Le fântome de l`enfant mort dans l`œuvre de Camille Laurens

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Le fântome de l`enfant mort dans l`œuvre de Camille Laurens
Gradiva (2007), 2 (X): 105-121
«Comme la bobine qui roule et puis
revient»: Le fântome de l’enfant mort
dans l’œuvre de Camille Laurens
JUTTA FORTIN (*)
Pour Jean-Bernard Vray, à la mémoire de René
INTRODUCTION
A partir de 1995, date de parution du récit Philippe de Camille Laurens,
l’œuvre littéraire de cet écrivain est hanté par un fantôme, celui de son fils
Philippe, mort deux heures après sa naissance en février 1994. On lit dans le
roman de Camille Laurens, paru en 2000, Dans ces bras-là: «Elle a eu un fils. Il
est mort. Lorsqu’on lui demande si elle a des enfants, elle fait la même réponse
que sa mère, elle dit: ‘J’ai deux filles.’ Au début elle précisait, elle nommait ce
fils. Elle ne le fait plus, les gens comprenaient mal. Elle a arrêté, elle n’en parle
plus.» Et puis, quelques lignes plus loin: «C’est l’enfant là-pas là, il va et vient
comme la bobine qui roule et puis revient»1. Dans un article intitulé «Les
éléphants sont-ils allégoriques? A propos des Racines du ciel de Romain Gary»,
Pierre Bayard s’interroge sur les manières de penser la question du lien entre le
massacre des éléphants en Afrique, qui est le sujet du livre de Romain Gary, et
l’extermination des Juifs en Europe, dont le livre ne parle pas. Bayard propose
(*) Université Jean Monnet, Saint-Etienne, France.
1
Camille Laurens, Dans ces bras-là, Paris, P.O.L., 2000, Folio, 2002, p. 219.
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d’appeler «fantomatique» ce mode littéraire d’inscription de la Shoah qui n’est
ni thématique (le mode de la présence), ni allégorique (le mode de l’équivalence).
Le fantomatique serait à penser selon un troisième mode, celui de la hantise2. L’intérêt
des Racines du ciel est, selon Bayard, de se situer au début d’un processus et de
montrer comment les fantômes de la Shoah commencent à apparaître dans un
texte en y demandant asile. A mesure que l’œuvre de Gary avance, la Shoah se
fait de plus en plus présente thématiquement; elle est au premier plan dans
plusieurs romans ultérieurs. En revanche, Philippe de Camille Laurens, récit sur
l’accouchement et la mort de son bébé, imputable à des négligences médicales,
est rédigé tout de suite après cet événement traumatisant. Mais, sans en être le
sujet principal, le fantôme de Philippe fait retour dans tous les textes publiés par
la romancière après Philippe (et le roman Les Travaux d’Hercule, paru en 1994,
est dédié «à Yves et Philippe Mézières»3). On voit que le point de départ de la
présente étude est différent par rapport à celle de Bayard, puisque le texte Philippe,
situé au début d’un processus, porte directement sur Philippe. Mais pourquoi
Philippe ne cesse-t-il de revenir ultérieurement? Pourquoi, et comment, maintenir
un lien avec lui dans d’autres textes? Ce retour sur le mode de la hantise donne
lieu à réfléchir à la signification de la répétition, d’autant plus que revient, chez
Camille Laurens, non seulement le fantôme de son fils Philippe, mais également
celui de sa sœur, morte à la naissance, comme Philippe. Enfin, Camille Laurens associe
la naissance, pour l’angoisse et la dénudation qui lui sont propres, étroitement à
l’amour, notamment à la séparation involontaire et à la rupture amoureuse. Dans Ni
toi ni moi, «enquête sur la disparition de l’amour»4 parue en 2006, le concept du
complexe de la mère morte permet de faire le lien entre l’incapacité d’aimer chez
l’adulte et l’abandon fantasmé de l’enfant par la mère dans la petite enfance, et
permet ainsi, non seulement de relire l’histoire de ce dernier roman, mais également
de fournir de nouvelles interprétations aux textes précédents5.
2
Voir Pierre Bayard, «Les éléphants sont-ils allégoriques? A propos des Racines du ciel
de Romain Gary», Europe. Ecrire l’extrême. La littérature et l’art face aux crimes de masse
(juin-juillet 2006), pp. 34-47.
3
Camille Laurens, Les Travaux d’Hercule, Paris, P.O.L., 1994, p. 9.
4
Camille Laurens, Ni toi ni moi, Paris, P.O.L., 2006, quatrième de couverture.
5
J’étudie dans un autre travail, intitulé «‘Au bal masqué de l’amour, cavalier, cavalière, on
danse toujours avec sa mère’: Ni toi ni moi de Camille Laurens, Adolphe de Benjamin Constant»
le rôle important de la mère, qui, pour reprendre l’expression d’André Green, «occupe la scène
sans être représentée». C’est dans cet article que j’examine le rapport entre Ni toi ni moi de
Camille Laurens et son hypotexte Adolphe de Benjamin Constant, que je n’évoquerai pas ici.
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«COMME LA BOBINE QUI ROULE ET PUIS REVIENT»: LE FÂNTOME DE L’ENFANT
MORT DANS L’ŒUVRE DE CAMILLE LAURENS
1. L’ÉCRITURE AU-DELÀ DU PRINCIPE DU PLAISIR
Camille Laurens vient à la littérature en 1991 avec Index, premier volume d’une
tétralogie alphabétique. Suivent Romance en 1992, Les Travaux d’Hercule en 1994
et L’Avenir en 1998. Ces premiers romans utilisent de près ou de loin le canevas
policier. Il s’agit là, comme l’observe Philippe Savary, d’une entreprise romanesque
qui vise à lever le voile sur ce que nous dissimulons derrière nos vies, derrière nos
désirs, derrière nos mots: «Il convient d’enquêter, d’interpréter, de relever les signes,
de percer le secret de ce qui nous fonde, pour faire reculer l’angoisse et aiguiser
le désir de connaître ce dont l’écriture, pour l’écrivain, aura la charge»6. Philippe
paraît en 1995, après Les Travaux d’Hercule et avant le dernier volume de la
tétralogie, L’Avenir. C’est un petit livre de 75 pages, consistant en quatre parties
intitulées «Souffrir», «Comprendre», «Vivre» et «Ecrire». Le roman Dans ces bras-là
(récompensé par le prix Femina et le prix Renaudot lycéen), selon la romancière
«la suite absolument logique de Philippe»7, est publié en 2000. Puis, paraissent
L’Amour, roman en 2002 et Ni toi ni moi en 2006. Cet Absent-là, qui paraît aux
Editions Léo Scheer en 2004, réunit des textes autour d’un certain nombre de «figures»
de Rémi Vinet. La technique du photographe pour ces figures consiste, comme
l’explique Camille Laurens, à prendre des photographies, les tirer sur papier, projeter
les images sur un drap blanc et à les rephotographier. Le photographe enlève des
couches successives, comme des pelures d’oignons (qui mettent les larmes aux
yeux), et ne garde que «la trame, l’âme, le secret, ce qui se trame»: «La figure
saisit donc à la fois une présence et sa disparition, un être et son effacement»8.
