1 La vérité et la beauté en littérature (*) François de Fromont

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1 La vérité et la beauté en littérature (*) François de Fromont
La vérité et la beauté en littérature (*)
François de Fromont
Pourquoi les poètes et les romanciers écrivent ils des poèmes ou des romans?
Pourquoi lisons-nous des poèmes, des romans, des essais, pourquoi assistons-nous à des
pièces de théâtre? En un mot, ou en trois, pourquoi faisons-nous de la littérature, et pourquoi
y a-t-il une littérature, pourquoi nous y intéressons-nous?
Tous les chercheurs en littérature, tous les professeurs de littérature, tous les étudiants
en littérature et tout simplement tous les amateurs de littérature se sont certainement posé plus
d'une fois cette question. Je ne sais pas si beaucoup l'ont résolue. Il est sans doute plus
important de vivre avec la littérature que de répondre à cette question abstraite.
En ce qui me concerne, je ne suis jamais arrivé à répondre à cette question clairement
et parfaitement. Cette réponse est peut-être tout simplement que nous sommes des êtres
humains. Là où il y a des êtres humains, il y a toujours eu une littérature et un goût pour la
littérature. Avant même que l'écriture existe, on a chez tous les peuples composé, récité ou
chanté, et écouté des poèmes, des récits, des épopées. Les animaux consacrent toutes leurs
énergies à la satisfaction de leurs besoins présents, ils ont peu de mémoire et aucun regret du
passé, leurs seuls espoirs portent sur leur satisfaction très proche. Mais les humains rêvent
bien souvent avec nostalgie à un passé qui n'était pas parfait mais qu'ils embellissent; ils
rêvent aussi sans cesse d'un futur plus beau que le présent. Ces regrets, cette nostalgie, ces
espoirs de beauté ne sont-ils pas l'aliment inépuisable des poèmes, des œuvres dramatiques,
des romans?
Cependant, au moment où je vais probablement m'écarter un peu de la littérature pour
mes années de vieillesse, ou peut-être, s'il plaît à Dieu, pour une nouvelle jeunesse et un
nouveau travail, j'aimerais réfléchir encore une fois à cette question: qu'est-ce donc que la
littérature, quel est son but, sa valeur, pourquoi nous intéresse-t-elle?
Charles Péguy, qui est pour moi le plus cher des écrivains français, se donnait comme
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programme dans le premier cahier de la première série des Cahiers de la Quinzaine, au
début du mois de janvier 1900, dans un article intitulé “Lettre du Provincial" en hommage à
Pascal, Charles Péguy se donnait comme programme: “Dire la vérité, toute la vérité, rien que
la vérité, dire bêtement la vérité bête, ennuyeusement la vérité ennuyeuse, tristement la vérité
triste."(1)
Cette phrase de Péguy est, bien sûr, une provocation: heureuse, belle, agréable, la
vérité est facile à dire. C'est quand elle paraît triste, ennuyeuse ou bête que le devoir de la dire
doit s'imposer avec le plus de force à l'écrivain. Sans doute, directement, cette mission de dire
la vérité concernait d'abord l'œuvre de fondateur et de directeur de revue de Péguy, son Eure
de journaliste. Mais il n'y a aucun doute que dans ses œuvres proprement littéraires, dans ses
essais bien sûr mais aussi tout autant dans ses poèmes, dans son drame de Jeanne d'Arc,
Péguy ne se soit proposé tout aussi intensément de dire la vérité, et même tristement la vérité
triste. Dans ce drame en trois pièces de
Jeanne d'Arc, avec son style volontairement très
simple, presque naïf, et légèrement archaïsant, Péguy peut sembler loin du monde réel, dans
l'utopie sinon dans le rêve. Et cependant, dans une scène célèbre de ce drame comme celle où
Péguy oppose la manière de parler aux soldats de Gilles de Rais et celle de Jeanne (2), c'est
bien la vérité humaine des rapports entre bons ou mauvais chefs et peuple que l'écrivain
s'efforce d'exprimer, à travers un langage et un style qui ne sont évidemment pas ceux du
sociologue ni même de l'historien, mais le langage et le style d'un poète et d'un dramaturge.
Cet effort, cette recherche pour atteindre et exprimer la vérité, sont présents chez les
grands écrivains classiques français. Ce qu'ils appellent la nature ou le naturel, c'est la vérité
de l'être humain, souvent cachée volontairement par les passions, et qu'ils découvrent dans
leurs œuvres. Il y a beaucoup de manières de découvrir la vérité. Molière dans ses comédies,
nous dévoile la vérité de l'homme sous ces passions et la vérité des relations humaines, dans
la famille par exemple, relations qui sont souvent dénaturées par l'argent ou par les passions.
