Sylvie GERMAIN « Nuit-d`Ambre

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Sylvie GERMAIN « Nuit-d`Ambre
Sylvie GERMAIN « Nuit-d’Ambre »
Folio n° 2073 - Extrait p.400-409
La nuit tombait. Le vent chassait à toute allure des cohortes de nuages roux à l’horizon. Nuit-d’AmbreVent-de-Feu montait vers la forêt. Il s’en allait vers celui des trois bois du pays que l’on nommait le PetitBois-Matin. – « Jusqu’où vas-tu me faire souffrir ? » L’enfant avait répondu : - « Jusqu’à je ne souffre
plus. »Tous les autres auxquels s’adressait cette question n’avaient certainement que cette même et unique
réponse à donner. Mais comment savoir quand les morts ont fini de souffrir ? Comment savoir quand les
morts ont fini de souffrir de tout le mal qu’on leur a fait, de toute la haine dont on les a chargés ? Et tout
autant avec les vivants, comment parvenir à les libérer de leurs détresses, de leurs chagrins ? Nuitd’Ambre-Vent-de-Feu se sentait aussi démuni face à Baladine que face à Cendres, - que face à Roselyn, à
Thérèse. Sa jeune sœur qu’il avait tant aimée, - trop aimée, d’un amour malade, jaloux, voilà qu’il restait à
présent désarmé devant sa peine, sa folie. Et ce fils inattendu, inespéré, qu’il aimait d’un amour rongé par
la culpabilité, lui non plus il ne savait pas l’aider. Au fond, il n’avait jamais su aimer. Surtout pas lui-même.
Depuis ce cri fou que sa mère avait lancé un soir de ses cinq ans, détruisant son enfance, l’amour en lui
était devenu malade. Malade de peur, de colère, de jalousie. Et à force d’être malade l’amour en lui était
mort ; il s’était défiguré en haine. Il n’avait jamais su aimer. Il n’avait fait que détruire. Il s’était réjoui de
voir la mort emporter ses parents, il n’avait rien compris tant à l’amitié qu’à l’amour. Il avait trahi, jusqu’au
crime, un ami. Un enfant lui était venu, mais cela même n’avait pas réussi à le sauver, comme Fé l’avait fait
de Crève-Cœur.
Son cœur à lui était perdu. Le cri de sa mère l’avait irrémédiablement déchiré Il avait à présent plus de
trente ans, et son cœur était noir. Noir comme cette nuit qui glissait sur la terre, pierreux comme ce
chemin qu’il gravissait. Son cœur était à sec, même plus à feu et à sang comme autrefois ; simplement à
sec. Desséché de mélancolie. Il ne saurait jamais aimer.
Il pénétra dans le bois. La nuit était froide et humide, sifflante de vent. Mais cela importait peu à un
homme venu se pendre. Il ôta la corde de dessus son épaule et s’appliqua à faire un nœud Ce fut à cet
instant que l’autre apparut. Un inconnu, d’un âge égal au sien en apparence, et vêtu comme lui simplement
d’une chemise malgré le froid. Une chemise de toile bleue, épaisse et lisse comme le tissu d’une bâche.
Une chemise ample, qui claquait dans le vent. Il se tenait debout, légèrement adossé contre un arbre, à
quelques pas de lui. Il le regardait faire. Quand Nuit-d’Ambre-Vent-de-Feu prit conscience de la présence
de cet homme, il sursauta, terrifié, puis se reprit et lui lança avec colère : - « Qui êtes-vous et pourquoi
restez-vous là à m’observer ? » - « Ce n’est plus à toi de poser des questions, répondit calmement
l’inconnu, mais à moi. Qu’es-tu au juste en train de faire ? » - « Allez-vous en, laissez-moi seul, je vous
l’ordonne », trancha Nuit-d’Ambre-Vent-de-Feu. Mais l’homme répondit : - « Te souviens-tu de ce jour où
tu avais lancé ton oiseau de toile et de roseau à l’assaut de Dieu pour qu’il aille lui crever les yeux et les
tympans ? Te souviens-tu de ce jour de grand vent ? C’est un même vent qui souffle cette nuit. Sens ! » Et
alors il s’était avancé lentement vers lui.