Parallèlement à son œuvre narrative, Camille Laurens consacre trois livres aux
mots: Quelques-uns (1999), Le Grain des mots (2003) et Tissé par mille (2008).
Lorsqu’on lui demande pourquoi elle a publié Philippe, ce texte intime de deuil,
elle répond que cela lui paraissait effectivement difficile, qu’elle avait peur de
le donner à lire et à voir, peur du voyeurisme. Après la mort de son fils, elle avait
rassemblé des notes, mais l’idée n’était pas d’en faire un livre. Et pourtant: «Il y
avait son nom sur la couverture. C’est banal à dire, mais ça le mettait dans le
courant de la vie. Ça le mettait au monde d’une certaine manière»9. Le désir de
confirmer l’existence de son enfant s’exprime dans Philippe lorsque sont évoquées
6
Philippe Savary, «Camille Laurens, un secret sous la langue», propos recueillis par Philippe
Savary, Le Matricule des anges, 43 (15 mars-15 mai 2003), 14-17, p. 14.
7
Camille Laurens, dans Philippe Savary, «La peau et le masque», propos recueillis par
Philippe Savary, Le Matricule des anges, 43 (15 mars-15 mai 2003), p. 18-23, p. 22.
8
Camille Laurens, Cet Absent-là, Paris, Léo Scheer, 2004, p. 71.
9
Camille Laurens, dans Philippe Savary, «La peau et le masque», p. 21.
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diverses manières de confronter les parents endeuillés. La pire consiste à faire
comme si de rien n’était, et par là comme si Philippe n’était rien: «Il était venu
au monde, et le monde n’avait de cesse de l’oublier, de l’annuler, de n’en pas
même garder la trace, tel un nom sur une tombe, dans une minute de conversation,
dans l’hommage d’une phrase. Les semaines qui ont suivi sa naissance, chaque
fois qu’on m’a parlé d’autre chose, il est mort à nouveau»10. Le texte préserve la
trace de Philippe; en effet, il suit les traces de sa courte vie. La partie «Comprendre»
reprend minutieusement le jour de l’accouchement. «J’ai besoin de la vérité»
(Ph 56), écrit l’écrivain. La strate du récit de la connaissance – lecture du dossier
médical et du partogramme, expertise du médecin-expert près la Cour de cassation
et chef du service de gynécologie et d’obstétrique, recherche dans des ouvrages
scientifiques – est superposée à celle de l’ignorance qui relate, d’abord les trois
dernières semaines de la grossesse, ensuite le jour de la naissance et de la mort
du bébé, enfin la rencontre frustrante de la romancière avec son obstétricien.
C’est dans Philippe que Camille Laurens pratique pour la première fois le
«je» du narrateur ou de la narratrice dans un texte publié. Elle s’en explique à la
fin du livre. Jusque là, la phrase impossible que connaît tout écrivain pour elle
aurait commencé par «je», «je» étant le pronom de l’intimité, qui n’aurait sa place
que dans les lettres d’amour (Ph 74-75). Lorsqu’elle s’adresse directement à
Philippe, le récit devient donc une lettre d’amour, permettant à l’écrivain de
dire à la fois son amour et sa douleur mêlée d’impuissance: «J’écris pour dire
Je t’aime. Je crie parce que tu n’as pas crié, j’écris pour qu’on entende ce cri que tu
n’as pas poussé en naissant – et pourquoi n’as-tu pas crié, Philippe, toi qui
vivais si fort dans mes ténèbres? J’écris pour desserrer cette douleur d’amour, je
t’aime, Philippe, je t’aime, je crie pour que tu cries, j’écris pour que tu vives»
(Ph 75). Inversement, dans le bref récit «Abandonnés», paru en 2005 dans un recueil
portant sur la naissance, c’est Philippe qui écrit une lettre à sa mère et c’est elle
qui n’y répond pas: «Il m’a écrit pendant six heures sa lettre d’adieu sur l’écran
du monitoring, mais je n’ai pas compris, je déchiffrais mal cette écriture heurtée
puis presque plane, je n’ai pas su lire – c’était la première fois que j’étais en
correspondance avec un bébé»11. Avant Philippe, la pratique de l’écriture aurait
été de l’ordre du travail, «se faire violence, trouver les mots». «Après Philippe, note
Camille Laurens, l’écriture est devenue le lieu où je suis heureuse. L’écriture n’était
plus une lutte, mais un giron, un accueil. La langue est devenue maternelle»12.
Camille Laurens, Philippe, Paris, P.O.L., 1995, p. 64.
Camille Laurens, «Abandonnés», dans Naissances, sous la direction d’Isabelle Lortholary,
Paris, L’Iconoclaste, pp. 97-110, p. 100.
12
Camille Laurens, dans Philippe Savary, «La peau et le masque», p. 22.
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La langue est maternelle, «aimante»13 non seulement à l’égard de la romancière
mais aussi de son fils, «couché dans les mots comme il l’est dans la terre»14.
Camille Laurens fait de la pratique de l’écriture une nécessité de sa vie, puisqu’elle
note: «Ecrire m’arme. Fragile coffrage que ma vie, qui serait depuis longtemps
effondré sans le fer de la phrase» (Ph 73). On sait que l’écriture, notamment l’écriture
autobiographique, peut entraîner d’importants effets psychothérapeutiques,
même si ceux-ci ne sont pas intentionnels. Le fait de reprendre des souvenirs
douloureux dans l’écriture peut être une manière de maîtriser les émotions liées
à l’événement pénible. L’œuvre littéraire de Camille Laurens se classe dans la
catégorie de l’autofiction. Elle remarque, à propos du rapport entre la vie et
l’écriture, que «c’est imbriqué, c’est un mouvement de va et vient, de l’écriture
à la vie»15. Dans le titre de cet article, je fais référence au jeu de la bobine, étudié
par Freud dans «Au-delà du principe du plaisir». Je voudrais revenir sur ce texte de
Freud, notamment ses observations concernant la disparition et la réapparition
de la bobine dans le jeu des enfants, pour réfléchir au caractère dysphorique du
retour fantomatique de Philippe dans le texte littéraire. Freud part du principe que
l’évolution des processus psychiques est régie par le principe du plaisir: elle est
déclenchée par une tension désagréable, et elle aboutit à la diminution de cette
tension, c’est-à-dire à la substitution d’un état agréable à un état pénible16. Le but
de l’article est de s’interroger sur ces circonstances qui sont cependant susceptibles
d’empêcher la réalisation du principe du plaisir en provoquant des sensations
désagréables ou déplaisantes. Pour ce faire, Freud propose d’étudier d’abord la
signification des premiers jeux des enfants, et il décrit le cas de son petit fils, âgé
alors de dix-huit mois. Cet enfant avait l’habitude de jeter loin de lui tous les
Camille Laurens écrit à l’entrée «Quelques-uns», dans Quelques-uns, Paris, P.O.L.,
1999, pp. 9-29: «Puis soudain, alors que, cessant d’être mère au moment même où je l’étais
pour la première fois, je me croyais abandonnée d’eux comme du monde entier, soudain
les mots sont devenus moins hautains, plus proches, et en même temps que je les accusais
d’impuissance, je trouvais refuge auprès d’eux, je me lovais dans le giron d’une langue faite
douceur et tendresse, baume et caresse, comme si, ayant épousé mon propre cheminement,
elle avait perdu de sa mystérieuse indifférence, de sa hauteur intimidante, pour devenir ce
que peut-être elle n’avait jamais cessé d’être sous ses airs sévères: une langue aimante, une
langue maternelle.» (pp. 28-29)
14
Camille Laurens, L’Amour, roman, Paris, P.O.L., 2003, Folio, p. 29.
