24JoursLa vérité sur l`affaire - Fondation pour la Mémoire de la Shoah

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24JoursLa vérité sur l`affaire - Fondation pour la Mémoire de la Shoah
24Jours
La vérité sur l’affaire
Ilan Halimi
DOSSIER
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Lʼactualité éducative du cinéma
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24Jours
La vérité sur l’affaire
Ilan Halimi
DOSSIER
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INTRODUCTION
Le 13 février 2006, le long des voies du RER à Sainte-Geneviève-des-Bois, dans l’Essonne,
était retrouvé par la police un jeune homme agonisant, portant de nombreuses traces de
tortures, qui allait décéder peu après. Il s’appelait Ilan Halimi, il était vendeur dans une
boutique de téléphonie mobile, et s’il avait été choisi par ses ravisseurs, selon leurs dires, c’est
parce qu’il était juif, et que « les juifs ont de l’argent ».
Le film d’Alexandre Arcady, 24 jours, la vérité sur l’affaire Ilan Halimi (sorti le 30 avril dans
les salles), qui raconte le calvaire vécu par lui et ses proches, leur rend hommage et dénonce
l’antisémitisme qui a motivé ces actes de torture.
Comme toute forme de racisme, l’antisémitisme, quelles que soient ses manifestations,
n’offense pas seulement les personnes qui en sont victimes : il menace également la cohésion
nationale en sapant les valeurs essentielles de la République (égalité, respect de la dignité
humaine…). C’est pourquoi la lutte contre l’antisémitisme est l’affaire de tous, et qu’il faut
saisir toutes les occasions pour faire reculer les idées fausses et les préjugés porteurs de haine.
Ce dossier se propose d’apporter aux enseignants des outils de compréhension et de réflexion
pour aborder avec leurs élèves, autour du film d’Alexandre Arcady ou de la mémoire d’Ilan
Halimi, le problème de l’antisémitisme.
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Lʼactualité éducative du cinéma
Crédits : Dossier réalisé par le site Zérodeconduite, en partenariat avec Canopé – Réseau CNDP
Textes rédigés et choisis par Vital Philippot, rédacteur en chef du site Zérodeconduite, et Catherine Magistry, professeur
d’Histoire-Géographie et de Cinéma au lycée Sophie Germain à Paris.
Crédits photo : © Paradis Films, sauf p .17 © John Foley
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SOMMAIRE
1.
Le film
•Rappel des faitsp. 4
•Synopsis et fiche techniquep. 6
•Analyse cinématographiquep. 7
•Histoire des arts : Cinéma et affaires criminelles
p. 11
2.
Dossier documentaire : L’antisémitisme, hier et aujourd’hui
•Entretien : Michel Wieviorka, sociologue
p. 12
•Repères : La législation antiraciste en France
p. 17
•Repères : Extrait du rapport 2013 de la CNCDH
p. 18
•Points de vue : Didier Lapeyronnie, sociologue
p. 21
•Points de vue : Esther Benbassa, historienne
p. 23
•Ressources complémentairesp. 25
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2.LE FILM
Le film
Rappel des faits
L’enlèvement, la séquestration et la mort d’Ilan Halimi
Ilan Halimi a été enlevé le 20 janvier 2006 à Sceaux et retrouvé agonisant le 13 février 2006
au matin, le long d’une voie de chemin de fer, à Sainte-Geneviève-des-Bois.
Il a été séquestré et torturé pendant vingt-quatre jours : les neuf premiers jours dans un
appartement vacant, au 1, rue Serge Prokofiev, à Bagneux, puis dans la chaufferie d’un
immeuble voisin.
Au cours de sa détention, les parents d’Ilan ont reçu près de sept cents appels, trois
photographies et deux enregistrements sonores. Une rançon de 450 000 euros leur a été
initialement réclamée pour la libération, mais le montant fut sans cesse modifié. A la fin, il
n’était plus que de 5 000 euros.
L’autopsie a révélé des brûlures sur 80 % du corps d’Ilan, de nombreux hématomes et
contusions, une incision au cutter de sept centimètres sur la joue gauche, ainsi que deux
plaies à l’arme blanche sous la gorge. Le médecin légiste a conclu qu’aucun coup n’avait été
fatal. Ce sont l’ensemble des tortures infligées, l’épuisement et le froid qui ont entraîné la mort.
Le procès
Au total, vingt-neuf suspects ont été mis en examen pour « association de malfaiteurs,
enlèvement, séquestration en bande organisée avec actes de tortures et de barbarie, assassinat ».
Le parquet a retenu la circonstance aggravante de faits commis « en raison de l’appartenance
de la victime à une ethnie, une race ou une religion déterminée ».
Avant Ilan, cinq autres juifs, Olivier Z., Jacob G., Michaël D., Jimmy D. et Marc K. ont échappé
de justesse au « gang des Barbares ». Des médecins et des notaires, de confession juive
également, ont eux aussi été victimes de cette association de malfaiteurs : en 2005, ils ont fait
l’objet de tentatives de racket.
Le 18 février 2008, Youssouf Fofana, instigateur de l’enlèvement, qui encourt la réclusion à
perpétuité, ainsi que vingt de ses complices, ont été renvoyés devant la cour d’assises pour
rapt et assassinat. Sept autres suspects ont, quant à eux, été renvoyés devant le tribunal
correctionnel pour non-dénonciation de crime. Un des membres du gang, qui avait moins de
seize ans à l’époque des faits, a été jugé par le tribunal pour enfants.
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Le procès s’ouvre le 27 avril 2009 et dure trois mois. Un second procès en appel pour
rejuger 17 accusés, ouvert le 25 octobre 2010, aggrave les peines prononcées en première
instance pour 7 d’entre eux et confirme le verdict pour les 10 autres.
Au total, sur les 29 suspects mis en examen, 19 ont été condamnés à des peines de prison,
qui s’étendent de 2 à 22 ans en fonction de l’implication des accusés dans les faits jugés.
La circonstance aggravante « à caractère antisémite » (voir définition p. 17) a été retenue
pour deux des condamnés : Youssouf Fofana et Jean-Christophe G. (mineur au moment
des faits, son identité n’est pas révélée).
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Le film
Synopsis et fiche technique
24 jours,
la vérité sur l’affaire Ilan Halimi
Un film de Alexandre Arcady
France, 2014
Durée : 1 h 50 mn
Sortie en salles le 30 avril 2014
Synopsis
Adapté du témoignage de Ruth Halimi, 24 jours, la
vérité sur l’affaire Ilan Halimi raconte l’enlèvement,
la séquestration et finalement la mort du jeune Ilan
Halimi, vécus du côté de ses proches.
