Des chroniques de la langue française du Québec contemporain

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Des chroniques de la langue française du Québec contemporain
Des chroniques de la langue française du Québec contemporain – lieux
de mémoire collective. Aperçu méthodologique et terminologique
Renata Jarzêbowska-Sadkowska
Université Nicolas Copernic
Toruñ, Pologne
Des chroniques de la langue française du Québec
contemporain – lieux de mémoire collective.
Aperçu méthodologique et terminologique
Aucune approche de la langue québécoise moderne s’appuyant sur
l’observation des textes de culture qui représentent les lieux de la mémoire
commune de ses locuteurs et visant une exhaustivité quelconque ne peut se
passer de quête mémorielle, représentée dans le genre de chronique au sens
large du terme. Avant même de donner sa définition, il semble légitime de
souligner l’implication étymologique du terme de chronique, construit sur
l’équivalent grec du mot temps. À partir du Moyen-Âge, sans être un genre
textuel spécifique, la chronique renvoie déjà à des « oeuvres historiques
privilégiant l’ordre chronologique des faits dont on conserve la mémoire »
(Le dictionnaire..., 90). Ce premier type de chronologie mémorielle se
retrouve dans les textes composés sous l’angle de la diachronie avec, La
langue et le nombril. Une histoire sociolinguistique du Québec de Chantal
Bouchard ou encore L’incroyable aventure de la langue française racontée
depuis sa naissance à Rome jusqu’à sa greffe réussie en Amérique de Jean
Forest. Au vu de ces textes historiques, métalinguistiques et métadiscursifs,
la succession des états de langue et des crises identitaires décrites par leurs
auteurs commence à Rome, suit le choc des patois, passe par le préjugé du
French Canadian Patois pour aboutir au visionnement de l’époque du joual
dans Le Joual de Troie de Jean Marcel et se termine avec la révision des
positions aménagistes des linguistes-lexicographes dans Le maquignon et
son joual de Diane Lamonde, elle même réviseur(e) linguistique. De surcroît,
le sentiment linguistique identitaire de la charge culturelle partagée, fortement
exprimé dans ce type textuel, donne naissance aux différents sous-genres
discursif parmi lesquels les essais sur le langage parlé avec pour représentant
Georges Dor, à côté des débats anti-aménagistes susmentionnés et des
monologues des humoristes tels Sol (Marc Favreau), Yvon Deschamps ou
Clémence DesRochers. Une telle diversité textuelle permet donc d’inclure
dans le champs d’étude des observations contenues dans de véritables
chroniques de langage à côté de textes faisant preuve de l’engagement et de
la créativité linguistique des artistes. La caractéristique commune de ces
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auteurs reste pourtant celle d’aimer la langue française et de vouloir faire
mémoriser pour le lecteur et le public sa spécificité québécoise. Hommes et
femmes de parole content et transcrivent l’oralité française du Québec et
l’adaptent aux genres textuels susmentionnés tout en gardant une distance
nécessaire à travers l’humour et très souvent l’auto-ironie. Qu’ils soient
artistes-praticiens ou linguistes-théoriciens, la lecture comparative de leurs
textes offre indéniablement un aperçu de la langue française québécoise
tantôt sur le vif tantôt d’une portée légèrement diachronique permettant
d’en actualiser la mémoire linguistique collective. En somme, la chronique
langagière contemporaine peut se définir génériquement comme:
1. suite d’articles critiques et d’actualité sur un sujet donné avec la
possibilité de regroupement en recueil – type le moins hétéroclite
discursivement, passé en revue par Chantal Bouchard pour les
chroniques de presse que nous n’étudierons pas et –pour la tranche
littéraire des textes – représenté dans les intégrales des humoristes,
2. un enregistrement chronologique de faits (ici de faits de langue) –
type qui recoupe génériquement le précédent mais laisse la place
aux essais, aux récits autobiografiques des artistes et toute sorte
d’autofiction mémorielle comme par exemple Aide-mémoire de Dor,
contenu dans ses Mémoires d’un homme de parole,
3. par extension – une suite de faits, « les nouvelles dans un domaine
particulier, accompagnées le plus souvent d’un commentaire » (Le
dictionnaire, 91) – valable, selon nous, surtout pour les polémiques
métalinguistiques et discursives.
