OBJET d`ÉTUDE n°1 : La question de l`homme dans les

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OBJET d`ÉTUDE n°1 : La question de l`homme dans les
OBJET d’ÉTUDE n°1 : La question de l’homme dans les genres de l’argumentation, du XVIe siècle
à nos jours
Séquence 1 : L’homme ? Vaste question !
OBJECTIF : Comparer les caractéristiques des divers genres argumentatifs choisis par ces auteurs pour
s’interroger sur les comportements humains, au fil des siècles.
1) Montaigne, Essais, III, Chapitre 2 « Du repentir » - début du chapitre - (1588)
Montaigne, soucieux d’être fidèle à lui-même, refuse de falsifier la vérité qui, selon
lui, est changeante : fondateur du genre de l’autobiographique, deux siècles avant
Jean-Jacques Rousseau, il écrit en avant-propos : « je suis moi-même la matière de
mon livre ». Dans le livre III, le dernier des Essais, il confirme ces intentions initiales.
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Les autres forment l'homme, je le décris, et en représente un particulier, bien mal formé : et
celui-là, si j'avais à le façonner de nouveau, je le ferais vraiment bien différent de ce qu'il est ;
désormais, c’est fait. Cela dit, les traits de ma peinture ne se fourvoient point, quoi qu'ils changent
et se diversifient. Le monde n'est qu'une éternelle balançoire : Toutes choses s’y agitent sans
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cesse, la terre, les rochers du Caucase, les pyramides d’Égypte sous l’effet de l’agitation générale
comme de la leur propre. La constance même n'est rien d’autre qu'une agitation ralentie. Je ne
puis fixer mon objet : il se trouble et chancelle d'une ivresse naturelle. Je le prends en ce point,
tel qu’il est à l'instant où je m’occupe de lui. Je ne peins pas l'être, je peins le passage : non pas le
passage d'un âge à l’autre, ou comme dit le peuple, de sept en sept ans, mais de jour en jour, de
10 minute en minute. Il faut accommoder mon histoire à l'heure. Je pourrai bientôt changer, non
seulement de fortune, mais aussi d'intention. C'est l’examen d’événements divers et changeants,
et de pensées indécises, et le cas échéant, contradictoires : soit que je sois autre moi-même, soit
que je saisisse les sujets en d’autres circonstances, avec d’autres préoccupations. Toujours est-il
qu’il peut, certes, m’arriver de me contredire parfois, mais la vérité, comme disait Démade, je ne
15 la contredis point. Si mon âme pouvait prendre pied, je ne m’essaierais pas, je serais résolu : elle
est toujours en apprentissage et en épreuve.
J’expose une vie basse et sans éclat : c'est égal. On attache aussi bien toute la philosophie
morale à une vie populaire et privée qu'à une vie de plus riche étoffe : chaque homme porte la
forme entière de l'humaine condition.
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Les auteurs se présentent au peuple par quelque marque spéciale et singulière : moi, le
premier, par mon être universel : comme Michel de Montaigne : non comme grammairien ou
poète, ou jurisconsulte.
Texte de l’édition Pierre Villey (PUF) conforme à l’exemplaire de Bordeaux
[B] Les autres forment l'homme ; je le recite et en represente un particulier, bien mal formé, et lequel si
j'avoy à façonner de nouveau, je ferois vrayement bien autre qu'il n'est. Meshuy c'est fait. Or les traits de ma
peinture, ne forvoyent point, quoy qu'ils se changent et diversifient. Le monde n'est qu'une branloire perenne.
Toutes choses y branlent sans cesse, la terre ; les rochers du Caucase, les pyramides d'Ægypte, et du branle public,
et du leur. La constance mesme n'est autre chose qu'un branle plus languissant. Je ne puis asseurer mon object.
