Une sociologie des sonneries téléphoniques

Transcription

Une sociologie des sonneries téléphoniques
Qu’est-ce que répondre au téléphone ?
Une sociologie des sonneries téléphoniques (musicales)
Licoppe, C., 2007, « Qu‟est-ce que répondre au téléphone ? Une sociologie des sonneries téléphoniques
(musicales) », Réseaux 141-142, pp. 327-360.
Résumé. A travers une étude empirique des usages des sonneries musicales, l‟article montre
a) comment les préférences musicales personnelles se conjuguent aux enjeux de la
présentation de soi dans l‟espace public pour orienter les choix vers des musiques connues,
prises dans les référentiels partagés de la culture de masse ; b) comment les utilisateurs
exploitent les ressources des sonneries musicales à des fins de personnalisation des
correspondants et d‟allégement cognitif de la décision de décrocher (ou non) ; c) un
déplacement normatif dans lequel la sonnerie-musique (qui invite à l‟écoute) est traitée
comme une contrepartie à la sonnerie-sommation qui enjoint de répondre. Le développement
des sonneries musicales nourrit et renforce l‟intensification de la charge cognitive et
normative qui pèse sur l‟appelé dans un monde qui valorise de plus en plus la disponibilité à
la connexion.
Abstract. Based on an empirical study of the uses of musical ringtones, the paper shows a)
how personal musical tastes combine with the requirements of the presentation of self in
public spaces to orient choices towards widely known musical excerpts, taken within the
repertoire of mass consumption ; b) how users exploit the resources of ringtones to
personalise the ring with respect to callers and alleviate the cognitive burden of the decision to
answer the phone (or not) ; c) a normative shift in which the „ring-as-music‟ (which invites
listening) is treated as a pleasant counterpart to the „ring-as-summons‟ (which projects an
answer as a relevant next action). The diffusion of mobile ringtones is supported by, and
reinforces the increase of the cognitive and normative pressures exerted on call takers in a
world in which availability to connexion is more and more valued.
Introduction
Une des fonctions principales des technologies d‟information et de communication est
d‟assurer la mise en relation entre les personnes et des entités distantes. Elles fournissent des
ressources et des média qui permettent et régulent le surgissement de ces entités distantes
dans l‟environnement proximal des personnes. Car l‟irruption soudaine
d‟autrui dans la
situation en cours constitue un événement lourd de risques et de danger, comme le montrent
chacun à leur manière la phénoménologie et l‟interactionnisme. Dans les formes radicales de
la première l‟exposition du corps d‟autrui met en jeu jusqu‟à la possibilité du meurtre : la
1
déchirure constituée par cette irruption de la présence corporelle d‟autrui dans l‟expérience
sensible suffit à fonder l‟éthique (Levinas, 1972). De son côté Goffman ne cesse de montrer
comment la personne est vulnérable dans l‟espace public à différentes formes de sollicitations
par des inconnus (Goffman, 1963). Plus spécifiquement, le développement de situations
d‟interaction en face à face rend les personnes « uniquement accessibles, disponibles et
assujetties l'une à l'autre », de sorte que l‟ordre public, dans ses aspects de face à face est
constitué par l‟ensemble des dispositifs qui assurent la régulation normative de cette
accessibilité contingente.
Ce travail de cadrage est un trait si central de l‟ordre public que les dispositifs qui concrétisent
et médiatisent le surgissement d‟autrui sont à la fois omniprésents et ordinaires, au sens où ils
sont très rarement considérés pour ce qu‟ils sont, même si l‟événement qu‟ils cadrent et
accomplissent à la fois peut constituer une occasion remarquable. La classe de ces dispositifs
est d‟ailleurs très hétérogène. Elle contient aussi bien des artefacts matériels comme la
sonnerie téléphonique que des ressources symboliques, comme l‟enchaînement de gestes et de
salutations (orientations du regard, geste de la main, orientation corporelle, main tendue,
salutation orale) qu‟accomplit une personne qui s‟approche d‟une autre (Kendon, 1990). Elle
contient des artefacts issus de technologies anciennes voire antiques, comme les portes,
éventuellement équipées de sonnettes et de grooms (Latour, 1993). Mais de nouveaux
artefacts et variations de ces dispositifs apparaissent sans cesse. Les technologies
d‟information et de communication basées sur les réseaux digitaux en sont une source
féconde, comme en témoigne la diffusion croissante des fenêtres « pop-up », qui surgissent
inopinément sur les écrans pour signaler l‟arrivée d‟un « message instantané » envoyé par un
autrui distant et connecté. Quelle que soient leurs différences apparentes, tous ces artefacts
participent au travail de mise en relation des personnes et contribuent à l‟ordre interactionnel.
Les usages de chacun d‟entre eux présentent donc un intérêt pour la sociologie et les sciences
de la communication.
Cet article se consacre à l‟un des plus communs de ces dispositifs, la sonnerie téléphonique, et
aux conséquences de son incarnation la plus récente, les « ringtones » des téléphones mobiles.
Dans le domaine des technologie d‟information et de communication, ce dispositif paraît
banal : les sonneries sont gratuites ou coûtent peu cher à l‟unité ; leur usage est largement
diffusé ; cet usage s‟intègre à une opération que nous accomplissons la plupart du temps sans
2
y réfléchir en tant que telle (l‟enchaînement entre sonnerie et décroché) ; il participe de
manière très visible à la construction des interactions dans les espaces publics sans avoir
donné lieu à ces « paniques morales » et débats publics qui ont accompagné le développement
d‟autres usages des mobiles ou d‟autres dispositifs grand public issus des technologies
d‟information et de communication. Le travail empirique montre à quel point cette perception
est trompeuse et combien les usages de cet artefact sont pluriels.
L‟article cherche à examiner ce que « font » les sonneries musicales dans un assemblage qui
comprend un appelant et un appelé, chacun dotés de compétences interactionnelles ordinaires
et d‟attentes concernant l‟intelligibilité et la pertinence de leurs actions mutuelles, un
téléphone qui sonne et qui est entendu par le possesseur du mobile (et potentiellement, par
d‟autres co-présents) qui devient de se fait un appelé, susceptible de décrocher ou non. Cette
orientation vers le traitement des sonneries et de l‟action de décrocher (ou non) des éléments
différents dans un dispositif hétérogène, dans lequel l‟agentivité est distribuée, offre une piste
pour comparer un monde où les sonneries sont standardisées, et un monde où elles sont
musicales et personnalisées, et montrer en quoi ils offrent des habitats différents aux activités
des téléphonistes. Plus spécifiquement, je chercherai à montrer comment la conception, le
choix et les usages des sonneries musicales constitue un point d‟appui pour des formes
spécifiques de regroupements et de différenciation des utilisateurs, basées sur des formes très
variées de construction et de manipulation de la force de sommation. Pour comprendre ces
types d‟associations, il faut une sociologie qui intègre et préserve dans ses analyses « la masse
manquante » des objets et artefacts (Latour, 1992).
Le cas des sonneries musicales présente de plus un intérêt particulier pour les études sur les
technologies d‟information et de communication et de leurs usages, dans la mesure où il est
représentatif d‟une double évolution : une appropriation créative des technologies par les
utilisateurs, dotés de ressources pour concevoir, modeler, personnaliser leurs artefacts à leur
guise et exprimer ainsi leur autonomie et leurs identités ; une hybridation entre des artefacts
qui outillent la communication et les interactions, et des médias et des contenus qui relèvent
des goûts et des pratiques culturelles. Au-delà d‟un discours général sur l‟interactivité ou la
convergence,
il
s‟agira
d‟analyser
précisément
comment
ces
deux
dimensions
s‟articulent dans les choix et les usages des sonneries musicales : se fondent-elles en un tout
homogène ou restent-elles dans une forme de tension permanente ?
