Psys à vendre - le site de Louis Van Delft

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Psys à vendre - le site de Louis Van Delft
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PSYS A VENDRE*
LOUIS VAN DELFT
[Suite de la chronique des « moralistes à la trappe ». La scène se passe sur Moralia, au-delà
de l’épicycle de Mercure. Déçu par la boulette terrestre et les philosophes branchés
incapables de lui faire découvrir le sens de son existence, le jeune Perplexe est parvenu à
rejoindre les « Spectateurs de la vie » loués par Montaigne. Mister Spectator, fils de MM.
Addison et Steele, l’introduit dans leur « Académie invisible », fondée par Francis Bacon.
L.V.D.]
Mon métier ? Haïr les hableurs, les charlatans,
les menteurs, les vaniteux.
Lucien
Moralia était à coup sûr l’une des planètes les moins gâtées par la Nature. Mais sa situation
était incomparable : on y voyait le cosmos comme d’un balcon. Mes vraies années
d’apprentissage datent du jour où les « jeux tragiques de l’humaine fortune » (comme dit làhaut Monsieur Montaigne) me conduisirent dans ce canton, le plus « détourné » de l’univers,
à en croire Monsieur Pascal (1) .
Sitôt mon arrivée, perplexités nouvelles. Ces messieurs les « Spectateurs de la vie »,
avec leurs longues-vues braquées sur l’atome Terre, du soir au matin et du matin au soir, me
firent l’impression d’astronomes retraités, dépités d’être à ce point éloignés de l’Observatoire
de Paris, plus que jamais habités par leur passion d’antan. Eux-mêmes, cependant, se disaient
indifféremment « naturalistes » ou moralistes. Ils se prétendaient les précurseurs des
anthropologues, sociologues, psychologues, ethnologues d’aujourd’hui, auxquels ils
reprochaient d’être des « spécialistes » de « sciences humaines » sans une once
d’humanisme. Au demeurant, gens civils, quelques-uns exquis, parlant toutefois un français
atrocement classique, dont j’ai bien peur qu’il n’ait fini par corrompre mon parler simple et
naturel. Tous ne demandaient qu’à me « faire bon visage », et ne prisaient rien tant que « la
qualité d’honnête homme ». « Cette qualité universelle me plaît seule », répétait Monsieur
Pascal. Ils ne disaient pas : la France, les Français, la banlieue, mais : « la cour et la ville ».
Pas de reproche plus infamant, chez eux, que de n’être pas « conversable » : rien ne leur
importait tant que « l’art de la conversation » (qu’un Monsieur Nietzsche comparait à de la
musique de chambre !), le « commerce » de « la société et la conversation » (entendez :
tchat). Leur fameuse « Académie invisible » ? Un club d’originaux, de gentlemen
*Paru dans : Sur La Rochefoucauld. Freud et Karl Kraus (Psys à vendre), Rome, Biblink Editori, 2007; repris sur
[email protected]; paru aussi dans : Watteau au confluent des arts, ss la dir. de C. Barbafieri et C. Rauseo, CD-Rom des
Presses Universitaires de Valenciennes, 2009 (distribution : Les Belles Lettres).
1
Voir Commentaire, n° 109, printemps 2005, p. 208-212, n° 111, automne 2005, p. 731-734 et n° 112, hiver 2005-2006, p.
997-2001.
2
excentriques. Car chacun des membres de leur Compagnie avait sa lubie, tous étaient quelque
peu « blessés du cerveau », « visionnaires », selon deux de leurs expressions complètement
HS (2), qu’ils appliquaient sans lésiner aux figurants du « grand théâtre du monde ». Seul
Monsieur Diderot en convenait de bonne foi : « Que voulez-vous, me dit-il, mon tic est de
moraliser. Je ne sais que dire la vérité, et cela ne prend pas toujours, comme vous savez ».