Commençons cette quête mémorielle représentée dans le genre de chronique
langagière par les essais sur le langage parlé des Québécois, nés sous la
plume de Georges Dor. Ils forment une sorte de feuilleton à quatre épisodes,
à chaque fois remplis d’observations sur le vif, dont la chronologie est
suivante: I – 1996 Anna braillé ène shot; II – 1997 Ta mé tu là?; III – 1998
Les qui qui et les que que; IV – 2001 Chu ben comme chu. S’étalant sur six
ans de la vie de cet artiste de renommée, ses textes peuvent être qualifiées
d’engagés voire militants en faveur d’un enseignement rationnel du français
parlé à partir de l’école primaire. L’auteur baptise les trois premières
chroniques d’essais sur le langage parlé des Québécois et la dernière de
constats d’infraction à l’amiable pour souligner le continuum de la
problématique et le manque d’amélioration. Éditées chez Lanctôt dans la
série intitulée l’Histoire au présent, ces témoignages constituent un parmi
plusieurs exemples de prise de position par rapport à l’actualité linguistique
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de mémoire collective. Aperçu méthodologique et terminologique
au Québéc. Cette déjà fameuse question linguistique québécoise reste
manifestement impregnée de soucis fréquemment soulignés par de nombreux
linguistes décrivant la situation sociolinguistique de la Province. Le français
québécois subirait une double ghettoïsation due à la position d’infériorité
car extrapolé au français standard de l’Hexagone et en même temps celle du
français international tout en restant entouré de la langue anglaise véhiculaire.
Par conséquent, les utilisateurs du vernaculaire québécois pour sentir moins
leur culpabilité des locuteurs en fraude et l’insécurité linguistique envers
les susdits standards, s’investissent dans la transgression formelle, des fois
agressive, de ceux-ci, dans la faute, la créativité langagière qui va à l’encontre
de leur identité linguistique ou enfin se plaisent à corriger voire parodier des
auteurs/artistes connus et leurs textes. Toute périlleuse qu’elle puisse paraître,
cette identité, manifestée à travers la langue française du Québec pour les
uns et la parlure québécoise pour les autres trouve donc son expression aussi
souvent dans les témoignages et observations d’ordre correctif et normatif
que dans les écarts ou les créations osés.
Georges Dor, artiste-chroniqueur du français québécois quotidien, un français
qu’il dit écorché par les médias a tout d’abord vécu le complexe d’infériorité
d’un francophone de famille nombreuse aux racines irlandaises et qui
s’appropriait le français non seulement par immersion mais aussi comme
outil de création. En plus, le cadre synchronique large de cette présentation
englobant l’époque de l’aménagement commençant par Les insolences du
frère Untel de Jean-Paul Desbiens rentre dans la mémoire individuelle de
Dor et rend plus crédible sa position de locuteur joualisant et en même
temps de critique fervent d’un enseignement laxiste. Ainsi, on dira que ce
témoignage sous forme de chronique-essai sur le vif semble authentique
parce que vécu dans son for intérieur. Militant et provocateur, Dor déclare
la guerre à des fautes grossières, propagées par les professionnels de
l’information qui, dotés d’un pouvoir indiscutable, influencent les façons de
parler du jeune public à compétence langagière très souvent déséquilibrée.
Dor n’écrit-il pas dans sa dernière chronique: « ce qui est catastrophique,
c’est qu’on puisse noter, sans faire une écoute exhaustive, des émissions
d’informations, tant d’énormités langagières, la plupart récurrentes » ? (Dor
2001, 8) Sans prendre en considération les apports artistiques de Dor qui lui
assurent une forte position de patriarche et de chantre de la québécité, il
reste bien fondé de souligner l’importance de ses essais d’autant plus qu’ils
illustrent à perfection les usages linguistiques des années quatre-vingt-dix et
constituent de riches corpus lapsologiques – chacun, sauf le premier, compte
environs 400 exemples. Les quatre recueils de Dor doivent être qualifiés
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non seulement de chroniques mais surtout de bêtisiers ou de collections de
perles suivies de commentaires à valeur émotive. Dor précise ainsi son
attitude :
N’étant ni sociologue ni professeur de cégep ou d’université, je n’ai
aucun avis à donner sur ce qu’il faut dire ou taire dans la société et je
n’ai pas davantage la compétence voulue pour ergoter sur la liberté
d’expression; je souligne tout simplement de grossières fautes de
français dans la bouche de journalistes de la presse électronique. Les
incroyables tortures langagières que vous lirez dans ce recueil sont le
fait de diplômés d’université et, qui plus est, de professionnels de la
communication (Dor 1998, 10-11).
