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« Présentation. L’entre-jeux : médiations ludiques » Bernard Perron Intermédialités : histoire et théorie des arts, des lettres et des techniques / Intermediality: History and Theory of the Arts, Literature and Technologies, n° 9, 2007, p. 9-13. Pour citer ce document, utiliser l'information suivante : URI: http://id.erudit.org/iderudit/1005526ar DOI: 10.7202/1005526ar Note : les règles d'écriture des références bibliographiques peuvent varier selon les différents domaines du savoir. Ce document est protégé par la loi sur le droit d'auteur. L'utilisation des services d'Érudit (y compris la reproduction) est assujettie à sa politique d'utilisation que vous pouvez consulter à l'URI http://www.erudit.org/apropos/utilisation.html Érudit est un consortium interuniversitaire sans but lucratif composé de l'Université de Montréal, l'Université Laval et l'Université du Québec à Montréal. Il a pour mission la promotion et la valorisation de la recherche. Érudit offre des services d'édition numérique de documents scientifiques depuis 1998. Pour communiquer avec les responsables d'Érudit : [email protected] Document téléchargé le 18 décembre 2014 06:30 Présentation L’entre-jeux Médiations ludiques BERNARD P ERRON 9 H omo ludens. Au moment où Johan Huizinga affirme que ce terme qui caractérise l’homme qui joue convient peut-être mieux à notre espèce que les noms de homo sapiens — l’homme qui raisonne — ou de homo fabiens — l’homme qui fabrique —, celui-ci n’a jamais rencontré de gamer ou de joueur passionné de jeux vidéo, n’a pas même joué une partie de PONG1, et s’est encore moins plongé dans l’univers en ligne de World of Warcraft et de ses millions d’abonnés2. Certes, à la lumière de l’importance qu’ont de nos jours les jeux vidéo, on ne peut que souligner la conviction de Huizinga voulant que « la civilisation humaine s’annonce et se développe au sein du jeu, en tant que jeu. » S’il est aisé d’attirer l’attention sur la pensée du célèbre historien néerlandais, il faut tout de même résister à l’idée que le jeu soit « un facteur fondamental de tout ce qui se produit au monde3 ». Tel que l’énonce Jacques Henriot, « Si tout provient du jeu, s’il y a du jeu dans tout, on aboutit sur le plan théorique à la résorption pure et simple de l’idée même du jeu 4 ». En revanche, comme le fait de nouveau remarquer Henriot, il est banal d’observer que nous sommes dans « un monde où il est de plus en plus question de jeu ». L’homo ludens joue en effet de plus en plus à des jeux qui se font de plus en plus nombreux. Plus important encore 1. PONG (1972) est considéré comme le premier jeu vidéo populaire de l’histoire. 2. World of Warcraft (Blizzard Entertainment, 2004) est un jeu de rôle en ligne massivement multijoueur. Il compte plus de huit millions d’abonnés, à savoir des joueurs qui paient un abonnement mensuel afin de s’immerger dans un univers médiéval-fantastique où se côtoient dix races différentes et neuf classes de personnages. 3. Johan Huizinga, Homo ludens. Essai sur la fonction sociale du jeu, trad. Cécile Seresia, Paris, Éditions Gallimard, coll. « Les essais », 1951 [1938], p. 11-12. 4. Jacques Henriot, Le jeu, Paris, Synonyme, S.O.R., 1983 [1969], p. 12. i n t e r m é di a l i t é s • no 9 p r i n t e m p s 2 0 0 7 p r é s e n ta t i o n 10 demeure « le fait que l’idée même de Jeu en vienne à s’appliquer à des réalités, à des situations, à des conduites à propos desquelles son emploi, récemment encore, eût paru déplacé, voire absurde et scandaleux5 ». Dans une perspective vidéoludique, on peut enrichir les exemples sociopolitiques qu’énumère Henriot en signalant notamment que les jeux vidéo sont maintenant utilisés comme un outil de réflexion et de simulation dans plusieurs domaines scientifiques et considérés comme une méthode efficace d’apprentissage. Bien qu’il soit légitime de se demander au premier abord si ce n’est pas toute la médiatisation entourant lesdits jeux vidéo qui, somme toute, confère au phénomène ludique une place si importante dans nos sociétés, force est de constater qu’il faille formuler l’équation à l’inverse. C’est effectivement bien à une ludification du phénomène médiatique auquel nous assistons, ludification que Joost Raessens étend à l’ensemble de la culture, dans l’esprit de l’homo ludens de Huizinga6. Les nouvelles technologies de l’information et de la communication ne diffusent plus seulement du texte, des images et des sons, elles visent et autorisent à différents degrés une réappropriation. Chacun peut lire, regarder et écouter selon ses préférences et ses propres pratiques. Il ne s’agit alors plus seulement, ou plus tant, de prendre connaissance de contenus que d’explorer des figures, des configurations, des possibilités ou des communautés et de (pouvoir) le faire en adoptant une attitude ou une identité