À propos de l`actualité du «Discours sur le colonialisme» d`Aimé

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À propos de l`actualité du «Discours sur le colonialisme» d`Aimé
À PROPOS DE L’ACTUALITÉ DU DISCOURS SUR LE
COLONIALISME D’AIMÉ CÉSAIRE
ou le fondement du discours postcolonial à l’ère de la
mondialisation
Sékongo Kafalo, Université de Cocody-Abidjan
Lacina Yéo, Université Libre de Berlin
L
e Discours sur le colonialisme de l’écrivain martiniquais Aimé Césaire (né en
1913) est un pamphlet anticolonialiste, paru aux éditions Réclame en 1950, puis
à Présence africaine en 1955. Dans la présente contribution, nous nous proposons de
mettre en évidence l’actualité de cette œuvre, texte fondateur par excellence du
discours postcolonial. En d’autres termes, peut-on encore aujourd’hui appréhender
les relations entre l’Europe et l’Afrique noire sous l’angle sous lequel Aimé Césaire
les présente dans son Discours sur le colonialisme ?
Commençons d’abord par démontrer en quoi le Discours sur le colonialisme est
caractéristique du discours postcolonial avant de nous pencher sur la réception du
contenu de l’ouvrage à l’ère de la mondialisation.
1.
LE DISCOURS D’AIMÉ CÉSAIRE
Le terme « postcolonial » ne doit pas être appréhendé dans le sens chronologique
d’après la colonisation, mais plutôt comme prise de conscience culturelle de
l’oppression. La théorisation du discours postcolonial commence avec Edward
Saïd vers la fin des années 70 avec la publication de ses œuvres Orientalism 1 et
Culture and Imperialism 2 . Tout comme Saïd, des critiques comme David Glenn
Spivak et Homi K. Bhabha entreprirent dans des recherches savamment menées
sur les littératures dites « émergentes » ou « métissées », une analyse critique de la
colonisation et de ses conséquences sur les sociétés postcoloniales. Ce discours,
caractérisé par une approche interdisciplinaire de l’héritage colonial, du problème
EUROSTUDIA — REVUE TRANSTLANTIQUE DE RECHERCHE SUR L’EUROPE
vol. 3; n°2 (dec. 2007) : Europe – Afrique : Regards croisés sur une “Europe spirituellement indéfendable”
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de l’identité du sujet postcolonial, de la différence culturelle, des stratégies de
résistance à la marginalisation des minorités culturelles, de la créolisation des
langues, de l’hybridation des cultures se prolonge dans l’espace francophone à
travers des œuvres tels Le discours antillais 3 et Introduction à une poétique du divers 4
d’Edouard Glissant ainsi qu’avec l’Eloge de la créolité de Bernabé, Chamoiseau et
Confiant 5 . Le discours postcolonial rappelle les discours sur le postmodernisme, le
féminisme et le multiculturalisme. Si ces trois derniers courants de pensée ont pris
racine dans un contexte occidental 6 , le discours postcolonial quant à lui est initié
par des intellectuels « tiers-mondistes », originaires de pays colonisés autrefois. Il
incarne le prolongement à l’ère de la mondialisation de la résistance intellectuelle
et politique anticoloniale dont les figures emblématiques restent Mahatma Gandhi,
Frantz Fanon, Kwame N’Krumah et les fondateurs de la Négritude.
