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Introduction
Josiane Boutet
Université La Sorbonne-Paris, [email protected]
Monica Heller
Université de Toronto, [email protected]
Le rayonnement intellectuel de John J. Gumperz (1922-2013) fut très
rapidement mondial et il est à juste titre considéré comme l’un des fondateurs de la sociolinguistique. Aux USA, il a développé une approche
différente de celle de William Labov (cette dernière, de nature positiviste,
consistant en une analyse systématique des propriétés variationnistes des
langues et étant fondée sur une approche statistique de cette variation) : à
l’opposé de cette conception des langues et du langage, Gumperz au fil de
ses travaux a élaboré une sociolinguistique interactionnelle dont le but est
de comprendre comment les interlocuteurs construisent ensemble le sens
des interactions, qu’elles soient monolingues, plurilingues ou pluriculturelles. De ce fait, il s’attachera à analyser, dans le détail de dialogues, des
phénomènes interactionnels comme la compréhension/non compréhension, la symétrie/asymétrie ou les indices de contextualisation (contextualization cues). Il traite donc la variation linguistique comme un terrain de
construction – et de compréhension – des différences sociales, et de leur
rôle dans la production des inégalités. Pour lui, situé comme il aimait à le
dire « quelque part entre Goffman et Garfinkel », le langage est une forme
de pratique sociale, mais avec une matérialité qui lui est propre et dont
il faut tenir compte.
Comme chez de nombreux linguistes de sa génération, les premiers
intérêts de Gumperz se sont portés sur des questions de dialectologie
© Langage & Société n° 150 – décembre 2014
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(voir son PhD en 1954 sur le dialecte d’immigrants souabes dans le
Michigan). Son terrain suivant fut pour de nombreuses années l’Inde du
Nord où il étudia dans des villages les contacts entre langues et variétés ;
sur ce sujet, il publiera de très nombreux articles (dont 1957). Puis, lors
de son enquête à Hemnesberget en Norvège (1964), il développa et
proposa le concept de « répertoire verbal » des locuteurs. Il mit à jour
les contraintes sociales qui pèsent sur le changement (code-switching)
effectué par les locuteurs en interaction entre des variétés de langues – ici
le norvégien standard ou le dialecte local. Outre ce concept de répertoire
verbal qui sera repris internationalement et très fécond en sociolinguistique, il opéra une distinction fondamentale entre un code-switching
de nature situationnel et un code-switching de nature métaphorique.
Il ouvre ainsi un débat sur les causes ou les motivations du changement
de code ; débat théorique toujours ouvert aujourd’hui : on pense aux
linguistes variationnistes pour qui le code-switching est strictement
régi par des règles de cohérence grammaticale et non pas discursives ou
stylistiques.
Gumperz a toujours été attentif aux « conventions culturelles » qui
structurent les relations sociales et linguistiques ; cette approche donne
lieu récemment à un renoncement au concept de langue comme système
autonome, en faveur d’une interprétation plus radicale des concepts de
répertoire et de conventionnalisation, et qui aborde le langage comme
ressource communicative structurée par et dans l’action. Les intérêts
scientifiques de Gumperz pour les situations pluriculturelles et plurilingues, conjugués à sa conviction que le sens social se construit pour une
large part dans les interactions verbales, l’ont conduit vers un positionnement de plus en plus anthropologique, construisant ainsi avec d’autres
une « anthropologie linguistique ». Ses deux ouvrages majeurs de 1982
(partiellement traduits en français dans deux publications en 1989)
en sont la démonstration éclatante. Ces ouvrages demeurent des références pour un foisonnement d’approches actuelles. D’une part, plusieurs
auteurs continuent à creuser le problème de la construction sociale du
sens dans l’interaction, intégrant dans leurs approches interactionnistes
une sensibilité aux formes de communication non verbales. Ils relient les
pratiques langagières « situées », pour reprendre un terme gumperzien,
aux processus cognitifs de la structuration de l’espace-temps. D’autres suivent davantage le fil du lien entre la mise en jeu de ressources langagières
dans la construction de frontières (ou de catégories) sociales, et leur rôle
dans les luttes pour le contrôle des ressources symboliques et matérielles.