Il va trouble et chancelant, d'une yvresse naturelle. Je le prens en ce poinct, comme il est, en l'instant que je
m'amuse à luy. Je ne peints pas l'estre. Je peints le passage : non un passage d'aage en autre, ou, comme dict le
peuple, de sept en sept ans, mais de jour en jour, de minute en minute. Il faut accommoder mon histoire à
l'heure. Je pourray tantost changer, non de fortune seulement, mais aussi d'intention. C'est un contrerolle de
divers et muables accidens, et d'imaginations irresoluës et, quand il y eschet, contraires : soit que je sois autre
moy-mesme, soit que je saisisse les subjects, par autres circonstances, et considerations. Tant y a que je me
contredis bien à l'advanture, mais la verité, comme disoit Demades, je ne la contredy point. Si mon ame pouvoit
prendre pied, je ne m'essaierois pas, je me resoudrois : elle est tousjours en apprentissage, et en espreuve. Je
propose une vie basse, et sans lustre, c'est tout un, On attache aussi bien toute la philosophie morale, à une vie
populaire et privee, que à une vie de plus riche estoffe : Chaque homme porte la forme entiere de l'humaine
condition.[C] Les autheurs se communiquent au peuple par quelque marque speciale et estrangere ; moy le
premier, par mon estre universel, comme, Michel de Montaigne, non comme Grammairien ou Poëte, ou
Jurisconsulte.
2) Blaise Pascal, Pensées (1670, posthume) Manuel p. 90-91
Fragment 280, « Disproportion de l’homme », extrait
Savant français intéressé aussi bien par des questions de géométrie que par des réflexions d’ordre
religieux, Blaise Pascal conçoit en 1656 une Apologie de la religion chrétienne dont les fragments
ont été regroupés et publiés après sa mort sous le titre de Pensées. L’objectif de son ouvrage était
de ramener les libertins, c’est-à-dire ceux qui voulaient s’émanciper de la pensée et de la morale
chrétiennes, sur la voie de la religion. Il présente ainsi l’homme dans l’univers, perdu entre deux
infinis.
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Que l'homme contemple donc la nature entière dans sa haute et pleine majesté, qu'il
éloigne sa vue des objets bas qui l'environnent. Qu'il regarde cette éclatante lumière 1 mise
comme une lampe éternelle pour éclairer l'univers, que la terre lui paraisse comme un point au
prix du vaste tour que cet astre décrit, et qu'il s'étonne de ce que ce vaste tour lui-même n'est
qu'une pointe très délicate à l'égard de celui que ces astres qui roulent dans le firmament2
embrassent. Mais si notre vue s'arrête là, que l'imagination passe outre3, elle se lassera plus tôt
de concevoir que la nature de fournir. Tout le monde visible n'est qu'un trait imperceptible dans
l'ample sein de la nature. Nulle idée n'en approche ; nous avons beau enfler nos conceptions audelà des espaces imaginables, nous n'enfantons que des atomes au prix de la réalité des choses.
C'est une sphère infinie dont le centre est partout, la circonférence nulle part. Enfin, c'est le plus
grand caractère sensible4 de la toute-puissance de Dieu que notre imagination se perde dans
cette pensée.
Que l'homme étant revenu à soi considère ce qu'il est au prix de ce qui est, qu'il se
regarde comme égaré dans ce canton5 détourné de la nature ; et que, de ce petit cachot où il se
trouve logé, j'entends l'univers, il apprenne à estimer la terre, les royaumes, les villes et soimême son juste prix.
Qu'est-ce qu'un homme dans l'infini ?
Mais pour lui présenter un autre prodige aussi étonnant, qu'il recherche dans ce qu'il
connaît les choses les plus délicates, qu'un ciron6 lui offre dans la petitesse de son corps des
parties incomparablement plus petites, des jambes avec des jointures 7, des veines dans ses
jambes, du sang dans ses veines, des humeurs8 dans ce sang, des gouttes dans ses humeurs, des
vapeurs dans ces gouttes ; que, divisant encore ces dernières choses il épuise ses forces en ces
conceptions, et que le dernier objet où il peut arriver soit maintenant celui de notre discours. Il
pensera peut-être que c'est là l'extrême petitesse de la nature.