3
Enfin, en ce qui concerne une perspective plus générale sur la sociologie des usages, l‟étude
du choix et des usages des sonneries musicales nous conduira à mettre en évidence des
modalités très différentes pour les utilisateurs de s‟en saisir. Pour appréhender cette diversité
des usages et des significations attachées aux sonneries, il nous faudra mobiliser des
orientations théoriques très différentes, et pourtant toutes pertinentes à leur manière. Ceci
plaide pour une sociologie des usages, capable de traiter des artefacts et des usages qui ne
peuvent se réduire à illustrer des cadres théoriques constitués. C‟est-à-dire une sociologie des
usages plurielle tout en se gardant du piège de l‟éclectisme, et qui préserve intacte sa capacité
à suivre les artefacts dans tous les détours de leurs utilisations. Une telle approche constitue
une voie pour qu‟émerge une autre compréhension des artefacts et de leurs usages, peut être
moins réductrice et plus versatile. Elle différencie ceux-ci selon la complexité des
assemblages et des dispositifs dans lesquels ils sont encastrés, et la variété particulière des
saisies que cette hétérogénéité rend possible.
1.Méthodologie
L‟enquête a procédé en deux temps, d‟une part avec un questionnaire en ligne semi fermé,
pour lequel ont été obtenues 245 réponses, qui émanent essentiellement d‟utilisateurs férus de
technologies mobiles, tendance « mobigeek ». Une petite entreprise de distribution de
sonneries mobiles a fourni une base client qui a permis de recruter 23 utilisateurs acceptant de
se prêter à des entretiens approfondis sur leurs usages des sonneries mobiles. Plutôt que de
chercher la représentativité, le choix a été de privilégier la variété des profils, par rapport au
genre (14 hommes et 9 femmes), à l‟âge (assez répartis entre 15 et 40 ans, de catégories socioprofessionnelles (4 CSP+, 10 CSP intermédiaires, 9 CSP-), et l‟intensité d‟usage. Le
recrutement a été assez difficile, les utilisateurs manifestant de l‟agacement d‟être contactés à
travers leurs téléphones mobile, et peu d‟envie de parler des sonneries musicales mobiles et de
leurs usages. Ceci explique également le fait que nous n‟ayons pu faire aucune observation de
type ethnographique (suivi et observation continue des utilisateurs, enregistrements audio et
vidéo) alors que cela aurait été certainement très utile pour dépasser la tendance des
utilisateurs à reconstruire leurs pratiques dans les entretiens, et pour construire un corpus de
situations publiques d‟usage.
4
2. Des « ringtones » comme musique, et de leurs usages comme pratiques culturelles
2.1. Un choix de sonneries musicales orientée vers soi et vers autrui : entre autonomie et
standardisation
Les usages des sonneries musicales pour mobile se sont considérablement développés ces
dernières années. Ce succès s‟est accompagné d‟effets économiques, puisqu‟en 2003, le
marché des sonneries musicales mobiles pesait 3 milliards de dollars, plus que celui de la
musique achetée en ligne. C‟est un des rares cas où un nombre conséquent d‟utilisateurs
accepte de payer pour télécharger des contenus musicaux.
Personnaliser sa sonnerie suppose de choisir sa sonnerie et de l‟implanter sur son téléphone.
Ceci peut se faire de multiples manières : par sms + (une procédure jugée pas toujours fiable
mais qui permet de réagir immédiatement à une stimulation par une publicité), par Audiotel
(une méthode qui permet de déporter le coût de la sonnerie sur le terminal d‟où est passé
l‟appel, ce qui la rend très attractive pour les adolescents qui peuvent faire cela du fixe de
leurs parents), par WAP (une méthode jugée coûteuse mais fiable, vers laquelle se tournent
les déçus des méthodes précédentes), par téléchargement sur internet, ou enfin par échange
de mobile à mobile par connexion infrarouge de proximité („Bluetooth‟).
Cette possibilité de choix inaugure une forme particulière d‟autonomie pour les utilisateurs.
Au lieu de se voir imposé un artefact soit complètement standardisé, comme la sonnerie
électromécanique des téléphones des années 70, soit partiellement standardisé, comme avec
les téléphones mobiles qui proposent un choix de quelques types de sonneries prédéfinies et
préenregistrées, l‟utilisateur du téléphone mobile peut télécharger (et pour les plus avancés,
fabriquer) une sonnerie, parmi une immense variété de possibilités. Le développement des
sonneries musicales mobiles constitue un exemple de ces très nombreux cas où l‟utilisateur
manifeste son autonomie et sa créativité en prenant la main sur le choix et le design des
dispositifs liés aux technologies d‟information et de communication.
5
Une telle autonomisation des utilisateurs s‟inscrit assez peu dans la logique du détournement
des intentions des concepteurs qui est à l‟origine de l‟autonomisation des études d‟usage. Le
terme « usages » désigne dans les années 80 les « multiples pratiques déviantes par rapport au
mode d‟emploi, qui étaient autre chose que des erreurs de manipulation », et donc dotées
d‟une épaisseur et d‟une consistance particulières (Perriault, 1989). Du Minitel à Internet, un
courant de « sociologie des usages » (Jouet, 2000) va tenter, à partir de cette perspective
critique, de saisir les logiques qui gouvernent les détournements effectués par les utilisateurs
des technologies en réseau qui leur sont proposées (Flichy, 1991 ; Breton et Proulx, 2002). Si
l‟autonomie des utilisateurs est ici manifeste, elle leur est accordée d‟emblée par des
dispositifs sociotechniques qui les mettent en situation de choisir ou configurer le type de
sonnerie qu‟ils souhaitent incorporer sur leur téléphone mobile. Plus qu‟un détournement par
l‟usage, la personnalisation des sonneries
reflète plutôt une sorte de « tournant vers
l‟utilisateur » qui semble marquer l‟innovation contemporaine en matière de technologie
(Oodshorn et Pinch, 2003), et tout particulièrement de technologies d‟information et
d‟information.
Face à cette ouverture du paysage technologique, le choix d‟une sonnerie reflète deux
orientations très différentes. On choisit d‟abord une musique pour soi : le choix d‟une
musique se dirige vers des goûts et des préférences personnelles, et s‟inscrit à la marge des
pratiques culturelles. Le choix d‟une musique uniquement pour soi est loin d‟être cas le plus
fréquent, et, en général, il est rapporté à des contextes particuliers qui le justifient. Une femme
qui est toujours en déplacement à choisi une musique qui lui évoque le foyer dont elle est
distante. Une très jeune femme choisit la musique qu‟elle aime, qui ne plait pas à son groupe,
en signalant que ce choix marque justement une volonté d‟afficher une indépendance relative
par rapport à celui-ci: « Ça m’est arrivé qu’il y ai des musiques qui me plaisaient mais qui ne
plaisaient pas à mes amis par contre. Par exemple Nadiya, tous mes amis n’aiment pas
Nadiya mais moi j’adore son style de musique donc même si cela leur plait et pas moi je la
mets ! ». Car on choisit aussi une sonnerie par rapport à autrui. La sonnerie est un dispositif
perceptivement saillant, qui retentit très fréquemment dans des situations où le possesseur du
mobile n‟est pas seul : « Un téléphone qui sonne appelle une réponse. Les usages publics du
mobile distribuent cette tension sur toutes les personnes à portée d‟oreille, tout en les laissant
impuissants à intervenir : seul l‟appelé est engagé » (Plant, 2000). En sonnant, le « ringtone »
6
attire aussi l‟attention des autres personnes co-présentes, connues ou inconnues. Elles seront
susceptibles d‟effectuer diverses inférences sur la base de la sonnerie elle-même, et de la
manière dont elle sera traitée. Le choix des sonneries prend en compte cette présence réelle ou
potentielle d‟autrui. Il vise à satisfaire deux exigences liées : que la sonnerie « convienne » et
soit reconnaissable par tous ; qu‟elle s‟intègre à la panoplie des supports de la « présentation
de soi » dans l‟espace public.