15
Camille Laurens, dans Philippe Savary, «La peau et le masque», p. 21.
16
Sigmund Freud, «Au-delà du principe du plaisir», dans Essais de Psychanalyse, traduit
par Angelo Hesnard, Paris, Petite Bibliothèque Payot, 1971, pp. 7-81, p. 7. Freud introduit ici
un point de vue économique: il fait l’hypothèse que l’appareil psychique a tendance à maintenir
à un niveau aussi bas que possible, ou, du moins, à un niveau aussi constant que possible,
la quantité d’excitation qu’il contient.
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objets et jouets qu’il pouvait attraper, en prononçant avec un air de satisfaction
un long «o-o-o-o», qui signifiait «loin» (fort). Il possédait une bobine de bois,
entourée d’une ficelle. Avec cet objet, jamais le garçon ne jouait à la voiture,
par exemple, en traînant la bobine derrière lui, mais toujours, en maintenant le
fil, il la lançait par-dessus le bord de son petit lit entouré d’un rideau, où elle
disparaissait. C’est alors qu’il prononçait son invariable «o-o-o-o», puis retirait
la bobine et la saluait avec un joyeux «voilà!» (da). Tel était le jeu complet,
comportant une disparition et une réapparition, mais dont on ne voyait souvent
que la première partie, répétée inlassablement, alors que c’est la deuxième partie
qui évidemment procurait le plus de plaisir à l’enfant17.
Selon l’interprétation de Freud, le grand effort que s’imposait l’enfant à luimême avait la signification d’un renoncement à la satisfaction d’un penchant, qui
lui permettait de supporter le départ et l’absence de sa mère. En reproduisant la
scène de la disparition et de l’apparition, l’enfant se «dédommageait» pour la séparation
d’avec la mère. Ce qui nous intéresse le plus ici est le fait que le départ de sa mère
était pour l’enfant un événement particulièrement pénible. Comment réconcilier
sa mise en scène avec le principe du plaisir? On pourrait penser que, si l’enfant
mettait en scène le départ de sa mère, c’était pour se réjouir d’autant plus de la
mise en scène de son retour, qui serait le véritable objet du jeu. Mais le départ
représentait un jeu indépendant et en effet, l’enfant le reproduisait beaucoup plus
souvent que le retour de la mère. L’enfant, selon Freud, a dû faire de cet événement
pour lui si désagréable l’objet d’un jeu pour deux autres raisons. D’abord, si l’enfant
reproduisait et répétait cet événement pénible, c’était «pour pouvoir, par son activité,
maîtriser la forte impression qu’il en a reçu, au lieu de se borner à la subir, en gardant
une attitude purement passive»18. Ensuite, le fait de jeter loin de lui, de faire disparaître un objet pouvait également servir à la satisfaction d’une pulsion de vengeance à
l’égard de la mère; on sait que les enfants expriment souvent de telles pulsions hostiles
en rejetant des objets qui, à leurs yeux, symbolisent des personnes précises19.
Le thème de la vengeance, liée au désir de maîtriser une séparation involontaire, est ici significatif. On lit dans Philippe: «On écrit pour faire vivre les morts,
et aussi, peut-être, comme lorsqu’on était petit, pour faire mourir les traîtres. On
poursuit un rêve d’enfant: rendre justice» (Ph 74). Dans Philippe, Camille Laurens
évoque la visite frustrante chez son obstétricien, à peine sortie de la maternité.
Elle se rend à son cabinet pour lui poser un certain nombre de questions bien
précises, auxquelles il refuse de répondre. Dans Dans ces bras-là, la romancière
Sigmund Freud, «Au-delà du principe du plaisir», pp. 15-17.
Sigmund Freud, «Au-delà du principe du plaisir», p. 45.
19
Sigmund Freud, «Au-delà du principe du plaisir», p. 18.
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revient sur cette scène, y consacrant, dans ce roman sur les hommes de sa vie, un
chapitre intitulé «Le médecin». Elle y insiste encore une fois sur le refus du
médecin de préciser les circonstances de la mort de son fils, avant de décrire cette
image qui passe devant les yeux de la narratrice lorsqu’elle s’apprête à partir:
«Elle balaie tout d’un revers de main sur son bureau, sauf le stylet, le renverse
là, sur le plateau de bois verni, et le force, là, comme ça, brutalement, pourquoi,
pourquoi? pour lui en refaire un, c’est tout, pour refaire ce qu’il a défait, pour réparer,
voilà, parce qu’elle veut son enfant, c’est tout, qu’il le lui rende» (Dans ces 224). La
narratrice réclame ici au médecin la résurrection de son fils mort. C’est «faire vivre
les morts». C’est également supposer que celui qui, à ses yeux, a fait disparaître son
fils, a le pouvoir de le faire réapparaître.
Cette pensée magique fait place, dans une seconde image obsessionnelle sur
laquelle le chapitre se clôt, à un désir de pure vengeance, dépourvu de tout espoir.
C’est «faire mourir les traîtres»:
Elle se voit sur lui, le chevauchant avec violence, et la terre qu’on creuse,
qu’on ensemence. Puis elle voit mieux la scène, et ce qui l’en délivre:
dans ce corps à corps monstrueux c’est elle qui le pénètre, c’est elle
sur lui, brutale, brandissant l’arme, la force des hommes, enfonçant la
bêche qui ouvre en lui ce trou d’argile rouge, dans cette lutte sauvage
c’est elle qui défait, qui détruit, qui ravage. Il n’y a plus rien à réparer,
non, cet homme-là ne peut rien sauver, rien donner, rien offrir, alors
elle le tue, voilà, elle le tue, elle le tue, elle le tue (Dans ces 225).
