Henri Queffélec ou notre oncle d`Armorique

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Henri Queffélec ou notre oncle d`Armorique
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Henri Queffélec ou notre oncle d'Armorique
Certains membres de son cercle d’amis avaient coutume de l’appeler amicalement le
Grand Keff. Ils pouvaient se le permettre car ils avaient pour noms ceux des intellectuels de
son temps venus de tous les horizons (écrivains, marins, médecins…) et bien sûr ceux des
normaliens de la rue d’Ulm qui allaient devenir célèbres avec, parmi eux, les Pompidou,
Senghor, Gracq, Soustelle, Merle et autre Étiemble.
Quant à nous, modestes gens du CLEC, nous avions décidé, avec son accord, de
l’appeler affectueusement et respectueusement l’oncle Henri – comme l’Oncle Vania de
Tchekhov. N’avait-il pas accepté facilement, simplement, d’être le président d’honneur de
notre cercle ? Il nous resta fidèle jusqu’à sa mort survenue le 12 janvier 1992. Alors, il a
bien fallu se faire une raison et organiser son souvenir dans notre cœur et dans notre tête.
Henri Queffélec est né le 29 janvier 1910, à Brest. C’est donc un témoin du XX e siècle
qui aura vu l’homme marcher sur la Lune mais qui aura également connu l’horreur et la
souillure nazies qui firent chanceler sa foi de chrétien. Son premier ouvrage, un recueil de
poèmes intitulé Sur la lisière, paru en 1936 aux Éditions Le livre et l’image. À partir de
cette date vont se succéder une soixantaine de romans et ouvrages divers qui constitueront
sa grande armada littéraire faite de remerciements et de reconnaissance envers Dieu et les
hommes.
Tous ses amis – et Dieu sait qu’ils étaient nombreux ! – s’accordaient à dire que si sa
production littéraire était importante, la place qu’il avait réservée à l’Homme ne l’était pas
moins. Habitué à évoluer dans un parterre d’intellectuels, Henri Queffélec se montra
attentif aux autres pourvu que, comme lui, ils trouvent les bonnes clés, celles qui ouvrent le
cœur. Car pour notre ami l’intelligence est celle qui vient du cœur, alimentée par la foi :
« La Foi c’est un livre parlant d’un navigateur solitaire ». Certes, elle peut être prise en
défaut lorsqu’elle permet par exemple la folie des guerres et le triomphe de la mort, que l’on
appelle ici l’Ankou. Mais tout de suite il affirme : « Force doit rester à la joie de la vie et du
monde ! » « Kanomp gant joa ! » (Chantons avec joie !) Nous verrons plus loin que la
chanson comme la mer font aussi partie de la vie de notre ami.
Mais, pour l’instant, il faut en priorité parler de Brest. Ah ! Brest ! Sa fierté : « Je suis
né à Brest au bout de la Bretagne un jour d’hiver. » Brest tout entière contenue dans ces
quelques mots : « J’ai vu Brest ! » Cette phrase – ou plutôt ce cri d’amour – se transformera
en cri de chagrin et de désespoir lorsque Brest sera devenue une ville morte, complètement
détruite. Adieu la place du Château, numéro 33, 4 e étage, d’où il pouvait suivre le va-etvient des bateaux sur la Penfeld. Seul un morceau de Recouvrance a été miraculeusement
épargné peut-être pour témoigner et plus tard conserver la trace des petits Zèphs, la trace de
ceux qui habitaient Brest même […]
Mais quittons Brest et tournons nous vers la mer. Ah ! la mer ! Henri Queffélec n’a pas
de mots assez tendres pour s’adresser à Elle, pour la caresser ; et il dira par exemple : « Mon
duo avec la mer, un duo harmonieux qui n’a jamais connu de ratés ! » ou : « Tout a
commencé avec la mer », ou bien encore : « Je n’avais jamais contemplé sous un ciel
écrasant de lumière pareille profondeur au loin dans le déploiement de la charge océane. »
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Il aurait été téméraire, sauf à transformer cette chronique en une bibliographie, de
vouloir faire le tour de son armada littéraire, c’est-à-dire de ses romans et de ses ouvrages à
la fois nombreux et divers. Toutefois, il y a parmi eux, un roman qui ne peut être passé sous
silence tant il reflète bien les préoccupations humaines d’Henri Queffélec ; c’est
l’incontournable Recteur de l’île de Sein. Paru en 1944, ce livre connut tout de suite un
énorme succès, relayé plus tard par le très beau film de Jean Delannoy Dieu a besoin des
hommes, lequel obtint un Lion d’argent en 1950 au Festival de Venise, le prix international
du jury et le grand prix de l’Office catholique international.
Ce passage dans le monde du septième art montre s’il en est besoin la modernité
d’Henri Queffélec et l’intérêt constant qu’il a montré pour le cinéma. Il a prononcé de
nombreuses conférences sur les rapports entre le cinéma et la littérature. Mais si le roman a
été bien accueilli, le film a subi des attaques dues au thème lui-même (l’histoire d’un faux
prêtre) mais également à son titre. Écoutons l’auteur s’exprimer sur ce sujet : « Cette année
encore, un religieux breton m’épingle à propos du film, et il donne de nombreux faits une
relation inexacte. Il est vrai que le film a soulevé des passions. Comme je ne suis pas un
polémiste, j’ai préféré neuf fois sur dix encaisser les coups sans réponse. Quitte à ne pas
convaincre les fanatiques… » Cela reflète bien la personnalité de notre ami, c’est-à-dire,
celle d’un homme de paix et de tolérance.