Sert toujours d’inspiration l’insistance de Gumperz sur les rapports entre
INTRODUCTION /
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l’ordre interactionnel et l’ordre institutionnel, et sur la nécessité pour la
sociolinguistique d’intervenir dans les « situations clés » de fabrication
des différences et des inégalités.
Comme pour le dossier consacré à Dell Hymes en 20121, nous n’avons
pas souhaité élaborer un volume d’hommages au sens propre2 – la place
nous aurait de toutes les façons manquée – mais bien plutôt rendre
compte de la façon dont les travaux de Gumperz ont été lus, compris,
travaillés et reçus par différents sociolinguistes dans le monde. Des chercheurs allemand (Peter Auer), états-unien (Marco Jacquemet), canadien
(Monica Heller), français (Josiane Boutet, Robert Nicolaï, Jacky Simonin
et Daniel Véronique) ont ainsi été réunis autour de ce projet éditorial.
Peter Auer ouvre le dossier avec une analyse du rôle de la dialectologie
dans la pensée de Gumperz. Souvent ignoré ou écarté, Auer démontre
qu’en fait le problème de base de la dialectologie (comment expliquer la
variation linguistique) sert de fil rouge le long de la carrière de Gumperz,
avec la spécificité que Gumperz s’est tourné vers les processus sociaux de
construction culturelle du sens, et des différences et inégalités sociales, afin
d’en trouver une explication. Cette approche, explique Auer, est issue des
liens que Gumperz a construits à partir de ses expériences de terrain aux
États-Unis et en Europe, et surtout de son implication dans les réseaux
de recherche en Allemagne. Souvent compris comme un penseur américain, Gumperz était en fait parfaitement transnational. Comme créoliste,
Daniel Véronique souligne ce que Gumperz a apporté à la connaissance
sociolinguistique des sociétés créoles. La complexité historique, sociale,
culturelle et linguistique de ces sociétés nécessite une approche qui ne
se réduise pas à une étude des seuls systèmes linguistiques des langues
créoles. L’auteur montre comment les apports théoriques de Gumperz sur
les processus de minorisation linguistique, sur les répertoires verbaux, sur
les communautés bilingues, et sur le code-switching dans les interactions
verbales prennent toute leur pertinence pour les études créoles.
Josiane Boutet propose un dialogue entre le phonéticien Yvan Fonagy et
Gumperz, tous deux passionnés par les faits de prosodie dans la construction et l’interprétation du sens des interactions. Quoiqu’ils ne se soient pas
connus, deux de leurs concepts – celui de « geste vocal » de Fonagy et celui
d’« indices de contextualisation » de Gumperz – présentent des affinités
1. Dell Hymes : héritages et débats, Langage et Société 139.
2. Lire aussi : Peter Auer, Monica Heller and Celia Roberts, sous presse, “John J. Gumperz”,
in Jan-Ola Östman and Jef Verschueren (eds), Handbook of Pragmatics, John Benjamins
Publishing Company.
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que l’auteur détaille. Boutet montre l’apport commun de ces auteurs à
une prise en compte des facteurs phonétiques (dont les indices verbaux
suprasegmentaux) dans la compréhension du processus d’interprétation.
Nicolaï reprend la distinction gumperzienne entre signes symboliques et
signes indexicaux ; l’interprétation de ces deux ensembles de signes étant
nécessaire à la (bonne) interprétation. Si Gumperz s’est plutôt focalisé sur
les signes indexicaux (comme l’a repris Boutet), Nicolaï se centre ici sur les
signes symboliques, envisagés non pas dans leur stabilité lexicographique,
mais dans une dynamique sémiotique et d’émergence du sens.
On connaît l’intérêt particulier que Gumperz porta, comme le fit aussi
Labov, à la justice sociale, et au rôle et au poids social des interactions verbales dans des situations de communication institutionnelle à fort enjeu
comme les entretiens d’embauche, les procès, les dialogues professionnels,
les échanges à l’école. Monica Heller revient ici sur la notion gumperzienne
de « situation clé » (key situation), c’est-à-dire un ensemble de situations
sociales où les interactions verbales acquièrent un puissant pouvoir social
et institutionnel : elles permettent de sélectionner, discriminer, juger, etc.