C’est venger le «meurtre» de son fils en assassinant l’offenseur; c’est s’attribuer
et subvertir le pouvoir du médecin, pour détruire au lieu de soigner, et le pouvoir de
l’homme, pour tuer violemment au lieu de créer. La toute-puissance paradoxalement
stérile fantasmée ici se fait l’écho de l’impuissance relatée dans Philippe en conclusion
de la partie «Comprendre»: «C’est l’histoire d’une femme qui, le jour le plus
important de sa vie, fut changée en bûche. Je reste bras ballants sur ma chaise, et
je lui dis (mais c’est crier que je voudrais, hurler, tout casser, me battre), en détachant
bien les syllabes pour ne pas pleurer, je lui dis: ‘Je le sais parce que j’étais là.’» (Ph 57).
Au sujet de la projection virile de la romancière, Dominique Rabaté remarque
qu’elle participe d’une représentation stéréotypée de l’homme comme dominateur,
maître du jeu et organisateur tout-puissant de fictions qu’il contrôle: «Devenir
romancier (romancière), c’est participer magiquement au fantasme de toute-puissance,
c’est se prendre le temps d’un roman pour le Maître du jeu, personnage viril idéal»20.
Dominique Rabaté, «Romanesque et formalisme: Camille Laurens, de A à Z», dans
Lendemains, 107/108 (2002), pp. 128-138, pp. 135-136.
20
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Il est intéressant de noter que le roman Ni toi ni moi met en scène ce même
procédé, puisqu’il prend la forme d’une correspondance par courrier électronique
entre la narratrice, romancière, et un réalisateur français vivant à l’étranger, en
vue d’adapter à l’écran l’un de ses livres, mais dont seulement les messages de
la narratrice apparaissent. Le rôle passif de la narratrice dans sa relation avec
son amoureux, relatée en tandem avec le développement du scénario, accuse le
contraste avec le dynamisme qui caractérise sa relation avec le réalisateur. Dans
le texte, la narratrice est romancière de profession; elle se veut réalisatrice en plus
de cela: «Je serais l’œil et la main, c’est moi qui tiendrais le manche, le crachoir,
les rênes. Bref, ce serait le film d’une femme.»21 Le pseudonyme que s’est choisie
Camille Laurens n’est pas sans signification à ce propos: il s’agit d’un prénom
aussi bien masculin que féminin22.
2. LA RÉPÉTITION
La répétition est un phénomène cher à Camille Laurens. Elle aime la chanson
et la poésie; ce n’est pas par hasard si Dans ces bras-là joue sur les refrains de
chanson23, et L’Amour, roman sur les maximes de La Rochefoucauld. La romancière affirme: «Je ne crois pas à l’art naïf en littérature. Tout est répétition»24; elle
fait référence à l’image du kaléidoscope pour dire que ce sont «toujours les mêmes
éclats, les mêmes fragments (qui sont aussi des fragments de vie)»25 qui reviennent.
Interrogée, dans un entretien accordé en 2003, sur son projet suivant, elle répond
que ce sera une réflexion autour de tout ce qui se répète en bien et en mal, tels que
les refrains dans une chanson, la cadence et la rime dans le poème, la répétition
d’un mot sous autre forme grammaticale, etc. Elle appellerait ce livre Encore,
qui exprime «à la fois le cri du cœur et la grande déception»26. Il est significatif que
son premier roman, Index, invente déjà un personnage, l’architecte Claire Desprez,
que la répétition occupe. En effet, cette dernière dit la détester et lutter contre sa fatalité:
Camille Laurens, Ni toi ni moi, Paris, P.O.L., 2006, p. 47.
A ce sujet, voir l’étude de Martine Reid sur le cas, peut-être semblable, de George Sand,
intitulé Signer Sand: l’œuvre et le nom, Paris, Belin, 2005.
23
Jean-Bernard Vray a bien montré, dans «Le roman connait la chanson», dans Marges
critiques. Le jeu des arts, sous la direction de Matteo Majorano, Bari, Edizioni B. A. Graphis,
2005, pp. 148-166, que la présence de chansons, la récurrence d’un refrain de chanson plus
insistant est l’un des facteurs organisateurs du texte.
24
Camille Laurens, dans Philippe Savary, «La peau et le masque», p. 18.
25
Camille Laurens, dans Philippe Savary, «La peau et le masque», p. 19.
26
Camille Laurens, dans Philippe Savary, «La peau et le masque», p. 23.
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Elle avait l’impression désagréable de revivre un moment déjà vécu
ailleurs en d’autres temps, sans parvenir à s’en souvenir. Elle s’en étonnait
parce qu’elle croyait que des événements parallèles ne peuvent avoir
lieu que dans des vies parallèles. Or la sensation de la répétition ne
prouve ni la métempsychose ni l’existence occulte d’autres mondes,
mais simplement que nous traçons la ligne unique de notre vie de
façon à revivre toujours les mêmes choses; que nous les appelions de
nos vœux ou que nous les redoutions, nous agissons toujours en sorte
qu’elles arrivent de nouveau? Claire se voulait pourtant l’image vivante
du contraire: elle luttait en permanence contre le retour des émotions,
du moins concrètement dans la réalité, car ses rêves en revanche
étaient souvent les mêmes. Elle combattait le remploi en architecture,
qui consiste à réutiliser tel élément d’un monument antérieur, fut d’une
colonne, linteau d’une porte, pour en bâtir un autre. Elle détestait les
refrains, les rengaines, les variations sur un même thème, les airs de
famille. Le critère de réussite pour juger d’une vie n’était pas qu’elle
soit meilleure au fil des années, mais différente. Hélas, elle avait beau
s’y employer, les choses revenaient quand même27.
On peut ainsi se demander avec Camille Laurens: «Pourquoi, d’un côté c’est tellement
jouissif pour moi la répétition, et tellement terrifiant de l’autre?»28
La narratrice de Ni toi ni moi évoque également un projet d’écriture sur la
répétition, et elle l’associe étroitement, non seulement à Philippe, mais aussi à
sa sœur nommée Claire, morte à la naissance, comme Philippe. C’est lors de leur
premier rendez-vous qu’Hélène raconte à Arnaud – ce sont là les deux personnages principaux du film dont le roman développe le scénario – qu’elle vient de
finir un travail sur la répétition. Elle lui confie que l’idée du livre lui est venue il y
a longtemps, après la mort de son fils:
Le projet sur la répétition est venu de là: quand j’ai buté sur le constat
qu’avant moi ma mère avait elle-même perdu un enfant à la naissance,
une troisième fille, la dernière (j’ai aussi une sœur aînée, elle est comédienne,
elle s’appelle Claude). Je me suis dit qu’il n’y avait pas de hasard dans
les familles, seulement les mêmes cadavres dans des placards jumeaux,
qu’on se refile de génération en génération comme les maladies et les
secrets (Ni toi 50).
