pour les briser et les soumettre aux règles de la prison dès le premier jour. Un autre nous a raconté ses trois jours de cachot et de passage à tabac qui l’ont rendu paraplégique parce qu’il avait osé faire appel de sa décision de condamnation. Les violences et les brimades quotidiennes servent à détruire psychologiquement les détenus, à punir ceux qui osent se plaindre de leurs conditions, mais également à leur extorquer de l’argent. Plusieurs scandales ont mis en lumière les abus commis en prison, notamment après des décès en détention. Cependant l’administration pénitentiaire continue de se réfugier dans le déni et la dissimulation au lieu de mettre en place des mesures adéquates. En République de Tchétchénie, la situation est encore plus dramatique. C’est une zone de non-droit où la torture et les mauvais traitements continuent d’être pratiqués de manière massive. Les hommes jeunes, soupçonnés de soutien ou de sympathie envers les combattants sont particulièrement ciblés. Les forces de police tchétchènes sont les principales responsables de ces actes. Pour autant, le silence règne dans cette région un silence oppressant. La peur a gagné les victimes et leur famille qui refusent de porter plainte par crainte d’être menacées et enlevées à leur tour. Et ceux qui veulent se battre en justice se heurtent à un système judiciaire défaillant, au refus d’ouvrir une enquête pour des violences policières ou à la quasi-absence de recours en milieu carcéral. Une minorité d’affaires parvient à être jugée grâce au travail acharné de quelques ONG, mais les peines prononcées ne sont pas nécessairement en adéquation avec la gravité des actes. L’ACAT mène un travail de plaidoyer pour faire entendre ses préoccupations et recommandations auprès des autorités russes. C’est dans ce cadre qu’elle a aussi lancé une campagne visant à sensibiliser le public français à l’occasion des Jeux olympiques d’hiver de Sotchi. ● 13 )