Son visage était étrange, à la fois impassible et tendu. Il s’approcha de Nuit-d’Ambre-Vent-de-Feu jusqu’à
le frôler, et le regard qu’il maintenait sur lui était insoutenable de droiture et de force. Nuit-d’Ambre-Ventde-Feu se saisit de la corde comme d’un fouet et en flagella l’homme en pleine face. Il aurait voulu lui faire
éclater les yeux sous les paupières, lui briser le regard. Mais l’homme esquiva le coup et réussit à s’emparer
de la corde qu’il jeta sur sol. Après quoi il s’élança sur Nuit-d’Ambre-Vent-de-Feu comme un animal de
proie, et lutta avec lui.
La lutte dura toute la nuit. Ils se battaient sans proférer un mot, les mâchoires obstinément fermées, les
yeux rivés l’un à l’autre, et ce silence rendait encore plus violent leur combat. Ils tombaient, roulaient
enlacés encontre le sol, se relevaient pareillement enlacés. A bout de souffle, le cœur battant, ils
reprenaient inlassablement leur lutte. La force de l’inconnu semblait inépuisable. Les premières lueurs de
l‘aube commençaient à poindre et ils luttaient toujours ; Nuit-d’Ambre-Vent-de-Feu se sentait si harassé
qu’il avait l’impression de se battre en rêve. Il ne parvenait plus à éprouver les limites de son propre corps,
il se confondait avec le corps de l’autre. Les coups qu’il portait à l’autre résonnaient tout autant dans sa
propre chair. Mais il résistait toujours. – « Le jour va se lever, fit l’autre, il faut maintenant en finir », et,
disant cela, il empoigna d’une main les deux bras de Nuit-d’Ambre-Vent-de-Feu qu’il lui tordit derrière le
dos, et de l’autre main il lui saisit la tête par les cheveux. Alors il l’embrassa sur les yeux. Nuit-d’Ambre
vacilla, frappé soudain par un violent sommeil, et s’effondra doucement sur le sol.
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Sylvie GERMAIN « Nuit-d’Ambre »
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Lorsqu’il se réveilla, le jour était pleinement levé. Il était seul. L’autre avait disparu. Près de lui il trouva à la
place où l’inconnu avait jeté la corde avant de commencer la lutte, la longue et mince mue couleur d’ambre
d’une couleuvre. Autour d’elle vrombissait une nuée de grosses mouches à reflets verts et bleus. Mais
Nuit-d’Ambre-Vent-de-Feu ne distinguait plus les couleurs. Il voyait toute chose, le ciel, le paysage
alentour, hors couleurs. Le monde et les êtres devaient dorénavant ne plus lui apparaitre qu’en noir, gris et
blanc. La tache dans son œil n’était plus flamme vive lui brûlant le regard et rougissant sa perception du
monde, - elle était feu renversé consumant son regard du dedans.
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Tout lieu est lieu de nulle part, mais sa force est immense quand l’homme y prend séjour.
Trois fois dans le passé les guerres avaient traversé le pays de Terre-Noire ; l’ennemi avait changé chaque
fois son costume, sa monture, ses armes, mais le désastre avait toujours été le même. Puis ce pauvre pan
de terre perdu au bout du territoire, après avoir été si souvent déclaré enjeu sacré et à ce titre déchiré
comme un morceau de viande par des chiens affamés, était retombé lentement dans l’oubli. Dans
l’indifférence et l’oubli. S’y était enlisé. L’histoire était partie porter ailleurs ses batailles.