Monsieur Jules Renard, qui passait un temps encore plus considérable que ses
confrères à scruter, à l’autre bout de l’univers, le piccolo teatro terrestre, me disait chaque
fois, au sortir de ses observations : « Pourvu que le monde reste toujours ridicule ! » Un
Docteur Thomas Browne, lui, ne se lassait pas de s’exclamer : « O altitudo ! », comme s’il
souhaitait plus d’élévation encore. Monsieur le duc de La Rochefoucauld paraissait
tourmenté par la question de la folie. Combien de fois ne m’a-t-il pas répété : « Qui vit sans
folie n’est pas si sage qu’il croit » ! La question de l’âge le travaillait également. « En
vieillissant, me glissait-il, on devient plus fou ». Je crus d’abord que cela lui posait problème,
mais il ajoutait aussitôt : « ... et plus sage ». Monsieur Pascal croyait toujours voir un abîme
sur son côté gauche et y faisait mettre une chaise pour se rassurer. On avait beau lui dire qu’il
n’y avait rien à craindre, qu’il avait l’esprit épuisé par une observation trop assidue, que cette
misérable poussière d’étoile, en bas, ne méritait pas tant de peine, il convenait de tout, et un
quart d’heure après, croyait voir se creuser un autre précipice. Monsieur Montaigne ne se
lassait pas de former un souhait toujours le même : « Pardieu, disait-il, s’il en est ainsi,
tenons dorénavant école de bêtise, c’est bien là l’extrême fruit que les sciences nous
promettent ». Certain Horace prononçait si souvent la même formule : Quo me cumque rapit
tempestas deferor hospes, qu’à la fin je réussis à me la faire traduire en bon français : « Où
que m’emporte la tempête, j’y aborde en hôte ». Enfin, ils avaient tous un grain. Je fus
longtemps avant de m’apercevoir que leurs manies, surtout leurs tics en parlant, avaient un
air de famille. Par exemple, Monsieur de La Fontaine m’abordait bien souvent en disant : «
Cet homme, dites-vous, était planteur de choux et le voilà devenu pape ! » Je n’avais rien dit
du tout ! Mais il ajoutait aussitôt : « La Fortune a-t-elle des yeux ? Et puis, la papauté vautelle ce qu’on quitte ? Le repos, le repos, trésor si précieux qu’on en faisait jadis le partage des
dieux ? » Il me parut d’abord lunatique grave. Mais un jour, je m’aperçus qu’il ne disait pas
autre chose que l’autre, en son latin. Après cela, je remarquai plus facilement un air de
famille marqué entre la folie douce d’un Monsieur Schopenhauer, qui ne pouvait pas me
croiser sans me lancer : « Ce monde d’où vous venez est le plus mauvais des mondes
possibles. Un monde encore pire est rigoureusement inconcevable », et celle d’un Monsieur
Cioran, qui ne cessait de me rappeler, d’un ton de voix caverneux : « C’est un terrible
inconvénient d’être né ! Mais la vie passera de mode. » J’avoue que je préférais - de loin ! tomber sur Monsieur Chamfort. Celui-là aussi me désignait, au fond des abîmes, la crotte
terrestre, mais en me donnant toujours ce même conseil : « Il faut absolument diriger ta vue
vers le côté plaisant et t’accoutumer à ne regarder l’homme que comme un pantin et la
société comme la planche sur laquelle il saute. Dès lors : tout change, tout devient
divertissant, et on conserve sa santé. »
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Hors service (N.d.l.r.).
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Maîtres de vie
Tant de manies le prouvent de reste : pour être dégagés - certains depuis trois mille
ans ! - de l’obligation du tour de piste sur terre, pour résider aux confins de toute stratosphère
et toute blogosphère connues, messieurs les académiciens n’en demeuraient pas moins
humains, plus qu’humains. Tous se disaient disciples d’un certain Socrate, qu’ils vénéraient
comme un dieu. « C’est lui, m’apprit Monsieur Montaigne, qui a ramené du ciel, où elle
perdait son temps, la sagesse humaine, pour la rendre à l’homme, où est son plus juste et plus
utile emploi ». Ils me pressèrent de lui rendre visite, disant monts et merveilles de la
simplicité de son abord, de l’extrême « honnêteté » de ses procédés. J’hésitai longtemps. Le
souvenir de mes mécomptes, dans le monde sublunaire, avec MM. Sartre, Heidegger, BHL,
tant d’autres prétendus intimes de la sagesse, était trop vif. Je n’osai prendre le moindre
risque, je renonçai.