En 1830 le philosophe allemand Georg Wilhelm Friedrich Hegel (1770-1831)
affirmait devant ses étudiants : « L’Afrique n’a pas d’histoire ; elle ne donne
aucune preuve de dynamisme et de développement ». Plus tard son concitoyen
Léo Frobenius, ethnologue et africaniste de renom, prend le contre-pied en
postulant de façon apodictique que les Négro-Africans étaient empreints de
« culture jusque dans les os », battant ainsi en brèche la thèse de l’ahistoricité d’une
Afrique noire postcoloniale. Comme Frobenius qui fut un des inspirateurs encore
méconnu des penseurs de la Négritude, Césaire rappelle dans son Discours sur le
colonialisme que le passé africain a eu ses grandeurs. L’auteur martiniquais est en
effet à côté du poète sénégalais Léopold Sédar Senghor (1906-2001) une des figures
de proue du mouvement philosophico-politico-littéraire de la Négritude qui a
émergé dans les années 30 à Paris et qui se proposa de réhabiliter les civilisations
négro-africaines, jusque là méprisées par le colonisateur européen. Senghor,
précurseur de la Francophonie, qui s’était fait l’apôtre du métissage culturel, de la
Civilisation de l’Universel fut présenté comme le plus modéré du groupe, tandis
que Césaire, nuançant peu ses prises de positions, moins soucieux d’une « accord
conciliant », plus tranché et radical dans la formulation de ses thèses, offrait
l’image contraire. Le Discours sur le colonialisme en est la manifestation la plus
parlante. Parcourons-en donc quelques extraits dans les lignes qui suivent :
Il faudrait d’abord étudier comment la colonisation travaille à déciviliser le
colonisateur, à l’abrutir au sens propre du mot, à le dégrader, à le réveiller aux
instincts enfouis, à la convoitise, à la violence, à la haine raciale, au relativisme moral, et
montrer que, chaque fois qu’il y a au VietNam une tête coupée et un oeil crevé et qu’en
France on accepte, une fillette violée et qu’en France on accepte, un Malgache supplicié
et qu’en France on accepte, il y a un acquis de la civilisation qui pèse de son poids
mort, une régression universelle qui s’opère, une gangrène qui s’installe, un foyer
d’infection qui s’étend et qu’au bout de tous ces traités violés, de tous ces mensonges
propagés, de toutes ces expéditions punitives tolérées, de tous ces prisonniers ficelés et
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interrogés, de tous ces patriotes torturés, au bout de cet orgueil racial encouragé, de
cette jactance étalée, il y a le poison instillé dans les veines de 1’Europe, et le progrès
lent, mais sûr, de l’ensauvagement du continent. […] J’ai relevé dans l’histoire des
expéditions coloniales quelques traits que j’ai cités ailleurs tout à loisir. Cela n’a pas
eu l’heur de plaire à tout le monde. Il paraît que c’est tirer de vieux squelettes du
placard. Voire !
Etait-il inutile de citer le colonel de Montagnac, un des conquérants de l’Algérie :
« Pour chasser les idées qui m’assiègent quelquefois, je fais couper des têtes, non pas
des têtes d’artichauts, mais bien des têtes d’hommes » ? Convenait-il de refuser la
parole au comte d’Herisson : « Il est vrai que nous rapportons un plein baril
d’oreilles récoltées, paire à paire, sur les prisonniers, amis ou ennemis » ? Fallait-il
refuser à Saint-Arnaud le droit de faire sa profession de foi barbare : « On ravage, on
brûle, on pille, on détruit les maisons et les arbres » ? Fallait-il empêcher le maréchal
Bugeaud de systématiser tout cela dans une théorie audacieuse et de se revendiquer
des grands ancêtres : « Il faut une grande invasion en Afrique qui ressemble à ce que
faisaient les Francs, à ce que faisaient les Goths » ? Fallait-il enfin rejeter dans les
ténèbres de l’oubli le fait d’armes mémorable du commandant Gérard et se taire sur
la prise d’Ambike, une ville qui, à vrai dire, n’avait jamais songé à se défendre :
Les tirailleurs n’avaient ordre de tuer que les hommes, mais on ne les retint pas ;
enivrés de l’odeur du sang, ils n’épargnèrent pas une femme, pas un enfant […]. A la
fin de l’après-midi, sous l’action de la chaleur, un petit brouillard s’éleva : c’était le
sang des cinq mille victimes, l’ombre de la ville, qui s’évaporait au soleil
couchant. Oui ou non, ces faits sont-ils vrais ? Et les voluptés sadiques, les
innommables jouissances qui vous friselisent la carcasse de Loti quand il tient au
bout de sa lorgnette d’officier un bon massacre d’Annamites ? Vrai ou pas vrai ? […]
Et si ces faits sont vrais, comme il n’est au pouvoir de personne de le nier, dira-t-on,
pour les minimiser, que ces cadavres ne prouvent rien ? Pour ma part, si j’ai rappelé
quelques détails de ces hideuses boucheries, ce n’est point par délectation morose, c’est
parce que je pense que ces têtes d’hommes, ces récoltes d’oreilles, ces maisons brûlées,
ces invasions gothiques, ce sang qui fume, ces villes qui s’évaporent au tranchant du
glaive, on ne s’en débarrassera pas à si bon compte. Ils prouvent que la colonisation,
je le répète, déshumanise l’homme même le plus civilisé ; que l’action coloniale,
l’entreprise coloniale, la conquête coloniale, fondée sur le mépris de l’homme indigène
et justifiée par ce mépris, tend inévitablement à modifier celui qui l’entreprend ; que
le colonisateur, qui, pour se donner bonne conscience, s’habitue à voir dans l’autre la
bête, s’entraîne à le traiter en bête, tend objectivement à se transformer lui-même en
bête. C’est cette action, ce choc en retour de la colonisation qu’il importait de
signaler? (Soulignés par nous, L. Y. et S. K.)
