Neuilly Auteuil Poitou

Transcription

Neuilly Auteuil Poitou
Thibault Lanxade
Julien Pagezy
Alex Wilson
Neuilly Auteuil Poitou
Préface d’André Bercoff
Chapitre 1
Trente-cinq ans dans deux mois, Gémeaux à ce qu’il
paraît, mais je ne crois pas à l’astrologie, je déteste
l’astrologie. Divorcée, deux enfants et à peine le temps de
me regarder dans la glace. Deux gamins à emmener à
l’école tous les matins avant d’aller trimer, deux trésors
négligés,des nuits où je me réveille en sursaut croyant
qu’Isaure et Louis, au lieu d’avoir huit et six ans, ont quitté la maison. Reste un dimanche sur deux ou je peux sans
contrainte renverser le chocolat du petit-déjeuner dans le
lit conjugal où depuis quatre ans, sans que cela ne me
gêne le moins du monde, je dors seule. Au fait, je ne me
suis pas présentée, Marie-Capucine, Isabelle, Suzanne née
à Neuilly sur Seine en 1972. Vous avez bien lu, ça ne fait
que trois prénoms au total. Marie pour la Madone, Capucine comme la fleur, petite et piquante, en fait Diane
m’irait mieux, je suis grande et longue comme une liane.
Piquante ? Au lycée les copains le prétendaient… Quant
aux deux autres prénoms, héritage des grands-mères, pas
de jalouses ! Le plus souvent on m’appelle Marica et ça
me va bien.
Mon boulot est ma vie, du moins en terme d’heures
d’antenne : avocate dans un cabinet parisien spécialisé en
fusions acquisitions, un job fort exigeant mais hyper excitant. Scout toujours, « Akela nous ferons de notre
mieux », sans arrêt sur la brêche. J’adore ce job, à cause
des contacts, beaucoup d’Américains, directs, brutaux
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mais francs. Collaboratrice Senior depuis quatre ans, que
du bonheur !
La naissance de Louis, le petit dernier, l’angelot, le
blondinet, l’enfant de la réconciliation – tu parles JeanCharles –, aura été fatale. Sept ans de bonheur ou de malheur indifférent… Sur le papier le scénario tenait la route,
magnifique, lumineux comme un dimanche de juillet.
Comme nous avions été les premiers de la classe, nous
fûmes les premiers à passer le cap, à nous marier. JeanCharles terminait son service militaire – officier de Marine, un an à Tahiti dans les Transmissions, à lire et trier
les dépêches de l’AFP –, et moi de prêter serment au Barreau de Paris. Quarante-quatre ans à nous deux et la vie
devant nous. Pas pour longtemps. L’appartement était
parfait, petit certes, un nid d’amour, chambre avec vue
sur la Tour Eiffel et salon éclairé par le Tombeau de
l’Empereur. Un immeuble modeste pour ce coin du XVe,
aux rives de Breteuil. Très vite le vieil appartement – vitraux 1900 dans l’escalier et les couloirs – m’a paru triste.
Pas envie de rentrer ! Si au moins j’avais pu assurer les
sorties d’école ! Pas le temps. Ma belle-mère s’en chargeait. Dès le début ça a dérapé. Est-ce qu’on épouse un
garçon sous prétexte qu’il est bien élevé, qu’on l’a toujours
bien aimé depuis le collège ? Est-ce qu’on épouse un garçon sous prétexte qu’il plaît à vos parents et que son pedigree les rassure ?
Voilà que ma mère recommence : viens dîner samedi,
Henri-Baudouin Sabin de Poitevesse sera là. Ma chérie, il
brûle d’envie de te revoir ! Pardon, Maman, mais je préfère le sex-toy délicatement offert par les copines lors de
ma nouba de divorce à votre jeune copain HenriBaudouin, tout de même cinquante ans aux Mirabelles –
un chouette papy pour Louis vu qu’il déteste les gosses, ne
fait rien – ô pardon – il fait le dessinateur en crayonnant
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des arbres morts au fusain. Tu parles d’un gendre idéal, il
possède la plus grande propriété forestière de Sologne,
mais n’a qu’une passion, l’histoire des blasons. Comble du
charme, il zozote et parle comme s’il avait des osselets
dans la bouche. Plus excitant encore, il est déjà poivre et
sel ! Fauché, ce qui ne gâte rien, nous vivrons gaiement
dans l’entretien du château de famille et des quatre hectares de toiture ! Patience, Maman, quand j’aurais cinquante ans et rien sous la dent, moins de dents aussi,
j’appellerai Henri-Baud’, soixante-cinq ans, torride ! Penser à arracher ce crétin de cheveu blanc aperçu hier en
sortant du restau à la lumière des réverbères. Demander à
Connie, mon assistante, de prendre rendez-vous avec Jacques. Quand? Fichu job : être belle sans avoir le temps de
courir les boutiques ni d’aller chez le coiffeur.