- Observe, me dit un jour Monsieur Montaigne, la foule aux Jeux olympiques. Les uns s’y
exercent le corps pour en acquérir de la gloire, des médailles. D’autres y font des affaires, en
tirent de l’argent. Quelques autres encore - ceux-là ne sont peut-être pas les pires - n’y
cherchent pas d’autre profit que de regarder comment et pourquoi chaque chose se fait. Leur
seul but est d’être les spectateurs de la vie des autres hommes, pour en juger et régler la leur.
« Examiner », « pénétrer comme il faut », « avoir des yeux », tout était là. Leur
grande, leur unique affaire était la nature et la condition humaines, dont l’observation les
fascinait. - « Tout est optique », soutenait Monsieur Louis-Sébastien Mercier. Seuls
messieurs du Portique étaient un peu blasés. « Tous les événements sont pareils, affirmait
Monsieur Marc Aurèle. Observer la vie humaine pendant quarante ou dix mille ans, aucune
différence. On ne verra rien de plus. » - « Cela n’est pas assuré, répondait le duc de SaintSimon. Mais s’attacher à regarder le théâtre du monde, c’est se montrer à soi-même pied à
pied le néant, c’est se convaincre du rien de tout. »
Il leur importait au dernier point de « frotter et limer leur cervelle contre celle d’autrui
», comme ils disaient en leur patois. « Déchiffrer » le « grand livre du monde », décrypter les
« caractères » de la nature et de la « comédie » humaines, voilà, affirmaient-ils, l’unique
raison qui puisse donner à la vie une « assiette » (en bon français : qui permette d’éviter la
crise de sens).
Ô mes maîtres ! Oui, vous étiez parfois un peu ridicules. Ou touchants,
d’indignations, de colères en pure perte, d’une sérénité qui ne donnait pas le change. Mais
mon regard sur le monde s’est façonné grâce à vous. Le peu que je suis, je vous le dois. Vous
vouliez être, suivant votre propre expression, des « hommes vrais ». Vous disiez aussi, de
l’Histoire, et même de la comédie, qu’elles sont « maîtresses de vie ». Si vous étiez moins
modestes, vous pourriez vous dire non pas « spectateurs » seulement, mais « maîtres » de vie.
En bas, les « fossoyeurs de toute culture », les « ministres de la forfaiture » (comme avait dit
cruellement Mlle Folie, la concubine de Monsieur Erasme) m’avaient entièrement laissé en
friche. Eux m’ont appris à voir. Chacun d’entre eux, par son regard à lui, a modelé le mien.
Rien de concerté, de planifié, de dirigé. J’ai été la glaise entre les mains d’incomparables
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potiers. Ils m’ont donné naissance. Ils m’ont donné forme. Ils ont transmis.
Cela ne veut pas dire que je me sente capable de « bien faire l’homme et dûment »
(comme disait encore Monsieur Montaigne), dans cet « espace public » aride et glacé qu’on a
fait du « territoire de l’homme ».
Monsieur Montaigne me disait d’approcher. Il demandait : « Perplexe, qu’en pensestu ? Fussé-je mort moins allègrement avant d’avoir lu les Tusculanes ? J’estime que non. Les
livres m’ont servi non tant d’instruction que d’exercitation. » Il m’invitait à regarder le
monde et ajoutait :
- Regarde à terre les pauvres gens que tu y vois épandus, la tête penchante après leur
besogne, qui ne savent ni Aristote ni Caton, ni exemple, ni précepte. De ceux-là tire nature
tous les jours des effets de constance et de patience, plus purs et plus roides que ne sont ceux
que nous étudions si vétilleusement en l’école. Combien en vois-je qui méconnaissent la
pauvreté ? combien qui désirent la mort ou qui la passent sans alarme et sans affliction ?