La majorité des utilisateurs interviewés se soucient fortement que leurs sonneries soient
reconnaissables. Ceci les conduit à choisir des musiques auxquelles ils sont attachés
personnellement (orientation pour soi) mais qui sont également présentes dans l‟actualité
musicale (hits) ou bien qui constituent des références susceptibles d‟être partagées au titre
d‟une culture de masse (vieux tubes, génériques de films ou de séries télévisées, etc.).
Certains passionnés de musique, pourtant critiques vis-à-vis de la musique de grande
consommation, choisissent même des hits plutôt qu‟une musique qui reflète leur passion,
comme ce jeune amateur de gospel : « En général, c’est les tubes du moment. J’ai téléchargé
‘Alicia Keys’, ‘Usher’, ‘Enamora me’ ». La minorité qui choisit malgré tout des thèmes
musicaux plus personnels et plus singuliers témoigne quand même de cette exigence de
signifiance pour autrui du morceau choisi. Elle inscrit ce choix personnel dans une stratégie
délibérée d‟affiliation : « Ca peut être à ta sonnerie qu’on reconnaît tes goûts musicaux. Et si
c’est un morceau rare et que quelqu’un le reconnaît, on peut facilement faire connaissance
avec des gens ayant les mêmes goûts ».
L‟exigence d‟être reconnaissable dans l‟espace public fait pencher le choix de sonnerie vers
des productions musicales standardisées de grande consommation. On retrouve ici une tension
caractéristique du capitalisme post-industriel. D‟un côté s‟effectue une promotion massive de
l‟individu et des valeurs d‟autonomie et d‟authenticité, relevée par une considérable littérature
sociologique1, de l‟autre les innombrables microdécisions à travers lesquelles se décline cette
prise d‟initiative d‟un individu désentravé de ses ancrages institutionnels sont guidées vers les
logiques de la consommation de masse. Dans le cas des sonneries musicales, c‟est
1
Le sujet fait l‟objet d‟une littérature sociologique pléthorique, voir par exemple dans le monde anglo-saxon
(Lasch, 1979 ; Giddens, 1991 ; Beck and Beck-Gersheim, 1995 ) ou en France (Martucelli, 2002 ; Kaufmann,
2004 )
7
l‟orientation de ce choix par rapport aux enjeux d‟expressivité dans l‟espace public qui
constitue le mécanisme d‟articulation entre autonomie et standardisation du choix musical.
Si ces exigences sont si fortes, c‟est que la sonnerie musicale fait partie de la panoplie des
artefacts par lesquels l‟individu se présente à autrui. Les utilisateurs traitent leur sonnerie
musicale comme un élément de leur « présentation de soi », qui participe de cette « projection
initiale qui les engage relativement à ce qu‟ils proposent d‟être et les fait renoncer à toute
prétention à être d‟autres choses » (Goffman, 1963). Les sonneries téléphoniques constituent
cependant un dispositif de présentation de soi particulier et très sensible. Particulier parce
qu‟il est à l‟intersection des signes distinctifs (et potentiellement affiliatifs) que l‟on porte sur
soi (à travers la connexion au téléphone portable) mais également des dispositifs de
présentation de soi qui prolifèrent dans les univers électronique (à travers la relation avec la
musique téléchargée) : « C’est comme les Blogs, les pages personnelles, ça peut permettre de
rencontrer des gens plus proches de soi, avec des centres d’intérêts communs ». Sensible parce que
le retentissement de la sonnerie marque l‟irruption d‟une personne distante dans la situation
de co-présence. C'est-à-dire un micro-événement qui est susceptible de remettre en cause la
posture auparavant affichée et revendiquée par l‟utilisateur. Parce qu‟elles constituent des
événements perceptifs accomplissant une forme de sommation, de la part d‟un autrui éloigné,
les sonneries téléphoniques sont très remarquables et capables de capter l‟attention des
différentes personnes co-présentes, au double titre de leurs propriétés perceptives et de leur
signification interactionnelle. Non seulement sont-elles appropriées en tant que signes
distinctifs participant de la façade offerte à autrui, mais encore sont-elles dotées d‟une grande
saillance dans les situations à plusieurs.
2.2.
Les sonneries musicales comme ressources pour la « présentation de soi »
Lorsque la sonnerie est traitée comme dispositif de présentation de soi, le choix d‟une
sonnerie s‟inscrit dans différents jeux d‟affichage et de différenciation sociale. Il peut être
orienté vers la signalisation et la revendication d‟identités et d‟appartenances particulières.
C‟est le cas des jeunes, qui utilisent souvent leur sonnerie pour projeter, à destination du tout
venant, une préférence musicale qui marque une affiliation distinctive à un groupe plus ou
moins vaste (de la bande « locale » de lycéens à la « communauté imaginée » des rappeurs,
8
suivant les contextes). Ce peut être aussi un choix de musique qui projette une revendication
identitaire, au risque que ce souci de singularisation soit difficile à mettre en œuvre par
rapport à la standardisation des musiques facilement disponibles, comme pour cette
adolescente :« J’utilise des sonneries de raï parce que je suis kabyle. Mais les musiques
kabyles sont très difficiles à trouver, j’ai jamais la musique qu’il me faut, donc y’a pas
d’originalité ».
L‟espace public est un espace où les enjeux de visibilité sociale se conjuguent avec des
logiques de domination. Le choix des sonneries musicales constitue alors une ressource pour
produire et reproduire ces logiques de domination. La plupart des femmes de l‟échantillon a
fait le choix de la discrétion, pour minimiser le risque qu‟une sonnerie musicale trop
remarquable attire l‟attention d‟inconnus sur elles « Je n’aime pas attirer l’attention sur moi à
cause de la sonnerie et à cause de tout en règle générale ». Par extension, ce souci pousse
aussi à minimiser tout ce qui serait l‟expression d‟une préférence personnelle, et à choisir des
sonneries standard: « Je ne veux surtout pas à exposer mes goûts personnels aux autres ».
D‟autres utilisateurs, mal à l‟aise en public, et très inquiets de la manière dont ils peuvent être
évalués, font un usage stratégique des sonneries musicales comme instruments de présentation
de soi. Ils choisissent une musique étrangère à leurs goûts personnels mais dont ils pensent
qu‟elle est susceptible d‟engager positivement l‟attention d‟autrui, et/ou de contribuer à
construire une façade susceptibles d‟évaluations plus positives, comme ce jeune homme issu
des classes populaires : « Les gens se disent en me voyant ; ah il est habillé comme ceci…
mais en entendant ma sonnerie ils vont se dire : ah tiens ! Il écoute cette musique, ce n’est pas
de sa génération… puis ils me vont me lancer un regard sympathique ». La tension entre cet
usage stratégique de la sonnerie musicale dans l‟espace public et l‟authenticité des goûts
personnels donne à cette conduite le sens d‟une petite imposture, qui prête au risque d‟être
dévoilée : « Effectivement si la personne vient me parler d’Aznavour, j’aurais l’air con car je
n’y connais rien ».
Ce type d‟usage des sonneries musicales (dans lequel elles sont saisies en tant qu‟extraits
musicaux) se prête à une sociologie des pratiques culturelles à la manière de Bourdieu. D‟une
part parce que le choix se positionne par rapport à des goûts musicaux structurés par des
positions sociales et une logique de la distinction, tout en étant peu gouvernés par un rapport
normatif à une esthétique légitime. D‟autre part parce que ces goûts sont mis à l‟épreuve des
9
enjeux de présentation de soi dans l‟espace public et des formes de domination dont
témoignent les évaluations qui y sont produites. Le choix des sonneries musicales pourrait
alors être rapproché de l‟analyse de la photographie comme « art moyen » (Bourdieu, 1965)2.
