Quel genre - Site de Michel Balmont

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Quel genre - Site de Michel Balmont
À quel genre appartient
To Be Or Not To Be ?
1.Une comédie/des comédies
a. Une comédie de caractères/une double satire (acteurs et nazis)
Les acteurs ont tous leurs failles. Rawitch est un cabotin sans talent qui surjoue sans
cesse (les rires en présence de Siletsky, la colère contre Ehrhardt) et manque ainsi de
faire prendre les autres. Il ne cesse de chercher à augmenter son rôle, la durée de sa
présence en scène (voir comment il ralentit son pas, ou se retourne en sortant de scène
avant les monologues dʼHamlet). Dobosh, le metteur en scène, est dur avec les faibles
(Bronski, Greenberg), mais se tait devant les vedettes (dans la séquence 2, il sʼexcuse et
part lorsque Joseph élève la voix contre lui). Personne nʼest épargné, personne nʼéchappe
à la moquerie affectueuse de Lubitsch, sauf peut-être lʼacteur non nommé qui joue le
capitaine Mumm, calme et rationnel : Bronski cherche à augmenter son rôle dʼHitler de
manière absurde : « Heil Myself ! » ; il est béat dʼadmiration devant le monologue de
Shylock dit par Greenberg alors que ce dernier surjoue considérablement, ce qui est
marqué par le [p] explosif de « poison », qui fait voler le côté de la perruque (il faudra à
Greenberg tout le film pour jouer correctement Shylock).
Les deux acteurs principaux sont bien sûr lʼobjet principal de la moquerie : Maria est
vaniteuse, veut son nom en haut de lʼaffiche, raconte nʼimporte quoi aux journaux, quitte à
se faire piéger parce quʼun jeune imbécile amoureux (les spectateurs ne valent pas mieux
que les acteurs) a tout pris au pied de la lettre. Mais au moins elle est bonne actrice (on ne
la voit jamais sur scène, mais sa vie est son théâtre) Joseph, lui, est vaniteux, mais en
plus angoissé (il a sans cesse besoin que sa femme le rassure, ce quʼelle fait dʼune
manière maternelle) ; seulement lui est un assez mauvais acteur, dans ses rôles théâtraux
(son Hamlet est ridicule, ce nʼest pas le prince du Danemark, cʼest Joseph Tura récitant le
monologue ; son approche en lisant le livre et sa prudence à descendre les trois marches
sont un exemple de ce qui se fait de pire dans le genre), comme dans la vie (il est
démasqué par Siletsky parce quʼil est incapable dʼimproviser et de rester dans son rôle ; et
même sʼil sʼaméliore peu à peu, il va toujours trop loin et il faut toute la stupidité dʼEhrhardt
pour ne pas le prendre sur le fait). Surtout il nʼa pas progressé, il est le même à la fin quʼau
début : son Hamlet est identique, et sa vanité nʼa pas diminué (« Merci à mes camarades,
si peu quʼils aient fait »).
Les nazis ne sont pas tous stupides, contrairement à ce quʼon peut parfois lire. Seuls
trois sont présentés. Le professeur Siletsky est très habile : voir comment il manipule les
aviateurs à Londres après avoir trompé le MI5, puis comment il démasque Tura, comprend
tout et manque de sʼéchapper. Ce personnage nʼarrive au bord du comique que quand il
se laisse manipuler à son tour par Maria. Schultz non plus nʼest pas un imbécile (il
démasque en fait Tura et Maria). Schultz nʼest comique que par rebond en somme, parce
quʼil a un supérieur hiérarchique idiot qui hurle son nom dans un comique de répétition
extrêmement efficace.
Ce dernier, le colonel Ehrhardt, ne reçoit un traitement comique que quand il apparaît à
lʼécran, mais sa cruauté a été auparavant illustrée par les affiches sanguinaires signées de
son nom). Il est peureux, indéfiniment manipulable, stupide.