Molière n'a pas besoin pour cela d'écrire des traités de morale ou de psychologie, et cela ne lui
réussirait sans doute pas. C'est tout simplement dans ses comédies qu'il dévoile et fait éclater
cette vérité humaine. Par contre, celui qui comprend le mieux les passions humaines au
XVIIème siècle, Racine, les montre, suivant la formule de La Bruyère, “telles qu'elles sont", à
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travers les héros et les héroïnes des ses tragédies. Chacun dans son style, chacun dans le genre
où il excelle, les grands classiques français ont recherché et montré la vérité humaine. Est-ce
une caractéristique particulière de la littérature française? Oui, peut-être. Et pourtant, si j'osais
m'aventurer du côté de la littérature japonaise par exemple, des œuvres comme les romans de
Natsumé Sôséki, pour n'en citer qu'un, ne sont-ils pas aussi une recherche et une découverte
de la vérité humaine? Mais mieux vaut sans doute me cantonner dans ce que je connais peutêtre un peu moins mal, c'est à dire la littérature française.
Les écrivains classiques du grand XVIIème siècle ne sont bien sûr pas les seuls à
vouloir découvrir et dépeindre la vérité. Au XXème siècle, le roman occupe une place
éminente dans la littérature française, un peu comme celle que le théâtre avait occupée au
XVIIème. Le roman est, essentiellement, fiction. Dans le monde de l'édition moderne, sous
l'influence anglo-saxonne, on a tendance à distinguer “fiction" et “non-fiction". Le présupposé
d'une telle distinction est évidemment que la fiction peut être très belle, amusante, intéressante,
passionnante, mais que la vérité est du côté de la non-fiction. Si le XXème siècle qui vient de
finir a été le siècle du roman, il a aussi été le siècle de l'immense développement des sciences
humaines. On voit bien cela dans le petit monde de l'université japonaise. Les étudiants se
précipitent en foule du côté de la psychologie, avec le grand espoir de comprendre et de
pouvoir résoudre leurs problèmes humains et aider à résoudre ceux des autres autour d'eux.
C'est un espoir dont on peut légitimement espérer qu'il sera au moins en partie comblé. Mais
une œuvre littéraire et en particulier un roman, tout “fiction" soit-il, peut dire, à sa manière
propre, autant et plus de vérité sur l'homme qu'un bon traité de psychologie. Il y a plusieurs
manières de découvrir et de dire la vérité sur l'homme et sur le monde. L'œuvre littéraire est
une fiction, c'est vrai. Elle diffère d'un traité de science humaine et elle ne remplace pas une
étude technique. Mais à travers son langage de fiction, elle est capable de nous faire
comprendre la vérité sur la vie humaine et le cœur humain. S'il faut choisir un exemple parmi
les romanciers français du XXème siècle, je voudrais nommer Mauriac. “Ces romans sont
faux, il n'y a pas de personnages comme cela dans notre famille et dans notre monde", a
protesté plus d'un lecteur scandalisé ou simplement rebuté par les douloureux héros ou
héroïnes mauriaciens. Et pourtant, que n'importe qui d'entre nous, même au-delà des
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différences et des distances géographiques comme entre la France et le Japon, ouvre les yeux
de son regard intérieur, ces hommes et ces femmes dont parle Mauriac, ces hommes et ces
femmes torturés par la passion, par l'amour, la jalousie, la rancune, ces familles déchirées par
l'argent ou murées dans l'absence de communication, chacun de nous sera bien obligé de les
voir autour de lui, et en lui-même d'abord. Et peut-être découvrira-t-il aussi cette petite lueur
d'espoir qui brille dans chacun des romans de Mauriac.