Césaire pousse visiblement ici un cri de révolte, il s’agit d’un réquisitoire sévère
contre le colonialisme. Sans détours l’auteur dénonce la violence raciale
qu’accompagne le processus de colonisation. Face à l’Europe des droits et libertés
se trouvent opposées les colonies, soumises, elles, à l’oppression, à la haine et au
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fascisme. Comme dans la dialectique du maître et de l’esclave la colonisation
déshumanise, décivilise et abrutit le colonisateur. Mais loin d’être une invite à la
haine et au ressentiment du colonisateur blanc, l’œuvre de Césaire est un acte de
libération, un plaidoyer pour l’émancipation totale des peuples colonisés. Ainsi le
Discours sur le colonialisme, un des premiers livres majeurs à réhabiliter et à
proclamer la valeur des cultures nègres, se révèle-t-il comme une œuvre fondatrice
du discours postcolonial.
En effet, le discours postcolonial qui s’oppose au colonialisme et au
néocolonialisme par son caractère émancipateur cherche également à remettre à
l’honneur le patrimoine culturel africain et notamment les traditions ancestrales.
La description des situations coloniales avec leurs répressions peut visiblement
alimenter la critique de l’état actuel dans les ex-colonies. Le contexte est celui de la
colonisation/décolonisation dans lequel apparaissent quelques grandes figures de
libérateurs (Nkrumah, Lumunba). Il est à noter que l’émergence de ce discours
coïncide avec un examen de conscience critique de l’Occident dont le mouvement
étudiant internationaliste des années soixante est la traduction la plus éclatante à
une époque où règne le conflit est-ouest et où, notamment en Allemagne, le néomarxisme offre ses instruments d’analyse. Les dénonciations de l’exploitation
coloniale et néocoloniale se croisent donc avec les discours critiques sur le passé
fasciste ou nazi et sur l’émancipation des minorités opprimées.
2.
À PROPOS DE L’ACTUALITÉ DU DISCOURS DE CÉSAIRE
Intéressons nous maintenant à la deuxième question qu’exige notre réflexion sur le
Discours sur le colonialisme : Que vaut l’actualité du pamphlet rédigé par Aimé
Césaire? Quelle relecture faire de cette œuvre, écrite à une époque où la plupart
des pays africains gémissaient encore sous le joug colonial des puissances
colonisatrices après plus d’un demi-siècle, c’est-à-dire à l’ère de la mondialisation?
En effet, s’il est vrai que l’époque coloniale dans sa forme première est aujourd’hui
révolue et appartient au passé, on ne peut en dire autant du Discours sur le
colonialisme. Les réflexions du chantre de la négritude dans cette œuvre véhiculent
aujourd’hui comme hier des vérités d’une actualité irréprochable. Les actes de
barbaries, de pillages, d’exploitation, de racisme, de mépris etc., mis à nu dans le
discours continuent d’avoir cours de nos jours sous « les soleils des
indépendances » (Ahmadou Kourouma). L’exploitation abusive de l’Afrique et de
ses matières premières par l’Occident continue d’être pratiquée sous d’autres
formes. La fin de la colonisation dans les années soixante a fait place à une forme
de coopération dont les pratiques diffèrent peu à celles du temps de la colonisation
elle-même. Elles ont certes évolué avec le temps, se sont raffinées, modernisées,
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agissant donc de façon plus subtile en présentant un visage moins hideux.