Je veux lui faire voir là-dedans un abîme9 nouveau, je lui veux peindre non seulement
l'univers visible, mais l'immensité qu'on peut concevoir de la nature dans l'enceinte de ce
raccourci d'atome ; qu'il y voie une infinité d'univers, dont chacun a son firmament, ses planètes,
sa terre, en la même proportion que le monde visible, dans cette terre des animaux, et enfin des
cirons dans lesquels il retrouvera ce que les premiers ont donné, et trouvant encore dans les
autres la même chose sans fin et sans repos, qu'il se perde dans ces merveilles aussi étonnantes
dans leur petitesse que les autres par leur étendue ; car qui n'admirera que notre corps, qui
tantôt n'était pas perceptible dans l'univers imperceptible lui-même dans le sein du tout, soit à
présent un colosse, un monde ou plutôt un tout à l'égard du néant où l'on ne peut arriver? Qui
se considérera de la sorte s'effraiera de soi-même et, se considérant soutenu dans la masse que
la nature lui a donnée entre ces deux abîmes de l'infini et du néant, il tremblera dans la vue de
ses merveilles, et je crois que, sa curiosité se changeant en admiration, il sera plus disposé à les
contempler en silence qu'à les rechercher avec présomption10.
Car enfin qu'est-ce que l'homme dans la nature ? Un néant à l'égard de l'infini, un tout à
l'égard du néant, un milieu entre rien et tout, infiniment éloigné de comprendre les extrêmes.
La fin11 des choses et leurs principes sont pour lui invinciblement cachés dans un secret
impénétrable.
Notes :
1. Le soleil.
2. Le ciel.
3. Va plus loin.
4. Évident.
5. Cette petite région.
6. Acarien considéré alors comme le plus petit des animaux.
7. Articulations.
8. Liquides corporels responsables de tel ou tel caractère.
9. Une réflexion qui mène loin.
10. Fierté, sentiment d’être supérieur.
11. Finalité, raison d’être.
3) Voltaire, Article « De l’homme dans l’état de pure nature » in Questions sur l’Encyclopédie, fin
de l’article (1771)
Dans cet article, Voltaire répond au philosophe Rousseau à propos de ses thèses sur l’« état de
nature ». Pour Voltaire, l’homme est fait pour vivre en société et affirme « loin que le besoin de
la société ait dégradé l’homme, c’est l’éloignement de la société qui le dégrade. »
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En général l’espèce humaine n’est pas de deux ou trois degrés plus civilisés que les gens
du Kamtchatka1. La multitude des bêtes brutes appelées hommes, comparée avec le petit
nombre de ceux qui pensent, est au moins dans la proportion de cent à un chez beaucoup de
nations.
Il est plaisant de considérer d’un côté le P. Malebranche2 qui s’entretient familièrement
avec le Verbe3, et de l’autre ces millions d’animaux semblables à lui qui n’ont jamais entendu
parler de Verbe, et qui n’ont pas une idée métaphysique4. Entre les hommes à pur instinct et les
hommes de génie, flotte ce nombre immense occupé uniquement de subsister5.
Cette subsistance coûte des peines si prodigieuses, qu’il faut souvent, dans le nord de
l’Amérique, qu’une image de Dieu coure cinq ou six lieues pour avoir à dîner, et que chez nous
l’image de Dieu arrose la terre de ses sueurs toute l’année pour avoir du pain.
Ajoutez à ce pain ou à l’équivalent une hutte et un méchant habit ; voilà l’homme tel qu’il
est en général d’un bout de l’univers à l’autre. Et ce n’est que dans une multitude de siècles qu’il
a pu arriver à ce haut degré.
Enfin, après d’autres siècles les choses viennent au point où nous les voyons. Ici on
représente une tragédie en musique ; là on se tue sur la mer dans un autre hémisphère avec
mille pièces de bronze ; l’Opéra et un vaisseau de guerre du premier rang étonnent toujours
mon imagination. Je doute qu’on puisse aller plus loin dans aucun des globes dont l’étendue est
semée. Cependant plus de la moitié de la terre habitable est encore peuplée d’animaux à deux
pieds qui vivent dans cet horrible état qui approche de la pure nature, ayant à peine le vivre et
le vêtir, jouissant à peine du don de la parole, s’apercevant à peine qu’ils sont malheureux,
vivant et mourant sans presque le savoir.