Fiche technique
Réalisation : Alexandre Arcady
Scénario et dialogues : Antoine Lacomblez, Emilie Frèche, Alexandre Arcady
D’après le livre 24 Jours, La Vérité sur la mort d’Ilan Halimi, de Ruth Halimi et Emilie Frèche,
paru aux Éditions du Seuil
Avec :
Ruth Halimi : Zabou Breitman, Didier Halimi : Pascal Elbé, Commandant Delcour : Jacques
Gamblin, Brigitte Farell : Sylvie Testud, José Fernandez : Eric Caravaca, Ilan Halimi : Syrus
Shahidi, Yaël Halimi : Alka Balbir, Youssouf Fofana : Tony Harrisson…
Musique : Armand Amar
Photo : Gilles Henry
Décors : Tony Egry
Costumes : Eric Perron
Montage : Manu De Sousa
Son : Christian Fontaine, Yves Marie Omnes, Emmanuel Augeard
Une coproduction Alexandre Films, Orange Studio, New Light Films
Distribution : Paradis Films
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Analyse cinématographique
La question du point de vue
Le film d’Alexandre Arcady est l’adaptation à l’écran du livre-témoignage co-écrit par Ruth
Halimi, la mère d’Ilan, et la romancière Emilie Frèche (qui en signe également l’adaptation
pour le cinéma) : 24 jours : la vérité sur la mort d’Ilan Halimi (Éditions du Seuil, 2011).
Le film épouse donc le « point de vue » de la mère d’Ilan, à la fois au sens narratif du terme
(on vit les événements de son côté) et au sens « d’interprétation des événements » (il s’agit
d’insister sur la dimension antisémite des faits, que selon Ruth Halimi la police n’a pas
suffisamment prise en compte). L’affiche du film met d’ailleurs en avant le seul personnage de
la mère (interprétée à l’écran par l’actrice Zabou Breitman), dont l’inscription au milieu d’une
foule laissée dans le flou (à l’arrière comme au premier plan) accentue l’image de solitude et
de désarroi…
Pour le réalisateur, ce parti pris répond autant à un souci d’exactitude dans la reconstitution
des faits (utilisation des procès-verbaux, tournage de nombreuses scènes sur les lieux mêmes
de l’action) qu’à un engagement moral : il s’agit « d’être du côté des victimes et non pas des
bourreaux. Être du côté de ceux qui ont souffert, de ceux qui ont subi les assauts nauséabonds,
haineux, irrationnels de cette bande de décervelés que l’on a appelés, plus tard, le gang des
barbares »1. Le film est ainsi conçu comme un hommage à Ilan et à ses proches, et une
dénonciation implacable du crime.
Tout autre est le parti pris du romancier Morgan Sportès dans Tout, tout de suite (Fayard,
2011), ouvrage également adapté au cinéma par le réalisateur Richard Berry. Il s’agit cette fois
d’essayer de comprendre l’enchaînement des faits, la dynamique de groupe autour de Youssouf
Fofana, en racontant l’enlèvement, la séquestration et le meurtre d’Ilan « de l’intérieur ». Pour
ce faire, Morgan Sportès est obligé de basculer du côté de la fiction, inventant dialogues et
détails, et modifiant le nom des personnages (Ilan devient « Elie », Youssouf Fofana devient
« Yacef ») : « J’ai réélaboré ces faits, à travers mon imaginaire, pour en nourrir une création
littéraire, une fiction. Seule leur logique m’intéressait, leur signification implicite : ce qu’ils nous
disent sur l’évolution de nos sociétés. »2
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Extrait du dossier de presse du film
Extrait du dossier de presse du film
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Analyse cinématographique
Focus narratifs
Ouverture et fin
Les deux séquences qui ouvrent et ferment le récit mettent en scène Ruth Halimi, la mère
d’Ilan, interprétée par Zabou Breitman, qui s’adresse directement aux spectateurs. En
introduction, il s’agit d’un plan rapproché où elle se détache sur un arrière plan végétal, flou :
elle se présente et annonce l’exceptionnalité de ce que le film va, ensuite, nous raconter.
L’annonce passe en voix off et lance le film proprement dit : un jour banal, une mère qui
visiblement quitte son travail et profite des soldes pour acheter des chaussures d’homme,
qu’elle offre à son fils dans la séquence suivante. La fin du film, après un carton déroulant
les sentences, est située après une importante ellipse. Le dernier plan est un lent travelling
avant vers la mère, assise dans un jardin public : elle clôt le film en faisant état du courrier
reçu après la mort de son fils, là encore en parlant directement au spectateur, avec un regard
caméra. La dernière phrase, « qu’il repose en paix », lance un panoramique vers le panneau
du square qui porte le nom d’Ilan Halimi.
Photogramme extrait du film (o:55)
Du côté de la famille
Le film place donc le spectateur avec la famille, dans sa souffrance. De la normalité d’une
vie de famille, à l’exaspération teintée d’inquiétude devant une absence à un repas, de
l’irruption de l’horreur aux réunions avec les policiers, dans l’attente, subie, soumise aux
appels téléphoniques des kidnappeurs, toujours incohérents, dans l’angoisse qui grandit alors
que les jours passent.
Alexandre Arcady fait aussi sienne la thèse d’un crime antisémite, qui est celle de la famille,
et que la police a négligée dans un premier temps. Les moments de la prise de conscience de
l’existence de préjugés antisémites chez les ravisseurs sont soulignés par de légers ralentis :
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par exemple lors de l’interrogatoire d’un homme se révélant avoir été lui aussi une cible.
Une de ses remarques, anodine, éveille chez la mère qui y assiste les premiers soupçons. Le
dialogue amène un plan rapproché sur elle qui s’éloigne, avec un dernier regard, en suspens
donc.
La mise en scène de la police
La police est représentée principalement par trois personnages : le commissaire (Jacques
Gamblin), une psychologue négociatrice (Sylvie Testud) et un inspecteur (Eric Caravaca). Les
deux premiers sont secs, anguleux, tranchants, aussi bien en raison de leur physique (ils
sont tous deux très minces) que de leur jeu : Sylvie Testud incarne ainsi une professionnelle
aguerrie, accomplissant sa tâche d’une manière presque mécanique, voire déshumanisée
tant les rares moments d’empathie semblent faire eux aussi partie de la procédure à suivre
en cas de kidnapping. Le scénario donne un autre rôle au troisième. Plus proche de la famille,
plus compatissant, plus « rond » (cela passe aussi par le physique de l’acteur), il est aussi celui
qui, parmi les trois, est convaincu du caractère antisémite de l’enlèvement.