Comme les pratiques photographiques, les choix des sonneries musicales sont quasiment
accessibles à tous et peu formatés par des normes esthétiques consacrées. La conséquence
qu‟en tire Bourdieu pour les pratiques photographiques est que, loin d‟être livrées à
l‟arbitraire, elles reflètent presque directement « dans la conscience des sujets … la fonction
sociale que sert leur pratique ». Elles et fournissent une « occasion privilégiée d‟observer la
logique de la recherche de la différence pour la différence », dont « le principe n‟est autre
chose que l‟ethos de classe, c'est-à-dire l‟ensemble des valeurs qui, sans atteindre à
l‟explicitation systématique, tendent à organiser la « conduite de la vie » d‟une classe
sociale ». Pour des raisons similaires, cette conclusion pourrait être étendue au choix et aux
usages des sonneries musicales, pour autant qu‟elles sont saisies comme dispositif de
présentation de soi dans l‟espace public, ce qui permettrait d‟affirmer qu‟ils sont structurés
par des habitus reflétant presque directement positions sociales et ethos de classe.
Il faut cependant tenir compte également du fait que, toujours en tant que dispositif de
présentation de soi, le choix des sonneries s‟oriente aussi vers leur réception auprès de
personnes connues. Dans le cas des groupes d‟adolescents soumis à la « tyrannie des
apparences » (Pasquier, 2005) le choix de sonneries musicales participe de la construction
d‟une frontière sociale. Il est autant orienté vers les membres du groupe (comme marque
d‟appartenance et de soumission aux normes locales de celui-ci) qu‟affichage distinctif par
rapport à tous ceux qui ne font pas partie du groupe. C‟est aussi le cas lorsque le choix des
sonneries musicale est orienté vers le conjoint, ou la famille. Une utilisatrice trentenaire utilise
principalement des mélodies se rapportant à son histoire d‟amour avec son époux, en
particulier un morceau du groupe Evanescence qui possède pour elle et lui un potentiel
émotionnel spécifique (thème musical du film qui a marqué leur rencontre il y a quelques
années). Elle explique prendre plaisir à ce que son mari puisse entendre cette mélodie (par
exemple lorsqu‟elle reçoit un appel en sa présence). Comme son mari utilise le même titre sur
son mobile), cette sonnerie est devenue une sorte de « tatouage musical » pour le couple. Elle
2
Je remercie Manuel Boutet dont le travail de thèse met en relation ces travaux relativement anciens de Bourdieu
et les questions que se pose la sociologie des usages.
10
constitue un point d‟appui pour que se reconstruise, de manière occasionnelle, improvisée et
fugitive, un espace privé et intime au sein d‟espaces publics : « A chaque fois qu‟on l‟entend,
autour de nous c‟est le silence, y a rien d‟autre qui compte ». Dans ce type de cas, le choix des
sonneries est orienté vers des collectifs de personnes connues, et il leur est visible. Il participe
des négociations et discussions autour des objets personnels et de leur partage qui constituent
le creuset d‟une culture et d‟une expérience commune. Ce traitement des objets quotidiens et
de la tension entre individuel et collectif qui caractérise leurs usages a été beaucoup
développé par la sociologie de la famille (De Singly, 2000) et du couple (Kaufman, 1994 ;
Kaufman, 2007).
Ces différentes formes d‟analyse sociologique ne conservent leur pertinence que pour autant
que les sonneries musicales peuvent être traitées uniquement comme des musiques, et que
l‟on peut négliger leurs propriétés artefactuelles. En effet, la sociologie de la famille comme
la sociologie des pratiques culturelles et de la distinction opèrent un traitement très particulier
et même réducteur des artefacts ordinaires. Ils constituent ostensiblement le point de départ de
l‟analyse, mais finissent par en être presque complètement évacués, au profit d‟une
description des rapports sociaux à laquelle ils n‟ont finalement servi que de prétexte. Chez
Bourdieu, la pratique photographique reflète et révèle directement l‟ethos et les positions de
classe, pour trois raisons au moins : parce qu‟elle est ordinaire et accessible à tous ; parce
qu‟elle « s‟accommode de tous les instruments même rudimentaires et anciens » (c'est-à-dire
qu‟elle ne dépend pas des propriétés « techniques » et instrumentales du dispositif) ; enfin
parce qu‟elle n‟est pas gouvernée par une norme esthétique savante. De son côté, si
Kaufmann donne une place centrale, « au cœur de la tourmente » que constitue la vie de
couple, au tube de dentifrice et à quelques objets analogues, c‟est parce qu‟ils portent « avec
éclat la symbolique des agacements dans le couple ». D‟une matérialité des usages dont
témoigne encore la catégorisation des utilisateurs en « pouitcheurs » et « anti-pouitcheurs »
l‟analyse glisse rapidement vers une discussion plus générale des « agacements » qui
s‟abstrait des objets et considère leur gestion comme une mise à l‟épreuve de modalités plus
générales de construction des logiques conjugales. Or comme nous allons le voir, les
sonneries musicales ne peuvent être considérées seulement comme des extraits musicaux, et
se prêtent à une variété de saisies qui manifeste leur hétérogénéité fondamentale.
11
2.3 La saisie des sonneries mobiles comme artefact, dans le cadre d’un « ethos de la
virtuosité ».
Sans même quitter la question de la présentation de soi, les choix de certains utilisateurs
révèlent une autre modalité de saisie des sonneries, cette fois en tant qu‟objets techniques.
Certains utilisateurs affichent auprès de leurs proches et sur les forums consacrés aux mobiles
une expertise dans l‟exploitation de toutes les ressources qu‟offrent les terminaux et les
réseaux multimédia. Pour ces « mobigeeks », la sonnerie musicale ne leur permet pas en tant
que telle de démontrer leur habileté. L‟expertise se construit plutôt au niveau de
l‟approvisionnement ou de la conception de contenus (contournement de solutions payantes,
recherches de liberté, de flexibilité pour utiliser le passage musical de son choix). Les
compétences sont puisées (et également exhibées) dans la fréquentation assidue des sites et
des forums spécialisés de téléphonie mobile, où se construit et se diffuse cette culture experte
et quelque peu poseuse des « mobigeeks ». Les comportements d‟approvisionnement de ces
experts sont également assez variés, allant de la fabrication hebdomadaire de nouvelles
sonneries Hifi, à la mise en place de séquences biannuelles de ratissage massif de contenus
sur internet (avec lifting complet de leur mobile). C‟est le côté fréquent et radical de ces
modifications qui peut devenir perceptible et notable pour leur entourage et signaler leur
habileté.
Ces utilisateurs choisissent et conçoivent leurs sonneries pour montrer comment ils sont
capables de dépasser le traitement usuel des fonctionnalités du terminal, et développer des
usages originaux, exhibant leur expertise dans l‟univers du multimédia. Ils se différencient
donc par leurs habiletés à la fois techniques et sociales, et leur orientation vers un « ethos de
la virtuosité » (Dodier, 1995), Ce dernier constitue un régime pragmatique particulier,
caractéristique du rapport entre « les hommes et les machines », les personnes et les artefacts,
en général (c'est-à-dire indépendamment des propriétés et des qualités d‟un artefact donné).
Lorsque les usages des sonneries mobiles relèvent de ce régime, elles ne sont plus traitées
comme une musique sur un support nouveau (qui serait à ce titre redevable d‟une sociologie
des pratiques culturelles), mais comme un artefact susceptible d‟étayer une démonstration
d‟habileté, et qui fondre un mode particulier de différenciation par les usages.
12
De par sa généralité même, le régime de la virtuosité est loin d‟épuiser les modalités de saisie
des sonneries musicales. Il nous guide néanmoins vers l‟analyse de la manière dont les
utilisateurs peuvent traiter les sonneries musicales en tant qu‟ « artefacts interactionnels » qui
équipent et cadrent le surgissement téléphonique d‟un correspondant. Cette démarche va nous
entraîner vers d‟autres paradigmes sociologiques et anthropologiques. Ceux-ci nous
permettront de rendre compte du type de médiation exercée par les sonneries musicales : des
médiations qui tiennent à la fois à l‟interaction avec les « appelants » et au travail
d‟articulation effectué par l‟utilisateur (l‟«appelé ») entre cadre proximal d‟interaction (qui
inclut en particulier les co-présents à portée de voix et d‟oreille) et cadre distant (la
conversation téléphonique avec un appelant qui, dans la très grande majorité des cas n‟est pas
un co-présent).