Quant aux traces langagières et mémorielles notées sur son calepin, elles
s’accompagnent de commentaires métalinguistiques et métadiscursifs
engagés, très souvent pittoresques, suivis de passages consacrés aux souvenirs
précieux pour l’auteur. Au niveau mémoriel une chronique engagée de ce
type rapelle, selon nous, deux sortes de mémoire: tout d’abord celle à court
terme en tant que revue de vocables ou d’expressions collectés et translittérées
sur le champ et ensuite celle à long terme qui fait surgir des matrices
linguistiques (mots/phrases/textes) emmagasinées dans le stock mémoriel
individuel mais en rapport connotatif positif ou négatif avec les textes et les
faits de culture (p.ex. le renvoi à Elvis Gratton, allusions à la loi 101 etc.).
Dans les recueils de Dor il y a plusieurs constantes à mettre en relief. Avant
tout il s’agit pour l’auteur d’illustrer, à travers les solécismes les plus
fréquents, et non pas de dénigrer, l’actualité langagière, ce qui l’amène à
constater que :
Il n’est pas question […] de langage populaire non plus que du peuple
[…] Pas question davantage […] de joual ou de meneu meneu, de
québécismes ou de régionalismes, de la langue de ma mère, d’accents
divers, de voix nasillardes ou zézayantes, de prononciation ou de
diction, d’affrication des consonnes ou de voyelles avalées, mais plutôt
de la syntaxe éclopée que l’on entend trop souvent dans les émissions
d’information à la télévision (Dor 1998, 10).
La visée de ses textes étant essentiellement didactique, le chroniqueur
participe de même à un débat linguistique et culturel constituant le
prolongement des discussions de l’époque du joual et des Insolences du
Frère Untel. Ayant vécu la scolarisation catholique corrective en français –
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ce qui laisse des traces mémorielles dans ses essais – Dor se réclame
à maintes reprises tributaire de Jean-Paul Desbiens non seulement dans
le texte mais aussi dans le paratexte auctorial de l’épigraphe-dédicace:
« À Jean-Paul Desbiens, celui qui fut le frère Untel » (Dor 1997, 10). Cette
pédagogie de la faute, sévèrement critiquée par Marty Laforest et la bande
de dix a déclenchée une polémique dont voici un extrait qui prouve l’habileté
éristique de Dor:
Mais là où mes linguistes „eurteurdent la moppe un peu trop
longtemps” c’est quand ils écrivent ce qui suit. Lisez attentivement et
n’oubliez pas qu’ils s’y sont mis à dix!
Racine fait dire à Hermione: „Me voyait-il de l’oeil qu’il me voit
aujourd’hui?” (Andromaque, II, I); Bossuet écrit: „Au moment que
j’ouvre la bouche.” (Le Prince de Condé); pourtant, seule la syntaxe
du Québécois qui dit „Le gars que je pense” sera dite primaire et
boiteuse.
Vous avez une bonne septième année, comme moi? Alors vous savez
que, dans la phrase de Racine, le que est un élément absolument
nécessaire à la comparaison entre hier et aujourd’hui et qu’il est tout
bêtement un que comparatif. Que cela veut dire: „Il me voyait (ou il ne
me voyait pas) du même oeil qu’aujourd’hui – ou encore – du même
oeil qu’il me voit aujourd’hui.”
Pour ce qui est de la manière de Bossuet, fréquente paraît-il au XVIIIe
siècle, le que dans „Au moment que j’ouvre la bouche” est le corrélatif
de la locution alors que.
À trop se vautrer dans notre langue vernaculaire, mes savants linguistes
ont oublié que, dans les deux cas, il s’agit d’un que conjonctif, alors
qu’ils ont opposé dans leur exemple boiteux un que relatif. [...] Quant
à ce cher Québécois, que j’aime tant [...], „Le gars que je pense „dans
sa bouche, ne dit pas ce qu’il veut dire. Dites-moi, avez-vous déjà
essayé de penser un gars? De le peser, oui, c’est possible, mais de le
penser... Pensez-y... Si vous ne pouvez pas le penser, pensez à lui,
pensez à moi, pensez à mes chers linguistes [...]” (Dor 1997, 71-72).