Photogramme extrait du film (31:46)
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La mise en scène du « gang des barbares »
Le groupe du « gang des barbares » n’est montré que de manière partielle. La plupart de ses
membres est hors champ, à l’exception de leur chef, Youssouf Fofana, de la jeune fille qui
a piégé Ilan et de deux autres qui, premiers arrêtés, permettent de remonter la filière. Ce
choix, qui permet de concentrer le récit sur la famille, est aussi celui de la sobriété dans la
représentation de la violence. Le film, en ce domaine, évite toute complaisance.
L’apparition des ravisseurs dans le récit est tardive. C’est d’abord la jeune fille, dans des
flashbacks liés à l’enquête, à la 16e minute, puis à la 25e minute : l’enlèvement, de nuit, par trois
hommes cagoulés et vêtus de noir, trois silhouettes. Les jeunes hommes, plus nombreux, qui
séquestrent Ilan ensuite restent dans ce statut. Dissimulés dans l’ombre, coupés par le cadre,
apparaissant dans des plans courts, au montage rapide, ils restent insaisissables. Ce sont des
pantins qui gesticulent, lancent des imprécations, des insultes. Les ressorts de leurs actes,
de leur dynamique de groupe ne sont accessibles qu’au détour d’un dialogue. Le carton des
sentences, qui mentionne leurs noms, ne reste à l’écran que le temps d’une lecture partielle.
Les quelques plans rapprochés isolent des visages mais ne permettent pas l’identification de
personnages.
Photogramme extrait du film (1:10:03)
Le « gang des barbares », c’est surtout Youssouf Fofana. Simple silhouette de dos, qui s’éloigne
dans une rue d’Abidjian, lorsqu’il entre dans le film à la 28e minute, il devient vite l’incarnation
du groupe. Le film le montre en interlocuteur de la famille, déambulant dans Paris, meneur de
jeu. Lui aussi insulte, tempête, s’énerve, jette ses téléphones, dans une pantomime outrancière
qui montre autant l’amateurisme que la folie de Fofana, et qui pourrait presque basculer, dans
un contexte moins tragique, dans un registre comique.
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Histoire des arts
Cinéma et affaires criminelles
24 jours relate l’enlèvement et la séquestration d’un jeune homme, Ilan Halimi, cible pour des
ravisseurs qui le croient riche parce que juif. Inspiré d’une affaire criminelle, le film s’inscrit
dans une tradition ancienne : en 1906 déjà, Méliès raconte les exactions, l’arrestation et
l’exécution de bandits écumant les campagnes dans Les Incendiaires. Les grandes affaires
criminelles du XXe siècle sont portées à l’écran, souvent très rapidement. Landru, exécuté
en 1922, juste après la fin de son procès, est l’objet d’un film autrichien la même année ; il
inspire ensuite Charlie Chaplin en 1948 (Monsieur Verdoux) puis Claude Chabrol en 1963
(Landru). Le même Chabrol raconte l’histoire de Violette Nozière, dont le procès a lieu en
1934, en 1977, avec Isabelle Hupert dans le rôle titre. Jean Gabin incarne Gaston Dominici
en 1973, dans L’affaire Dominici de Claude Bernard-Aubert, 21 ans après les crimes. Mais
Le pull-over rouge, réalisé par Michel Drach d’après le livre de Gilles Perault, sort en 1979,
trois ans seulement après le procès et l’exécution de Christian Ranucci ; et les deux films
inspirés de l’affaire Jean Claude Romand, qui est condamné en 1996, se succèdent à un an
d’intervalle : Laurent Cantet signe L’Emploi du temps en 2001, Nicole Garcia, d’après l’ouvrage
d’Emmanuel Carrère, L’Adversaire en 2002.
Plus récemment, les films fondés sur les affaires criminelles paraissent plus nombreux.
Certains, de façon assez classique, retracent l’itinéraire des criminels : l’escroc Philippe Berre
dans À l’origine de Xavier Giannoli (2009) ; le couple David Hotyat et Alexandra Lefebvre
dans Possession d’Eric Guirado autour de l’affaire Flactif (2012) ; Cécile Brossard dans Une
histoire d’amour qu’Hélène Fillières construit à partir de l’affaire Edouard Stern et du roman
Sévère de Régis Jauffret (2013).
Mais, derrière la même volonté d’ausculter les dérives d’une société donnée, les préoccupations des réalisateurs sont diverses :
- centrer le regard sur des accusés à tort, victimes des systèmes judiciaire et médiatique, dans
Omar m’a tuer de Roschdy Zem d’après l’affaire Omar Raddad et dans Présumé coupable
de Vincent Garenq, qui relate les conséquences des fausses accusations subies par Alain
Marécaux, l’ « huissier » de l’affaire Outreau.
- interroger l’attitude des témoins, quand ils restent à l’écart, détournent le regard : Lucas
Belvaux dans 38 témoins (2012) construit ainsi son film sur ceux qui, d’ordinaire au cinéma,
restent hors champ.
- accompagner le quotidien d’une victime dans À moi seule de Frédéric Videau, inspiré
notamment par l’affaire Natacha Kampush (2012), de la famille qui attend dans 24 jours, la
vérité sur l’affaire Ilan Halimi.
Dans ce tableau rapide et qui ne prétend pas à l’exhaustivité, les faits divers qui ne relèvent
pas d’affaires criminelles sont assez rares : Muriel et Delphine Coulin, dans 17 filles, racontent
l’histoire d’adolescentes qui jurent de tomber enceinte en même temps (2011), comme celles
de Gloucester, aux États-Unis.
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2.Dossier documentaire
L’antisémitisme hier et aujourd’hui
© John Foley
Entretien
Michel Wieviorka, sociologue
Michel Wieviorka est directeur d’études à l’EHESS (École des Hautes Études en Sciences
Sociales) et administrateur de la Fondation Maison des sciences de l’homme. Il a publié
de nombreux ouvrages sur le racisme et l’antisémitisme, et notamment, très récemment,
L’Antisémitisme expliqué aux jeunes (Seuil, 2014).
L’enlèvement, la séquestration et le meurtre d’Ilan Halimi constituent-il un crime
antisémite ?
Michel Wieviorka : Il s’agit d’une conjugaison de crime crapuleux et d’antisémitisme. L’objectif
de l’autoproclamé « gang des barbares » n’était pas de perpétrer un acte antisémite en tant
que tel. La motivation initiale était crapuleuse, mais elle a été « mise en forme » par des
préjugés porteurs d’une vision antisémite du monde : « les juifs ont de l’argent », « les juifs se
serrent les coudes »…
D’où vient ce préjugé selon lequel les juifs ont de l’argent ?