3. Les « ringtones », entre sonneries et musique
Les sonneries musicales mobiles participent de deux manières à la construction d‟une
interaction téléphonique. D‟une part, parce qu‟elles sont personnalisables, les sonneries
musicales revêtent une fonction cognitive : elles contribuent à diverses formes de
reconnaissance de l‟appelant, avant le décroché. D‟autre part, selon le type d‟organisation
temporelle qui les caractérise, les sonneries musicales sont plus ou moins assimilables à des
« sommations », c'est-à-dire à un dispositif spécifiquement interactionnel.
3.1.
La personnalisation des sonneries musicales selon les correspondants et
l’allègement cognitif de la décision de décrocher ou non
Les sonneries musicales sont utilisées par 80% des membres de notre échantillon pour
personnaliser les sonneries selon les correspondants ou également les groupes de
correspondants, dans une logique d‟allègement cognitif du travail accompli par l‟appelé à la
réception des appels : « Dès que j’entend la musique je sais qui c’est, sans réfléchir » (F., 21
ans) : « Ça dépend de la personne qui appelle. Si je vois que c’est ma famille
automatiquement je vais répondre» (F., 21 ans). Le travail cognitif et évaluatif qui
accompagne la sonnerie téléphonique est soulagé, parce qu‟il est désormais distribué entre
13
l‟utilisateur et un environnement préparé par le paramétrage des sonneries :« Y’a des fois des
gens à qui j’ai pas envie de répondre parce que je me suis pris la tête avec eux. Avec la
sonnerie, je vais reconnaître tout de suite si c’est ça et je vais filtrer sans réfléchir » (H., 21
ans).
Dans la pratique, il est très probable que la relation entre sonnerie et engagement dans
l‟interaction téléphonique dépende très finement des situations. Il est cependant intéressant de
voir comment dans des entretiens déclaratifs, les utilisateurs ordonnent et rendent
systématiquement intelligible leur expérience d‟usage comme une forme d‟économie
cognitive, fondée sur un apprentissage et la mise en place d‟automatismes auditifs où
perception et action (décroché ou non) s‟enchaînent sans qu‟aucun mécanisme cognitif plus
complexe ne viennent s‟intercaler entre les deux.
Pour bénéficier de cet effet d‟économie cognitive, il faut un apprentissage, qui porte sur la
reconnaissance et le traitement de plusieurs sonneries différentes comme indices perceptifs
déclenchant un traitement approprié de l‟interpellation. Plus le paramétrage correspondant est
ancré dans l‟usage et devient familier, plus il est durable. La qualité des automatismes mis en
place, affinés sur la durée, exerce une force de résistance au changement :« L’idée, c’était pas
vraiment d’avoir une pléthore de sonneries, ou de les changer sans arrêt, mais d’avoir
vraiment la sonnerie adaptée à la personne qui m’appelle ou à un groupe d’appels. Une fois
que j’ai trouvé une sonnerie bien spécifique pour mes huit groupes d’appels, je n’ai pas
besoin de chercher plus loin » (H, 26 ans). Les choix de sonneries musicales personnalisées
sont rarement changés par les utilisateurs qui s‟appuient le plus sur leur capacité à simplifier
le traitement des interactions et qui s‟inquiètent de perdre le gain cognitif et interactionnel
réalisé:« Après je vais pas reconnaître les personnes, je vais me dire c’est lui ou c’est pas
lui ? » (H., 33ans). Cette utilisatrice qui s‟attache à choisir des musiques particulièrement
évocatrices de ses correspondants privilégiés et des liens qu‟elle entretient avec eux l‟a appris
à ses dépens: « Dernièrement, j’ai voulu changer et quand ça sonnait, je ne reconnaissait pas
la sonnerie, donc j’ai repris les anciennes. On s’habitue à une certaine musique et après on
est perdu» (F., 27 ans). La pente de l‟apprentissage tend à ramener au paramétrage stabilisé
par l‟expérience, et ajusté aux situations usuelles :« A chaque fois je me retrouve avec la
même configuration…ça colle trop bien » (H., 33ans). Ce paramétrage durable des sonneries
musicales personnalisées met en forme la manière dont celles-ci font sommation, et configure
14
par avance la pertinence conditionnelle des différentes manières de répondre :« Pour prioriser
le décrochage:« Savoir si je dois impérativement répondre quelle que soit la situation dans
laquelle je me trouve, ou bien si je peux attendre et rappeler plus tard». Les calculs et les
évaluations sur lesquels s‟appuie le filtrage, représentent une charge cognitive et morale que
l‟on cherche à reporter dans un environnement préparé par les choix et affectations de
sonneries, et un apprentissage préalable. C‟est de cette organisation sociotechnique préalable
de l‟irruption « téléphonique » d‟un autrui distant que découle l‟allégement perçu de la charge
d‟évaluation de l‟appelé.
En ce qui concerne la personnalisation des sonneries musicales, les choix et les usages
s‟organisent autour d‟un effort de distribution de la reconnaissance de l‟appelant. Les
utilisateurs choisissent et configurent leurs sonneries pour leur déléguer la décision de
décrocher. Ils traitent celle de leurs sonneries qui retentit comme un repère perceptif, qui
guide l‟action de décrocher sur le mode d‟un enchaînement perception-action de bas niveau
Les dispositifs de reconnaissance du numéro jouent un rôle similaire, mais ils requièrent des
opérations cognitives spécifiques, puisqu‟ils demandent de lire et reconnaître un numéro
affiché sur l‟écran. Avec les sonneries musicales, plus aucune médiation symbolique ne
semble séparer la perception de la sonnerie et la décision de répondre ou non, comme le
répètent à l‟envi les utilisateurs. L‟utilisateur apparaît alors comme un organisme réactif
confronté à un environnement adapté et préparé par le paramétrage des sonneries, plutôt que
comme un sujet délibérant s‟il est opportun de répondre. Il y a une homologie presque
complète entre le type de configuration et d‟usage (« profane ») des sonneries personnalisées
et le modèle (« savant ») de la cognition distribuée (Hutchins, 1994 ; Hutchins, 1995 ; Kirsh,
1995), qui fonde les principes d‟un design orienté vers les « artefacts cognitifs » (Norman,
1993).
Comment cette forme de distribution des fonctions cognitives en vient-elle à s‟appliquer aussi
finement aux usages ordinaires des sonneries téléphoniques ? Mon hypothèse est que cela
tient à l‟importance croissante que revêt l‟enjeu d‟alléger cognitivement la décision de
décrocher. En effet, les sociétés contemporaines valorisent l‟autonomie, la flexibilité, la
réactivité, de sorte que pèsent des exigences nouvelles sur la disponibilité des personnes à une
gestion souple, opportuniste et située d‟environnements rapidement évolutifs. En ce qui
concerne les communications interpersonnelles, ces exigences se sont plus particulièrement
15
portées sur la joignabilité des « appelés » (Licoppe et Heurtin, 2001). Si auparavant, l‟appelé
et l‟appelant semblaient s‟orienter vers le fait qu‟il incombait à l‟appelant d‟effectuer et de
rendre visible une évaluation antérieure de la pertinence de sa décision d‟appeler, à ce
moment précis (Schegloff, 2002), les formes contemporaines de la communication
interpersonnelle médiatisée, telles que la « présence connectée » ( Licoppe, 2004, 2006)
légitiment des formes plus impulsives d‟appel de la part de l‟appelé. Ce déplacement affaiblit
les attentes mutuelles concernant le fait que l‟appelant ait réfléchi à la pertinence de son
appel. Il devient possible et légitime qu‟il appelle sur une modalité complètement irréfléchie.