ludique. On peut difficilement éviter ici de se référer à la fameuse question de l’interactivité, que l’on aurait avantage à penser en termes de jouabilité. Car nos positions de réception se sont transformées. Nous sommes maintenant des surfeurs sur le Web, des « laucteurs7 » d’hypertextes, des « spectacteurs8 » d’œuvres interactives et des joueurs de jeux vidéo. Parce que les genres produits par les nouveaux médias (new media genres) comme le cinéma numérique, les jeux vidéo, le vidéoclip, les parcs d’attractions et les manèges (simulation rides) reposent davantage sur le spectacle, le style et les sensations viscérales — par opposition aux sens et aux significations d’une 5. Jacques Henriot, Sous couleur de jouer : la métaphore ludique, Paris, Librairies José Corti, 1989, p. 31. 6. Joost Raessens, « Playful Identities, or the Ludification of Culture », Games and Culture, vol. 1, no 1, 2006, p. 52-57. 7. Contraction de « lecteur » et « auteur ». On dira en anglais un « wreader » (« writer »« reader »). Voir George P. Landow, « What’s a Critic to Do ? Critical Theory in the Age of Hypertext », George P. Landow (dir.), Hyper/Text/Theory, Baltimore, London, The Johns Hopkins University Press, 1994, p. 14. 8. Contraction de « spectateur » et « acteur ». Voir Réjean Dumouchel, « Le spectacteur et le contactile », Cinémas, « Nouvelles technologies : nouveaux cinémas ? », vol. 1, no 3, printemps 1991, p. 38-60. l’entre-jeux. médiations ludiques production textuelle —, nous sommes devenus pour Andrew Darley des chercheurs ludiques (playful seekers) 9. Alors que Darley, considérant les manifestations expressives de la culture numérique visuelle, identifie une esthétique du jeu qui se révèle comme un jeu de surface, P. David Marshall voit dans cette esthétique l’avènement d’un nouveau produit intertextuel. Le plaisir du jeu ne se limite plus à l’enfance ou au sport. Il a gagné la culture du divertissement adulte. La promotion de produits culturels exploite ainsi la convergence des médias — le cinéma, la télévision, le jeu vidéo, les sites Web et les jouets — et souhaite capturer la nouvelle participation interactive du consommateur. « The new intertextual commodity identifies the attempt by an industry to provide the rules of the game, while realising that the pleasure of the game is that the rules are made and remade, transformed and shifted by the players10. » Cette nouvelle intertextualité ne doit cependant évacuer les matérialités de la communication. Tel que le souligne Éric Méchoulan dans « Intermédialités : le temps des illusions perdues », le texte inaugural de la présente revue : Il ne s’agit pourtant pas simplement de reporter le poids des significations sur les bouleversements technologiques, mais de faire jouer les médiations dans tous les sens : une modification des supports de transmission des savoirs joue sur la construction des significations, mais de telles modifications sont aussi les effets d’idées qui en ordonnent les puissances singulières11. On ne doit pas oublier que le verbe « jouer » se décline de plusieurs manières : jouer à, jouer de, jouer sur, jouer avec, jouer dans, jouer contre, jouer pour, se jouer de, se faire jouer par, déjouer, se faire déjouer, etc. Pour reprendre des termes employés par Méchoulan, cela entraîne des « médiations », des « effets d’immédiateté », des « fabrications de présence » ou des « modes de résistance12 ». Afin de justifier ses références liminaires à Lara Croft (l’héroïne aux formes pulpeuses de Tomb Raider [Core Design, 1996]) et aux jeux vidéo qui introduisent son ouvrage Pourquoi la fiction ?, Jean-Marie Schaeffer soutient « qu’on ne peut pas comprendre ce qu’est la fiction si on ne part pas des mécanismes fondamentaux du “faire comme si” — de la feintise ludique — et de la simulation imaginative dont la genèse s’observe dans les jeux de rôles et les rêveries de la 9. Andrew Darley, Visual Digital Culture. Surface Play and Spectacle in New Media Genres, New York, Routledge Press, 2000, p. 173. 10. P. David Marshal, « The New Intertextual Commodity », dans Dan Harries (dir.), The New Media Book, Londres, British Film Institute, 2002, p. 80. 11. Éric Méchoulan, « Intermédialités : le temps des illusions perdues », Intermédialités, « Naître », no 1, printemps 2003, p. 18-19. 12. Éric Méchoulan, « Intermédialités : le temps des illusions perdues », p. 22. 