Celui-là qui travaille aux champs, il a ce matin enterré son père ou son fils. Les noms mêmes
par lesquels ils appellent les maladies en adoucissent et amollissent l’âpreté : la phtisie, c’est
la toux pour eux, la dysenterie, dévoiement d’estomac ; une pleurésie, c’est un morfondement
; et selon qu’ils les nomment doucement, ils les supportent aussi. Elles sont bien graves
quand elles rompent leur travail ordinaire. Ils ne s’alitent que pour mourir.
Un Herr Karl Kraus, de Vienne, avait beau lui dire que son Weltbild ne correspondait
plus à rien, qu’il ferait mieux de recadrer cette « image du monde » parce qu’elle était «
bucolique » et n’avait pas même été exacte à la Renaissance, il continuait d’en tenir, tout en
citant certain Virgile, pour ses culs-terreux. J’étais loin de toujours tout comprendre.
Pourquoi, par exemple, Monsieur Sénèque, en me voyant, était-il si souvent ému et
m’appelait-il « Lucilius » ? Et Monsieur Baltasar Gracián ? Même distraction, même
attendrissement, sauf que lui m’appelait « Andrenio ». Monsieur de La Fontaine, lui, prit
l’habitude de m’appeler, affectueusement, « nouveau venu ». Là, j’ai cru entrevoir quelque
chose, parce que, me voyant une fois de plus perplexe : « Nous autres, dit-il, étions seulement
plus avancés dans l’humain voyage. Nous pensions être enfin, à force de tout scruter
toujours, les meilleurs connaisseurs des choses de la vie. Tout ce que nous nous sommes
proposé, ç’a été de les découvrir, les dévoiler aux nouveaux venus dans le monde. C’est une
périlleuse traversée que l’existence. Notre unique ambition a été de révéler les dangers, les
caractères - tout cela est souvent bien mêlé - que vous deviez affronter sur le théâtre, à votre
tour. Mes fables ne sont badineries qu’en apparence ».
- Je serais assez de votre avis, renchérit le duc de La Rochefoucauld. Nous arrivons tout
nouveaux aux divers âges de la vie, et nous y manquons souvent d’expérience malgré le
nombre des années. Au reste, jeune Perplexe, examinez donc comme il faut le théâtre. Voyez
: les vices nous attendent dans le cours de la vie comme des hôtes chez qui il faut
successivement loger. Je doute que l’expérience même nous les fît éviter s’il nous était
permis de faire deux fois le même chemin.
Est-ce qu’Andrenio avait appris à lire le fameux « livre du monde », est-ce que
Lucilius avait été à l’« école du monde », chez ces singuliers Spectateurs ? Certains de ces «
précepteurs du genre humain », comme disait Monsieur Sénèque (qui, de compte fait, ne
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manquait pas d’air), s’étaient-ils attachés à leurs écoliers au point de les revoir en moi ? Je
n’eus pas seulement le temps d’approfondir : déjà l’Autrichien revenait à la charge :
- Libre à vous de douter, dit-il à monsieur le duc. Mais vous aussi, vous devriez mieux ajuster
vos lunettes. Où donc en sont-ils à présent ? Ils brûlent les écoles ! Voyez-vous qu’autour
d’eux on soit pour de bon scandalisé ? Parbleu, monsieur, n’est-ce pas aussi sacrilège que de
brûler les livres ? Ils ne se soucient que de leurs bagnoles !
Ce Monsieur Karl Kraus paraissait tout sauf commode. J’appris bien plus tard qu’il
avait été des tout premiers à pressentir à quel point son siècle serait barbare, et que son livre
Les derniers jours de l’humanité était plus que jamais prophétique.