Bon, revenons à mon ex-mari, Jean-Charles. Le pauvre
a peiné pour trouver du boulot en sortant d’HEC. Finalement embauché chez Arthur Andersen comme auditeur,
la compétition s’est tout de suite installée entre nous et
quand je dis installée, c’était à qui rentrerait le plus tard
et à qui gagnerait le plus. À ce jeu, je ne fus pas la plus
mauvaise. On aura beau faire et beau dire, les garçons se
sentent aussi vite castrés que les filles délaissées. Cerveau
reptilien sans doute… Les parents de Jean-Charles nous
ont beaucoup aidés au début de notre mariage afin que
nous ne manquions de rien, surtout sa mère, une sainte
femme, selon son mari. Très gâtés, nous considérions nos
salaires comme de l’argent de poche, mais le petit imprimé bleu du mois septembre nous a rappelé qu’en France il
y avait des impôts – pas mal même – et nous avons même
dû emprunter pour les payer la première année.
Vous aurez compris que mon planning ne me laisse
guère le loisir de sortir et de profiter de ma vie de célibatante. Côté cœur, c’est à peu près aussi dense que le pro11
gramme politique de Ségolène Royal. Oui d’accord, je n’ai
pas une sensibilité très marquée à gauche. Mon modèle
est plutôt à chercher du côté droit.
La politique, nous baignons dedans depuis tout petits,
famille immergée voire submergée. Ma mère veillait sur
les affaires familiales tant et si bien que mon père,
conseiller général RPR du Maine et Loire, a fini par démissionner pour achever sa carrière comme directeur financier chez Rhône-Poulenc. Plus chanceux, mon oncle
demeure depuis vingt-cinq ans maire de notre fief familial. En souvenir du bon vieux temps, mon père, grâce à
ses relations, a finalement réussi à dégoter un poste pour
ma sœur Elvire au service communication du Conseil Général des Hauts-de-Seine. Je sais qu’il aurait bien aimé
poursuivre un peu l’aventure politique, mais notre mère y
mit un terme, estimant, non sans raison, la vie publique
incompatible avec une vie de famille équilibrée. Quand
nous avons divorcé, on aurait cru que c’était elle ! Équilibre, tel fut le maître mot, la devise ! Peut-être redoutaitelle aussi que l’ivresse du pouvoir ne fasse chavirer la tête
de mon père. Dommage ! Il aurait certainement, été un
homme politique désintéressé et dévoué à son boulot.
Ce soir, ça va encore être la course. Avec Flora, cette
nounou philippine qui habite au diable, Levallois je crois
et qui ne peut pas rester dix minutes de plus le soir, il faut
que je sois rentrée à 20h05 au plus tard. Les quais sont
bouchés comme d’habitude et il faut dire que mon 4x4 de
fonction n’aide pas à se faufiler entre les voitures. Le
4x4 ? Un des avantages octroyés par le boulot lors de ma
dernière promotion. J’y tiens, pas que je sois particulièrement tous terrains, mais j’échappe ainsi au monospace
« bétaillère à cathos ». La messe ? J’y vais encore quand
j’ai le temps. Catholique de raison avec et sans l’espérance
d’un après. Isaure et Louis vont à l’école privée. Est-ce
que je crois en Dieu ? Parfois.
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Je ne serai jamais arrivée rue de la Pompe à temps. Je
regrette ma Smart. Impossible de se faufiler avec ce tank !
Et puis ça donne un peu mauvaise conscience de polluer
trois fois plus qu’une voiture ordinaire. Difficile équilibre,
comme dirait ma mère : pollution et sécurité, agrément de
dominer la situation et désagrément de vider les puits de
pétrole. Mais il faut reconnaître qu’avec deux enfants et
tout leur barda, c’est quand même bien pratique.
20h12. Ça va, Flora va pas nous chier une pendule, elle
prendra le RER suivant et puis c’est tout. Elle pourrait
habiter le XVIe, ça arrangerait tout le monde. Pas drôle, je
sais.
Les enfants sont déjà couchés. Ils n’attendent plus
qu’un bisou pour s’endormir, bien trop tard pour l’histoire, vivement samedi soir ! C’est vrai que je ne les vois
pas beaucoup : deux bisous par jour à chacun et encore,
quand le boulot n’est pas trop agité. Sinon, c’est rien ! Ce
soir, c’est fête. Avant Jean-Charles s’en chargeait, quand il
rentrait le premier.
Un des facteurs de rupture. Sans doute ! Il en aura eu
marre. Pourquoi chercher les causes, les raisons et les
torts partagés ? Responsabilité limitée. Sûr qu’à force de
vouloir faire la course à la reconnaissance tous les deux,
Jean-Charles a fini par prendre la poudre d’escampette
avec Miss Pimbêche qui préfère ne pas bosser et se faire
entretenir pour s’occuper de ses chevaux au Polo. Encore
le cerveau reptilien ! La seule chose qui m’ait vraiment
dérangée, c’est que cette conne ait eu vingt ans. Je la lui
laisse avec ses dix ans de moins et les dix kilos qu’elle me
met dans la vue.