Approche méthodologique de la chronique langagière se doit d’être
pluridisciplinaire à cause du caractère fort pluriel de ce type textuel. Il est
donc indispensable de se plier à la fois aux exigences du genre qu’à celles
imposées par la langue en tant que système dans sa spécificité. Nous nous
proposons, dans les pages qui suivent, d’examiner la terminologie qui nous
semble la plus adaptée aux besoins discursif et lexiculturels. La discussion
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méthodologique ne peut aucunement évincer la notion de base pour la
quête mémorielle de même que pour la langue dans ses approches
sociolinguistiques, à savoir l’imaginaire linguistique. Ce terme permet
de relier la lutte identitaire des francophones québécois à leurs visions
et jugements sur le français qu’ils manient à des fins littéraires ou
métalinguistiques et identitaires (discours épilinguistique). Régine Robin
évoque l’interdisciplinarité dans l’étude de l’imaginaire: « combien de
sciences se partagent en effet l’approche de l’imaginaire, de cette façon
qu’ont les peuples, les groupes et les individus de rationnaliser leur passé,
les événements qui les ont traumatisés? » (Robin, 29-30). L’auteure fait
joindre deux pôles de recherche : idéologie, culture, civilisation, mythification
du social faisant suite au mythe aujourd’hui de R. Barthes et des observations
des historiens investissant dans la mentalité et la sensibilité. Pour Robin,
cette interdisciplinarité que nous dirions même transdisciplinarité s’avérait
indispensable afin d’approcher « l’imaginaire social et son épaisseur
langagière » (Robin, 30).
Dans les années soixante-dix, Robin empruntait la méthodologie au
distributionnalisme américain (syntaxe de Z. Harris) dont les insuffisances
selon elle découlaient surtout de l’impossibilité de dépasser le cadre
méthodologique trop rigide, celui du modèle lexicologique et grammatical.
Elle cherchait alors à « articuler l’analyse du discours sur l’ensemble de la
société » (Robin, 32). De là découle la notion d’interdiscours, introduite
pour « ordonner les différentes formations discursives d’un état de société,
dans une synchronie large ou étroite, et tenter d’en analyser les spécificités,
les oppositions, les relations » (Robin, 33). Ce terme, selon Robin, « renvoyait
à l’espace de circulation discursive dans la formation sociale, marquant
les rapports de domination, de subordination, d’emprunts lexicaux, de
retournements des mots, de luttes pour l’hégémonie sémantique » (Robin,
33). Robin souligne en même temps l’importance des propos de Faye sur :
[…] l’efficacité matérielle du champ discursif, la constitution d’un
intertexte à travers l’histoire, le fait que le discours devient le propre
référent des autres discours et que se constitue, se construit et se défait
une mémoire discursive, dans l’espace de la circulation des énoncés
(Robin, 34).
C’est justement par l’intermédiaire de l’intertextualité basée sur des
palimpsestes verbaux que se révèle aux étrangers, la spécificité culturelle et
langagière québécoise. Les auteurs-créateurs de son oralité s’interpellent de
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de mémoire collective. Aperçu méthodologique et terminologique
sorte à nous faire deviner les textes-emblèmes véhiculant leur complicité
culturelle. Ainsi, Sol appelle Clémence DesRochers fille d’automne, syntagme
qui par un inévitable rapprochement paronymique nous renvoie vers la
feuille d’automne stéréotypée et de même figée dans la mémoire collective.
Puisque, selon Robin, c’est la littérature « qui fait “mémoire culturelle”, ce
qui enregistre un événement dans la longue durée » (Robin, 37), nous
trouvons d’autant plus justifié de ne pas exclure de notre corpus ce type de
chroniques. Les textes littéraires retenus pour l’analyse, sans être de véritables
chroniques linguistiques au niveau générique, constituent une partie du
patrimoine langagier québécois et, à ce titre, rentrent au patrimoine mémoriel
collectif. L’idée même de rassembler les textes de Deschamps, de Sol et
de Clémence Desrochers reflète une volonté indéniable de sauvegarder
leur participation au dialogue identitaire sur la québécité dans les intégrales
respectives: Tout Deschamps, Presque tout Sol, Tout Clémence.