Notes :
1. Péninsule volcanique de 1 250 km de long située en ExtrêmeOrient russe qui s'avance dans l'océan Pacifique.
2. Philosophe et théologien mort en 1715.
3. Dieu.
4. Idée philosophique et spirituelle sur la nature profonde du
monde et de l’homme.
5. Survivre, subvenir à ses besoins, sans plus.
4) Émile ZOLA, « Une cage de bêtes féroces » (lecture cursive)
Après avoir échoué au baccalauréat, en 1859, le jeune Émile Zola abandonne ses études et
entre en 1862 chez Hachette. D’abord simple employé, il obtient ensuite la direction du
service publicité.
La rédaction de contes et de nouvelles aux styles très variés lui permet de rôder son écriture.
Cet apologue parut le 31 août 1867 dans La Rue, hebdomadaire fondé par Jules Vallès,
l’année où il publie un de ses premiers roman, Thérèse Raquin.
I
Un matin, un Lion et une Hyène du Jardin des Plantes réussirent à ouvrir la porte de leur cage,
fermée avec négligence.
La matinée était blanche et un clair soleil luisait gaiement au bord du ciel pâle. Il y avait, sous les
grands marronniers, des fraîcheurs pénétrantes, les fraîcheurs tièdes du printemps naissant. Les deux
honnêtes animaux, qui venaient de déjeuner copieusement, se promenèrent avec lenteur dans le Jardin,
s’arrêtant de temps à autre, pour se lécher et jouir en braves gens des douceurs de la matinée. Ils se
rencontrèrent au fond d’une allée, et, après les politesses d’usage, ils se mirent à marcher de compagnie,
causant en toute bonne amitié. Le Jardin ne tarda pas à les ennuyer et à leur paraître bien petit. Alors ils
se demandèrent à quels amusements ils pourraient consacrer leur journée.
- Ma foi, dit le Lion, j’ai bien envie de contenter un caprice qui me tient depuis longtemps. Voici
des années que les hommes viennent, comme des imbéciles, me regarder dans ma cage, et je me suis
toujours promis de saisir la première occasion qui se présenterait, pour aller les regarder dans la leur,
quitte à paraître aussi bête qu’eux... Je vous propose un bout de promenade dans la cage des hommes.
À ce moment, Paris, qui s’éveillait, se mit à rugir d’une telle force que la Hyène s’arrêta court, écoutant
avec inquiétude. La clameur de la ville montait, sourde et menaçante, et cette clameur, faite du bruit des
voitures, des cris de la rue, de nos sanglots et de nos rires, ressemblait à des hurlements de fureur et à
des râles d’agonie.
- Bon Dieu ! murmura la Hyène, ils s’égorgent pour sûr dans leur cage.
Entendez-vous comme ils sont en colère et comme ils pleurent ?
- Il est de fait, répondit le Lion, qu’ils font un tapage effroyable : quelque dompteur les tourmente
peut-être.
Le bruit croissait et la Hyène avait décidément peur.
- Croyez-vous, demanda-t-elle, qu’il soit prudent de se hasarder là-dedans ?
- Bah ! dit le Lion, ils ne vous mangeront pas, que diable ! Venez donc. Ils doivent se mordre d’une
belle façon, et cela nous fera rire.
II
Dans les rues, ils marchèrent modestement le long des maisons. Comme ils arrivaient à un
carrefour, ils furent entraînés par une foule énorme. Ils obéirent à cette poussée qui leur promettait un
spectacle intéressant.
Ils se trouvèrent bientôt sur une vaste place où s’écrasait tout un peuple. Au milieu, il y avait une
sorte de charpente en bois rouge, et tous les yeux étaient fixés sur cette charpente d’un air d’avidité et
de jouissance.
- Voyez-vous, dit à voix basse le Lion à la Hyène, cette charpente est sans doute une table sur
laquelle on va servir un bon repas à tous ces gens qui se passent déjà la langue sur les lèvres.
Seulement la table me paraît bien petite.