Le problème majeur d’un divorce, le seul peut-être,
tient à l’organisation : jongler avec la nounou et les baby13
sitters… Sans parler des soirs où il faut balader les clients
ou les avocats américains de la maison mère jusqu’à 2h du
matin chez Castel et se réveiller le lendemain à 7h, dispose et prête à écouter le gai babil en forçant sur l’anticerne et le blush.
Nous avions concrétisé la vie dont nous avions toujours
rêvé. À trente ans, nous formions un couple symbole du
bonheur et de la réussite, un couple modèle aux yeux des
copains. Beaux, jeunes et riches avec deux enfants, une
fille un garçon le choix du roi. Nous avions tout pour
nous… love excepted, c’était le hic. Question de culture et
de génération, nos parents étaient moins exigeants.
Chacun, dans son école privée catholique : moi à La
Tour, lui à Franklin, nous appartenions à la même bande
de copains. Nous ne nous sommes jamais quittés jusqu’à
notre mariage. J’ai toujours été une fille plutôt sage par
rapport à mes copines. Je n’étais pas nécessairement très
dévergondée. Plus experte en droit qu’en mecs. Pas changé, la preuve, le sex-toy n’a toujours pas quitté son emballage d’origine. Tout est allé si vite : Sciences-Po, maîtrise
de droit, école du Barreau, une carrière toute tracée, une
vie achetée sur plan que Jean-Charles avait construite,
brique après brique. Le ressort s’est cassé ou bien peut
être n’a-t-il jamais fonctionné. Quel malheur d’avoir pour
mari un gendre idéal, le fils que votre père n’a pas eu. Les
trois filles de Monsieur de la Bruyère, Elvire, Catherine et
Marica, sans compter les copines qui envahissaient le
grand appartement de la Porte d’Auteuil : Isabelle, ma
préférée peut-être, celle qui ne ferait rien d’autre que de
regarder le monde de ses yeux étonnés, se marierait après
la fac de lettres avec un jeune médecin cynique qu’elle
ennuierait vite, la seconde mariée de la troupe et la première divorcée. Ensuite venait Charlotte, dite « Bibiche »,
qui avait également été éclaireuse et cheftaine, que toutes
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enviaient, la seule à être délurée, à oser. Oser n’importe
quoi. Par exemple, chef d’expédition pour les vols au Bon
Marché, dont les filles rapportaient les choses défendues,
du rouge à lèvre, des couleurs pour les paupières, des
fards et des cahiers roses ou pourpre avec fermoirs dorés
– bon marché pour le coup mais interdits par l’usage –,
où elles notaient espoirs et exploits. Bibiche s’affiche désormais Directrice adjointe de la maison d’arrêt de Clairvaux. J’ai toujours dit qu’elle finirait en prison. Venait
Marine, la plus brillante d’entre nous qui, dès ses quatorze ans, avait programmé son parcours : bac B mention
très bien, Sciences-Po en admission directe, quatrième au
concours de l’ENA. Tout ça pour élever, mère au foyer,
cinq enfants dans la plus pure tradition catholique avec
son mari premier et unique amour depuis ses seize ans –
ancien chef scout lui aussi, aujourd’hui officier en exil à
Cherbourg chez les sous-mariniers. Enfin, la belle « Pépète », Sophie, qui après une année et demie d’histoire de
l’art au Louvre, avait épousé un Jean-Charles interchangeable, banquier à l’USB. À un mariage grandiose aux environs d’Uzès – quatre cents personnes, dont deux ministres –, avait succédé une vie étale et assommante. Restait
Félicité, la moins aimée. Elle gère à présent une vraie
multinationale avec un mari absent, une femme de ménage portugaise full time, une jeune fille au pair slovaque
à plein temps et deux enfants blonds comme les blés. Une
grande femme élégante, débordée, fatiguée, stressée. Jongler entre cours de cuisine, d’encadrement, de gym, les
séances d’orthophonie du petit, le conservatoire de l’aînée, sans parler des séances de dressage du chien par un
comportementaliste n’est pas chose facile ni à la portée de
toutes. Toutes ces pensionnaires à mi-temps de la Porte
d’Auteuil étaient charmantes et moi, sans doute la préférée de mon père, ne pouvait prétendre à remplacer un fils
à qui transmettre l’art de la chasse et les secrets qu’un
homme conserve pour son garçon. Enfin, Jean-Charles
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était parti ou plutôt pas resté. Mon père, en vieux marié,
devinait le fonds des choses : les plaies mal cicatrisées et
le dialogue qui ne s’effectue plus que par mail uniquement au sujet des enfants. De son côté, ma mère est restée
trois mois sans répondre au téléphone pour éviter les
condoléances de ses amies. Seul mon père, homme de
conviction, a su trouver les mots justes pour adoucir mon
chagrin. J’aime en lui cette unité entre actes et paroles,
cette absence de duplicité, nous qui avons été élevées
dans la glorification du mérite, la recherche de l’excellence dans la droite ligne de la doctrine sociale de l’Église.
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