Et Nuit-d’Ambre-Vent-de-Feu, celui qui était né après toutes ces guerres, et qui cependant n’avait cessé de
se battre contre tous, contre tout, contre les siens et sa mémoire, contre les morts et les vivants, par colère
et dépit, puis par jeu et cynisme, et à la fin par habitude, et par détresse aussi, - peut-être seulement
toujours par détresse, lui aussi avait fini de guerroyer. Celui avec lequel il avait lutté toute une nuit l’avait
vaincu, avait terrassé en lui toute fureur et toute haine. Celui contre lequel il avait lutté toute sa vie l’avait
soumis. Mais cette soumission n’était pas engourdissement, indifférence et passivité, elle était encore
tension, attente et étonnement.
Il s’étonnait de tout, tant sa nouvelle perception appauvrie du sens des couleurs rendait toute chose
infiniment étrange. Cette monochromie transformait le monde et les êtres autour de lui, il lui semblait les
découvrir. Découvrir en eux, précisément, la part du vide, la densité des zones d’ombre, qu’il n’avait su
voir autrefois. Toute matière, fût-elle inerte ou bien de chair, lui apparaissait en une texture nouvelle ; il
sentait la porosité de toute matière, il la sentait par son regard. Comme si sa vue, privée du sens des
couleurs, s’était par ce manque même confondue à un autre sens, celui du toucher.
C’était cela : le visible se faisait pour lui tactile. Qu’il fût face à un paysage, face au ciel, ou face à des
visages, il sentait chaque fois le grain du silence en eux comme on éprouve le grain d’un papier. Comme
on caresse la peau de quelqu’un Et il sentait cela avec une telle acuité qu’il en était bouleversé. Pareillement
tout lui semblait inachevé –paysages et visages étaient semblables à des lavis et des esquisses. Ils se
montraient à lui dans un inachèvement qui les rendait tout à la fois plus fragiles et infiniment plus
étonnants, car alors les lignes qui dessinaient leurs formes, les traits qui structuraient les faces, se révélaient
lignes de fuite filant sans fin, traits s’étirant, en perpétuelle mouvance et métamorphose. Et c’était cet
étonnement constant qu’il éprouvait face à tout et à tous depuis la transformation de son regard, qui
ouvrait en lui tant de tension et de force d’attente. Il n’aurait su dire ce qu’il attendait, mais il aurait pu
encore bien moins faire décliner cette démesure d’attente tendue en lui.
Cendres avait continué, après le soir du conflit, à tenir Nuit-d’Ambre-Vent-de-Feu à distance, mais
cependant, imperceptiblement, son attitude de défiance se radoucissait. C’est que l’enfant avait remarqué
que quelque chose avait changé en ce père qu’il n’avait retrouvé qu’au prix de la mort de sa mère, et qu’il
haïssait à ce titre. Quelque chose d’indéfinissable avait changé dans le regard de ce père étranger, et se
répercutait jusque dans ses gestes, sa voix, sa démarche. Indéfinissable, mais radical. L’enfant voyait cela,
et bien qu’il ne comprît pas ce qui se passait vraiment, il en ressentait un trouble profond. Car par là il lui
semblait que ce père-ennemi devenait soudain hors combat, hors rivalité, que la colère n’avait plus prise
sur lui, qu’aucun défi ne pouvait dorénavant l’atteindre. C’était comme s’il sentait, très confusément, mais
avec toute sa sagacité d’enfant, que Nuit-d’Ambre-Vent-de-Feu s’était subitement assoupli et ouvert et
qu’un fond de tendresse insoupçonnée montait lentement faire surface, à ses yeux, à ses mains, à ses
lèvres. A tout son corps. Et cette sourde montée de tendresse, pressentie en son père, désarmait de jour en
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jour Cendres de sa défiance et de sa haine. Mais d’être ainsi dessaisi de ses défenses, Cendres, ne parvenait
plus à se protéger contre le chagrin qu’il gardait de sa mère et qu’il n’avait jamais voulu exprimer. Un
chagrin fou, bien trop grand pour son esprit d’enfant, bien trop violent pour son cœur d’enfant. Et toutes
les larmes qu’il avait tant refoulées afin de ne pas avouer la réalité de son deuil inacceptable, montaient en
lui, envahissaient tout son être. Alors les larmes le saisirent à la gorge comme deux mains indénouables.
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