Comme il disait ces mots, la foule poussa un grognement de satisfaction et le Lion déclara que ce
devait être les vivres qui arrivaient, d’autant plus qu’une voiture passa au grand galop devant lui. On tira
un homme de la voiture, on le monta sur la charpente et on lui coupa la tête avec dextérité ; puis, l’on
mit le cadavre dans une autre voiture, et l’on se hâta de l’enlever à l’appétit féroce de la foule, qui hurlait,
sans doute de faim.
- Tiens, on ne le mange pas ! s’écria le Lion désappointé.
La Hyène sentit un petit frisson agiter ses poils.
- Au milieu de quelles bêtes fauves m’avez-vous conduite ? dit-elle. Elles tuent sans faim... Pour
l’amour de Dieu, tâchons de sortir vite de cette foule.
III
Quand ils eurent quitté la place, ils prirent les boulevards extérieurs et marchèrent ensuite tout
doucement le long des quais.
En arrivant à la Cité, ils aperçurent, derrière Notre-Dame, une maison basse et longue, dans
laquelle les passants entraient comme on entre dans une baraque de la foire, pour y voir quelque
phénomène et en sortir émerveillé. On ne payait d’ailleurs ni en entrant ni en sortant. Le Lion et la Hyène
suivirent la foule, et ils virent sur de larges dalles des cadavres étendus, la chair trouée de blessures.
Les spectateurs, muets et curieux, regardaient tranquillement les cadavres.
- Eh ! que disais-je ! murmura la Hyène, ils ne tuent pas pour manger. Voyez comme ils laissent se
gâter les vivres.
Lorsqu’ils se trouvèrent de nouveau dans la rue, ils passèrent devant un étal de boucher. La viande
pendue aux crocs d’acier était toute rouge ; il y avait contre les murs des entassements de chair, et le
sang, par minces ruisseaux, coulait sur les plaques de marbre. La boutique entière flambait sinistrement.
- Regardez donc, dit le Lion, vous dites qu’ils ne mangent pas. Voilà de quoi nourrir notre colonie
du Jardin des Plantes pendant huit jours... Est-ce que c’est de la viande d’homme, cela ?
La Hyène, je l’ai dit, avait copieusement déjeuné.
- Pouah ! fit-elle en détournant la tête, c’est dégoûtant. La vue de toute cette viande me fait mal au
cœur.
IV
Remarquez-vous, reprit la Hyène un peu plus loin, remarquez-vous ces portes épaisses et ces
énormes serrures ? Les hommes mettent du fer et du bois entre eux, pour éviter le désagrément de
s’entre-dévorer. Et il y a, à chaque coin de rue, des gens avec des épées, qui maintiennent la politesse
publique. Quels animaux farouches !
À ce moment, un fiacre qui passait écrasa un enfant et le sang jaillit jusque sur la face du Lion.
- Mais c’est écœurant ! s’écria-t-il en s’essuyant avec sa patte ; on ne peut pas faire deux pas
tranquille. Il pleut du sang dans cette cage.
- Parbleu, ajouta la Hyène, ils ont inventé ces machines roulantes pour en obtenir le plus possible,
et ce sont là les pressoirs de leur ignoble vendange. Depuis un instant, je remarque, à chaque pas, des
cavernes empestées au fond desquelles les hommes boivent de grands verres pleins d’une liqueur
rougeâtre qui ne peut être autre chose que du sang. Et ils boivent beaucoup de cette liqueur pour se
donner la folie du meurtre, car, dans plusieurs cavernes, j’ai vu les buveurs s’assommer à coups de poing.
- Je comprends maintenant, reprit le Lion, la nécessité du grand ruisseau qui traverse la cage. Il en
lave des impuretés et emporte tout le sang répandu. Ce sont les hommes qui ont dû l’amener ainsi chez
eux, par crainte de la peste. Ils y jettent les gens qu’ils assassinent.
- Nous ne passerons plus sur les ponts, interrompit la Hyène en frémissant... N’êtes-vous pas
fatigué ? Il serait peut-être prudent de rentrer.
V
Je ne puis suivre pas à pas les deux honnêtes animaux. Le Lion voulait tout visiter, et la Hyène,
dont l’effroi croissait à chaque pas, était bien forcée de le suivre, car jamais elle n’aurait osé s’en
retourner toute seule.