27
28
Camille Laurens, Index, Paris, P.O.L., 1991, Folio, p. 201.
Camille Laurens, dans Philippe Savary, «La peau et le masque», p. 23.
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Vers la fin du roman, la narratrice-romancière revient sur ce projet de travail,
toujours en association avec Philippe et Claire. C’est lors d’un séjour à Casablanca,
invitée pour une lecture autour de son dernier livre, intitulé Encore et toujours,
qu’elle explique:
«J’ai commencé à m’intéresser à cette question quand j’ai perdu mon
fils Philippe, parce que ma mère a elle-même perdu un enfant, une petite
fille nommée Claire, presque dans les mêmes conditions, quand j’avais
un an.» […] A cet instant, j’ai éprouvé de nouveau la souffrance que le
début de l’exposé avait allégée, parce que les phrases que je prononçais,
je me souvenais les avoir dites à Arnaud au Café Français (Ni toi 296).
Significativement, le projet sur la répétition, et y sont liés la naissance et la mort
de Claire et de Philippe, apparaît deux fois, et à deux moments particulièrement
importants: la première fois, lorsqu’il s’agit de relater le début de la relation amoureuse
avec Arnaud, et la seconde fois, à la fin de leur amour.
Le fantôme de la petite sœur morte fait retour dans plusieurs romans. Dans
Dans ces bras-là, cette sœur s’appelle Pierrette; la narratrice parle d’elle dans le
premier chapitre sur «Le père»: «C’est une fille qui respire mal, elle est bleue.
Elle meurt le lendemain, le père la voit morte. On l’appelle Pierrette. De Pierre,
le père. C’est la fille du père trois fois père» (Dans ces 26). Elle s’appelle Patricia
dans L’Amour, roman: «Moi aussi j’ai une sœur, je devrais en avoir deux mais
la dernière est morte à la naissance, je ne sais pas pourquoi, elle aurait un an de
moins que moi» (L’Amour 23); «Nous avons trouvé le livret de famille, et appris
que nous avions eu une sœur, un seul jour mais une sœur, Patricia, morte on ne
sait pas de quoi le lendemain de sa naissance – comme Philippe, mais Philippe
on sait de quoi –, morte, je crois, d’être la fille d’André, ma mère dit que non,
mais c’est une version ancienne, ce non, un si vieux mensonge qu’il est devenu
la vérité» (L’Amour 159); «Patricia, née on ne sait pas de qui, morte on ne sait
pas de quoi, Patricia, de pater, le père, c’est tout de même incroyable, les noms
qu’on donne» (L’Amour 159). Enfin, la narratrice évoque Patricia lorsqu’elle se
rappelle avoir vu s’embrasser ses parents pour la dernière fois, qui «devait aussi
être la première». C’est à l’enterrement de Philippe, au cimetière où Patricia aussi
est enterrée: «Patricia et Philippe, tante et neveu d’un jour, couple incestueux dans
la mort – quelque chose s’est répété là, sous les bouquets blancs, figure obscure
du destin» (L’Amour 230). Dans Ni toi ni moi, comme nous l’avons déjà vu, la
petite sœur disparue s’appelle Claire: «Elles arrivent en voiture, sa fille Lise et
elle, au cimetière de Couchey, près de Dijon, où sont enterrés Philippe et Claire,
et toute la famille» (Ni toi 124). Ou encore: «La mère d’Hélène habiterait donc
à Sète, sa famille aurait toujours habité là, elle y serait née, comme Claire et Philippe»
(Ni toi 129). Dans cette dernière citation, c’est sans aucune raison évidente
114
«COMME LA BOBINE QUI ROULE ET PUIS REVIENT»: LE FÂNTOME DE L’ENFANT
MORT DANS L’ŒUVRE DE CAMILLE LAURENS
qu’apparaît le nom de Claire. C’est ainsi qu’elle est en quelque sorte associée à ce
que relate le texte et qu’elle est, pour reprendre l’expression de Camille Laurens,
employée par rapport à Philippe, mise dans le courant de la vie. On peut rapprocher
ce passage des fragments d’histoire et de langage qu’étudie Pierre Bayard dans
son article sur la présence flottante de la Shoah dans les Racines du ciel de Romain
Gary. A titre d’exemple, Bayard mentionne les lois de Nuremberg, auquel le texte
de Gary fait référence très brièvement, sans expliciter leur rapport avec la Shoah29.
Quelque chose de similaire se passe chez Camille Laurens. Si le fantôme de
Philippe est présent dans ses textes, il me semble que celui de la sœur morte à la
naissance l’est également. Il commence à apparaître discrètement dans Dans ce
bras-là, se fait plus présent dans L’Amour, roman, et il occupe une place toute à
fait importante dans Ni toi ni moi, où l’épilogue suggère qu’aux deux plans du
film, c’est-à-dire la rencontre et la rupture d’Hélène et d’Arnaud, sera ajouté un
troisième, à savoir l’abandon d’Hélène petite enfant par sa mère, consécutif à la
mort de sa sœur Claire à la naissance.
Les citations fournies plus haut montrent bien combien Camille Laurens
insiste sur le fait que la mort de la petite sœur est tue par les parents. Dans L’Amour,
roman, les deux sœurs, Claude et Camille, apprennent l’existence de Patricia en
lisant en cachette le livret de famille. On ne connaît pas la cause de sa mort.
Pierrette et Patricia renvoient par leurs prénoms à leur père, dont le statut de père
est cependant mis en question. Dans le bref récit «Abandonnés», l’écrivain évoque
le non-dit en famille en décrivant le rôle particulier de sa mère au jour de la naissance
de Philippe:
Je lui ai trouvé tout de suite l’air bizarre, gênée, empruntée, comme si
elle ne savait pas quel rôle jouer, quelle attitude adopter: là encore, les
clichés de naissance, le fameux rapprochement des mères et des filles,
ont volé en éclats: aucune complicité, ou bien dans le sens négatif – nous
étions complices d’un forfait inconnu, une faute avait été commise et ma
mère semblait en porter le poids écrasant. […] Or, ma mère a elle-même
perdu un enfant à la naissance, une petit fille née et morte en décembre
1958, dans un contexte psychologique que je ne veux pas dévoiler ici,
mais qui avait sans doute fait peser sur elle une forte culpabilité («Abandonnés» 105-106).
La romancière dit ailleurs: «Mes parents ne se parlaient pratiquement pas. Du
reste, on ne parlait de rien à la maison»30. Son propre désir de dire, de connaître,
29
Pierre Bayard, «Les éléphants sont-ils allégoriques? A propos des Racines du ciel de Romain
Gary», p. 43.