M.W. : Historiquement, il remonte au Moyen-âge. À cette époque, certains métiers vont être
interdits aux chrétiens, en particulier les métiers où l’on touche à l’argent. Les juifs ne sont
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pas soumis à ces interdits, et par conséquent vont se retrouver à exercer ces métiers.
En réalité, les juifs sont dans l’ensemble des gens très pauvres, et pas très différents des autres
pauvres. Seuls certains d’entre eux exercent ces métiers liés à l’argent, et parmi eux une
minorité pratique l’usure. Mais cela suffit, sur fond d’hostilité envers les juifs, à faire naître
le stéréotype du juif cupide, tel qu’il s’incarne par exemple dans le Shylock du Marchand de
Venise de Shakespeare.
Ce stéréotype va connaître un nouvel avatar au XIXe siècle, au moment où le capitalisme
triomphe. Parmi les penseurs qui critiquent le capitalisme, certains (Fourier, Proudhon,
Marx) vont associer les juifs au thème de l’argent et du capitalisme. Pour renverser le rapport
de domination et assurer l’émancipation du prolétariat, il faut donc s’opposer, entre autres,
aux juifs. Là encore, il s’agit d’une vision tout à fait partiale et pervertie de la réalité : certes il y
a, à l’époque, des juifs riches, banquiers ou capitaines d’industrie (comme les Rotschild ou les
Pereire en France), mais il y a aussi et surtout des masses juives prolétaires gigantesques. En
Pologne par exemple à la fin du XIXe siècle, les prolétaires juifs sont massivement présents
dans la grande industrie.
Ce préjugé a donc la vie dure, il traverse les âges…
M.W. : Il traverse les époques car il se transforme, en s’adaptant aux préoccupations du
moment. Par exemple à la fin des années 1990 on voit apparaître en France une nouvelle
accusation contre les juifs : ce sont eux qui auraient assuré la traite négrière et déporté
massivement les esclaves noirs aux Amériques et aux Antilles. C’est tout à fait faux, comme
l’ont montré les plus éminents historiens de l’esclavage, comme Henry Louis Gates aux ÉtatsUnis. De même, dans le sillage du révisionnisme apparaît le thème du « Shoah business », très
présent dans les spectacles de Dieudonné par exemple : peut être que les juifs n’inventent
pas la Shoah (comme les en accusent les révisionnistes), mais en tout cas ils s’en servent pour
gagner de l’argent.
Laissons ce thème de l’argent et revenons aux racines de l’antisémitisme, ou de
l’antijudaïsme.
M. W. : Il faut bien différencier les deux termes. « Antisémitisme » est un mot récent, qui
n’apparaît qu’à la fin du XIXe siècle. Avant, il faut plutôt parler « d’antijudaïsme », qui naît
véritablement avec le Christianisme (même s’il y eut également des formes d’hostilité
sporadiques contre les juifs dans l’antiquité). Les Chrétiens reprochent deux choses aux juifs :
premièrement d’avoir « tué Jésus », d’être le « peuple déicide » (certes des juifs ont joué un
rôle dans l’arrestation de Jésus, qui était lui-même juif, mais cela n’a rien d’étonnant car cela
se passait en terre juive) ; deuxièmement, ils refusent de se convertir à la nouvelle religion.
L’hostilité contre les juifs est donc d’abord d’origine religieuse. À partir des années 18801890, on peut parler d’invention de l’antisémitisme moderne, c’est à dire de l’idée que les
juifs constituent une race, qu’ils possèdent un type de morphologie spécifique. Le terme
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« sémite » vient à l’origine du champ de la linguistique, ou de la « philologie » comme on dit
à l’époque : on distingue les « langues sémites » ou « sémitiques » des « langues aryennes ». On
va glisser rapidement de la langue au peuple, puis du peuple à la race, question qui obsède les
Européens à la fin du XIXe siècle. Ces théorisations proprement raciales liées aux juifs vont
connaître un énorme succès à partir de 1880.
En quoi cet « antisémitisme moderne » modifie-t-il l’hostilité envers les juifs ?
M.W. : On leur reproche quelque chose de terrible car paradoxal : à la fois d’être trop différents
(puisqu’ils constituent une race à part entière), et de trop bien s’assimiler (ils se fondent dans
la population, on ne les distingue plus des non-juifs). De là naît la thématique du complot
juif, et l’obsession de débusquer les « citoyens français de confession israélite » comme on dit
à l’époque, de les rendre visibles (qui aboutira par exemple au port de l’étoile jaune). Ce sont
là des modes de pensée terribles car on ne peut pas y répondre. Plus on démontre que les
juifs s’assimilent, cessent d’être juifs (et pour certains se convertissent), plus les antisémites
disent : « Attention ! Leur grande force est d’arriver à bien cacher ce qu’ils sont vraiment ».
Le racisme s’accompagne donc d’une diabolisation des juifs : ils sont tellement sataniques
et puissants que moins on les reconnaît, plus ils complotent contre la nation et la société.
Autrement dit le racisme est l’idée que même si tous les attributs visibles, culturels, religieux
ont disparu, il y a quelque chose d’immuable et de caché, qui fait des juifs un danger dont il
faut se débarrasser.
Comment l’antisémitisme renaît-il après guerre, malgré le souvenir de la Shoah ?
M.W. : A la fin de la Seconde Guerre mondiale, on découvre ce qu’a été le génocide des juifs
d’Europe, que l’on n’appellera que plus tard « Holocauste » ou « Shoah ». Cette barbarie est
inouïe dans l’Histoire, même s’il y avait eu par le passé des massacres considérables de juifs.
Cela met, sinon l’antisémitisme, du moins ses manifestations, sous l’éteignoir. Comme le dit
alors Jean-Paul Sartre, dire « Je n’aime pas les juifs » n’est plus une opinion, c’est désormais
un délit. L’antisémitisme est devenu une sorte de tabou : qui n’aime pas les juifs aboutit à les
mettre dans les chambres à gaz. Ainsi, la « question juive » n’occupe pas beaucoup d’espace
dans les années 1950-1960, même s’il subsiste de l’antisémitisme. Elle réapparaît dans les
années 1970-1980 autour de deux points de fixation : les études historiques sur la Shoah, qui
donnent lieu au révisionnisme, et la création de l’état d’Israël…
Israël existe pourtant depuis l’immédiate après-guerre…
M.W. : Au début, l’état d’Israël a été très bien perçu par les opinions occidentales, à la fois
en souvenir des souffrances subies par le peuple juif et par sympathie pour ce petit pays
encerclé par des voisins hostiles. Tout bascule au début des années 1980, plus exactement en
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1982. Cette année là, l’état d’Israël décide d’intervenir militairement au Liban pour mettre fin
aux incursions et aux attentats palestiniens. L’armée israélienne va jusqu’à Beyrouth, qu’elle
assiège en dépit des sommations des Nations Unies, et y laisse commettre par les phalangistes
chrétiens les massacres de Sabra et Chatila. Cela suscite une réprobation massive, y compris
en Israël, faut-il le rappeler. A partir de ce moment-là, l’image d’Israël va se dégrader : lors
de la première Intifada (qui débute en décembre 1987), c’est maintenant Israël qui fait figure
de « Goliath » face aux « David » palestiniens. Il y a là un renversement à partir duquel se
développe un antisémitisme autour de la confusion entre juifs et Israël.