« Systèmes nécropoles »
Ne croyez pas que ces illustres « classiques » ressemblent aux statues que leur élèvent
vos prétendus savants. Les doctes « entretiens » des Ariste et des Eugène, les délicieuses
promenades au « jardin » d’Epicure, les séjours au mont Parnasse entre les bras des Muses :
fariboles que tout cela ! J’ai bien connu, sur Moralia, et Démocrite l’Abdéritain en personne
et ce Robert Burton, qui se faisait appeler Democritus junior et dont je vous ai rapporté,
l’autre fois, avec quel acharnement - quelle rage ! - thérapeutique il s’était mis en tête de
pratiquer l’« anatomie » de ma mélancolie. On trouvait, au sein de la Compagnie, plus d’un
sujet sans conteste colérique, dont le comportement intempestif pouvait perturber toute vie
contemplative : Herr Nietzsche, signor Giordano, pour ne rien dire du butor Diogène, de cet
Ortega y Gasset, fulminant dès qu’il en revenait à sa « révolte des masses » ou à son «
Espagne invertébrée », ni de Monsieur Tertullien et autres ayatollas, explosant au seul
vocable femme, ni d’un imprécateur comme ce Girolamo Savonarola, qui se targuait d’être
flagellatore dei vizi e dei pubblici scandali, et dont Mlle Folie - cette coquette ! - toujours
prompte à me piquer, me signifiait régulièrement qu’il était le plus ardent des amants. La
concorde, l’harmonie, n’étaient pas que de façade. Mais la plus petite découverte, une
évolution un tant soit peu insolite détectée à la surface de la planète bleue, pouvaient suffire à
les faire voler en éclats. J’ai vu des moralistes se chamailler comme chiffonniers ! C’est que
même ceux d’un naturel placide étaient chatouilleux à l’extrême sur un seul et même point
d’honneur : chacun se flattait d’avoir un meilleur champ visuel, une plus grande acuité
visuelle que tous les autres de leur confrérie.
Je me souviendrai toujours de la terrible « combustion » (comme ils disaient) qui
survint le lendemain même de mon arrivée. C’était un mercredi, jour de séance
hebdomadaire. Il revint à un Monsieur Emmanuel Kant, particulièrement qualifié pour avoir
écrit (dans l’autre monde) une Anthropologie pragmatique, de prononcer l’une des
conférences solennelles de l’année.
Titre : « Des moralistes aux psys. Midérable état présent de la médecine de l’âme sur le
micron Terre ».
Exorde (comme il faut dire) : hommage aux « incomparables » praticiens présents,
Epicure, Marc Aurèle, Sextus Empiricus...
Premier point : description de notions clés nouvellement décelées à la surface du croûton
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terrestre : « génie du foetus », « figures surmoïques », « signification apotropique du pénis
érigé », « érotologie analytique »...
Deuxième point : Récapitulation de la « doxa » : « En renonçant au sein pour le pénis du
père, la petite fille s’identifie à la mère. Par suite de sa première identification paternelle de
type sadique, la fille se sert de ce moyen à la fois pour détruire la mère et pour s’emparer du
pénis du père en le châtrant. Chez le garçon, la toute-puissance des excréments et des pensées
se centre sur la toute-puissance du pénis, qui remplace en partie celle des excréments. Il
attribue à son pénis des pouvoirs destructeurs et l’assimile à des bêtes féroces et dévorantes, à
des armes mortifères ; il en fait l’organe d’exécution de son sadisme, grâce aux qualités
dangereuses qu’il prête à son urine et à l’équivalence qu’il établit entre son pénis et ses selles
toxiques et explosives. Le pénis, organe de pénétration, devient ainsi, pour le garçon, un
organe de perception, qu’il assimile à l’œil ou à l’oreille ou aux deux à la fois ; par ce
truchement il explore l’intérieur de la mère, y découvre les périls qui guettent son pénis et ses
excréments, par le pénis et les excréments du père » (3).