Toutefois, les effets dévastateurs de ses actes, qui ne relèvent plus directement
d’État fascistes mais de multinationales, de firmes, d’industriels ou de simples
individus se sont empirés. Les financiers et autres industriels européens dont parle
Césaire dans l’extrait suivant du Discours sont plus que jamais actifs à l’heure de la
mondialisation :
Le grand drame historique de l’Afrique a moins été sa mise en contact trop tardive
avec le reste du monde, que la manière dont ce contact a été opéré ; que c’est au
moment où l’Europe est tombée entre les mains des financiers et des capitaines
d’industrie les plus dénués de scrupules que l’Europe s’est ‘propagée’ ; que notre
malchance a voulu que ce soit cette Europe-là que nous ayons rencontrée sur notre
route et que l’Europe est comptable devant la communauté humaine du plus haut
tas de cadavres de l’histoire. (Aimé Césaire ; extrait central du Discours)
Le cercle néocolonial s’est élargi à de nouveaux acteurs qui n’avaient pas participé
de façon directe à la colonisation. Ainsi de l’Amérique à l’Asie en passant par
l’Australie, vinrent opérer en Afrique des hommes d’affaires, des firmes, des
succursales, et autres aventuriers sous le noble prétexte d’investir en Afrique et de
participer au développement et à la lutte contre la pauvreté sur ce continent.
Beaucoup de ces « philanthropes » qui exercent dans des secteurs très variés, sont
en réalité des fossoyeurs de l’économie africaine. On en retrouve dans l’industrie
forestière, minière, maritime, l’import export, la manufacture etc. Tous ces
opérateurs ont en général une chose en commun : c’est leur mépris des peuples et
des lois des pays où ils exercent. Attitude héritée de « la conquête coloniale, [ellemême] fondée sur le mépris de l’homme indigène et justifiée par ce mépris … »
(Césaire dans Discours sur le colonialisme). Il est vrai, le colon blanc dont les
rapports aux indigènes étaient marqués par le mépris, le racisme, la violence, la
douleur et la mort n’est plus présent physiquement sur le territoire colonisé.
Toutefois il continue d’agir par personne interposée, pratiquant ainsi la politique
du troisième homme. Ainsi pour maximiser les bénéfices l’Occident continue de
financer à coup de milliards le maintien d’hommes politiques corrompus à la tête
des états africains. Ces régimes qui jouissent généralement de peu de légitimité au
plan local ne doivent leur survie qu’au financement, aux armements et le cas
échéant, à l’appui militaire extérieur. Un tel pouvoir, à la solde de l’extérieur, brade
les biens du pays pour être redevable à celui qui l’a hissé à la tête de l’état. Devant
des peuples muselés et tenus en respect, le pillage et l’exploitation du temps de la
colonisation peut alors se poursuivre sans bruit en toute impunité. L’Homme
d’État africain qui refuse d’entrer dans ce schéma est farouchement combattu par
le moyen de sanctions économiques qu’on impose à son régime: plus d’assistance
financière de la Banque mondiale et du FMI (Fond Monétaire International),
suspension de toutes les formes de coopération économique avec le monde
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occidental. Si cette arme s’avère inefficace, on déploie alors la grande batterie,
généralement infaillible : des rébellions sont financées et armées pour renverser le
régime « récalcitrant ». S’installe alors le cycle infernal des coups d’État, des
guerres ethniques et tribales avec leur cortège de réfugiés, de mutilés et de morts
qui continuent à venir s’entasser sur « le plus haut tas de cadavres de l’histoire »
(Discours…). Citons à titre d’exemple le cas de Charles Taylor qui réussit à s’évader
mystérieusement d’une prison aux États-Unis pour venir diriger une rébellion qui
entraîna un chaos indescriptible au Liberia. Le Président élu, Samuel Doe, sera fait
prisonnier par Prince Johnson, un chef de faction en rupture de banc avec Taylor. Il
sera torturé, ses deux oreilles tranchées avant d’être fusillé devant des caméras de
télévision. Ces mutilations atroces rappellent curieusement les traitements
sadiques et inhumains du colon blanc sur ses prisonniers indigènes tel que le décrit