Cette renaissance de l’antisémitisme est-elle un phénomène spécifique à la France ?
M.W. : Il s’agit hélas d’un phénomène présent à toute l’échelle européenne et même mondiale.
Pour ne prendre qu’un exemple, l’antisémitisme est très vivace aujourd’hui en Russie. L’avocat
du groupe d’activistes Pussyriots, condamné pour une action anti-Poutine dans une église, a
été obligé de publier un communiqué pour expliquer qu’il n’était pas juif.
Le phénomène est donc généralisé, mais sous des formes nouvelles. Dans le passé,
l’antisémitisme semblait assez facile à circonscrire à certains groupes, aujourd’hui il se
fragmente et se diffuse. Qui aurait imaginé il y a cinquante ans en France un personnage
comme Dieudonné ? Qui aurait imaginé que l’antisémitisme rassemble autour de sa
personne à la fois des nostalgiques de l’extrême droite et des jeunes d’origine maghrébine ou
subsaharienne ?
Quels sont les différents groupes sensibles au discours antisémite, celui de Dieudonné
par exemple ?
M.W. : Il y a d’abord un premier public formé de la vieille garde antisémite liée à la période
fondatrice du Front national, nostalgique, sinon du nazisme, du moins de l’époque de Pétain.
Un deuxième public est formé de gens originaires d’Afrique du Nord, antisémites au nom de
deux principes : l’identification à la cause palestinienne - les Palestiniens sont victimes des
Israéliens comme nous sommes victimes des classes dominantes et de la police française - et
l’identification à l’Islam en guerre contre l’Occident, un Occident piloté par les juifs et dont
Israël serait une plateforme avancée au Proche Orient. Un troisième public est composé de
personnes originaires d’Afrique subsaharienne ou des Antilles qui, en tant que descendants
d’esclaves ou victimes de la colonisation, accusent les juifs d’avoir eu un rôle dans leur
malheur, et par ailleurs, de s’arroger un certain monopole de la souffrance historique (les juifs
ne voudraient pas que l’on parle d’autre chose que de la Shoah). Enfin, un quatrième public,
beaucoup plus diffus, est constitué de personnes qui se définissent comme « antisystème » :
ceux-là estiment que toute opinion est légitime et doit pouvoir s’exprimer, même les opinions
antisémites.
P. 15
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La vérité sur l’affaire
Ilan Halimi
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Les enseignants sont en première ligne face à certaines de ces expressions antisémites.
M.W. : Le malaise des enseignants vient de ce qu’ils n’ont pas été formés à enseigner dans
une école qui n’est plus celle d’il y a cinquante ans. Le public aujourd’hui est capable de
s’informer autrement, alors que dans le passé on s’informait à l’école (et peut être un peu dans
la famille). Cela peut créer un malaise chez les enseignants qui risquent toujours de voir leur
parole remise en cause, d’être accusés concernant certains sujets d’être dans l’excès ou au
contraire dans le défaut. Mais il est tout à fait faux de prétendre que l’on parlerait trop de la
Shoah, ou que l’on n’étudierait pas la colonisation ou la traite négrière : il suffit de jeter un œil
aux programmes scolaires pour contredire ces affirmations. Je trouve par exemple très bien
que l’on emmène des jeunes à Auschwitz, non pas pour dire simplement « Regardez comme
les juifs ont souffert » mais pour leur montrer à quoi la haine raciale peut aboutir. C’est là une
leçon universelle, même si elle est développée à propos d’un cas particulier. Il faut continuer
à parler de la Shoah ou de la création de l’état d’Israël, ce sont des éléments essentiels de
compréhension du monde d’aujourd’hui. S’il l’on n’en parlait pas, on accuserait sans doute les
juifs de cacher quelque chose !
Quel conseil donner aux enseignants pour lutter contre l’antisémitisme ?
M.W. : Il n’y a pas hélas de solution miracle pour lutter contre les idées fausses. L’antisémitisme
est comme l’hydre à mille têtes de la mythologie, on n’en a jamais fini avec lui. Il n’est pas
simplement lié à la situation socio-économique de certains, ou aux événements du ProcheOrient. Il s’agit d’un mécanisme plus profond, que Léon Poliakov appelle la « causalité
diabolique ». C’est aussi et surtout une forme de racisme parmi d’autres : il faut éduquer les
jeunes à la tolérance et au vivre ensemble, et lutter contre le racisme sous toutes ses formes,
qui gagne hélas du terrain dans notre société.
Propos recueillis par Vital Philippot, Avril 2014
Pour aller plus loin :
L’antisémitisme expliqué aux jeunes,
WIEVIORKA Michel
Paris, 2014, Seuil, 128 pages
P. 16
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La législation anti-raciste en France
La Déclaration française des droits de l’homme et du citoyen de 1789 proclame que les
hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits. En vertu de ce principe d’égalité,
réaffirmé dans le préambule de la Constitution de 1946 (art. 2), et reconnu par la Déclaration
universelle des droits de l’homme du 10 décembre 1948 comme une liberté fondamentale
de tout être humain, chaque personne a vocation à être protégée contre toute forme de
discrimination fondée sur l’origine, la race ou la religion, ou l’appartenance réelle ou supposée
à une nation ou une ethnie.
En France c’est, tout d’abord, sous l’angle de la liberté d’expression que le législateur a tenté
d’appréhender les phénomènes racistes et discriminatoires. Proclamée par la Déclaration de
1789 (article 11), cette liberté a été réglementée par la loi de 1881, qui en sanctionne les abus,
et plus largement encadre les paroles et écrits propagés dans le public.
Pendant longtemps, seuls la parole et l’écrit à caractère raciste pouvaient être sanctionnés.
Il n’existait aucun texte spécifique permettant de réprimer les agissements discriminatoires
tels que le refus de fournir un bien ou le refus d’embauche ou le licenciement motivé par des
raisons raciales ou religieuses.