b. Une comédie sentimentale (du remariage)
Nous sommes chez Lubitsch et ce dernier est le spécialiste du triangle amoureux ; pour
lui un couple à deux est impossible, il faut au moins être trois (Sérénade à trois en est le
meilleur exemple). Même dans ce film, qui paraît éloigné de ce type de problématique, le
couple adultère est présent : Joseph, Maria Tura et Stanislav Sobinsky. Rien nʼest dit/
montré, comme dʼhabitude chez Lubitsch. Tout se passe dans les ellipses, véritables
boîtes noires cybernétiques : entre les deux monologues de Hamlet a eu lieu un voyage
en avion « où lʼon ne peut pas parler » et un rendez-vous dans un salon de thé « où lʼon
peut seulement parler » (quʼest-ce qui a donc été fait dans lʼavion que lʼon ne puisse faire
au café ?). Stanislav, à son retour à Varsovie, arrive jusque devant la librairie Sztaluga
mais doit sʼenfuir ; cʼest ensuite Maria qui entre y demander Anna Karénine1. Que sʼest-il
passé entre temps, pour quʼon retrouve le jeune aviateur dans le lit de Tura, en peignoir,
déjà très habitué à enfiler ses pantoufles, et son pantalon (et seulement cette pièce de
vêtement !) sur le dossier dʼune chaise ?
Tout aussi a lieu par des sous-entendus et des phrases à double entente : la plus
célèbre concernant bien sûr le bombardier de Stanislav qui peut lâcher « trois tonnes de
dynamite en deux minutes. »
Maria reviendra vers Tura, mais elle non plus nʼa pas évolué : cʼest un autre militaire
(artilleur ?) qui se lève au dernier monologue dʼHamlet.
c. Une « screwball comedy »
Une « screwball » est, au base-ball, une balle vrillée dont la trajectoire est imprévisible.
Le terme désigne par extension un individu au comportement étrange, excentrique ; et
qualifie un genre cinématographique, dont les caractéristiques principales sont la
« combinaison [de comique burlesque] et de dialogues vifs, autour dʼune intrigue centrée
sur des questions de mœurs, notamment les thèmes de la rupture, du divorce ou du
remariage2 ». Rappelons que Carole Lombard est une des spécialistes de ce genre (La
Joyeuse Suicidée de William A. Wellman en 1932, My Man Godfrey de Gregory La Cava
en 1936).
Les moyens principaux utilisés dans To Be Or Not To Be sont la répétition (« It will get
a terrific laugh » de Greenberg, « So they call me Concentration Camp Ehrahrdt ! »,
« Schultz ! », « To be or not to be », la blague sur le fromage, « Heil Hitler ! », etc.).
1
Une autre histoire dʼadultère.
2
Wikipédia. En ce qui concerne lʼintrigue du remariage, on vient dʼen parler.
Toutefois la répétition nʼest jamais simple3 : il y a montée en puissance (« Schultz ! »)
changement de sens (les cinq « so they call me … » de Joseph devant Siletsky et les
deux du vrai Ehrarhdt), anticipation (les « so they call me… » de Joseph en avance sur
ceux dʼEhrarhdt). La répétition est aussi le support dʼun comique proche de celui défini par
Bergson4 : Stanislav se levant par réflexe pavlovien chaque fois quʼil entend « to be or not
to be » (Joseph lʼimite dʼailleurs dans sa scène avec Siletsky, et il joue par le même type
de réflexe le rôle dʼHamlet).
Lʼabsurde, présent dʼun bout à lʼautre, éclate dans les dernières séquences du film : le
dernier « Schultz ! » est-il le signe que le colonel de la Gestapo sʼest raté en se tirant une
balle dans la tête (?!) ? Ou que Lubitsch a poussé le comique jusquʼau fantastique ? La
séquence des pilotes nazis qui sautent par la porte ouverte de lʼavion en criant « Heil
Hitler ! » repousse encore les limites de cet absurde, amenant le spectateur jusquʼà la
sidération (cʼest sans doute pourquoi ils sont deux, pour quʼon ait le temps de réagir, de
saisir ce qui vient de se passer). Cet absurde a également pour fonction de créer des
images proprement stupéfiantes : Hitler se réjouissant de lʼexplosion de la gare centrale et
se félicitant dʼavoir sauvé la Résistance.
Le comique gestuel est également présent : dans le plus long plan (muet) du film,
Joseph rentrant chez lui découvre Sobinsky dans son lit, le reconnaît, sʼapprochant de son
visage à plusieurs reprises. Le geste nazi de la main levée conduit au saut par la porte de
lʼavion.
2.Un drame de guerre
a. Un film de propagande
Le film dans son intégralité répond à cette définition. Mais cʼest plus particulièrement la
séquence de lʼinvasion de la Pologne qui en reprend les formes canoniques :
- constat dʼune réalité déplorable et injuste, et de lʼimpuissance (Varsovie
détruite, le peuple polonais appauvri, la violence aveugle de la Gestapo), le tout
baigné dans une musique triste et nostalgique. Tout est pire que ce que cʼétait
avant, et Bronski et Greenberg regrettent de ne plus porter de hallebardes, ce qui
causait auparavant leur tristesse.