Troisième point : Exposé de la théorie voulant que c’est « à l’endroit de l’Autre barré qu’il
convient de localiser la jouissance », et que lorsque « le surmoi intime au sujet l’ordre
impératif : “ Jouis ! ”, ce dernier ne peut que répondre : “ j’ouis ”(du moment que sa
jouissance lui est interdite pour des raisons de structure) ».
Péroraison : La tâche est colossale : la Cité tout entière n’est plus qu’un immense hôpital
psychiatrique. Rien ne peut être reconstruit, tant que l’anthropologie d’Aristote, de
Théophraste, la mienne même, passeront pour irrécupérables, comme dit leur Barthes.
Discussion : La parole fut donnée à un Lucien, auteur, paraît-il, au IIe siècle, de
Philosophes à vendre ou Les sectes à l’encan (titre vraiment nul !) : « A vous écouter, dit-il,
j’ai eu le sentiment que, contrairement à ce qui se passait de mon temps, de celui de notre
confrère Voltaire, la fiction n’est plus en mesure de rivaliser avec le réel, de le dépasser. La
verve, la fantaisie, pour tout dire l’invention comique, ne seraient-elles plus à l’ordre du jour
?»
Kant : Le réel a, si j’ose dire, rattrapé la fiction. Dans les inventions les plus débridées des
poètes comiques, prenez Les Oiseaux d’Aristophane, l’on ne trouve pas la déraison,
l’extravagance réduites à leur quintessence, qui trônent, à présent, en bas, et se pavanent sans
la moindre pudeur. C’est, si j’ose dire, le roman de la psychanalyse.
Descartes (regard dardé sur Pascal) : Quand je pense que l’on a eu le front de traiter mon
système d’« inutile et incertain », de « roman de la philosophie » !
Pascal : Cela passe l’entendement ! Jamais il ne viendrait à l’esprit du docte Boerhaave, de
l’éminent Huygens, de traiter votre anatomie de « roman de la médecine », de « petit roman
mécaniste ».
Le voltage augmentait, je le sentais, mais en ce temps-là, je ne savais rien de leur «
dissimulation honnête » (comme dit là-haut Monsieur Accetto). Là-dessus, cata : encore le
bouillant Autrichien !
3
L’orateur ne s’est pas tué à tricoter son propos : il reprend, mot pour mot, le texte de la Psychanalyse des enfants [1932] de
Mélanie Klein, trad. de l’allemand et de l’anglais, 6e éd., Paris, PUF, 1982, p. 226, 227, 254, 256 (n.d.l.r.).
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Karl Kraus : Meine Herren, trêve de cérémonies ! « Politesse n’est que mensonge », voilà
ce qu’on dit en bon allemand. Le rapport de Kant est affligeant. Franchement, Herr
Professor, votre acuité ne vaut plus un clou, votre champ est bouché. Irréversiblement. Vous
n’avez pas dit un traître mot de l’éducation dévoyée, de la culture bradée ! Si votre vue
n’était pas chétive à ce point, vous les auriez détectés, les agissements, les compromissions
des ministres-fossoyeurs en chef. Vous n’avez d’yeux que pour votre impératif catégorique !
On traite les enseignants de tortionnaires, de pervers qui n’ont de cesse qu’ils n’humilient,
n’abîment pour la vie les jeunes ! Voilà où on en est ! Et d’où procèdent, je vous prie, pareil
décervelage, pareille entreprise de démolition sans précédent ? Vous l’eussiez noté, si vous
ne fussiez malvoyant ! Des idées des psys ! Les inanités et insanités que les Meirieu et
fossoyeurs ejusdem farinae profèrent et publient en tous lieux sortent droit de chez les psys
de Vienne et de Paris !
Abasourdi, l’orateur, voulut répliquer... et demeura court. Aussitôt l’autre en profita
pour envoyer une nouvelle salve.