L’hétérogénéité comme phénomène et une oscillation théorique de Régine
Robin lui ont fait repenser l’imaginaire social et mémoriel. Il ne faut pas
négliger son intérêt pour les travaux de Bakhtine pour ce qui est l’altérité,
l’hybridité et le polyphonique. Elle nous rapelle le paradigme bakhtinien
reposant sur des oppositions binaires: 1) l’un / l’autre; 2) le mobile /
l’immobile; 3) l’homogène / l’hétérogène; 4) l’absolu / le relatif; 5) l’achevé
/ l’inachevé; 6) le dogmatique / l’ouvert; 7) l’officie / le populaire; 8) le
conforme / le non-conforme; 9) le centralisé / le décentralisé; 10) l’unilingue
/ le plurilingue; 11) le monosémique / le polyphonique (Robin, 40).
À regarder de plus près, ces oppositions peuvent servir d’axes interprétatifs
dans l’approche thématique et formelle de différents types de chroniques,
compte tenu celles à dominante créative des humoristes monologuant sur
l’histoire, la langue et les attitudes humaines universelles et/ou québécoises.
Force est de signaler également, dans le cadre méthodologique que nous
suivons, trois notions, à savoir celle d’hétéroglossie recouvrant la diversité
des langues, celle d’hétérophonie qui égale la diversité des voix et enfin la
diversité des registres sociaux (des niveaux de langue), cachée sous
l’appellation d’hétérologie. Elles s’appliquent à toutes les chroniques qui
nous intéressent et qui exploitent la mémoire collective au sens robinien. Un
lecteur avisé peut par conséquent zapper, au plaisir des auteurs, entre le
français et l’anglais avec Michèle Lalonde dans la citation infra, entre le je
et le tu des personnages dans les monologues et enfin se positionner comme
joualisant en fraude ou avec fierté. Cette dernière attitude épilinguistique
apparaît dans le monologue La fierté d’être Québécois de Deschamps.
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La notion de champ des représentations collectives, proposée par Robin
(Robin, 43) se situe à mi-chemin de la littérature et de la pragmalinguistique.
Elle semble voisine terminologiquement de charge culturelle partagée,
introduite en lexiculture et qui « relève du domaine de la pragmatique (et de
l’antropologie culturelle), parce que’elle est le produit de la relation
qu’entretient le signe avec ses utilisateurs » (Galisson, 131). Un tel couple
notionnel serait sans doute utile dans l’analyse des néo-formes lexicales ou
collocationnelles qui fourmillent dans les textes de Sol (telles contaminations:
les premiers collants, les indigents, le préférend’homme, Dispendieu et
beaucoup d’autres).
Les chroniques et les textes littéraires pour lesquels une approche
hétérologique serait de mise, font penser à l’hétérogène positif ou renvoient
à l’hybridation (psycholinguistique et sociolinguistique et comprise comme
source de multiplicité heureuse) avec comme exemple de sociolecte – le
chiac surtout dans l’imaginaire des jeunes québécois. Quant à l’hétérogène
négatif, il représente une inquiétante étrangeté, écartèlement, et schizophrénie
culturelle. On serait tenté de recourir dans ce cas-là à l’exemple sociolectal
de joual ressenti comme “un joual de force”, aux parlures des jeunes ou
à une variété de plus en plus présente dans la communication à distance
d’aujourd’hui – c’est-à-dire la cyberl@ngue de la toile, ces derniers
sociolectes nécessitant une cryptanalyse parfois poussée.