Le travail d‟évaluation de la pertinence de prendre ou non l‟appel en situation, se déplacerait
du côté de l‟appelé, et d‟une régulation des appels fondée essentiellement sur la joignabilité
de ce dernier. Ceci justifie l‟intérêt croissant que peut avoir pour le téléphoniste tout dispositif
permettant d‟alléger une décision de décrocher devenue de plus en plus lourde, et explique le
succès des services d‟affichage du numéro appelant, et ultérieurement des sonneries musicales
personnalisables.
Appelés et appelants semblent se désengager des calculs et des évaluations morales qui
entourent l‟appel et l‟interpellation qu‟il représente, pour s‟orienter vers des mises en relation
« simplifiées », reposant sur des réponses apprises, paramétrées à l‟avance dans le téléphone
mobile. La sonnerie et son traitement sont personnalisés, et automatisés. Le prix à payer est
un réarrangement complet du dispositif socio-technique et des médiations qui entourent le
retentissement de la sonnerie et un éventuel décroché.
A l‟époque de la sonnerie standard, il était relativement facile de rendre compte de manière
intentionnelle de l‟action de répondre au téléphone, avec une concentration de l‟agentivité au
niveau de l‟appelé. Celui-ci ignore le plus souvent qui appelle 3, mais attend de celui-ci qu‟il
ait évalué la pertinence de son appel. Il est confronté à une sonnerie qui est toujours la même,
et semble « décider », en fonction de son contexte, de répondre ou pas.
Le retentissement soudain d‟une sonnerie musicale met en branle un agencement sociotechnique complexe, au sein duquel l‟agentivité est différemment distribuée. C‟est tout cet
agencement qui « répond » ou « décroche ». En particulier, il est très difficile de distinguer le
3
D‟où l‟importance des séquences de reconnaissance dans les premiers tours de conversation après le décroché
(Schegloff, 1979)
16
sujet auquel s‟adresse la sonnerie téléphonique du téléphone qu‟il a paramétré pour en
préparer le traitement. C‟est cette conscience nouvelle du caractère distribué de la décision de
répondre au téléphone que semble indiquer un des intervenants sur un forum dédié aux
sonneries musicales mobiles, qui remarque que « le concept du téléphone qui sonne
appartient au XXème siècle, où l’on devait encore courir répondre au téléphone, et où le
téléphone n’était pas encore devenu un dispositif personnel de type cyborg (borg-like) ». Les
nouveaux arrangements qui caractérisent les usages des sonneries musicales s‟accompagnent
d‟une conscience plus grande du caractère distribué de la décision de répondre. Les
utilisateurs exploitent plus intensément et activement les ressources de la distribution des
fonctions cognitives dans leurs choix et leurs usages, qu‟ils ne voulaient et pouvaient le faire
dans l‟univers des sonneries téléphoniques électro-mécaniques, imposées avec l‟appareil.
3.2.
Les sonneries mobiles comme sommation : stratégies extrêmes de design des
« ringtones »
La sonnerie musicale traditionnelle, faite de la répétition de bips identiques présente une
organisation séquentielle assez générale, celle de la sommation. Les séquences de sommation
ont été analysées avec précision pour les conversations ordinaires, dans le cadre théorique de
l‟«analyse de conversation». Schegloff a montré comment la sommation constituait un
dispositif séquentiellement ordonné, basé sur le principe des « paires adjacentes » (Schegloff,
1972). L‟interpellation qui initie la séquence (par exemple sous la forme d‟une sonnerie
téléphonique, ou d‟un geste susceptible d‟attirer l‟attention) constitue une première partie de
paire. Elle marque une attente normative vis-à-vis d‟une réponse dont elle projette
l‟occurrence. Au cas où l‟interpellation est ignorée, il devient légitime pour les participants de
traiter le silence correspondant comme une absence de réponse, et de répéter l‟interpellation
(règle de pertinence conditionnelle), jusqu‟à ce qu‟une réponse s‟ensuive, ou que l‟initiateur
décide de ne plus la renouveler (cessation interprétable rétrospectivement comme une
résignation), ou enfin que l‟appel bascule vers un répondeur. Cela conduit à des séquences de
sommations du type sommation-non réponse sommation-non réponse sommation-réponse. La
sonnerie téléphonique standard (Schegloff écrit dans les années 1970) constitue un exemple
17
d‟artefact conçu pour être traité comme une sommation et incorporant l‟organisation
séquentielle correspondante dans sa conception même.
En ce qui concerne le choix des « ringtones » pour téléphone mobile, l‟enquête a mis en
évidence trois stratégies extrêmes de design.
a) L‟exacerbation de la sommation
Une petite fraction des utilisateurs experts développe une vision fonctionnelle et
instrumentale des sonneries. Ils jouent avec les possibilités de design des sonneries
pour intensifier l‟effet de sommation. Ils manipulent pour ce faire l‟organisation
séquentielle qui caractérise la sonnerie téléphonique traditionnelle, et composent des
sonneries du type bip – bipbip --- bipbipbip – et ainsi de suite. L‟allongement et
l‟accroissement de volume sonore que subit la partie stridente de la sonnerie à chaque
répétition est intelligible comme une intensification de l‟interpellation. Elle projette
d‟autant plus fortement une réponse à suivre, et rend l‟appelé qui ne répond pas
susceptible de rendre des comptes plus poussés à propos de son indisponibilité.
Certains utilisateurs vont encore plus loin, et redoublent cette organisation séquentielle
de l‟usage ironique d‟un type de sommation universel et particulièrement
efficace: « Ce serait un cri de bébé. Cela commencerait doucement, et à chaque
répétition le cri serait plus fort, en proportion du temps passé à l’ignorer. Je ne vois
pas de moyen plus sûr d’être autorisé à sortir d’une réunion » (intervention sur un
forum expert 4). Dépouillées de toute recherche d‟effet musical, le principe de ces
sonneries repose sur la manipulation ostensible de leur organisation séquentielle pour
intensifier et exacerber l‟effet de sommation
b) La minimisation de la sommation
Une autre fraction des utilisateurs prend une orientation opposée. Ils choisissent des
musiques, et plutôt des extraits longs que de petits échantillons répétés. Leur sonnerie
se présente comme un long morceau musical : « En général je choisis des extraits
assez longs parce que c’est moins ennuyeux qu’une sonnerie qui va tourner en boucle.
4
Si cet intervenant imagine une telle sonnerie et ces effets, il m‟a été donné d‟en entendre sonner une basée sur
ces cris de bébé, dans un espace public.
18
C’est con mais j’ai moins l’impression que c’est téléphone en fait … » (Fabien, 21
ans, « jeune expressif »). Parce qu‟il n‟y a plus répétition, l‟effet de sommation est
moins net, et « ça fait moins téléphone ». Cela ouvre sur une forme d‟expérience
différente, une écoute musicale, même si celle-ci reste limitée dans le temps et par la
situation.
c) La maximisation du caractère équivoque des sonneries musicales
Une troisième forme de design des sonneries musicales vise à un équilibre très
particulier entre sommation et musique. Il s‟agit du « bouclage », où la sonnerie est
basée sur un échantillon musical assez court et rythmé, répété de telle sorte que la
répétition soit imperceptible et ajustée au rythme et à la mélodie du morceau :
« Idéalement, il faut pas qu’on entende le moment où la sonnerie boucle » (H., 24
ans). Le bouclage tisse un tissu sans couture entre musique et sonnerie, et projette un
objet perceptible sous deux configurations différentes, comme le « lapin-antilope »
cher à la psychologie de la Gestalt : il pourra être entendu successivement et
alternativement comme une sonnerie-sommation (du fait de la répétition), qui invite au
décroché, ou comme une sonnerie-musique (du fait de la continuité des lignes
rythmiques et mélodiques), qui invite à l‟écoute. Ce type de design maximise
l‟ambigüité perceptive et sémantique de la sonnerie mobile.
Ces différents choix et conceptions de sonneries montrent que la possibilité de concevoir des
sonneries musicales étaie des formes spécifiques d‟association des utilisateurs, basées sur des
formes très variées de design et de manipulation de la force de sommation. Ces formes
d‟association dépendent d‟une saisie de l‟artefact très ajustée à ses propriétés pragmatiques.