Certes, le roman n'est pas directement la réalité. L'œuvre littéraire choisit, elle met en
valeur ce qui est nécessaire, elle omet tout le moins important qui dans notre vie réelle de tous
les jours nous distrait et nous empêche de voir l'important. C'est parce que l'œuvre littéraire
est différente de la réalité ordinaire qu'elle peut nous apprendre la vérité qui reste cachée dans
la grouillante réalité quotidienne. Si l'œuvre du romancier n'était qu'identique à ces caméras
automatiques qu'on installe dans les banques ou sur les quais des gares, elle n'aurait aucun
intérêt. Pourquoi revoir deux fois inutilement la même chose? pourquoi refaire deux fois
l'expérience d'une vie plus ou moins incompréhensible? Mais l'œuvre d'art peut commencer
dès qu'un photographe humain remplace la caméra automatique. Le photographe choisit, il
met en valeur. C'est ce que fait éminemment le romancier. Il nous offre donc une vision de la
vérité nouvelle, dans un langage nouveau. Il faut apprendre à lire cette langue, à saisir cette
vision, sous peine d'incompréhension irrémédiable. Peut-être les lecteurs qui ont été rebutés
par les romans mauriaciens, qui les ont crus faux, étaient-ils des personnes qui ne savaient pas
lire. Certes, ils avaient appris à lire dans leur enfance, mais ils ne savaient peut-être pas lire la
langue du roman. C'est une joie d'enseigner une langue, et d'enseigner la manière de lire la
littérature. Dans ces merveilleuses classes de littérature, après les classes de langue qui sont
belles aussi mais un peu plus austères, dans les classes de littérature j'ai toujours eu
l'impression que nous essayons d'apprendre à lire aux étudiants. Naturellement, il ont 20 ans
et ils ont déjà beaucoup lu. Mais apprendre à lire cette nouvelle langue de l'œuvre littéraire,
comprendre la vérité qu'elle contient. Apprendre à lire aussi sans lunettes colorées, c'est à dire
sans faire passer chaque œuvre lue par le prisme de nos préjugés personnels qui ne laissent
passer que ce que nous savons déjà, ou ce que nous croyons savoir; de sorte qu'après avoir
beaucoup lu, on risque de se retrouver avec le même petit bagage d'idées étroites.
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Le critique Henri Guillemin emploie à propos de l'écrivain Jean Sulivan la formule:
“écrire pour mentir un peu moins."(3)
Jean Sulivan est un écrivain mort accidentellement en 1980 en laissant une œuvre
assez considérable de romancier et d'essayiste. Directeur de la collection “Voies ouvertes" aux
Editions Gallimard, son œuvre a attiré plutôt l'élite que le grand nombre des lecteurs. La
formule d'Henri Guillemin, “Ecrire pour mentir un peu moins", sous sa forme paradoxale,
définit certainement assez bien l'œuvre de Jean Sulivan et pourrait sans doute être appliquée à
bien d’autres écrivains. Je cite ici
Le plus petit abîme de Jean Sulivan: “Longtemps, comme
on me l'avait appris, j'aurai préféré les œuvres serrées, impersonnelles, classiques enfin. Je les
aime encore plus que je n'oserais dire. Elles sont miraculeusement achevées, suffisantes. On
craint d'y toucher. Mais leur poli m'impressionne moins, leur transparence m'inquiète. [...] Il
suffit parfois de retourner la phrase: elle dit le contraire avec la même splendeur. Ce sont de
merveilleuses idoles à tout dire et qui n'avouent jamais leurs mensonges. Mais qui résisterait à
la tentation de faire de telles idoles s'il en avait le pouvoir?"(4) Voila donc le problème de
l'écrivain posé: résister à la tentation du mensonge. Tous les mots humains sont imparfaits, ils
disent à la fois trop et trop peu. La compréhension n'est jamais parfaite, il s'y mêle toujours un
peu d'incompréhension. L'adéquation entre le sentiment qu' on veut exprimer et la phrase qui
l'exprime n'est jamais totale. Les mots sont toujours un peu menteurs. Et pourtant l'écrivain
doit se servir de ces mots, sous peine de sombrer dans le silence, de renoncer à toute
expression et à toute compréhension. L'effort de Jean Sulivan, c'est donc, pour reprendre la
formule volontairement choquante d'Henri Guillemin, l'effort pour utiliser les mots avec le
moins de mensonge possible. La littérature, c'est d'écrire le plus vrai possible, sans arriver
jamais peut-être à la vérité parfaite. Sulivan ne s'est pas engagé dans cet effort par déception
de ne pouvoir écrire des œuvres classiques parfaites, car ces “merveilleuses idoles" comme il
les appelle, il avait le pouvoir d'en faire, et il a écrit dès le début de sa carrière littéraire un
recueil de nouvelles d'une rare perfection, Bonheur des
rebelles(5). Mais il a toujours dans
son œuvre continué son effort pour s'attacher plus étroitement à la vérité.