Karl Kraus : Est-il bien possible, Monsieur ? Ne rien voir de tant d’« écoles » qui pullulent,
plus arrogantes, plus cuistres, les unes que les autres ? Ni de la structure logicielle de l’âme,
ni du psychogénéalogique et du transgénérationnel, ni du sein oralement intrusif, ni de la
toute-puissance phallique, ni des besoins épistémophiliques, ni de la concentration phallique
du sadisme ? Ne pas seulement signaler la maternologie, la psychanalyse de la naissance, la
psychiatrie prénatale, les abîmes sous la culture U.S., id est : hommes-moutons et femmesloups, le fétichisme du pied, l’origine urétrale de l’ambition, la disposition de l’enfant à la
perversion polymorphe, le sexe de la vérité ?
L’orateur avait quelque peu retrouvé ses esprits. « Monsieur, dit-il, respectueux, pour
ma part, de nos statuts, j’ai voulu “ être utile et non mordre. ” Vous aurez reconnu les propres
termes de Monsieur Erasme, ici présent. Au reste, dans votre misérable philippique, vous
oubliez que l’illustre Docteur Freud est membre correspondant de notre Académie. »
Karl Kraus : Amicus Plato, Monsieur, magis amica veritas. Qu’on se le dise : c’est
uniquement en raison de la finitude consubstantielle à la vie humaine que la Fackel a cessé
de paraître. Le combat pour l’âpre vérité continue. Jamais ma revue n’a mieux porté son titre.
En dépit des ténèbres descendues sur la Terre, le flambeau sera transmis (4 ). (Grand élan
respiratoire.) Messieurs, nous procéderons, dans cette communication, en trois temps. Un :
la psychanalyse est, congénitalement, stalinienne. Sigmund Freud, dont je fus le voisin à
Vienne, dirigeait d’une main d’acier ce qu’il appelait die Sache, « la Cause ». Il avait son «
Comité secret ». Il excluait, excommuniait, sans appel ni merci, tout psy « dissident ».
(Grand prince) Tout de même, l’organisation n’était pas tout à fait aussi totalitaire qu’en
France, sous Lacan. Zwei. Deux : les psychanalystes sont malades. Ma définition a été fort
applaudie. Bien entendu, par les seuls bons esprits. Citation : « La psychanalyse est cette
maladie de l’esprit dont elle prétend être la thérapie » (5 ). Breviter, incisim : Freud était
4
5
Die Fackel [La Torche, Le Flambeau], revue créée par Karl Kraus et éditée par lui de 1899 à 1936 [N.d.l.r.]
« Psychoanalysis ist jene Geisteskrankheit, für deren Therapie sie sich hält » (Karl Kraus, Nachts [1924], dans :
Aphorismen, Frankfurt am Main, Suhrkamp, 1986, p. 351. Au même titre que le journalisme, la psychanalyse était la bête
noire de K. Kraus [n.d.l.r.].
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mégalomane. Profond. Irréversible. Il se glorifiait d’avoir déterré, nouveau Schliemann, «
une autre Troie ». Il s’est identifié à Colomb, à Moïse. Il était sur le point de se prendre pour
Dieu : « La psychanalyse, disait-il, est tel le Dieu de l’Ancien Testament. Elle n’admet pas
l’existence d’autres dieux ». Par esprit de corps, je tairai le reste. Vide sa correspondance
avec Carl Gustav Jung, où le caractère pathologique, pathétique, de leur rapport éclate.
On tenta d’arrêter ce « furieux ». - « Querelle d’Allemand », dit Monsieur
Montesquieu, expert en « caractères des nations ». - « Pessime, diagnostiqua Burton : furor
teutonica. » - « Non point, opinèrent de concert Augustin et Pascal : libido dominandi. »
L’ex-éditeur de la Fackel sut derechef tirer parti du flottement :
Karl Kraus : Drei, but not least. La psychanalyse est une arrogante imposture. Elle foule
aux pieds notre liberté. De surcroît, dans le domaine sacré de l’art, elle représente un coup de
force, une véritable hérésie, bafouant et le droit de tout homme à l’indécidable, à
l’insondable, et le droit du grand homme, de l’artiste, à l’unicité, au génie. Passe encore pour
Mitterrand. Mais Leonard ! Mais Goethe !