30
Camille Laurens, dans Philippe Savary, «Camille Laurens, un secret sous la langue», p. 16.
115
JUTTA FORTIN
de comprendre, dont le récit Philippe témoigne, peut être une réponse à ce
silence familial, d’autant plus que la mort de son propre fils réactualise ce passé
douloureux et tu.
Après Philippe, sa plus jeune sœur, morte à la naissance, est présente dans
l’œuvre de Camille Laurens. Pierre Bayard fait l’hypothèse que les fantômes
littéraires sont de deux ordres: il y aurait les fantômes collectifs et anonymes, tels
que ceux de la Shoah, et les fantômes individuels et porteurs d’un nom. La sœur
de l’écrivain «occupe» ses textes; c’est un fantôme individuel mais qui porte plusieurs
noms: Pierrette, Patricia, Claire. En revanche, Philippe s’appelle toujours Philippe,
et les informations le concernant correspondent toujours à la vérité extra-fictionnelle, à tous les niveaux du texte. Dans Ni toi ni moi, par exemple, le bébé de la
narratrice, nommé Philippe, est mort à la naissance, tout comme le bébé de la
romancière elle-même, et ce cas se répète dans le scénario que la narratrice développe
dans le roman. Elle y insiste: «On n’est pas obligés de coller à la réalité, excusezmoi, je suis ridicule. A part le prénom de Philippe, on peut (on doit?) tout changer»
(Ni toi 128).
«Quelque chose se rejoue d’une génération à l’autre, observe Camille Laurens
dans «Abandonnés», un embrouillamini de fantasmes et de culpabilités qui donne à
ce que Freud appelle ‘le roman familial’ un aspect parfois tragique, au point qu’on
peut parler dans certains cas de ‘fatalité psychique’» («Abandonnés» 106). Freud
examine la tendance à la répétition, qui se met au-dessus du principe du plaisir,
d’abord chez le patient névrotique, ensuite chez les personnes non névrotiques.
Le sujet névrotique, selon Freud, reproduit dans le transfert les événements pénibles
et les situations affectives douloureuses de son enfance, où il dépendait de l’amour
de ses parents pour survivre. Lorsqu’il met son espoir de guérison, qui a motivé
l’analyse, dans le psychanalyste, le sujet se trouve placé comme en position
infantile à l’égard de l’analyste, et c’est cette analogie avec la situation primaire
du patient qui va déclencher une série, à la fois d’associations et de résistances.
Cependant, même des personnes non névrotiques peuvent donner «l’impression
d’être poursuivies par le sort», et «on dirait qu’il y a quelque chose de démoniaque
dans tout ce qui leur arrive»31. L’obsession qui se manifeste en cette occasion chez
le sujet non névrotique ne se distingue guère de celle caractéristique du névrotique.
Et encore, nous acceptons ce «retour éternel du même» lorsqu’il s’agit d’une attitude
active, ou d’un trait de caractère du sujet qui consisterait, par exemple, à terminer
toutes les relations avec ses proches toujours de la même façon, ou à toujours
hisser sur un piédestal une telle personne. Mais nous sommes frappés de voir se
31
Sigmund Freud, «Au-delà du principe du plaisir», p. 26.
116
«COMME LA BOBINE QUI ROULE ET PUIS REVIENT»: LE FÂNTOME DE L’ENFANT
MORT DANS L’ŒUVRE DE CAMILLE LAURENS
reproduire des événements dans la vie d’une personne qui se comporte passivement,
comme le fait de perdre son mari trois fois de suite. C’est à partir de ces observations que Freud admet une tendance irrésistible à la répétition dans la vie psychique, qui serait plus primitive et plus impulsive que le principe du plaisir32. Il
convient cependant de revenir ici sur la répétition artistique. De même que le
transfert n’est pas une pure répétition de la situation parentale, puisque la demande
de cure est au contraire une prise de conscience plus ou moins explicite du fait que
quelque chose se répète dans la vie du sujet, et que cette demande constitue donc
un premier coup d’arrêt à cette répétition vécue jusqu’ici comme subie, de même,
chez Camille Laurens, il s’agit, plutôt que de pures répétitions, de variations d’une
même préoccupation, d’une même matrice intervenant dans la vie du sujet. La
romancière note dans un entretien: «Tout est répétition. Tout est dit: il faut redire
autrement, sous une autre forme»33. En effet, elle raconte, représente, élabore les
symptômes; c’est ainsi qu’elle en fait l’objet d’un effort d’élucidation qui transforme
significativement leur statut.
3. LE COMPLEXE DE LA MÈRE MORTE
Si elle doit parler de la naissance, ce n’est pas comme mère qu’elle se sent
le plus compétente, dit Camille Laurens, mais comme enfant. Même si elle ne
peut pas raconter sa propre naissance, elle pense avoir éprouvé des sensations et
des sentiments voisins à ceux de la naissance chaque fois qu’elle a été séparée de
quelqu’un sans le vouloir. C’est à cause de l’angoisse, l’envie de hurler, le dénuement,
la dénudation qui sont propres aussi bien à la naissance d’un enfant qu’à la rupture
amoureuse qu’elle associe ces deux événements. «Naître, écrit-elle, c’est rompre
un lien qu’on ne peut défaire, c’est un abandon paradoxal: on est abandonné par
quelqu’un, on est abandonné à quelqu’un: on se sépare d’un être dont on ne peut
pas se passer. La naissance est un grand, un immense chagrin d’amour» («Abandonnés»
103). La romancière fait ici référence à l’expérience de l’amour afin d’expliquer ce
qui se passe à la naissance. Inversement, dans Ni moi ni toi, la narratrice renvoie à
la naissance afin d’éclaircir ce qui survient au début de l’amour: «L’amour commence
comme on vient au monde, c’est âpre, ça râpe et ça fait mal, l’air déchire et manque
à la fois, on voudrait crier au secours, on est faible et nu, à découvert, on a peur,
on est innocent: on naît la mort dans l’âme» (Ni toi 28). Quelque chose se rejoue,
d’après la narratrice, lorsqu’on tombe amoureux: «Tomber amoureux, c’est
32
33
Sigmund Freud, «Au-delà du principe du plaisir», p. 28.
Camille Laurens, dans Philippe Savary, «La peau et le masque», p. 18.
117
JUTTA FORTIN
naître en se souvenant d’être né, aucune naissance n’est naïve, c’est vieux comme
le monde» (Ni toi 29).