La sonnerie n‟est plus appréhendée ici comme marqueur symbolique (qui associe les
utilisateurs selon leurs positions dans le champ des pratiques culturelles), ou comme objet
technique en général (qui sert d‟appui à la démonstration et à la validation publique
d‟habiletés individuelles, dans le cadre de l‟ethos de la virtuosité). Elle est traitée comme un
artefact interactionnel performatif, qui contribue à accomplir une action particulière, la
sommation au sein d‟un agencement hétérogène.
Ces trois stratégies de conception des sonneries musicales, pourtant si différentes dans leurs
orientations, partagent deux points communs. Elles reposent sur un usage explicite de
19
l‟organisation séquentielle des dispositifs de sommation comme instrument, comme ressource
symbolique effectivement utilisée pour produire des effets intelligibles au niveau des
sonneries et moduler leur efficacité pragmatique (en tant que sommation). D‟autre part elles
produisent et reproduisent une tension entre sonnerie-sommation (qui projette comme action
suivante l‟action de décrocher)) et sonnerie-musique (qui met en jeu le plaisir et projette
l‟action d‟écouter) dont leurs concepteurs jouent en permanence.
Il est intéressant d‟adopter un instant le point de vue de la théorie de l‟activité. Si l‟on
considère la paire d‟actions (sonnerie-décroché), comme une « opération » élémentaire,
encastrée dans des actions et des activités variées en fonction du contexte5, celle-ci fait l‟objet
d‟une « remédiation » lorsque les utilisateurs personnalisent leurs « ringtones ». Un exemple
classique de remédiation est constitué par l‟action de faire un nœud à son mouchoir pour se
souvenir de quelque chose. Une partie de la tâche est alors déléguée à un instrument externe,
tandis que la nature même de la fonction mémorielle est transformée (Vygotsky, 1978).
L‟individu comme l‟activité se sont « développés » du fait de la remédiation : l‟un et l‟autre
deviennent riches de potentialités nouvelles, pas encore actualisées (Clot, 1999). Appliqué à
notre cas, ce paradigme suggère que le passage aux sonneries musicales s‟accompagne d‟une
forme de développement des compétences ou des fonctions interactionnelles. L‟organisation
séquentielle qui caractérise les sommations n‟est plus connue intuitivement ni en attente d‟un
travail d‟analyse microsociologique pour être mise en évidence. Elle devient un instrument
symbolique utilisé explicitement, particulièrement chez les utilisateurs les plus avancés, pour
manipuler l‟environnement dans lequel se produisent les sonneries-décrochés, moduler les
sommations téléphoniques et leur statut pragmatique (c'est-à-dire leur rapport aux actions
projetées par le retentissement de la sonnerie), et comme nous allons le voir plus loin,
redéfinir radicalement les significations associées aux enchaînements sonneries décroché.
Dans ce modèle une compétence qui s‟exprimait « sans y penser » dans l‟ordre interactionnel
(reconnaître et traiter une sommation), est internalisée, du fait que l‟organisation séquentielle
des sommations devient un instrument symbolique pour le choix et le design des sonneries
mobiles.
5
La théorie de l‟activité distingue les tâches ou opérations, les actions auxquelles celle-ci contribuent et le
système d‟activité d‟ensemble dans lequel ces actions s‟inscrivent, organisé autour d‟un but plus englobant
(Leont‟ev, 1974)
20
4. La signification équivoque des « ringtones »
La sonnerie téléphonique met en jeu le surgissement potentiel d‟un autrui distant. Son
retentissement ne constitue donc pas simplement un repère cognitif. Il active également des
attentes normatives, pour l‟appelé comme pour les autres participants co-présents, qui
concernent en particulier à la pertinence des actions qui peuvent s‟ensuivre. L‟analyse
ethnographique de la manière dont les sonneries téléphoniques mobiles sont traitées dans les
espaces publics a montré comment l‟utilisateur et les co-présents orientent leur attention vers
la sonnerie. Ils rendent visibles, de manière située, des attentes et des évaluations relatives à
la manière dont elle était ensuite traitée (décrocher ou non, et si l‟on décroche, le faire vite ou
le faire lentement) (Murtagh, 2005).
La théorie de l‟acteur réseau fournit une manière de penser la relation entre le choix ou la
conception d‟un artefact et les actions qu‟il guide et oriente. L‟artefact incorpore un
« programme d‟action », sous la forme d‟un script discursif que l‟analyse sociologique permet
de recouvrer, en accomplissant une « de-scription » (Akrich, 1987 ; Akrich et Latour, 1992).
Cette approche n‟est pas sans poser de nombreux problèmes 6. Mettant ces réserves de côté,
nous nous proposons d‟utiliser ici la notion de script de manière heuristique, pour éclairer un
aspect particulier de la signification des sonneries téléphoniques, dans un monde où les
téléphones sont mobiles et équipés de « ringtones 7», par rapport à un monde antérieur où les
téléphones sont fixes et équipés de sonneries standardisées et imposées.
6
Quant à proposer une sémiotisation du rapport entre les propriétés de l‟artefact et la manière dont il est
mobilisé dans l‟action, d‟autres voies sont possibles, comme celui de rapporter l‟artefact à un texte, son usage à
une lecture, et le travail de conception comme un travail de cadrage, de l‟intérieur du texte, de l‟utilisateur et de
l‟usage (Woolgar, 1991), sur le modèle du « lector in fabula » (Eco, 1985). Si l‟on suit le modèle du script,
qu‟est-ce qui en arrête l‟énonciation et empêche des spécifications toujours plus étendues, problème qui n‟est
sans doute pas sans rapport avec la question de savoir où et comment s‟arrête le réseau, dans la théorie de
l‟acteur-réseau (Strathern, 1996) ? Enfin pourquoi le script devrait prendre la forme de l‟ordre ou de l‟injonction,
alors que d‟autres rapports pragmatiques à l‟action sont possibles, que concrétiseraient d‟autres actes de langage,
comme l‟invitation, le conseil, la requête, etc. ?
7
Cet usage heuristique est d‟ailleurs très proche de celui qu‟en fait Bruno Latour lui-même dans sa sociologie
des objets ordinaires. Le script lui sert en effet à révéler les différences de signification et dans les formes
d‟association dans un monde équipé d‟un certain type d‟artefact, et dans un monde équipé d‟un autre (Latour,
1993).
21
Je pense que le « script » des sonneries téléphoniques dans ce monde plus ancien pourrait
s‟énoncer de la manière suivante: « quand tu m‟entends sonner, si tu es disponible, décroche
le téléphone et répond ». Que devient ce script, dans un monde où les sonneries musicales
sont monnaie courante, un monde où les utilisateurs ont des possibilités de choix quasiillimités, et peuvent moduler le rapport à la sommation de leur sonnerie en exploitant les
propriétés des extraits musicaux ?
La sonnerie mobile musicale conjugue l‟intrusion et l‟interpellation que représente le
retentissement de la sonnerie téléphonique avec le fait de se faire un petit plaisir : « la
sonnerie adoucit la contrainte … sur une contrainte c’est important de se faire plaisir ». Cet
autre utilisateur de 24 ans, sans doute plus soucieux d‟afficher ses préférences musicales, ne
dit pas autre chose : « On va répondre dans un autre état d’esprit, on ne va pas crier qu’on est
fou de joie mais franchement c’est perceptible, ça peut donner plus envie de décrocher … je
réponds mais au moins j ai passé ma sonnerie, je suis content ». Certains en arrivent même à
configurer leurs sonneries spécialement pour que celle-ci puisse être traitée comme cadeau, un
souhait, une offrande, un voeu qui leur est destiné et dont l‟origine reste marquée d‟ambiguïté,
puisque la « sonnerie-cadeau » a été configurée par eux, tandis que son retentissement est bien
occasionné par l‟action de l‟appelant : « Le jour de mon anniversaire, il y a quelques
semaines, je m’étais mis pour tous mes contacts la sonnerie « Happy Birthday » de Stevie
Wonder, je trouvais ça très marrant» (H., 26 ans).