Évoquons la Bretagne intérieure, celle qui veille aux portes de l’océan du haut du
Menez-Hom ou du Menez-Bré, montagnes qui culminent au Roc-Trévezel, parmi la bruyère
et les ajoncs nains. « On associe la Bretagne à la rumeur des vagues marines, mais la
Bretagne intérieure connaît d’autres voix encore », voix intérieures apportées par le hentmeur (littéralement le grand chemin), chaussée romaine qui trouve son terme à Camaret où
subsiste la surprenante référence à Notre-Dame de Rocamadour ! Grimpons jusqu’à SainteMarie du Menez-Hom et demandons « la clef de la chapelle au café d’en face », comme
nous le conseille Yvon Le Men, l’écrivain poète de Lannion, et penchons-nous sur les
marches du calvaire pour tenter d’apercevoir de minuscules cupules qui, selon les historiens
locaux, pourraient ne pas être l’œuvre de la nature mais la marque celte d’une résistance au
christianisme dans ce pays habité par les druides. Et notre oncle Henri de conclure par cet
acte de foi : « Vive la Bretagne intérieure ! Ce n’est pas affaire de nostalgie mais
d’énergie. »
Un autre aspect de la personnalité de l’oncle Henri mérite également d’être mis en
lumière : c’est le voyageur Queffélec. En effet, durant toute sa longue vie, il n’a cessé de
voyager dans sa tête ou en vérité. Ses moyens de locomotion ? Il avait une nette préférence
pour les jambes qui permettent d’aller partout. La bicyclette venait tout de suite après ; elle
constituait un complément appréciable et les centaines de kilomètres qu’il a parcourus à
vélo, notamment en Norvège et en Suède ou encore en Bretagne, l’ont vraisemblablement
marqué et ont forgé sa personnalité. Son hostilité vis-à-vis de l’automobile était bien
connue. Par contre, il avait une prédilection pour le chemin de fer qui lui permettait d’être
mené sans souci là où il devait aller. Ah ! Mon Dieu ! Enfin, en voilà au moins un qui nous
aimait, nous les cheminots, et pas des moindres ! Ne boudons pas notre plaisir ! L’aviation
également attirait fort notre voyageur et il aimait les panoramas de la mer du Nord ou un
grand soleil sur la mer Égée ou bien encore survoler Dakar ou le Canada. Parlant de la
Polynésie, il disait : « Les lagons, les coraux, bon, mais à côté des côtes bretonnes, c’est tout
de même bien médiocre ! »
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Voulant partager la vie et le labeur des hommes de la pêche, il s’embarqua sur le
Nicole et Jeannine pour la grande pêche. Malgré le mal de mer et l’inconfort, le matelot
Queffélec s’émerveillait de tout. Si bien qu’en revenant à quai le capitaine lui dit : « Alors,
l’année prochaine, hein, si vous êtes libre pour faire le maquereau avec nous ! » Cette
invitation à « faire le maquereau » le ravissait et il ne manquait pas de la commenter en
toute occasion avec malice.[…]
Pardon, mais nous ne pourrons pas parler des… pardons, où les Bretons viennent
ressourcer leur foi. À propos de sources nous ne pourrons pas non plus parler des fontaines
dont certaines sont réputées miraculeuses et curatives, comme celle dédiée à saint Divy dont
l’eau s’écoule… dans un sarcophage datant du Moyen Âge et qui est censée guérir les
rhumatismes. Enfin, contrairement à ce que j’avais espéré ci-dessus, nous ne chanterons pas
avec Henri Queffélec. Je sais qu’il aimait chanter. Oh ! pas seul mais en grande et bonne
compagnie après un repas de fête par exemple.
Nous voilà donc presque au terme de notre entretien promenade à travers la Bretagne.
Alors Henri Queffélec écrivain de la mer ? Bien sûr ! Mais aussi Breton de conviction,
amoureux de la mer ? Oui, bien sûr ! Mais encore homme parmi les hommes ses frères,
qu’ils soient d’Armor ou d’Argoat.
Comprenant que le moment était venu de nous quitter, il a plissé les yeux, esquissé un
sourire malicieux ponctué d’un sonore kenavo ! Oui, kenavo déorc’h, au revoir à vous aussi,
oncle Henri et… rendez-vous sur la plage du Portzic à l’ombre du rocher du Kador ou sur le
sable fin de la plage de Morgat, la tant aimée. Une autre fois, nous grimperons de nouveau
sur nos bicyclettes et nous pédalerons allègrement vers le cap de la Chèvre, vers le Ponant,
vers les îles, vers l’Océan, à la recherche du temps perdu si cher à Proust, ou vers les ruines
du manoir du poète Saint-Pol-Roux, dit le Magnifique de Roscanvel […]
Gérard Rabiller, 2012
Les citations sont extraites de la biographie d’Henri Queffélec par Yves La Prairie (Glénat), d’Henri
Queffélec écrivain humaniste par Pierre Dubief (Interférences), des Enfants de la mer par Henri Queffélec
(Hachette littérature) et des Cahiers de l’Association des amis d’Henri Queffélec.