En réponse à ce manque, et suite à la ratification par la France de la Convention
internationale relative à l’élimination de toute forme de discrimination raciale (1966), la
loi n°72-546 du 1er juillet 1972 a érigé en infraction un certain nombre d’actes.
Cette loi sera complétée par la suite pour tenir compte des multiples formes d’expression du
racisme. On peut citer notamment :
- La loi n° 90-615 du 13 juillet 1990 qui crée le délit de contestation de crime contre
l’humanité.
- La loi n° 2003-88 du 3 février 2003 qui crée une nouvelle circonstance aggravante à
caractère raciste, xénophobe ou antisémite. Celle-ci aggrave la peine encourue, pouvant
même le cas échéant modifier la nature de l’infraction (la dégradation de bien privé assortie
de la circonstance aggravante à caractère raciste devient un crime). Cette circonstance
aggravante a été retenue pour deux des accusés (dont Youssouf Fofana) dans le procès du
« gang des barbares ».
Exemples de peines encourues
Injure raciale publique : 6 mois d’emprisonnement et 22 500 € d’amende
Injure raciale non publique : 750 €
Diffamation raciale publique : 1 an et 45 000 €
Diffamation raciale non publique : 750 €
Provocation publique à la discrimination, à la haine ou à la violence raciale : 1 an et 45 000 €
Provocation non publique : 1500 €
Discrimination à caractère raciste : 3 ans et 45 000 €
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Extrait du rapport 2013 de la Commission Nationale
Consultative des Droits de l’Homme (CNCDH)
« La dynamique des préjugés envers les Juifs »
Chaque année, la Commission Nationale Consultative des Droits de l’Homme (CNCDH),
instituée par la loi N° 90-165 du 13 juillet 1990, remet au premier ministre un rapport dressant
le bilan des actes et menaces à caractère raciste, antisémite ou islamophobe en France, et
analysant la mise en œuvre des politiques publiques en la matière ainsi que la perception
qu’ont les Français des étrangers, ou des Français d’origine étrangère. S’il montre la persistance
de certains préjugés envers les juifs, le rapport 2013 de la CNCDH souligne surtout la montée
de l’intolérance envers deux groupes qui font figure de véritables « boucs émissaires » : les
musulmans et les roms. Selon le sondage BVA, ce sont eux qui sont le plus désignés comme
« des groupes à part dans la société française ».
La récente consultation en ligne réalisée pour l’Agence européenne des droits fondamentaux
sur la perception de l’antisémitisme par les juifs d’Europe révèle une profonde inquiétude au
sein de cette population, et tout particulièrement en France. Les deux tiers des personnes
interrogées (85 % en France) considèrent que l’antisémitisme est un problème majeur dans
leur pays, les trois quarts qu’il a empiré au cours des cinq dernières années (88 % en France),
44 % (58 % en France) qu’on les rend responsables des actes du Gouvernement israélien. Et
l’étude qualitative menée par le CSA pour la CNCDH conforte ce diagnostic. L’émotion est
compréhensible en France, où l’année 2012 a été marquée par le meurtre de trois enfants et
d’un enseignant dans l’école juive Ozar Hatorah de Toulouse, l’auteur, Mohammed Merah,
disant vouloir venger les enfants palestiniens et punir la France pour son engagement
militaire en Afghanistan. La tuerie a été suivie d’une hausse spectaculaire d’actes antijuifs
(614 recensés, soit une hausse de 58 % par rapport à 2011), dont un attentat à l’explosif dans
une épicerie casher à Sarcelles en septembre 2012 et, en avril 2013, une agression au cutter
d’un rabbin et de son fils à Paris aux cris de : « Allah Akbar ! » Les enquêtes de la CNCDH
permettent, au-delà de ces actes de violence, de prendre la mesure de l’antisémitisme en
France aujourd’hui, et de s’interroger sur la réalité d’un « nouvel » antisémitisme masqué
derrière la critique d’Israël et du sionisme, qui serait porté par l’extrême gauche et l’islamisme
radical.
La minorité la mieux acceptée
L’indice longitudinal de tolérance, mis au point par Vincent Tiberj et décliné pour les quatre
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minorités pour lesquelles on dispose de suffisamment de questions sur une longue période,
montre que les Français juifs sont de loin la minorité la plus acceptée aujourd’hui en France.
Si l’indice d’acceptation des juifs a baissé de 6 points depuis 2009, où il atteignait un niveau
record de 85 sur 100, il reste de très loin supérieur à celui de tous les autres groupes, 6 points
au-dessus de celui des noirs, 21 au-dessus des maghrébins, et 28 au-dessus des musulmans.
Cet indice est essentiellement construit à partir de quatre questions régulièrement posées :
la reconnaissance des juifs français en tant que « citoyens comme les autres » ; le sentiment
qu’ils forment un groupe à part, un groupe ouvert ou ne forment pas particulièrement un
groupe ; la demande de sanction judiciaire pour une insulte comme « sale juif » ; l’image
positive ou négative de la religion juive. Sur ces quatre indicateurs les opinions à l’égard des
juifs sont incontestablement meilleures que pour les autres minorités. Le sentiment que
les juifs sont des Français comme les autres n’était partagé que par un tiers des personnes
interrogées par l’IFOP en 1946, il est devenu quasi unanime. En 2013, il concerne 85 % de
l’échantillon, sans changement depuis l’an dernier, 20 points au-dessus de la proportion
observée pour les Français musulmans. L’opinion selon laquelle doivent être condamnés
par la justice des propos comme « sale juif », loin de diminuer, a augmenté depuis l’an
dernier, passant de 76 à 82 %, tout particulièrement le sentiment qu’il faut les condamner
« sévèrement » (de 32 à 42 %), et ce niveau est supérieur à celui qu’on observe pour tous les
autres groupes (79 % pour « sale arabe », 80 % pour « sale noir », 76 % pour « sale rom »),
seule l’insulte « sale français » étant jugée plus grave (85 % d’opinions en faveur de sa
condamnation). L’idée qu’ils forment un groupe à part dans la société a certes augmenté
depuis l’an dernier, passant de 26 à 31 % mais cette proportion reste bien inférieure à celles
observées pour les asiatiques (41 %), les maghrébins (46 %) et les musulmans (56 %), sans
parler des gens du voyage (82 %) et des roms (87 %). Enfin, la religion juive évoque plutôt
quelque chose de positif que de négatif (31 vs 26 %), et si les opinions négatives ont augmenté
de 8 points en un an, elles sont sans commune mesure avec celles que suscite la religion
musulmane, avec 50 % d’opinions négatives, en hausse de 13 points en un an, contre 20
% d’opinions positives. D’ailleurs, au cours de la même période, les opinions négatives à
propos de la « religion » en général ont progressé d’autant (de 26 à 32 %).
