«Nous transposons l`air du temps en parfums de notre époque!»

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«Nous transposons l`air du temps en parfums de notre époque!»
Reportage
Interview
«Nous transposons l’air du temps en parfums de
notre époque!»
A Argenteuil, près de Paris, Jean Guichard dirige la seule école de parfumerie industrielle au monde. Avec un incroyable succès.
L
a pièce paraît presque un
peu fraîche mais elle est en
revanche baignée de lumière grâce à ses grandes vitres
à travers lesquelles on découvre un paysage idyllique. Quatre jeunes femmes et hommes
sont assis à une grande table,
où sont posées de petites boîtes en plastique: il y a là une
Brésilienne, une Américaine,
une Française et un Français.
Ils ne cessent d’humer de petites bandelettes, de discuter,
de prendre des notes…
Ils étudient tous les quatre à
l’Ecole de parfumerie Givaudan
à Argenteuil, au nord-ouest de
Paris. Leur but: apprendre un
grand art. Celui de l’alphabet
des senteurs, du fascinant génie des parfums, du mystère de
l’odorat.
Depuis dix ans, Jean Guichard,
62 ans, dirige la seule école
de parfumerie industrielle au
monde et gare à ceux qui, com-
me le font régulièrement les
journalistes français, le qualifient de «nez»! Cet expert de renommée internationale estime
en effet que ce terme qui véhicule a priori une certaine admiration a un côté très réducteur:
«Il ramène en fait un processus
très complexe à la simple action de sentir, dit-il, et pourtant, pour créer un nouveau
parfum, il faut bien plus que
cela: beaucoup de créativité,
une parfaite notion du temps
et des connaissances scientifiques très pointues.»
C’est pour cette raison que ce
fils d’une très ancienne dynastie du parfum établie à Grasse,
véritable Mecque du parfum
dans le Midi de la France, soumet les candidats à des tests
de sélection très sévères. 200
personnes posent chaque année leur candidature mais seules trois ou quatre réussissent
le test.
Une fois formés, les heureux
élus feront partie de l’élite.
La première année, ces jeunes femmes et hommes apprennent à distinguer, rien
qu’au nez, quelque 500 ingrédients utilisés dans la parfumerie moderne. Il faut donc
sentir et sentir encore, jusqu’à
8 heures par jour. La deuxième
année, ils étudient les grands
classiques de leur profession,
les parfums illustres comme
«L’Air du Temps» et ses 120 ingrédients. Et enfin, la troisième
année, ils pratiquent l’analyse
en laboratoire, étudient des
molécules odorantes et travaillent durant un mois au siège
central suisse du Groupe.
A l’examen final, ils présentent
leurs premières propres créations: un parfum pour dames,
un autre pour hommes et deux
substances odorantes destinées à l’industrie des biens de
consommation (savon, crème
pour la peau ou détergent).
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Les candidats qui ont les meilleures chances sont ceux qui
ont travaillé auparavant chez
Givaudan. Le but des études
n’est pas seulement d’obtenir
un diplôme extrêmement recherché mais d’obtenir un emploi de parfumeur au sein de
Givaudan. Car si les cours sont
gratuits, ceux qui vont jusqu’au
bout du parcours s’engagent à
rester au moins cinq ans dans
l’entreprise une fois leur formation terminée.
Souvent, leur plus beau salaire
est la position sociale attractive dont ils bénéficient: il faut
savoir qu’aujourd’hui, les diplômés de l’Ecole de parfumerie Givaudan créent environ un
tiers de tous les nouveaux parfums dans le monde!
Et leur nombre ne cesse de croître: «Il y a douze ans, 192 nouvelles créations avaient été lancées sur le marché, se rappelle
Jean Guichard, il y a deux ans,
nous en étions déjà à 1332!»
Cela dit, si la concurrence ne
cesse de s’étendre, les senteurs évoluent également de
façon radicale: «Autrefois, les
parfumeurs privilégiaient des
notes fortes, lourdes, animales aussi», explique le maître. «Aujourd’hui, poursuit-il,
la tendance écologique réclame des parfums tirés de l’eau,
de l’air, de la nature.» Pour
des raisons éthiques, Givaudan n’utilise plus aucune sécrétion de castor, de cachalot ou
de civette. Désormais, les ex-
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plorateurs du monde des senteurs cherchent plutôt à capturer dans des fioles le parfum
de la Vallée de la Mort après la
pluie.
Dans le couloir qui mène aux
salles de classe, on passe devant une vitrine où trône un flacon du chef-d’œuvre de Nina
Ricci «L’Air du Temps». C’est le
célèbre Fabrice Fabron qui, en
1948, créa ce parfum qui allait
devenir le parfum d’une nouvelle époque, après deux terribles guerres: les deux oiseaux
en verre sur le bouchon rappellent les colombes de la paix
et ont, à leur manière, conduit une Europe exsangue vers un
monde meilleur.
Les sujets modernes que sont
l’environnement, la plage et la
mer vont encore rester longtemps d’actualité. Quand on
veut créer un parfum qui marche, il faut avoir en tête plus
de 1500 substances odorantes. Jean Guichard: «Nous, les
parfumeurs, nous nous considérons comme des artistes. Nous transposons l’air du
temps en parfums, tout comme
les peintres le font avec leurs
toiles, les musiciens avec leurs
notes, les romanciers avec leurs
histoires et les réalisateurs de
cinéma, avec leurs films.»
Joachim Zoellner

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