Psychanalyse Le jeu du bracelet
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Psychanalyse Le jeu du bracelet
Le Jeu du Bracelet Ceci avait commencé par un jeu - un jeu avec un bracelet d'argent à trois anneaux qui tiennent ensemble - un jeu pour essayer de dire que la création concerne les trois registres du symbolique, de l'imaginaire et du réel, ainsi que l'entrelacement des trois dans une sorte d'analogie avec ce qui est connu sous le vocable de R.S.I. - réel, symbolique, imaginaire. Ce jeu se continue ici comme une sorte de fiction pour prendre le risque d'utiliser pour le rapport du créateur à son œuvre, de l'écrivain à son texte, le grille de lecture de la topologie borroméenne proposée par Jacques Lacan, pour la lecture de ce qui se passe dans le cadre d'une cure analytique. « Au même titre qu'une écriture, ce dessin fait consister, il fait exister ce dont il est question dans la pratique analytique »1 Il s'agira à la fois -comme je le fis, le temps d'un jeu , pour les responsables du secteur arts plastiques du GFEN - de faire fonctionner par analogie cette grille de lecture - qui fait aussi partie du corpus théorique de notre fin de siècle- pour ce qui concerne la création, et de parler de ce qu'il en est de mon rapport à la création dans une pratique spécifique : celle de l'écriture. C'est ainsi que j'emploirai indifféremment les termes d'écriture ou de création, puisqu'il n'y a pas pour moi d'écriture au sens plein du terme sans création et que l'écriture est mon mode d'expression privilégiée, l'écriture est mon « outil » de recherche, dans la mesure où il n'y a pas de création sans recherche. Le nœud borroméen2, une sorte de trèfle, un entrelacement de trois anneaux qui tiennent ensemble de telle façon que si l'on en coupe un seul, les deux autres se séparent. Ils ne tiennent que de leur entrelacement. Trois anneaux - un anneau pour le réel - un anneau pour le symbolique un anneau pour l'imaginaire. Le réel - ce qui résiste sans cesse à notre approche. L'inconnaissable, plus que l'inconnaissable, un point de butée, qui ne se laisse ni contourner, ni 1Jeanne 2Figure Granon-Lafon, Topologie ordinaire de acques Lacan, Points hors ligne, 1985. topologique, cf. op. cité. franchir, mais qui peut faire retour et surprendre. Un lieu qui s'apparente à un vide, le lieu de la « Chose Freudienne3 », ce lieu originaire que « nos mots maçonnent4 » pour ne pas s'y perdre, comme l'avait écrit un enfant du cours élémentaire. Le symbolique - l'univers du langage, l'ordre des mots qui nous régit dès avant notre naissance. Nous y sommes introduits par la loi du père, c'est l'ordre de la nomination, à la fois le lieu de la dette et du pacte. C'est lui qui rend compte de la trame apparente du récit. C'est le tricot du texte. L'imaginaire - l'univers de nos représentations, mais aussi la mémoire de notre histoire singulière, du croisement des mémoires et des histoires singulières, la mémoire de l'histoire collective. L'imaginaire, lieu qui ouvre une faille entre ce que nous regardons et ce que nous en voyons. (Nous ne voyons jamais notre dos, quant à notre visage, notre face, nous ne pouvons la voir qu'à l'envers de ce que les autres vient). Et ce « défaut » inhérent de vision nous met en marche - aveugles. D'un point de vue topologique, on peut imaginer chacun ce ces trois lieux tenant aux deux autres, et au cœur du trèfle ainsi formé, à l'intersection des trois lieux, à leur charnière, « l'objet a5 », fiché comme un coin ou comme un œil, au bord du symbolique, au bord de l'imaginaire, au bord du réel, faisant la nique à celui ou à celle qui voudrait l'attraper et qui se faufile pour ce qui nous importe - d'objet de création en objet de création - ou entre les mailles des mots - comme le furet du jeu6. Ombre qui ressemble à une autre, mais qui n'est pas celle après laquelle on croyait courir, qui n'en a qu'une partie de l'apparence : l'ombre d'un sourire, le grain exact d'une peau, l'orthographe inattendue d'un mot. Et pendant que je cours, comme dans les rondes enfantines, après le furet de l'objet a -sans chercher cette fois à le rattraper, pendant que je cours 3Jacques Lacan, La chose freudienne in Écrits, Seuil, Le Champ freudien, Paris, 1966 et Écrits, tome 1, édition Points Seuil. 4Odette Toulet, L'apport de la psychanalyse dans les ateliers d'écriture, in Réconcilier Pédagogie et poésie, ouvrage collectif, p.166, éd. Cahiers de Poèmes, 1986. 