11 p r é s e n ta t i o n 12 petite enfance13 ». À lire les textes de ce numéro, on ne peut que constater la dimension éminemment ludique de la fiction. En effet, ce sont les relations entre la fiction et le jeu ainsi que leurs diverses médiations qui intéressent la majorité des auteurs, à commencer par Marie-Laure Ryan (qui cite d’ailleurs Schaeffer). Examinant d’abord les définitions du jeu et de la fiction, Ryan s’attache à voir, comme son titre l’indique (« Jeux narratifs, fictions ludiques »), les deux versants de la relation. Elle se concentre cependant sur la façon dont on arrive à « jouer l’histoire ». Pour ce faire, elle trace un fascinant parallèle entre des variantes du jeu de l’oie, dont celle du Labyrinthe de l’Arioste (1683) reprenant l’intrigue de l’Orlando Furioso, et les jeux vidéo contemporains. Espen Aarseth s’interroge, quant à lui, sur le concept même de fiction tel qu’il est appliqué aux jeux vidéo. Amorçant l’élaboration d’une théorie ontologique, il met en relief le fait que les contenus des jeux ne peuvent se concevoir uniquement en termes de règles réelles et de mondes fictionnels. Ils se déploient au contraire sur trois niveaux : le réel, le virtuel et le fictionnel. Alors que le bois d’une porte dans un jeu est fictionnel, que le mouvement pour l’ouvrir est simulé et virtuel, le statut conceptuel de la porte demeure toutefois réel dans la mesure où, en l’ouvrant, on peut voir et traverser de l’autre côté. Tout en adoptant une autre perspective, Marie Fraser aborde également l’interaction entre la fiction et le réel. C’est l’espace conflictuel fiction-réel créé par le « cinéma d’exposition » de l’artiste Pierre Huyghe qui intéresse Fraser. Ici, il ne s’agit plus de jouer le jeu, mais de jouer avec la narrativité. Les remakes de Huyghe remédient des films de fiction comme Poltergeist (Steven Spielberg, 1982), Rear Window (Alfred Hitchcock, 1954), Snow White and the Seven Dwarfs (Walt Disney, 1937), Uccellacci e uccellini (Pier Paolo Pasolini, 1966) et Der Amerikanische Freunde (Wim Wenders, 1977), pour mieux remettre en question ou en jeu les effets dramatiques. Fraser expose plus en détail les prolongements dans le réel qu’engendre de The Third Memory (1999), oeuvre dans laquelle Huyghe introduit des enjeux absents du film de fiction original, Dog Day Afternoon (1975) de Sydney Lumet. Si la fiction repose sur un « faire comme si » fondamental, Nicolas Xanthos nous rappelle que l’art de la feintise est également celui du faux-semblant. Jouer, c’est aussi se faire jouer. Mais au lieu d’aborder cette stratégie à partir de la simple tricherie, Xanthos s’intéresse à des romans qui déjouent les habitudes de lecture pour mieux exposer les rouages mêmes de la fiction. Ses analyses de Les failles de l’Amérique de Bertrand Gervais et L’acquittement de Gaétan Soucy sont en 13. Jean-Marie Schaeffer, Pourquoi la fi ction ?, Paris, Éditions du Seuil, coll. « Poétique », 1999, p. 11. l’entre-jeux. médiations ludiques quelque sorte de lumineux walkthroughs14 qui nous dévoilent à la fois les indices de dérèglement et les stratégies ludiques des deux auteurs. Mais la notion de hors-jeu ne s’applique pas cependant qu’à l’activité autoriale, elle permet aussi de cerner l’activité spectatorielle. Sébastien Babeux explore ainsi un terrain de jeu qui ne se limite pas à l’espace textuel. Le réseau interférentiel que Babeux dessine révèle qu’il est nécessaire de laisser un peu plus de jeu au spectateur. Il reconnaît à ce dernier le plaisir tout à fait ludique de sortir du système signifiant du film, de ne pas se limiter aux relations intertextuelles concrètes, à la faveur de (sur)interprétations, de relations sans ancrage, sans référence et sans finalité. David Myers s’attaque à la question du jeu en distinguant deux théories fondamentales : l’une qui rapporte l’activité ludique à l’apprentissage et à une pratique interprétative ; l’autre, qui l’associe à la destruction. Le texte de Suzanne de Castell et de Jennifer Jenson s’inscrit dans la première voie. Les auteurs exposent le développement de leur jeu de rôle en ligne Contagion, un jeu cherchant à sensibiliser les préadolescents aux problèmes liés aux maladies contagieuses. Elles montrent bien que les choix et contraintes de conception (personnages, environnement, récit, jouabilité) ont des incidences importantes et sur l’apprentissage par le jeu, et sur l’expérience du jeu. Par le fait même, de Castell et Jenson mettent en cause les tenants et les aboutissants du potentiel éducatif des jeux vidéo. À l’opposé, David Myers analyse un autre type de potentiel, en empruntant la seconde voie qu’il a relevée. Convaincu que le jeu demeure une forme anti-esthétique, il montre à travers l’analyse de films qui s’amusent à détruire le temps du récit — Groundhog Day (Harold Ramis, 1993), Lola rennt (Tom Tykwer, 1998) et Memento (Christopher Nolan, 2000) — que le jeu demeure une activité libre, chaotique et égoïste. Il y a manifestement toujours eu en nous une part d’auctor ludens, de lector ludens et de spectator ludens. Les nouvelles formes médiatiques, leur interaction et leur convergence l’ont toutefois accrue. Toute réflexion faite, nous devenons toujours un peu plus enclin au jeu. Homo ludens. 14. En jeu vidéo, un walkthrough est un pas à pas détaillé et ordonné de toutes les actions à effectuer pour réussir le jeu. 13