La résistance des stéréotypes liés au pouvoir et à l’argent
Ces quatre questions sont toutefois loin de couvrir le champ des préjugés anti-juifs.
L’enquête 2013 de la CNDH comporte 6 autres questions, qui explorent les stéréotypes liés
au pouvoir et à l’argent, à la mémoire de la Shoah, et à l’image d’Israël et du conflit israélopalestinien. Là, le bilan est plus nuancé. Il y a des idées reçues qui résistent, à commencer
par celle qui associe les juifs à l’argent. Un quart de l’échantillon se dit « tout à fait d’accord »
avec l’idée que les juifs auraient « un rapport particulier à l’argent », 37 % sont « plutôt
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d’accord », soit plus de 60 % des personnes interrogées qui adhèrent à ce préjugé, proportion
qui dépasse 70 % chez les plus de 64 ans (contre 49 % chez les jeunes de moins de 25 ans), et
chez les personnes qui n’ont pas le bac, et frôle 80 % chez les personnes qui se situent dans
les deux dernières cases de l’échelle gauche droite. En 2005, la question était formulée en
termes un peu différents, plus personnels : « Vous-même, est-ce qu’il vous est arrivé de vous
trouver dans les situations suivantes régulièrement, parfois, rarement ou jamais : penser que
quelqu’un a un rapport particulier à l’argent parce qu’il est juif ? » Mais alors il n’y avait que
29 % de l’échantillon à le penser, si on regroupe les réponses autres que « jamais ». L’étude
qualitative du CSA apporte un éclairage intéressant sur ce préjugé. Il apparaît fréquemment
dans les entretiens, mais plutôt sur le mode positif, et comme un contre modèle opposé aux
populations issues de l’immigration arabo-musulmane. La minorité juive, elle, est associée
au travail et à l’effort, c’est un modèle d’intégration économique. À son égard ce sont, comme
le notent les auteurs du rapport, des clichés « positivés », le plus souvent sans agressivité.
S’ils ont de l’argent, ils le méritent, « ils l’ont pas volé ». Mais un stéréotype, même positif,
reste du racisme, il essentialise en attribuant un trait au groupe, et il peut se retourner en
négatif, en envie et ressentiment.
L’idée d’une influence disproportionnée des juifs, dans la lignée du célèbre faux fabriqué
par la police du tsar, Le Protocole des sages de Sion, mesurée par l’approbation à l’opinion
selon laquelle « les juifs ont trop de pouvoir », résiste également au temps. La proportion
d’approbation ne descend jamais très en dessous d’un seuil de 20 %, avec des pics périodiques
au-dessus des 30 %, en fonction du contexte. On note un premier pic à 31 % en 1999 en plein
débat, très médiatisé, sur l’indemnisation des biens des juifs confisqués sous l’Occupation,
puis sur la condamnation de Maurice Papon, vécue par une partie de l’opinion comme de
l’acharnement sur un vieillard. Un second survient après le début de la Seconde Intifada en
septembre 2000, qui entraîne en France une forte hausse du sentiment anti-israélien et une
vague de violences antisémites sans précédent. La proportion d’approbation du stéréotype
du pouvoir des juifs atteint alors 34 %. Mais, depuis, elle était retombée à 20 %, et le rejet du
stéréotype était en hausse constante, atteignant un niveau record de 76 % en 2008. En 2013,
le sentiment que les juifs ont trop de pouvoirs a retrouvé son niveau de 2002 (33 %).
(...)
Source : Extrait du rapport 2013 de la Commission Nationale Consultative des Droits de
l’Homme, chapitre 3
© La Documentation Française
http://www.cncdh.fr/
Note : Le texte est enrichi de tableaux et de notes méthodologiques, que nous n’avons pas repris ici, dans un souci
de lisibilité. Nous invitons donc le lecteur à se reporter au texte intégral du rapport publié par la CNCDH.
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Points de vue
Didier Lapeyronnie, sociologue
« L’antisémitisme cimente le groupe »
Didier Lapeyronnie est professeur de sociologie à l’université Paris Sorbonne et auteur de Ghetto
urbain, ségrégation, violence, pauvreté en France aujourd’hui (Robert Laffont, 2008). Cet
entretien a été accordé au journal Libération à l’occasion du procès du « gang des barbares ».
L’affaire Ilan Halimi est-elle, selon vous, antisémite ?
Didier Lapeyronnie : L’acte lui-même est crapuleux mais il a été alimenté par un antisémitisme
évident : les juifs seraient riches, solidaires, communautaires... Cela étant, un fait divers
est toujours un événement particulier qui tient à la convergence d’une situation sociale et
d’histoires personnelles. L’affaire Ilan Halimi, c’est la rencontre entre un leader charismatique
et un monde social si faible qu’il s’est laissé embobiner.
Existe-t-il un antisémitisme propre à la banlieue ?
Il y a beaucoup d’antisémitisme dans les quartiers mais cela ne veut pas dire que les gens
sont individuellement antisémites. Dans cette histoire, on retrouve tous les ingrédients du
fonctionnement des ghettos : la logique du groupe qui fait commettre des actes qu’on ne
commettrait pas individuellement, la présence d’un leader charismatique, la loi du silence, la
peur, l’absence de solidarité avec des gens extérieurs au quartier et l’antisémitisme qui circule
dans le groupe et d’une certaine façon le cimente, donnant à chacun l’illusion d’exister et
d’être en possession d’une forme de compréhension supérieure qui échappe au commun des
mortels. On est sur des logiques collectives assez classiques.
Quelles sont les racines de cet antisémitisme ?
Il n’est pas importé du conflit israélo-palestinien. Au contraire. La focalisation sur les
événements du Proche-Orient vient du fait que les gens sont antisémites, pas l’inverse.
L’antisémitisme puise ses racines dans les conditions sociales et le vide politique qui règnent
dans certaines banlieues. C’est une forme de « socialisme des imbéciles ». Quand on écoute
les gens tenir des propos antisémites, ils font leur portait à l’envers : les juifs sont puissants,
je suis faible ; ils sont partout, je suis nulle part ; ils sont solidaires, je suis seul ; ils ont le droit
de revendiquer leur identité, nous, au contraire, n’avons aucun droit, etc. Inutile de penser,
comme l’a bien montré Sartre.
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Cet antisémitisme s’accompagne t-il d’autres formes de racisme ?