5 Il y a des objets difficile à lâcher, le sein de la mère, les fèces ; à ces objets que l'on recherche sous différentes formes (par exemple cigarettes, boisson...). Lacan donnera le statut d'objet a à la voix, au regard, au déchet, au rien. Il s'agit toujours de rechercher un objet perdu par la substitution d'un objet ou la fabrication d'un objet dans l'art et l'écriture. 6 Jouer au furet quand on est enfant, c'est faire une ronde dans laquelle il y aura toujours deux places vides, celle du "furet" après lequel on court et celle de celui ou de celle qui court. Jeu inspiré de la chanson "il court et court le furet". 2 après le furet de ses représentations en écrivant mon texte, il m'échappe et le réel me fait retour. C'est la panne du stylo qui fait perdre le fil des idées, la coulure importune de l'encre, puis naturellement la panne de la machine à écrire ou qui sait quel autre traversée subite de la page, selon le mode que prend le réel pour me rappeler que si je l'esquive, lui ne m'esquive pas. C'est tout ce qui échappe, dérange, fait que le texte s'écrit plus qu'il n'est écrit chaque fois que je donne libre cours aux effets du « hasard » et que je les travaille pour qu'à leur tour ils travaillent le texte. Le réel, c'est ce qui fait que je résiste à définir plus précisément ce qu'il en est du symbolique, de l'imaginaire, du réel des anneaux, dans ce qui de leur entrelacement a un rapport étroit avec la création. Cela devient un lieu commun que d'associer la création au symbolique. Le produit de la création fait partie de l'univers du langage, il en est trace, à la fois éphémère et durable. Trace éphémère au regard du temps, le temps des siècles, le temps propre à chacun. Trace ponctuelle, éphémère du moment où j'écris sur la feuille (ou sur l'écran). Trace éphémère de mon regard qui rencontre la création d'un(e) autre, éphémère comme le passage de la comète de cette traversée. Trace éphémère qui se pérennise quelle que soit l'usure du temps dans les chemins inconnus de ses effets sur qui a produit, qui a lu ou vu. Trace durable sur le papier, la toile, les inscriptions de la mémoire. Le symbolique qui rend compte du réel, de l'imaginaire, de ce qui se trame entre eux, se rate, trame déroulée fil à fil, pour qui « produit » du texte, et qui le rencontre. C'est aussi un lieu commun que de dire que la création est pétrie d'imaginaire - des productions échevelées de l'imaginaire -, de ce que le corps se souvient, l'intensité d'un rouge, le rugueux d'un bois, d'une paume, l'épaisseur d'une émotion, d'une musique. C'est l'imaginaire qui, traversant le poids des siècles de culture, travaille nos mythologies personnelles, la perception de notre réalité. L'imaginaire, nos représentations mentales, sociales, le souvenir inconscient, le savoir non-conscient de ce qui se trouve dans la mémoire collective. L'imaginaire qui, dans la « réflexion », (comme une glace qui reflète un objet) permet l'anticipation du projet. Ce n'est pas un lieu commun que de dire que la création se cogne au réel. D'abord parce que le réel ne se définit pas de la même façon selon les grilles 3 de lecture utilisées et parce que sa caractéristique est d'échapper, ce qui fait qu'il est difficile d'arriver à cerner de quoi on essaie de parler. Le réel, il est courant de le confondre avec la réalité. Il pleut, c'est le réel me disait-elle. Le réel, c'est la réalité sociale, politique, biologique. Ce n'est déjà pas la réalité amoureuse qui tient à la fois, de l'imaginaire et du réel inconnu et du réel qui fuit. Le réel/réalité, c'est tout ce qui arrive dans le quotidien, tout ce que mon être poétique/politique va avoir envie d'y transformer. Mais le réel, c'est aussi cet encombrement de voitures, le jour qu'il ne fallait pas, qui fait rater le rendez-vous qu'il ne fallait pas. Le réel, mon réel, je dirai que c'est ma réalité retransformée. Il pleut, je suis heureuse, et je dis qu'il fait beau. C'est mon réel de ce moment-là. Ce serait l'appréhension de la réalité traversée par mon imaginaire, mes souvenirs et quand j'écrirai pour parler de la forêt des landes girondines, ce qui restera, pourra avoir l'épaisseur des bruyères en octobre, et mon réel connaissable prendra le grain exact de ce dire particulier et de son existence propre, différente de tout autre devant le même réel de la forêt. Ou bien cette même forêt réfléchira la lumière d'un jour de juillet. Si j'utilise d'autres grilles de lecture, je définirai le réel comme un point de butée. Qu'il soit le réel des physiciens, des biologistes ou le réel inconnaissable