Lorsqu’ils passèrent devant la Bourse, elle obtint par ses prières instantes qu’on n’entrerait pas.
Il sortait de cet antre de telles plaintes, de telles vociférations, qu’elle se tenait à la porte, frissonnante,
le poil hérissé.
- Venez, venez vite, disait-elle en tâchant d’entraîner le Lion, c’est sûrement là le théâtre du
massacre général. Entendez-vous les gémissements des victimes et les cris de joie furieuse des
bourreaux ? Voilà un abattoir qui doit fournir toutes les boucheries du quartier. Par grâce, éloignonsnous.
Le Lion, que la peur gagnait et qui commençait à porter la queue entre ses jambes, s’éloigna volontiers.
S’il ne fuyait pas, c’est qu’il voulait garder intacte sa réputation de courage. Mais, au fond de lui, il
s’accusait de témérité, il se disait que les rugissements de Paris, le matin, auraient dû l’empêcher de
pénétrer au milieu d’une si farouche ménagerie.
Les dents de la Hyène claquaient d’effroi, et, tous deux, ils s’avançaient avec précaution, cherchant
leur chemin pour rentrer chez eux, croyant à chaque instant sentir les crocs des passants s’enfoncer
dans leur cou.
VI
Et voilà que, brusquement, il s’élève une clameur sourde des coins de la cage. Les boutiques se
ferment, le tocsin se lamente d’une voix haletante et inquiète.
Des groupes d’hommes armés envahissent les rues, arrachent les pavés, dressent à la hâte des
barricades. Les rugissements de la ville ont cessé ; il y règne un silence lourd et sinistre. Les bêtes
humaines se taisent ; elles rampent le long des maisons, prêtes à bondir.
Et bientôt elles bondissent. La fusillade éclate, accompagnée de la voix grave du canon. Le sang
coule, les morts s’écrasent la face dans les ruisseaux, les blessés hurlent. Il s’est formé deux camps dans
la cage des hommes, et ces animaux s’égaient un peu à s’égorger en famille.
Quand le Lion eut compris ce dont il s’agissait :
- Mon Dieu ! s’écria-t-il, sauvez-nous de la bagarre ! Je suis bien puni d’avoir cédé à la bête d’envie
que j’avais de rendre visite à ces terribles carnassiers. Que nos mœurs sont douces à côté des leurs !
Jamais nous ne nous mangeons entre nous.
Et s’adressant à la Hyène :
- Allons, vite, détalons, continua-t-il. Ne faisons plus les braves. Pour moi, je l’avoue, j’ai les os gelés
d’épouvante. Il nous faut quitter lestement ce pays barbare.
Alors, ils s’enfuirent honteusement et peureusement. Leur course devint de plus en plus furieuse
et emportée, car l’effroi les battait aux flancs et les souvenirs terrifiants de la journée étaient comme
autant d’aiguillons qui précipitaient leurs bonds.
Ils arrivèrent ainsi au Jardin des Plantes, hors d’haleine, regardant avec terreur derrière eux.
Alors ils respirèrent à l’aise, ils coururent se blottir dans une cage vide dont ils fermèrent
vigoureusement la porte. Là, ils se félicitèrent avec effusion de leur retour.
- Ah ! bien ! dit le Lion, on ne me reprendra pas à sortir de ma cage pour aller me promener dans
celle des hommes. Il n’y a de paix et de bonheur possibles qu’au fond de cette cellule douce et civilisée.
VII
Et, comme la Hyène tâtait les barreaux de la cage les uns après les autres :
- Que regardez-vous donc ? demanda le Lion.
- Je regarde, répondit la Hyène, si ces barreaux sont solides et s’ils nous défendent suffisamment
contre la férocité des hommes.