Césaire, toujours dans le Discours : « Il est vrai que nous rapportons un plein baril
d’oreilles récoltées, paire à paire, sur les prisonniers, amis ou ennemis. »
En Sierra Léone voisine une rébellion d’une rare cruauté qui vint mettre le pays
dans un chaos indescriptible. Des enfants soldats ayant pour toute tenue militaire
un cache sexe déchiré et des sandales trouées sont transportés vers les fronts dans
des voitures tout-terrain flambant neuves. Ils portent en bandoulière chacun une
kalachnikov, des munitions et autre pistolet automatique des plus modernes. Cet
équipement ultra moderne et dont le coût pourrait assurer à chaque enfant soldat
une scolarité ou une formation professionnelle bien pleine, trahi le visage du
véritable commanditaire. Cette main invisible utilise les bras d’innocents enfants
d’Afrique pour semer la désolation, la famine et mort au sein de leur propre
continent. Ce fut la même chose, au Rwanda, au Burundi, en RDC, en
Centrafrique, et plus récemment en Côte d’Ivoire. C’est justement ces pratiques
que dénonce Charles Blé Goudé, le mythique leader des jeunes patriotes ivoiriens,
qui voit la main de la France derrière les rebelles ivoiriens, dans son livre Ma part
de vérité. Il voit dans l’actuelle guerre civile ivoirienne « la manifestation de
l’impérialisme et ses pratiques d’opposer les Africains, de tuer les leaders, de
morceler l’Afrique pour mieux l’exploiter. » 7 Il cite quelques fils de l’Afrique qui
furent manipulés par les puissances occidentales pour semer le glaive dans le sein
de leur mère patrie et qui ont été victimes de cette même main assassine :
Ils ont utilisé Jonas Sawimbi, ils l’ont livré et Savimbi est mort. Ils ont utilisé Fodé
Sankoh, ils l’ont livré et Fodé Sankoh est mort. Ils ont utilisé Mobutu, ils l’ont livré et
Mobutu est mort de manière triste. Ils ont utilisé Kabila, ils l’ont livré et Kabila est
mort assassiné par un anonyme. Ils ont utilisé Taylor, ils l’ont lâché et Taylor a été
chassé comme un malpropre. 8
Kafalo et Yéo — À propos de l’actualité du Discours sur le colonialisme d’Aimé Césaire
3.
7
PERSPECTIVES
Tout porte à croire que la colonisation continue sous une nouvelle forme, avec de
nouveaux acteurs. Les méthodes ont seulement évolué. Le colonisateur n’agit plus
de ses propres mains. Ce serait du reste incompatible avec les valeurs de droits de
l’homme, de liberté et de démocratie dont il se fait le chantre. La tâche est déléguée
aux dirigeants locaux. Profitant du désordre qui s’installe dans les pays africains
les richesses du sol et du sous sol sont pillées et exportées en Occident. C’est ainsi
que les diamants de l’Angola, de la RDC, de la Sierra Léone se retrouvent dans les
grandes bijouteries occidentales. Le Cacao de Côte d’Ivoire, acheté à vil prix,
alimente les chocolateries du monde entier.
Comme le colonisé à l’époque coloniale, la machine d’oppression postcoloniale
n’émoussa en rien la volonté des sujets postcoloniaux à se libérer des chaînes de
l’oppression et de l’esclavage :
Lutter pour la libération de tous et devoir dans le même temps libérer certains
d’entre nous d’eux-mêmes, c’est-à-dire les libérer de la prison mentale solidement
implantée dans leur tête, vous comprenez qu’il y a de quoi s’armer de courage. Mais
comme le dit si bien un proverbe Guéré, c’est toujours grâce à un chasseur solitaire
que le village est heureux de se partager la viande de l’éléphant […]. Le peuple de
Côte d’Ivoire a une mission à accomplir pour tous les peuples africains encore sous
le joug de la colonisation française. Une tâche rude mais exaltante à laquelle il ne se
dérobera pas et c’est cela l’essentiel. 9
Toutefois devrait-on occulter une part de responsabilité des Africains eux-mêmes
dans ce triste destin qui est le leur? Est-ce que la victime elle-même n’a pas favorisé
le crime ? Dans un ouvrage encore sous presse, l’auteur, jeune intellectuel africain,
nous invite à relativiser les thèses jusque là formulées :
La pauvreté des peuples africains est due en partie à l’esclavage, la colonisation et la
néo-colonisation orchestrées par l’impérialisme. […] la plupart des écrits blâment
l’Occident comme le seul coupable à assommer. De cette manière, les causes de la