Dans l’un de ses premiers messages envoyés au cinéaste, la narratriceromancière évoque son bref récit «L’Homme de ma mort» qu’il s’agit d’adapter
au cinéma. Ce texte décrit et juxtapose deux plans fixes: le premier et le dernier
regard d’un homme sur une femme, leur rencontre et leur rupture. Si le scénario
qu’elle développe à partir de ce récit y reste fidèle, le roman se clôt cependant
sur un épilogue d’une vingtaine de pages, qui propose un troisième plan du film. Il
s’agit de la petite enfance de la narratrice, d’une image oubliée qui fait retour
lorsqu’elle lit dans un dictionnaire de psychanalyse l’article sur le complexe de
la mère morte. Sa sœur Claire vient de mourir à la naissance, mais elle-même, petite,
ne le sait pas. A l’origine du complexe de la mère morte, décrit par André Green en
1980, se trouve une dépression infantile souvent non remémorable, consécutive
à un désinvestissement maternel brutal que l’enfant ne peut s’expliquer et qui
bouleverse son univers psychique. La transformation de la mère est vécue par
l’enfant comme une catastrophe: elle entraîne, outre la perte d’amour, une perte
de sens. Après des tentatives vaines de réparation, les sentiments d’impuissance
dominent. L’enfant impute le désintérêt maternel à une faute qu’il aurait lui-même
commise, et va chercher à ranimer la mère morte, à l’intéresser, à la distraire, à
lui rendre goût à l’existence; à rivaliser avec l’objet du deuil. Persiste une douleur
psychique sourde, caractérisée surtout par une incapacité d’investir un objet proche:
impossibilité de haïr comme d’aimer, impossibilité de recevoir sans se sentir obligé
de rendre pour ne rien devoir34. La scène manquante du film serait donc celle-ci:
dans sa chambre d’enfant, Hélène âgée de guère plus d’un an, son visage s’illuminant
à l’arrivée de sa mère, mais la mère, vêtue de noir, triste, morne, silencieuse. «On
voit l’enfant scrutant l’ombre des yeux, qu’est-ce que tu as, qu’est-ce que j’ai fait,
pourquoi tu ne m’aimes plus?» (Ni toi 367).
La perte fantasmée de la mère lie la narratrice à Arnaud, qui a pu se sentir
abandonné du fait que, sa mère étant dépressive, il a été élevé par sa grand-mère.
En effet, la narratrice observe qu’il parle de sa mère comme «d’une morte qui
aurait fait exprès de mourir, de le laisser tomber» (Ni toi 169). La narratrice, elle,
aurait été abandonnée par Arnaud. Mais elle ne dissimule pas son besoin de tromperie,
d’avoir deux hommes à la fois, Arnaud et Jacques; elle refusait de donner à Arnaud
les clefs de son appartement; elle appelle Jacques l’homme de sa vie. C’est pour
leur incapacité commune d’aimer que dans l’épilogue, elle propose de relire l’histoire
Voir André Green, «Complexe de la mère morte», dans Dictionnaire international de la
psychanalyse, sous la direction d’Alain de Mijolla, Paris, Hachette, 2005, pp. 1049-1051.
34
118
«COMME LA BOBINE QUI ROULE ET PUIS REVIENT»: LE FÂNTOME DE L’ENFANT
MORT DANS L’ŒUVRE DE CAMILLE LAURENS
d’un amour qui commence et se termine aussitôt comme l’histoire de deux enfants,
Arnaud et elle-même, «traînant chacun sa mère morte» (Ni toi 371).
Cette relecture nous amène à relever dans le texte des détails relatifs à la
mère qui prennent alors une toute nouvelle importance. Par exemple, cette
anecdote racontée par la sœur de la narratrice lors d’une conversation autour de
la relation amoureuse avec Arnaud: «Tu ne changeras donc jamais, dit Claude.
Déjà petite, tu aimais te charger du poids du monde. Je me souviens, chaque fois
que maman piquait sa crise de nerfs, tu étais là à essayer de la consoler, allez,
maman, calme-toi, ça va aller, maman, quand elle criait qu’elle allait se foutre
par la fenêtre, tu la raisonnais, tu l’apaisais.» (Ni toi 341) Ou encore, l’extrême
discrétion de la narratrice. Green explique que l’enfant ramène le désintérêt
maternel à sa propre manière d’être; comme il ne parvient pas à intéresser la mère,
il se trouve interdit d’existence. Dans Index, on note que Claire Desprez est «obsédée
par la discrétion» (Index 20), et on apprend vers la fin de ce roman-là: «Elle n’était
pas émue, plutôt incrédule, elle ne comprenait rien; ne s’étant jamais proposé
d’autre fin que de ne pas se faire remarquer, elle concevait mal comment on peut à
ce point montrer aux autres ce qu’on est, sinon par l’effet d’une folie ou d’un désespoir
également sans remède» (Index 301). Dans Ni toi ni moi, il ne s’agit pas simplement
de discrétion, mais précisément de cette interdiction d’être à laquelle fait référence
la théorie du complexe de la mère morte. A l’âge adulte, la narratrice s’interdit
d’être; on lit sans cesse des formules telles que: «Elle retient ce qu’elle va dire»
(Ni toi 110), «Mais je ne l’ai pas dit» (Ni toi 303), «Je n’ai rien dit» (Ni toi 52),
«Je n’ai pas répondu» (Ni toi 304). Ces brèves citations montrent bien que sa manière
d’être est liée profondément à sa parole, à sa volonté de s’exprimer verbalement,
qu’elle s’interdit avec Arnaud, et qui la rapproche en revanche de Jacques, puisqu’elle
souligne qu’elle aime sa parole (Ni toi 69) et qu’elle aime chez lui avant tout le
plaisir infini de leurs conversations (Ni toi 362). Enfin, c’est lors du week-end passé
avec Arnaud en Bourgogne, qui sera le moment-clef du film, que le fantôme de
la mère morte se fait le plus présent. Dans une dispute violente, Hélène en colère
annonce qu’elle va rentrer à Paris, seule. «C’est à ce moment-là que j’ai vraiment
disparu, je l’ai vu dans ses yeux, il avait mis quelqu’un d’autre à ma place, ou
quelqu’un s’y était mis sans crier gare, quelqu’un qui le menaçait, qui avait l’habitude
de le planter là, de l’abandonner, de le mépriser, de le détruire […] sa mère s’est
mise en travers de moi et le menaçait de se barrer pour toujours.» (Ni toi 239)
Arnaud sert de projection de l’interdiction d’être que la narratrice a intériorisée.
Significativement, elle propose de montrer dans la dernière scène du film qu’Arnaud
veut Hélène morte:
Ce qu’il lui reproche, ce n’est pas d’être laide, d’être bête, d’être grosse,
d’être vieille, d’être décevante, d’être gaie, d’être triste, non: ce qu’il lui
reproche, c’est d’être. L’existence est son défaut, dont le visage, l’alimen119
JUTTA FORTIN
tation, la respiration, le langage, le sexe, ne sont que les preuves matérielles.