Il est très intéressant aussi ici d'examiner en particulier le cas de l'écrivain chrétien. La
“logique de l'écrivain chrétien"(6) dont parle Sulivan à la fin de sa
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Petite littérature
individuelle , c'est, pour celui qui sait que comme manieur de mots, il n'est guère, comme dit
Saint Paul, qu'une “cymbale retentissante"(7),
de s'exprimer à travers un langage et une
esthétique qu'il doit cependant nécessairement fracturer. Pour être totalement fidèle à la vérité,
l'écrivain chrétien ne doit pas se contenter de répéter scrupuleusement le même message
éternel. Il ne lui suffit pas de s'attacher à ce message et de consacrer toute sa voix à le
transmettre immuable. Ce ne serait pas là une vraie fidélité, car en répétant on risque de ne
transmettre que des mots morts. Je cite de nouveau
Le plus petit abîme de Jean Sulivan: “Si
la vérité hors de nous est immuable, son cheminement en nous ne l'est pas. Ce qui est dit n'a
pas encore été dit, ce qui est trouvé n'a pas encore été trouvé. Les répétiteurs ne sont fidèles
qu'en apparence. La vérité qui n'est plus réchauffée dans une conscience d'homme est une
vérité trahie."(8)
L'écrivain est celui qui, au milieu des troubles et des aspirations d'une certaine époque,
accueille et réchauffe la vérité dans un cœur humain et lui donne vie encore une fois, toujours
la même à toutes les époques et toujours nouvelle à chaque nouvelle époque et dans chaque
nouvelle œuvre. L'écrivain chrétien en particulier doit avoir conscience de toutes les
imperfections qui se mêlent à la vérité quand elle passe par un cœur humain. Mais la parole de
l'écrivain qui s'efforce d'exprimer la vérité, quoique imparfaite, existe, elle est vivante. Par
cette parole de l'écrivain, la vérité se communique aux lecteurs.
Mais il y a encore une autre question à laquelle il faut répondre. Je suis sûr que ceux
qui auront eu la patience de suivre ces réflexions jusqu'ici ne seront pas satisfaits. Et ils auront
raison de ne pas l'être. La recherche de la vérité, c'est le but de la philosophie. Si la littérature
est la recherche de la vérité, elle se confond avec la philosophie. Et nous savons bien qu'il n'en
est pas ainsi. La philosophie se fait avec des idées. La littérature se fait avec des mots. Peutêtre serait-il plus exact de dire avec des phrases, car le mot isolé n'est pas vivant. Il est mort
ou au moins endormi, comme les mots dans le dictionnaire. Seule la phrase, si courte soit-elle,
est significative, active, en un mot vivante.
Dans l'usage des mots et des phrases, l'écrivain choisit, groupe, associe. Il recherche la
plus grande beauté possible. Il cherche la beauté par l'harmonie des sons, des évocations, des
correspondances. Nous avons dit tout à l'heure qu'un roman n'est pas un traité technique de
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psychologie et ne peut pas remplacer un tel traité. Mais le roman, dans son ordre, dépasse de
beaucoup le traité technique. L'œuvre littéraire ne s'adresse pas seulement à la raison du
lecteur, mais à tout son être humain, à sa sensibilité. Dans le roman de Mauriac Le noeud de
vipères, lors de la célèbre scène où l'orage menace la vigne en fleur, au chapitre XI(9), ce n'est
pas seulement avec notre intelligence que nous comprenons l'orage qui éclate dans la nature et
la tempête qui déchire le cœur de Louis, le héros du roman. Nous voyons le spectacle
grandiose et terrible, nous en entendons tous les sons, peut-être sentons-nous la blessure des
grêlons sur notre chair. Beauté et terreur nous saisissent. Il y a ici comme dans toute grande
œuvre littéraire, quelque chose de plus que la saisie du vrai par la raison. Cette force en plus,
c'est la beauté, et c'est ce qui fait, nous semble-t-il, la caractéristique de la littérature, qui est
art. En conclusion de son Traité de la Vérité, Thomas d'Aquin, au XIIIème siècle, disait en
latin: “Bonum et verum convertuntur" (formule qu'il utilise aussi dans sa Somme
théologique)(10). Ce latin très concis ne peut peut-être pas être traduit parfaitement en
français, mais je pense qu'on peut dire: le bien et le vrai se correspondent parfaitement, ou
encore “le bien et le vrai coïncident”. En affirmant cela, Saint Thomas parlait en philosophe et
surtout en théologien, peut-être aussi en moraliste. Mais en ce qui concerne l'art et la
littérature, il faut oser dire que la formule du grand philosophe du Moyen Age est insuffisante.
On doit dire: Bonum et pulchrum et verum convertuntur, “Le bien, le beau et le vrai
coïncident.”