Heller discute certaines des critiques qui furent adressées à Gumperz sur
la question de l’inégalité sociale et culturelle et du rôle que jouent les interactions verbales dans la structuration et la reproduction des sociétés. Elle
termine en décrivant comment les héritiers de Gumperz ont répondu à ces
critiques en creusant le rapport entre les conditions historiques et sociales
des institutions et des interactions. Dans cette optique, Jacquemet présente
une étude de cas issue de son PhD sous la direction de Gumperz en 1996 :
un procès criminel à Naples dont il fit l’étude ethnographique. Il analyse
comment l’alternance entre les trois pronoms d’adresse – la forme de respect Lei et la forme associée voi, commune et moins « noble » ; la forme
de tutoiement tu – construit des relations de domination ou de pouvoir
dans les interactions verbales qui ne sont pas en lien de façon déterministe
et catégorique avec les positions sociales des locuteurs. Jacquemet montre
comment les travaux de Gumperz sur les communications institutionnelles
ont permis le développement actuel d’une métapragmatique.
Nous terminons ce dossier par un dialogue entre deux sociolinguistes
français de la même génération : Jacky Simonin et Josiane Boutet. Tous
deux ont contribué à la fondation dans les années soixante-dix d’une
sociolinguistique française. Dans cet entretien, Simonin (qui a été à
l’initiative de la traduction en 1989 d’une partie des deux ouvrages de
Gumperz de 1982) montre comment son parcours scientifique ainsi que
celui de son équipe de l’Université de Villetaneuse ont été profondément
marqués dès les années soixante-dix par la pensée de Gumperz.
INTRODUCTION /
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Bibliographique sélective
des publications de John J. Gumperz
(1954) The Swabian Dialect of Washtenaw County, Michigan, University of
Michigan, Unpublished PhD thesis.
(1955) “The Phonology of a North Indian Village Dialect”, Indian Linguistics 16, 283-295.
(1957) “Dialect Differences and Social Stratification in a North Indian Village”, American Anthropologist 6/4, 668-682.
(1962) “Types of linguistic communities”, Anthropological Linguistics 4 (1),
28-40.
(1964) with D. Hymes (eds), “The ethnography of communication”, American Anthropologist 66 (6), II (Special Issue).
— “Linguistic and Social Interaction in Two Communities”, American
Anthropologist 66 (6), II (Special Issue), 137-153.
— “Hindi-Punjabi code-switching in Delhi”, Proceedings of the 9th International Congress of Linguistics, The Hague: Mouton, 1115-1124.
(1966) “On the Ethnology of Linguistic Change”, in W. Bright (ed.), Sociolinguistics, The Hague: Mouton, 27-39.
(1967) “Native Informants, Assistants, and Interpreters”, in D. Slobin
(ed.), A Field Manual for the Cross-Cultural Study of the Acquisition of
Communicative Competence, Berkeley: Language Behavior Research
Laboratory, University of California, 84-92.
— “On the Linguistic Markers of Bilingual Communication”, Journal of
Social Issues 23 (2), 48-57.
— “The Relation of Linguistic to Social Categories”, in D. Slobin (ed.),
Field Manual for the Cross-Cultural Study of the Acquisition of Communicative Competence, Berkeley, Language Behavior Research Laboratory, University of California, 65-81.
(1968) “The speech community”, International Encyclopedia of the Social
Sciences 9, 381-386.
(1971) “Convergence and Creolization: A Case from the Indo-Dravidian
Border”, in D. Hymes (ed.), Pidginization and Creolization of Languages, Cambridge, Cambridge University Press, 151-167.
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— with E. Hernandez-Chavez “Bilingualism, Bidialectualism and Classroom Interaction”, in C. Cazden, V. John and D. Hymes (eds), The
Functions of Language in the Classroom, New York, Teachers College
Press.
(1972) “The Communicative Competence of Bilinguals”, Language in Society 1 (1), 143-154.