Il n’est pas dissociable du racisme, du sexisme et de l’homophobie. Dans la description du juif,
il y a une image féminine, molle, homosexuelle, une espèce de sous-humanité pervertissant
la civilisation, qui nous vient de la fin du XIXe siècle.
Source : Propos recueillis par Catherine Coroller, Libération 29/04/2009
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Points de vue
Esther Benbassa, historienne
Rejet, méfiance, repli... « la parole s’est libérée »
Esther Benbassa, est titulaire de la chaire d’histoire du judaïsme moderne à l’École Pratique
des Hautes Études et sénatrice Europe Écologie les Verts. Elle a publié de nombreux ouvrages,
dont De l’impossibilité de devenir français (2012, Éditions les Liens qui libèrent).
Le Nouvel Observateur : Y a t-il un regain d’antisémitisme ?
Esther Benbassa : J’ai l’impression que la parole s’est libérée dans tous les milieux, dans tous
les contextes. L’antisémitisme s’exprime par des injures ou par des blagues. On peut entendre
dans des dîners ou dans des réunions : « Vous les juifs » ou « Tiens tu pars tôt ce soir. C’est
parce que tu vas à la synagogue demain ? ». Il n’est plus rare non plus que quelqu’un lâche :
« Je n’aime pas les Arabes » ou « Les Musulmans me gênent ». Ce qui était choquant il y a
quinze, vingt ans ne l’est plus. Nous vivons une époque de rejet, de méfiance envers les uns
et les autres, de repli. Les esprits et la société ont été travaillés par des années de discours
politiques où l’on a stigmatisé les minorités. L’antisémitisme et l’islamophobie ne sont plus
tabous.
On a le sentiment que l’antisémitisme exprimé est le plus souvent le fait de jeunes qui
se disent musulmans. Pourquoi ?
C’est classique : il est plus facile pour une minorité d’affronter une autre minorité. Les jeunes
musulmans sont discriminés, stigmatisés. Ils ont le sentiment que d’autres réussissent quand
eux échouent, et notamment les juifs. Souvent, comme c’est le cas à Villeurbanne ou dans
les autres banlieues, ils les côtoient tous les jours, ils vivent dans les mêmes quartiers. Ils les
prennent en grippe.
En quoi cet antisémitisme est-il différent de celui, traditionnel, d’extrême droite ?
Les clichés véhiculés, sur le juif riche ou solidaire, sont les mêmes, mais le but est différent.
Tout s’articule ici autour du conflit israélo-palestinien. Ça donne un support. Le conflit israélopalestinien, surtout depuis la seconde Intifada, en 2000, a crispé les positions. Une partie
des musulmans se voit comme des frères des Palestiniens, ceux qui se battent, ne baissent
pas la tête. Certains juifs, en miroir, se vivent comme des Israéliens. C’est ce que j’appelle le
« nationalisme diasporique » : chaque communauté est repliée sur sa nation fantasmée, sur
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sa religion. Regardez le nombre de jeunes gens qui se réfugient dans une pratique rigoriste de
leur culte ! La République française ne représente plus rien. Lorsqu’ils se battent entre eux,
les jeunes de ces communautés expriment cette haine réciproque.
Ils ont pourtant une longue histoire commune...
C’est justement ce lointain passé qui explique la situation. La majorité des juifs français sont
des Séfarades, et beaucoup sont venus en métropole à partir de la fin des années 1950, après
les indépendances marocaine, tunisienne et algérienne, contrairement aux Ashkénazes,
arrivés, eux, bien avant, notamment dans l’entre-deux-guerres. Quand les Séfarades ont quitté
l’Afrique du Nord, ils se sont installés partout en France, en particulier dans la périphérie des
grandes villes, souvent dans les mêmes quartiers que les immigrés maghrébins. Il y a d’abord
eu une courte période de nostalgie du prétendu âge d’or, abreuvé des souvenirs de jasmin et
d’orangers. Mais après 1967 et la guerre des Six-Jours, la rancune a commencé à s’exprimer
envers les Arabes. Ils ont été désignés comme les responsables des difficultés à s’installer
dans un nouvel environnement, de la douleur d’avoir dû quitter sa terre. Certains juifs ont eu
une peur panique que les Arabes, s’attaquant à Israël, s’en prennent aussi à eux partout, ou
les « jettent à la mer », selon l’expression prêtée au président de l’OLP Ahmed Choukairy...
1967 est une date charnière : c’est à ce moment là que la communauté s’est rapprochée
d’Israël, que des juifs de France sont partis dans les kibboutz et qu’ils ont revendiqué leur
identité. En passant par une demande de reconnaissance de la mémoire de la Shoah, ils
ont été perçus comme une minorité politiquement organisée. C’était une première dans la
République. Aujourd’hui les autres minorités en ont fait un paradigme, un modèle. Si on nous
reconnaît comme victimes, pensent-ils, nous aurons nous aussi des choses à gagner.
N’y a t-il pas d’autre issue que la concurrence mémorielle et l’affrontement ?
Il faut impérativement dégripper l’ascenseur social. En grimpant dans la société, les jeunes
issus de l’immigration abandonneront certains préjugés et perdront de cette légitime
frustration qui les rend impatients et pour certains d’entre eux agressifs envers les juifs.
Source : Propos recueillis par Nathalie Funès et Isabelle Monnin, Le Nouvel Observateur
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Ressources complémentaires
Bibliographie
L’antisémitisme expliqué aux jeunes, WIEVIORKA Michel, Seuil, 2014
Dictionnaire historique et critique du racisme, TAGUIEFF Pierre-André (Dir.), PUF, 2013
Le Racisme, de la traite des noirs à nos jours, GODARD Philippe, Autrement Jeunesse, 2001
Le Racisme expliqué à ma fille, BEN JELLOUN Tahar, Seuil, 2009
Sitographie
« Éduquer contre le racisme », site mis en ligne par CANOPÉ :
http://reseau-canope.fr/eduquercontreleracisme/
« Agir contre le racisme », site mis en ligne par le Ministère de l’Éducation Nationale
http://eduscol.education.fr/cid46683/agir-contre-racisme.html
Site de la Commission Nationale Consultative des Droits de l’Homme
http://www.cncdh.fr/
Associations luttant contre le racisme et l’antisémitisme :
LICRA : http://licra.org/
Ligue des Droits de l’Homme : http://www.ldh-france.org/
SOS Racisme : http://www.sos-racisme.org/
MRAP : http://www.mrap.fr/
« #Racisme ordinaire, les mots qui font mal », site mis en ligne par France Télévisions
http://www.francetv.fr/temoignages/racisme-ordinaire/
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