Mais le susdit hétérogène négatif est visible non seulement dans les
sociolectes oraux susmentionnés mais aussi à travers l’imaginaire linguistique
identitaire, nommé par d’autres discours épilinguistique, présent dans les
productions des auteurs-chroniqueurs. Ainsi, Michèle Lalonde dans les pages
provenant d’un roman démeuré inédit et intitulé Poste restante avoue son
mutisme et déchirement dus à la biculture vécue – nous revoilà dans le
mémoriel individuel de l’héterogène négatif, exprimé à travers la technique
littéraire déjà susmentionnée de zapping dont témoigne largement le fragment
ci-dessous :
[ ...] je déraille je disais envouèye perds pas ton track procède proceed
fouille charche crache sacre traduis-là ta baptême d’idée dis-donc pas
ça “Baptême” c’est pas beau pour une petite fille té pas obligé d’être
vulgaire on se bat assez pour sauver not’langue tu l’sais comme on
s’est battus dis plutôt “bateau” ou “binne”, dis pas ça “binne”, dis “fève
au lard”, dis pas fève au lard dis cassoulet dis haricot dis lentille dis
flageolet efforce-toi de bien parler ô maman momman mouman
&&
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l’humble, faible, flageolette mais courageuse langue qu’on dit
maternelle et alors mais du calme du calme et… the trouble with them
is they become hysterical once in a while. Manic depressive. [...] mais
ils sont complètement schizo ces Québécois S.O.S. Descartes, et je
déclare formellement que la désécriture n’est pas un procédé littéraire
mais le reflet fidèle de décomposition [...] mais disconnected
disconnected et toutes choses dans cet abîme périclitaient vers le nonsens et me croira qui voudra mais je déclare formellement rien n’est
plus beau qu’une pensée enfin claire bien contenue entre une majuscule
et un point final et rattachée comme un foetus au discours principal
quoique couac cracked down busted Madeleine assise au bord de son
lit et ce récit elliptique car rien n’est encore dit et la parole se détraque
et cracked down busted tout se détraque [...] je m’étale bras en croix
au milieu de ma collection de papillons dont la beauté formelle et
dessechée s’effrite doucement autour de moi et retombe en une fine
poussière de métaphores, de métonymies, de synecdoques, d’accords
subtils de subjonctifs imparfaits et plus qu’imparfaits, d’anglicismes
approuvés par l’Académie et de canadianismes de bon aloi approuvés
par tous et compris par personne, littérature que tout cela, words words
words péniblement colligés et mémorisés, appris hors du giron de la
vie apatride, langue seconde empruntée au Robert au Littré au
dictionnaire de synonymes, au petit dictionnaire du joual au français
(Lalonde, 234-236).
La complicité intersticielle dans son acception sociolinguistique se conte en
tant que discours culturel et social dans les histoires du grand tarla, le
narrateur d’Yvon Deschamps que les anglophones enthousiastes appellent
the extraordinary Mr Ordinary. Pour ce qui est des voix de femmes, les
monologues d’une Québécoise exemplaire Adrienne la moyenne, incarnée
par Clémence DesRochers se font toujours apprécier du public. La mémoire
lexiculturelle des humoristes, comme c’était aussi le cas de commentaires
de Dor, fait appel à la mémoire culturelle au sens robinien de toutes et de
tous de l’espace géolinguistique québécois. Mr Ordinary et Adrienne la
moyenne évoquent l’individu restant seul parmi ou contre les autres. Un
individu québécois qui se conte à lui-même, devant, contre, mais aussi avec
les autres, c’est-à-dire en présence d’un public plutôt bienveillant et surtout
complice car pratiquant la même variante sociolinguistique. Comme ces
sketches monologués portent une forte charge culturelle partagée sans laquelle
un rire en commun avec le public serait impossible sinon impensable, ils se
narrent en un temps précis. Or narrer ses émotions et s’investir dans la
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construction d’une mémoire collective québécoise comprend alors un essai
de s’inscrire dans son imaginaire linguistique et social. La chronique
langagière en tant que type textuel suppose un engagement identitaire des
essayistes et chroniqueurs-témoins tout en dévoilant le sentiment d’altérité
et de repli, attitude résumée ci-dessous :
“Nombrile”. Voilà comment tous les Européens francophones prononcent
ce mot, qu’ils soient français, belges ou suisses, contrairement aux
Québécois qui ne le prononcent jamais autrement que “nombri” comme
on le faisait à Paris et à la cour au XVIIème siècle. […] “Nombri” est
donc, du point de vue du français normatif, ce qu’on appelle un
archaïsme, mais pas du point de vue du français québécois. […] et
le nombrilisme […] La métaphore du nombril que j’ai utilisée dans
le titre de cet ouvrage pour représenter la notion d’identité n’a pas
eu l’heur de plaire à tous. Certains y ont vu une intention ironique,
d’autres se sont montrés déçus de ne pas trouver dans l’ouvrage la
critique que sa présence dans le titre leur avait fait supposer. Les
Québécois sont-ils nombrilistes, repliés frileusement sur eux-mêmes,
ou sont-ils au contraire sûrs d’eux-mêmes, ouverts et sereins? Là
encore, je crois que la culture québécoise est en pleine évolution
(Bouchard, 10-11).