du trèfle que je joue à fabriquer avec mon bracelet. Point de butée de ce qui sera à jamais inconnaissable, même si, siècle après siècle, pour le réel des scientifiques, on arrive à gagner quelques pouces de terrain, même si pour ce qu'il en est du réel qui nous intéresse dans la création, il ne se laisse approcher que par effraction et fugitivement, pour ne pas dire à notre insu, dans les moments de retour qui peuvent le caractériser aussi bien chez celui ou celle qui produit, que chez celui ou celle qui rencontre à un moment donné une production. Le vertige qui peut me prendre - une fraction de seconde - à cause des mots qu'une autre ou qu'un autre aura écrit, à cause de l'épaisseur d'une couleur sur la toile à un endroit précis - cette sensation de vertige serait peut être - pour moi - sa caractéristique, ce qui fait que je pense que j'ai frôlé le réel comme au bord d'un précipice. Vertige de ma rencontre fulgurante de l'objet de création, vertige de la rencontre faite dans l'acte sexuel, vertige - à l'opposé de la syncope. Vertige éprouvé devant un texte, une toile, le mouvement d'un geste - avec ses effets de trouvaille qui ensuite sidèrent - 4 vertige qui fait que pendant quelques minutes, quelques heures peut-être, l'appréhension du réel connaissable - pétri d'imaginaire - ne sera plus le même. Et quand je rencontre le réel de la mort - du fait de la mort de l'autre - de ce qui meurt à/en moi - l'appréhension de mon réel connaissable, de ce que j'en imagine, de ce que j'en éprouve, de ce que j'en rends compte dans mes écrits n'est plus le même. Enfant solitaire, je jouais avec des fils de laine. Nouer, dénouer, faire, refaire, j'aimais l'inutile du geste et sa répétition. Il se peut qu'il s'en soit inscrit quelque chose dans mon « réel » et que le geste redevenu familier de jouer avec un bracelet en soit la trace. Trace devenue pré-texte. Le prétexte de dire ce qu'il en est de mon propre rapport à l'écriture et à la création dans un essai d'articulation théorie-pratique. Il se peut que pour certains, ce discours parle, croise ce qu'il en est de leurs réflexions, de leurs interrogations, de leurs pratiques, résonne en écho, ou bien dissone. Il se peut que cela passe pour une « application » hasardeuse, de la psychanalyse, bien que Jacques Lacan lui-même ait posé comme principe de départ qu'il n'y a pas de propriété intellectuelle7 et bien qu'il ne s'agisse que de l'utilisation de grilles de lecture qui travaillent une écriture qui s'inscrit dans le champ spécifique de la création - écriture singulière qui est mienne. Il se trouve que ce champ particulier -celui de la création- a en commun avec celui de la cure analytique, la dimension importante du travail, du travail au sens de « partition8 » - partition, parturition, indépendamment (?) du fait que l'écriture ait un lien de structure avec ce qui peut s'appeler coupure et ce dès la « coupure » première du regard de l'Autre9. Travail au sens du travail d'accouchement - de parturition- ce vieux mot qui porte en lui son effet de partition. Travail au sens de la reprise, de la répétition, de la traque, de la faille créatrice, il s'élabore quelque chose de l'ordre de la perte dans le geste de décider de ce qui sera donné à voir, à lire, ou dans le geste 7Jacques Lacan, Petit discours aux psychiatres. Lemoine-Luccioni, Partage des femmes, Seuil, Le champ freudien, Paris, 1976 9 L’Autre ou grand A majuscule, concept de Lacan. Celui à qui, dans la cure psychanalytique, s’adresse longtemps le ou la patient(e). Chargé de toutes les représentations imaginaires, de toute puissance : un être inaccessible, mystérieux, imaginaire, Dieu, la Mère, un ailleurs, etc. Quand Lacan écrit le A barré, cela signfie que la toute-puissance est en voie d’être barrée. Que cet « Autre » est vu avec des limites. Autrement dit qu’il peut fonctionner comme référent. 8Eugénie 5 de croire décider10. Travail au sens ou la création n'est pas pur produit du hasard, mais fruit peut-être de la répétition dépassée dans les jeux qui nous sont propres de nos « tricotins » particuliers. Du jeu de la gageure, j'ai rempli mon contrat. Et si la création avait à voir avec le contrat, cela ordonnerait par sa loi ce qui sous-tend que du geste de tout acte d'écrire, le sens défaille à sa jointure et troue le texte de part en part. Odette Toulet Texte publié dans un Dialogue dans les années 1980 10Odette Toulet, Ecrire l'écart, in L'atelier d'écriture, ouvrage collectif, p.160, ed. Cahiers de Poèmes,1990. 6