En vain, encore, on tenta de rappeler à l’usurpateur le Règlement, stipulant que dans
le cadre de la lutte anti-somnolence, il était impossible de programmer deux communications
au cours d’une seule et même séance. Je ne sais pas du tout comment aurait fini leur «
combustion » sans l’intervention d’un Monsieur Alain, qui se proposa pour conclure par
quelques mots sur les « marchands de sommeil » et les « vigiles de l’esprit ». Ses superbes et
graves paroles ramenèrent le calme. Elles se gravèrent à tout jamais dans ma mémoire :
Alain : Les hommes qui pensent s’endorment souvent dans leurs systèmes nécropoles. Ils ont
un système, comme on a des pièges pour saisir et emprisonner. Toute pensée, ainsi, est mise
en cage, et on peut la venir voir : spectacle admirable ; spectacle instructif pour les enfants ;
tout est mis en ordre dans des cages préparées ; le système a tout réglé d’avance. Seulement,
le vrai se moque de cela. Le vrai est, d’une chose particulière, à tel moment, l’univers de nul
moment. A le chercher, on perd tout système, on devient homme, on se garde à soi, on se
tient libre, puissant, toujours prêt à saisir chaque chose comme elle est, à traiter chaque
question comme si elle était seule, comme si elle était la première, comme si le monde était
né d’hier. Boire le Léthé, pour revivre.
Le hasard - mais était-ce vraiment le hasard ? - fit qu’au cours des semaines
suivantes, je rencontrai à plusieurs reprises Monsieur Francis Bacon, celui-là même qui avait
fondé l’Académie. L’on m’avait dit qu’il était très versé dans l’« épistémologie ». Je ne
comprenais rien à ce grand mot-là. Il m’amenait avec lui aux champs. Il m’expliquait les
semences, la taille, les tuteurs... Il employait les mêmes mots pour la culture et l’agriculture.
Cela m’amusait beaucoup, je le pris pour un distrait pas possible, un professeur Cosinus.
Mais non ! Il me dit le plus sérieusement du monde qu’il ne mettait aucune différence entre
une jeune pousse et « un nouveau venu dans le monde » : c’étaient - allez comprendre ! - les
« Géorgiques de l’esprit ». Il me confia qu’il n’avait plus accordé aux recherches des psys
qu’une attention médiocre, depuis qu’il avait lu, sous la plume du plus illustre d’entre eux,
qu’on traite un opposant en lui versant « du poivre sur la zone érogène anale ». L’avancement
de la science exclut toute pratique de ce genre, dit-il, « le De augmentis scientiarum est
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formel ». En matière d’éducation, d’apprentissage et de préparation à la vie, il y a bien mieux
à faire, ajouta-t-il, que de vaseux jeux de mots comme “ Zone d’Exclusion Permanente ”
(pour ZEP). Il me mettait en garde contre ce qu’il nommait les Idoles : « Idoles de la tribu »,
« Idoles de la caverne », « Idoles de la place publique ». Surtout : les « Idoles du théâtre ». Je
saisis de moins en moins. « Il n’importe, dit-il, en me mettant la main sur l’épaule, infiniment
fraternel sous son dehors si austère. Pour l’heure, puisque vous voici, tel Hercule, à la croisée
des chemins, faites le bon choix de vie : soyez le jardinier de vous-même ». Je n’ai jamais
compris ce que j’avais à voir avec Hercule (6). Mais je sentis mieux encore ce que c’est qu’un
maître de vie.
LOUIS VAN DELFT
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La crasse ignorance de Perplexe prouve à quel point le niveau baisse. Tout gamin, naguère, le savait : le topos du « choix
de vie » d’ Hercule hésitant, « à la croisée des chemins », entre vertu et vice, remonte au sophiste Prodicos, est repris par
Xénophon, passe en lieu commun pictural à la Renaissance [n.d.l.r.].