Très souvent, les chroniqueurs-artistes taillent dans le matériel langagier
sous peine d’être critiqués ou jugés par les linguistes ou le public (c’est
notamment le cas de Sol, Deschamps, DesRochers et Lalonde). Ils semblent,
par là, se libérer du nombrilisme évoqué supra. Pour analyser leurs textes
rassemblés dans un corpus de témoignages langagiers hétéroclites, il ne
suffit pourtant ni de disposer d’un appareil terminologique ni d’une
connaissance du code. La clé interprétative nous est fournie par des
connaissances d’ordre culturel et encyclopédique ou même transculturel
pour les sociétés plurilingues. Or posséder une culture générale ou en manquer
dans un espace sociolinguistique et géolinguistique particulier veut dire
grosso modo: s’orienter (ou respectivement ne pas s’orienter) et se
reconnaître (ne pas se reconnaître) dans les textes et les médias
contemporains. Suivant une optique moins sémiotique mais plutôt
anthropologique et sociolinguistique, la culture s’acquiert à travers la langue
maternelle pour les locuteurs monolingues et la bi-culture s’aligne sur deux
codes en même temps. À chaque fois, ce modèle global d’action et
d’explication du monde, propre à des groupes sociaux en question,
accompagné de socialisation et conditionné par elle, passera par « la doxa
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de mémoire collective. Aperçu méthodologique et terminologique
[…] un savoir conventionnel, standardisé, un ensemble relativement
systématique de mots, d’expressions, de débats, sur lequel la plupart des
gens semblent s’entendre » (Le dictionnaire..., 154). Quel embarras du
choix de stratégies langagières pour les Québécois qui ressemblent à de
véritables têtes à Papineau – au sens que confère à ce syntagme Jacques
Godbout dans son roman de 1981.
Les personnages et narrateurs/narratrices de Clémence DesRochers, de Sol
ou d’Yvon Deschamps incarnant le monde ordinaires (sic!), jeunes ou plus
âgés, mettent en valeur les deux modèles mentionnés ci-dessus tout en
arborant et déconstruisant dans le texte la langue-culture vécue. Ils négativent
au lieu de positiver ce qui les ramène à décortiquer les vocables quotidiens,
à confectionner des clichés et plus rarement des innovations par hybridation
intra- ou interlinguistique. Le premier cas, celui de néologismes récurrents
ou de néo-formes sans alternance codique est souvent décrit en termes et
matrices de créativité unilingue tandis que le second revêt actuellement la
notion de codeswitching qui recouvre en partie la technique littéraire de
zapping présentée plus haut (Comment..., 9-18). Comment les linguistes
encadrent-ils théoriquement le codeswitching du parler populaire, quelle
perspective peuvent-ils adopter dans l’examen des discours-hybrides, et par
conséquent des énonces codeswitchés ? Avant tout, les sociolinguistes se
placent dans l’étude de la variation et de son acceptabilité par rapport au
standard et des niveaux d’analyse (phonétique, morphonologique, etc).
Comme la guerre des aménagistes pour la standardisation du français d’ici
bat son plein et ceci plutôt sans considérer sérieusement l’oralité tout en
rapport à la diversité des genres discursifs, les linguistes risquent : « en effet
de cette négligence des genres sur l’étude du non-standard [...] de donner
pour caractéristiques de variétés diastratiques [...] ce qui est lié à un genre
discursif ou à un contexte » (Gadet, 80). Pour décrire les corpus rassemblés
il faudra dépasser le cadre d’une analyse linéaire et plutôt adopter une
approche morphonologique dans le cadre des études sémiolinguistiques
comme pour l’intensif populaire, le sacre. En ce qui concerne les approches
lapsologiques, elles restent valables dans le modèle de matrices
lexicogéniques de créativité les plus fréquentes sans oublier de définir les
variétés mélangées.
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Bibliographie
Bouchard, Chantal. La langue et le nombril. Montréal: Fides, 2002.
Comment les langues se mélangent. Canut, Cécile et Dominique Caubet,
dir. Paris : L’Harmattan, 2001.
DesRochers, Clémence. Tout Clémence. Montréal : VLB, 1993-1995.
Deschamps, Yvon. Tout Deschamps : trente ans de monologues et de
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