Certes, cette parfaite correspondance du beau, du vrai et du bien n'est pas toujours
apparente. L'écrivain doit cheminer à travers les douleurs, les doutes et les fautes de
l'humanité. Cependant, depuis les grands classiques du XVIIème siècle jusqu'aux auteurs qui
me sont les plus chers au XXème siècle, il me semble que c'est ce qu'ont réalisé les grands
écrivains dans leurs œuvres: le beau et le vrai coïncident.
Cela ne va pas absolument de soi. Des buts différents peuvent attirer l'écrivain et les
lecteurs. Certains auteurs peuvent rechercher l'étonnant, le nouveau, l'étrange dans leurs
œuvres. Encore plus que de faire admirer le vrai et le beau, ils peuvent chercher à attirer par
l'étonnement, ou même par le scandale.
Il ne faudrait pas non plus croire que la frontière, s'il y en a une, passe entre des
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écrivains qui décrivent le monde réel, et des écrivains de l'irréel. L'irréel, sous toute ses
formes, féérique, merveilleux, fantastique etc., est aussi un langage qui sait dire à sa manière
la vérité.
Le Petit Prince de Saint-Exupéry, la seule œuvre de la littérature française que 125
millions de Japonais connaissent et goûtent, Le Petit Prince avec ses éléphants, ses baobabs et
ses vols d'oies sauvages interstellaires, est bien loin de la description du monde réel. Mais à
tous les lecteurs petits ou grands, chacun à son degré, le Petit Prince fait admirer une beauté et
aimer une vérité. Pour prendre un autre exemple parmi beaucoup, L'Ondine de Giraudoux
décrit aussi un monde irréel. Et pourtant elle nous donne aussi une vérité humaine.
La ligne de séparation, si par malheur il devait y en avoir une, dépend de la volonté de
l'écrivain: rechercher ce beau et ce vrai qui coïncident, et les donner à goûter aux lecteurs,
plutôt que de chercher le bizarre, le nouveau, l'étonnant.
J'ai commencé cette réflexion, peut-être déjà trop longue, par une phrase de Péguy qui
portait sur l'œuvre du directeur de revue et du journaliste avant même de porter sur l'œuvre
littéraire proprement dite. Puisque tant d'écrivains du XXème siècle ont exercé, en même
temps que le métier d'écrivain, celui de journaliste très engagé, terminons cette réflexion par
une comparaison entre les dangers qui peuvent peut-être menacer la littérature et ceux qui
menacent le journalisme. Le journaliste, disait Péguy, est fait pour dire la vérité, toute la vérité,
rien que la vérité, dût-elle parfois paraître bête, ennuyeuse ou triste. Le journaliste moderne
est trop souvent tenté d'oublier la vérité, surtout celle qui paraît ennuyeuse ou triste, pour
rechercher exclusivement le nouveau, l'intéressant ou l'étonnant, l'attrayant pour le lecteur,
voir le scandale, bref ce que les Anglo-saxons appellent la “news value".
La littérature est faite pour rechercher le beau et le vrai, il serait dommage, je crois,
qu'elle se laissât parfois trop entrainer vers l'étrange, l'étonnant, ou le scandaleux. Le XXème
siècle a été un siècle d'une richesse magnifique pour la littérature française, pour le roman en
particulier. Au seuil du XXIème siècle, dans un monde qui se sent trop souvent perdu dans le
dangereux labyrinthe de ses propres progrès, nous attendons avec beaucoup d'espérance des
écrivains qui, dans un style nouveau peut-être, rechercheront encore la correspondance du
beau, du vrai et du bien.
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(*) Allocution prononcée à la réunion annuelle de la Société de langue et littérature française
de l'université Sophia, le 10 novembre 2001.
Notes:
(1) Charles Péguy, Œuvres en prose complètes I, Bibliothèque de la Pléiade,
Gallimard, 1987, pp. 291-292.
(2) Charles Péguy, Œuvres poétiques complètes, Bibliothèque de la Pléiade,
Gallimard, 1975, pp. 169-170.
(3) Henri Guillemin, Sulivan ou la parole libératrice, Gallimard, 1977,
p.143 sqq.
(4) Jean Sulivan, Le plus petit abîme, Gallimard, 1965, pp. 12-13.
(5) Jean Sulivan, Bonheur des rebelles, Gallimard, 1960.
(6) Jean Sulivan, Petite littérature individuelle, Gallimard, 1971, p. 137 sqq. (7) Première
Epître aux Corinthiens, chapitre XIII, verset 1.
(8) op.cit., p. 15.
(9) François Mauriac, Œuvres romanesques et théâtrales complètes II,
Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 1979, pp. 459-461.
(10)Thomas d'Aquin, De Veritate, in fine. Summa Theologica, passim..
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