5) Eugène IONESCO, Notes et Contre-Notes (1962)
1
Mais les gens d’aujourd’hui ont une atroce et de la liberté et de l’humour ; ils ne savent
pas qu’il n’y a pas de vie possible sans liberté et sans humour ; le moindre geste, la plus
simple initiative, réclament le déploiement des forces imaginatives qu’ils s’acharnent
bêtement à vouloir enchaîner et emprisonner entre les murs aveugles du réalisme le plus
5 étroit, qui est la mort et qu’ils appellent la vie, qui est ténèbre et qu’ils appellent Lumière. Je
prétends que le monde manque d’audace et c’est la raison pour laquelle nous souffrons. Je
prétends que le rêve et l’imagination, et non la vie plate, demandent de l’audace et
détiennent et révèlent des vérités fondamentales, essentielles. Et même, pour faire une
concession aux esprits qui ne croient qu’à l’utilité pratique, si les avions sillonnent
10 aujourd’hui le ciel, c’est parce que nous avions rêvé l’envol avant de nous envoler. Il a été
possible de voler parce ce que nous rêvions que nous volions. Et voler est une chose inutile.
Ce n’est qu’après coup qu’on en a démontré ou inventé la nécessité pour nous excuser de
l’inutilité profonde, essentielle la chose. Inutilité qui était pourtant un besoin. Difficile à faire
admettre, je le sais.
15
Regardez les gens courir, affairés, dans les rues. Ils ne regardent ni à droite, ni à
gauche, l’air préoccupé, les yeux fixés à terre, comme des chiens. Ils foncent tout droit, mais
toujours sans regarder devant eux car ils font le trajet connu d’avance, machinalement. Dans
toutes les grandes villes du monde c’est pareil. L’homme moderne, universel, c’est l’homme
pressé, il n’a pas le temps, il est prisonnier de la nécessité, il ne comprend pas qu’une chose
20 puisse ne pas être utile ; il ne comprend pas non plus que, dans le fond, c’est l’utile qui peut
être un poids inutile, accablant Si on ne comprend pas l’utilité de l’inutile, l’inutilité de l’utile,
on ne comprend pas l’art ; et un pays où on ne comprend pas l’art est un pays d’esclaves, de
robots, un pays de gens malheureux, un pays de gens qui ne rient pas ni ne sourient, un pays
sans esprit ; où il n’y a pas l’humour, où il n’y a pas le rire, il y a la colère et la haine. [Fin de
l’extrait étudié] Car ces gens affairés, anxieux, courant vers un but humain ou qui n’est qu’un
mirage, peuvent tout d’un coup, aux sons de je ne sais quels clairons, à l’appel de n’importe
quel fou ou démon se laisser gagner par un fanatisme délirant, une rage collective
quelconque, une hystérie populaire. Les rhinocérites, à droite, à gauche, les plus diverses,
constituent les menaces qui pèsent sur l’humanité qui n’a pas le temps de réfléchir, de
reprendre ses esprits ou son esprit, elles guettent les hommes d’aujourd’hui qui ont perdu
le sens et le goût de la solitude.
Document complémentaire (lecture cursive)
Pierre Desproges (1939-1988)
TORTURE : nom commun, trop commun, féminin, mais ce n’est pas de ma faute. Du latin tortura, action
de tordre. Bien plus que le costume trois-pièces ou la pince à vélo, c’est la pratique de la torture qui
permet de distinguer à coup sûr l’homme de la bête.
L’homme est en effet le seul mammifère suffisamment évolué pour penser à enfoncer des tisonniers
dans l’œil d’un lieutenant de vaisseau dans le seul but de lui faire avouer l’âge du capitaine ...
Pierre Desproges, Dictionnaire superflu à l’usage de l’élite et des bien nantis. (1985)
Pour venir en aide à mes amis nouveaux riches qui crèvent dans leur cholestérol en plein hiver à Méribel,
j’ai décidé d’ouvrir les restaurants du foie. Envoyez-moi des tonnes de verveine et des quintaux de
biscottes sans sel, le bon Dieu vous les rendra.
Pierre Desproges, Chroniques de la haine ordinaire. (1987)
Il est grand temps de faire l’éloge de l’erreur judiciaire. (...) Si l’erreur judiciaire n’avait pas existé, est-ce
qu’aujourd’hui le capitaine Dreyfus serait aussi célèbre en France ?
Pierre Desproges, Fonds de tiroir. (1990)

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