Sa vie entière le blesse. Ce défaut ne peut par conséquent pas être corrigé,
il peut seulement être affecté du signe moins, pour inverser la formule.
Ce que désire Arnaud, en face d’elle, ce n’est pas lui parler, lui expliquer,
la regarder, lui faire des reproches. Ce qu’il désire juste, là tout de suite,
c’est la retrancher du monde où lui-même voit, vit et pense: c’est la
supprimer. Il lui en veut à mort. Dans le premier plan, il la veut. Dans
le dernier, il la veut morte (Ni toi 287).
On apprend qu’en effet, Arnaud supprime chez lui toute trace de l’existence d’Hélène,
allant jusqu’à lui ramener un échantillon de lait démaquillant presque vide (Ni
toi 263). En se débarrassant brutalement de toutes les photos et autres objets d’elle,
il vise à supprimer Hélène, faisant comme si elle n’avait jamais existé. Sa démarche
rappelle en oblique le travail de deuil, dont elle est l’exact opposé dans la mesure
où tout deuil normal a besoin de temps consacré à la mémoire du disparu, et de
traces préservant cette même mémoire. On peut penser ici au deuil de Philippe,
raconté dans le livre qui lui est consacré, qui inclut aussi le renoncement nécessaire
aux projets. A titre d’exemple, la romancière dit garder pour elle les images de
Philippe apprenant à lire, Philippe la dépassant d’une tête, Philippe montant sur
le podium comme son arrière grand-père, au son de la Marseillaise. Il s’agit là
de «souvenirs d’avenir», donc du «deuil le plus noir, celui du possible» (Ph 62).
La culpabilité de l’enfant fantasmant la perte de l’amour maternel se manifeste
chez Camille Laurens comme l’angoisse de la femme d’être effectivement une mère
«déficiente, incompétente, indigne» («Abandonnés» 106). La narratrice de L’Amour,
roman relate une pulsion de fuite après l’accouchement de sa fille: «Quand Alice
est née, j’ai pensé m’enfuir – j’ai vu la scène quantité de fois, les nuits d’insomnie:
je rassemblais des livres et deux ou trois vêtements dans un sac, tirais le maximum
d’argent à un guichet automatique, achetais un billet pour l’Ecosse, où je m’enfuyais
sous un nom inventé, m’enfouissais» (L’Amour 190). Ce désir de s’enfuir va de
pair avec la volonté d’assurer la protection du bébé. D’une part, la narratrice tente
de ne pas succomber au sommeil, puisque «‘reposez-vous’, conseillaient les manuels
pratiques, mais pas question, je connaissais la fin de l’histoire, les yeux fermés
je connaissais, Philippe, je ne les ai même pas vus, ses yeux, la mort est aveugle»
(L’Amour 192). D’autre part, elle songe à laisser sa place à «quelqu’un qui sache,
quelqu’un qui puisse répondre, un responsable» (L’Amour 194). La romancière
revient sur cette situation difficile dans «Abandonnés». Elle raconte comment à
la naissance de sa fille, guère plus d’un an après la mort de Philippe, elle a été
étranglée par cette même urgence de se séparer de son bébé, de lui rendre service
en s’en allant. «J’étais comme clivée, écrit-elle, comme si un double de moi-même,
un fantôme affolé s’agitait en tous sens pour savoir quoi faire: être ou ne pas être
mère?» («Abandonnés» 107). Il y avait par rapport à Philippe cette équation,
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«COMME LA BOBINE QUI ROULE ET PUIS REVIENT»: LE FÂNTOME DE L’ENFANT
MORT DANS L’ŒUVRE DE CAMILLE LAURENS
qu’il s’agissait d’inverser pour sa fille: sa propre vie était égale à la mort de Philippe
(«Abandonnés» 101). Donc, si elle-même n’était pas là, sa fille, selon ce raisonnement, aurait une chance de vivre.
CONCLUSION
La romancière note dans Cet Absent-là: «Enfin, ou d’abord, il y a Philippe,
mon fils, mon premier-né, il y a Philippe, l’alpha et l’oméga de mon visage, la source
et la mer, dans la glace il y a l’enfant que j’ai été et celui qu’il ne sera jamais»
(Cet Absent 39). Mort le jour où il est né, Philippe renvoie à la fois au commencement et à la fin, au positif et au négatif. «La pierre blanche est aussi une croix
noire, l’heureux événement un tragique accident, une même et unique date est
inscrite sur l’agenda et sur la tombe […] Sitôt nés, nous disparaissons; il y a dans
chaque anniversaire des bougies et des cierges, c’est le commencement et la fin,
le commencement de la fin »35, lit-on à l’article «Anniversaire» dans Le Grain des
mots; «Il faudrait mourir en disant oui, car l’incipit est aussi le mot de la fin»
(Quelques-uns 34), à l’article «Oui» dans Quelques-uns. L’amour est également
symétrique, selon Camille Laurens, puisque l’angoisse est son signe initial et en
signe également la fin: «L’amour commence comme il finira, il finit comme il a
commencé, par cet effroi qui serre le cœur autour d’un vide» (Ni toi 28). C’est depuis
Philippe, me semble-t-il, que la romancière montre comment tout commencement
s’achemine toujours déjà vers la fin. La rencontre amoureuse et la naissance étant
étroitement associées, la rupture renvoie forcément aussi à la mort. La mort de
Philippe est particulièrement importante: parce que c’est le fils de la romancière,
parce que sa mort survient presque aussitôt après sa naissance, parce qu’elle
réactualise de manière étrangement inquiétante un passé qui se reproduit. Lorsque
la narratrice-romancière, dans Ni toi ni moi, écrit au cinéaste: «C’est un film sur la
fin, je vous l’ai dit dès le début. C’est même son originalité, à mon avis: ça commence,
et presque aussitôt ça finit» (Ni toi 291), il s’agit d’abord de leur projet de film.
Mais, si le sujet du film est la rencontre et la rupture de deux amoureux, Philippe
n’en est pas absent. Il y entretient une présence flottante. Selon l’expression de Pierre
Bayard, il «occupe» le texte. Si la fin d’une relation amoureuse est la fin d’une relation
amoureuse, chez Camille Laurens, cette fin est aussi marquée par le fantomatique:
par la circulation du fantôme de l’enfant mort36.
Camille Laurens, Le Grain des mots, Paris, P.O.L., 2003, pp. 80-81.
Le thème de l’enfant mort est présent non seulement chez Camille Laurens, mais également
chez d’autres écrivains français contemporains, notamment dans l’œuvre de Philippe Forest,
plus récemment dans Tous les enfants sauf un (Paris, Gallimard, «Blanche», 2007), dans
L’Inconsolable d’Anne Godard (Paris, Minuit, 2006), dans Tom est mort de Marie Darrieussecq
(Paris, P.O.L., 2007).
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