misère en Afrique sont simplement imputables à l’étranger. Mais l’impérialisme luimême se trouve au nombre de facteurs relationnels. Il ne saurait y avoir de relation
sans la présence d’au moins deux entités. Quand l’on a fini de faire de l’Afrique la
victime qui succombe depuis des siècles à l’agressivité impérialiste, il parait
convenable et honnête de voir si la victime elle-même ne favorise pas le crime. 10
Cette autocritique des sociétés africaines est une marque significative de la
littérature postcoloniale africaine qui dénonce sans ambages l’incurie ou la
corruption des chefs d’état africains postcoloniaux. L’échec des élites africaines, la
reproduction du modèle colonisateur, la recherche d’identité qui peut conduire au
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génocide, furent des thèmes récurrents des productions littéraires à partir des
années 60. Plusieurs intellectuels africains à l’instar du célèbre journaliste ivoirien,
Venance Konan dans un livre au titre provocateur, Nègreries, font la même
diascopie des sociétés négro-africaines contemporaines :
Lorsque dans une situation donnée, tout va bien, et que l’on fait tout ce qu’il faut
pour que ça n’aille plus bien, c’est un effet de négrine. Précisons que c’est une
substance que l’on ne trouve que dans le sang des Noirs d’Afrique. Illustrons la par
d’autres exemples. Prenons un pays donné. Ce pays qui se trouve sur un continent
rongé par la misère est l’un des rares à sortir un peu la tête de l’eau. Il est l’un des
rares à sortir un peu la tête de l’eau. Il est l’un des rares à avoir réussi à former une
nation avec la mosaïque d’ethnies qui le compose. Mais les habitants de ce pays se
disent un jour que ce n’est pas normal que leur pays aille bien alors que rien ne va
autour d’eux. Ils prennent alors un gros marteau et cassent leur unité, traquent
certaines de leurs populations, érigent des barrages sur toutes les routes de leur pays
pour entraver la circulation des personnes et des biens, et détruisent tout ce qui
faisait la force de leur économie. C’est un effet de la négrine. 11
Frantz Fanon, le célébrissime auteur de Peau noire, masques blancs (1952) ne
reprochait-il pas dans Les Damnés de la terre (1961) au concept de « négritude » de
souligner par trop l’appartenance raciale ? L’engagement d’Aimé Césaire luimême ne s’accompagne-t-il pas in fine d’une exigence d’autocritique de la part des
Africains, quand il confie :
Je n’ai jamais accepté de considérer que tous nos malheurs venaient des autres. Bien
sûr, c’est toujours la faute à quelqu’un : à l’Europe, à Napoléon, à qui l’on voudra…
Oui, mais depuis, deux ou trois siècles se sont écoulés ! Et dans l’intervalle, de
nombreuses nations ont réussi à s’en sortir. J’en suis donc persuadé : nous avons une
part de responsabilité […]. Il faut que l’Afrique se fasse une raison et cherche des
voies de son propre salut ? 12
S’il est vrai que le colonisé, victime de complexe d’infériorité, finit par intérioriser
ou accepter les préjugés négateurs et réducteurs à son égard, où se situe donc la
ligne de démarcation entre l’autocritique faite par lui et la manifestation de
l’acceptation de son état d’être inférieur ?
Notes
1
2
New York : Pantheon Books, 1978.
New York : Vintage Books, 1994.
Kafalo et Yéo — À propos de l’actualité du Discours sur le colonialisme d’Aimé Césaire
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Paris : Seuil, 1981.
Paris, 1995.
5 Jean Bernabé/Patrick Chamoiseau/Raphaël Confiant, Eloge de la créolité, Paris : Gallimard, 1989.
6 Ces trois discours sont l’émanation de bouleversements socio-politiques occasionnés par les luttes
d’émancipation du XVIIIème et XIXème siècle en Occident et des discussions philosophicoculturelles qu’elles engendrèrent.
7 Charles Blé Goudé, Ma part de vérité, Abidjan : Frat Mat Éditions, 2006, p.181
8 Op. cit., pp. 181-182
9 Jean Momboye, Côte d’Ivoire. La guerre civile de la France n’aura pas lieu, Abidjan : Frat Mat Editions,
2006, p. 195.
10 Seaka Marcel, Zouglou. Le conflit Originel, sous presse.
11 Venance Konan, Nègreries, Abidjan : Frat Mat Editions, 2006, p. 249.
12 Jeune Afrique, no. 1966, p. 43.
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