— with D. Hymes (eds), Directions in Sociolinguistics. The Ethnography of
Communication, New York, Holt, Rinehart and Winston.
— with J.-P. Blom, “Social Meaning in Linguistic Structures: Code
Switching in Northern Norway”, in J. J. Gumperz and D. Hymes (eds).
— with E. Herasimchuk, “Conversational Analysis of Social Meaning”,
in: R Shuy (ed.), Sociolinguistics: Current Trends and Prospects, Georgetown University Monographs in Languages and Linguistics. Georgetown, Georgetown University Press.
(1976) “The sociolinguistic significance of conversational code-switching”,
in J. Cook-Gumperz and J. J. Gumperz (eds), Papers on Language and
Context, Working Paper 46, Berkeley, Language-Behavior Research
Laboratory.
(1978) “Dialect and Conversational Inference in Urban Communication”,
Language and Society 7, 393-409.
(1979) with T. Jupp and C. Roberts, Crosstalk. A Study of Cross-Cultural
Communication. Background material and notes for the BBC film, Southall, National Centre for Industrial Language Training.
(1982) Discourse Strategies, Cambridge, Cambridge University Press.
— (ed.), Language and Social Identity, Cambridge, Cambridge University
Press.
(1984) “Ethnography in Urban Communication”, in P. Auer and A. di Luzio
(eds), Interpretive Sociolinguistics, Tubingen, Gunther Narr Verlag.
(1986) “Interactional sociolinguistics in the study of schooling”, in J. CookGumperz (ed.), The social construction of literacy, Cambridge, Cambridge University Press, 45-68.
(1987) “Linguistic and Social Characteristics of Minorization/Majorization
in Verbal Interaction”, in B. Py (ed.), Minorization in Language, University of Neuchatel.
INTRODUCTION /
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(1989) “Contextualization Cues and Metapragmatics: The Retrieval of
Cultural Knowledge”, in C. Wiltshire, B. Music and R. Graczyk,
(eds), CLS 25: Papers from the Parasession on Language in Context,
Chicago, University of Chicago.
— Engager La Conversation, Introduction à la sociolinguistique interactionnelle, Paris, Les Éditions de Minuit (trad. fr. partielle des deux ouvrages de 1982, par I. Joseph, M. Gilbert, M. Dartevelle).
— Sociolinguistique interactionnelle. Une approche interprétative. (trad. fr.
partielle des deux ouvrages de 1982, par J. Simonin), Paris, La Réunion, L’Harmattan-Université de la Réunion.
(1991) « La communauté en parole du point de vue interactionnel », dans
Parret H. (éd.), La communauté en paroles, communication, consensus,
ruptures, Bruxelles, Mardaga, 55-77.
(1992) “Contextualization and understanding”, in A. Duranti and
C. Goodwin (eds), Rethinking Context: Language as an interactive phenomenon, Cambridge, Cambridge University Press, 229-252.
— “Contextualization revisited”, in P. Auer and A. di Luzio (eds), The
Contextualization of Language, Amsterdam, John Benjamins, 39-54.
(1996) “The linguistic and cultural relativity of inference”, in J. Gumperz
and S. Levinson (eds), Rethinking Linguistic Relativity, Cambridge,
Cambridge University Press, 374-406.
(1999) “On interactional sociolinguistic method”, in S. Sarangi and C. Roberts (eds), Talk, Work and Institutional Order: Discourse in Medical,
Mediation and Management Settings, Berlin, Mouton de Gruyter, 453472.
(2005) with J. Cook-Gumperz, “Language standardization and the complexities of communicative practice”, in S. McKinnon and S. Silverman
(eds), Complexities: Beyond Nature & Nurture, Chicago, University of
Chicago Press, 268-286.
(2007) with J. Cook-Gumperz, “Style and identity in interactional sociolinguistics”, in P. Auer (ed.), Style and Social Identities: Alternative Approaches
to Linguistic Heterogeneity, Berlin, Mouton de Gruyter, 477-498.
(2008) with J. Cook-Gumperz, “Studying language, culture and society:
Sociolinguistics or linguistic anthropology?”, Journal of Sociolinguistics
12 (4): 532-545.

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