- mise en valeur de la révolte et de la résistance, et la musique se fait héroïque,
épique. Le peuple polonais découvre la haine, et dans une séquence qui va
crescendo, des actions sont enchaînées, depuis le jet symbolique de pierres dans
les vitrines de la librairie jusquʼaux sabotages du pont et du train, repris plus loin
par lʼexplosion de la gare centrale.
- La voix off nous dit, sur le ton qui correspond à la tonalité de la séquence, ce
que nous devons comprendre.
3
On peut dire dʼailleurs que la répétition nʼest jamais, ni chez Lubitsch ni ailleurs, une source de comique,
mais seulement une méthode dʼintensification. La répétition nʼest jamais comique en soi, elle ne rend plus
drôle que ce qui lʼest déjà (le monologue de Shylock ne fait pas rire parce quʼil est répété, bien au contraire).
4
« du mécanique plaqué sur du vivant » (Le Rire)
b.un film dʼaction/dʼespionnage
En voyant certaines séquences, et en particulier les deux poursuites (celle de Stanislav
par les soldats nazis après son saut en parachute et celle de Siletsky par les comédiens
dans le théâtre), on ne peut pas ne pas penser à certains films qui mettent en scène la
résistance antinazie de lʼépoque, comme Les Bourreaux meurent aussi de Fritz Lang 5, un
film de 1943. La mort du Professeur sur la scène rappelle celle de Mr. Memory dans la
dernière séquence dʼun autre film dʼespionnage, les Trente-neuf Marches dʼAlfred
Hitchcock.
La plupart des personnages ne sont pas des hommes dʼaction. Le seul qui le soit
vraiment est Stanislav Sobinsky : il ne cesse de sauter, de bondir, comme un ressort, dans
les deux scènes de poursuite, au bas des talus enneigés quand il est poursuivi, puis dans
les loges ou sur la scène du théâtre quand il devient poursuivant6.
Conclusion
Le court-circuit le plus violent entre le comique et le dramatique a lieu dans une réplique
célèbre et qui provoqua une levée de boucliers jusque dans lʼentourage le plus proche de
Lubitsch, qui la défendit contre tous ; le seul nazi qui connaisse Joseph Tura, « ce grand
grand acteur polonais », Ehrarhdt, lui déclare : « Ce quʼil faisait à Shakespeare, cʼest nous
aujourdʼhui qui le faisons à la Pologne. » Ce mélange de genres est ce qui posa le plus de
problèmes lors de la réception du film. Lubitsch dut subir deux accusations : être un
Allemand qui riait du bombardement de Varsovie ; et faire croire que les Nazis étaient
faciles à vaincre. Au-delà de la problématique permanente « A-ton le droit de rire de
tout ? », on doit constater que cela posa problème lorsque le film, réalisé dans un pays où
lʼopinion publique était pacifiste, sortit dans un pays déjà en guerre
Lubitsch sʼen explique dʼailleurs dans le film même, exposant son programme dans le
prologue : alors que Dobosh7 veut mettre en scène la pièce Gestapo de manière sérieuse
(« une pièce sérieuse, un drame réaliste […] un document sur lʼAllemagne nazie »),
Greenberg lui rétorque quʼ« un bon rire nʼest pas une chose à mépriser. » Lubitsch
écrivait : « Jʼavais décidé de faire un film sans aucune tentative de soulager qui que ce
soit, de quoi que ce soit, à aucun moment : dramatique quand la situation lʼexigeait,
satirique ou comique quand il y en avait besoin. On peut appeler cela une farce tragique
ou une tragédie farceuse – je mʼen moque et le public aussi.8 ». Chaplin avait fait un choix
semblable avec Le Dictateur.
5
Dʼailleurs la problématique du rapport entre le comique et la lutte résistante est importante dans ce film
(essentiellement peu comique), puisque le traître se dénonce lui-même en riant à la chute dʼune histoire
drôle racontée en allemand.
6
Il a décidément un bon coup de rein.
7
Son double, dʼune certaine manière, comme nous lʼindique son nom : doBoSH/luBitSCH.
8
New York Times, 29 mars 1942

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