La gratification et le plaisir qu‟apportent les sonneries musicales sont également adressés aux
autres co-présents. Le choix de leur sonnerie parmi un ensemble de ressources culturelles
partagées, reconnaissables par tous ou presque, permet aux utilisateurs de penser que ces
sonneries se feront plus discrètes, moins intrusives, moins « sommation » : « Parce qu’on les
écoute déjà à la radio, on y fait moins attention […] Ces sonneries n’amènent plus de
réactions particulières » (F. 22 ans). Certains adaptent leurs sonneries pour anticiper ces
situations de côtoiement avec les étrangers. Le choix de la sonnerie dans un référentiel
commun en fait un clin d‟œil potentiel destinés à ces inconnus, quelque chose qui fait mieux
passer la sommation : « Si j’attends un coup de fil pro et que je me trouve dans le bus, je vais
mettre quelque chose qui va être bien perçu comme un générique télé ou quelques chose de
marrant parce que ça passe mieux. » (F., 27 ans). Même s‟il est probable que la situation
d‟entretien introduit des biais de rationalisation et conduit les répondants à exagérer leur souci
22
de « civisme téléphonique » dans l‟espace public, il faut remarquer l‟omniprésence de la
représentation de la sonnerie musicale comme contrepartie ou don : « ‘Four to the Floor’,
pas mal de gens l’ont, donc quand ça sonne les gens connaissent, et puis c’est pas trop criard
non plus…, donc c’est sympa » (H., 36 ans). Certains utilisateurs de sonnerie mobile
recherchent également à susciter une réaction positive de l‟audience potentielle, une marque
d‟appréciation de leurs sonneries qui confirmera le caractère civil de la gestion de leur
sonnerie téléphonique, par exemple d‟ordre humoristique : « Une fois j’avais oublié en pleine
formation de couper mon portable, et j’ai reçu un sms : c’était le cri de tarzan qui résonne :
tout le monde a éclaté de rire et n’était pas gêné, et la pilule est passée» (H, 27 ans). Ou
encore en suscitant une émotion qui divertit la sommation et fait basculer l‟expérience de la
sonnerie vers l‟écoute musicale et l‟émotion : « Dans une réunion de travail, si une sonnerie
sonne, tout le monde va être énervé sauf si c’est une sonnerie originale qui fait oublier que
c’est une sonnerie, parce que ça met en route l’émotion… L’émotion vient cacher le fait que
c’était une sonnerie et donc que c’était énervant» (H., 27 ans). La sonnerie n‟est plus tout à
fait une sonnerie, puisque la sommation s‟efface devant une expérience musicale improvisée
et partagée.
De ce fait la relation entre le retentissement de la sonnerie musicale et l‟action de décrocher
est différente. Par rapport à un monde de sonneries standardisées et électro-mécaniques, un
monde équipé de téléphones avec des sonneries musicales personnalisables, est un monde
dans lequel ce n‟est pas le même type de sonnerie qui résonne, ce n‟est pas la même manière
de répondre (ou non), et ce n‟est pas non plus tout à fait le même sujet qui répond. Tout se
passe comme si une relation trop ostensiblement impérative entre la sommation
(téléphonique) et ce qui comptera comme une réponse à celle-ci devenait inacceptable et
devait être différée, détournée, remodelée, pour être adoucie. Si le sujet répond, ce n‟est pas
simplement qu‟il ratifie la sollicitation que concrétise la sonnerie, mais c‟est parce qu‟il s‟est
fait le plaisir d‟écouter et exhiber un extrait musical qui lui tient à cœur. L‟obligation de
répondre subsiste, puisque pour certains, le plaisir que cause la sonnerie musicale est une
manière de rendre acceptable ce qui apparaîtrait autrement comme une contrainte trop crue.
La réponse n‟est en revanche plus conditionnée au seul effet de la somation. Le lien direct
entre la sonnerie et le décroché est remodelé. Il devient possible que la réponse, s‟il y en a, ne
tienne pas entièrement à „sonnerie-sommation‟, mais également au plaisir d‟y associer une
23
musique, voire même d‟envisager le cas limite où l‟on puisse ne pas répondre, parce que l‟on
s‟est absorbé dans l‟écoute.
Les sonneries musicales correspondent donc à un nouveau script : « quand tu m‟entends
sonner, si tu es disponible, décroche le téléphone et répond, mais, tant qu‟à faire, profites-en
pour te faire le petit plaisir de m‟écouter». La particularité de ce script, et de l‟arrangement de
personnes et d‟artefacts qui l‟étaie, c‟est la manière dont il distingue et fait jouer l‟une contre
l‟autre l‟expérience de la sonnerie en tant que sommation et celle de la sonnerie en tant que
musique. Le rapprochement de la sonnerie et de la musique qui caractérise le « ringtone » en
tant qu‟artefact, loin de conduire à un composite hybride où les deux deviendraient
impossibles à distinguer, pousse à une séparation nette des deux expériences, et à leur
articulation sous la forme d‟une transaction (échanger un peu de la dureté de l‟obligation de
répondre contre un petit plaisir). La sommation est rabattue plus fortement vers l‟obligation
de répondre, puisque la musique qui vient avec la sommation vient adoucir le respect de cette
obligation d‟une plaisante contrepartie. La musique qu‟incorpore le « ringtone » est
maintenue nettement dans la sphère des expériences culturelles et des loisirs, puisque c‟est la
condition même pour qu‟elle paraisse apporter une compensation à l‟obligation de répondre.
C‟est ce maintien d‟une séparation tranchée entre l‟expérience de la sonnerie comme
sommation et la sonnerie comme musique qui rend équivoque la signification des
« ringtones », toujours à la fois un peu l‟un et un peu l‟autre, et qui constitue la marque
distinctive de l‟arrangement pragmatique de personnes et d‟artefacts qui accomplit
l‟enchaînement « téléphone qui sonne – personne qui répond » dans un monde où les
téléphones sont équipés de sonneries musicales personnalisées.
Le succès des sonneries musicales s‟inscrit dans un déplacement normatif qui le nourrit et
qu‟il transforme à la fois. Dans un monde connecté où croissent les occasions pour les
téléphones de sonner et où s‟intensifie l‟obligation de répondre en général (parce que la
réactivité, la disponibilité, la joignabilité y sont spécialement valorisées), l‟apparition des
sonneries musicales apparaît comme une ressource pour constituer et rendre visible cette
pression normative (redéfinie comme ce qui s‟oppose au plaisir musical) et l‟adoucir d‟une
expérience musicale à la fois personnelle et collective (car le plus souvent puisée dans les
référentiels culturels partagés de la consommation de masse). En même temps, l‟expérience
même de cette contrepartie renforce d‟une certaine manière la pression normative en la
24
rendant plus saillante, et en repoussant plus nettement encore l‟action de répondre du côté de
l‟obligation (puisqu‟il apparaît rétrospectivement justifié de la compenser en partie par une
petite gratification).
5. Conclusion
L‟étude des sonneries téléphoniques, et plus particulièrement du choix et des usages des
sonneries musicales dévoile un artefact beaucoup plus complexe qu‟il n‟y paraît et qui est
susceptible d‟être saisi dans une pluralité de registres d‟usage. Les sonneries peuvent en effet
être traitées comme des musiques dont le choix reflète en partie les goûts et les préférences
des utilisateurs et relève à ce titre des pratiques culturelles, et également comme des musiques
dont le choix sera perceptible et interprétable par des personnes connues et inconnues, en
particulier dans les espaces publics. Les préférences personnelles s‟infléchissent alors d‟une
exigence supplémentaire, celle de se porter sur des musiques intelligibles par n‟importe qui
(et donc vers le référentiel culturel de la consommation de masse). Elles sont alors conçues,
utilisées et lues comme un marqueur distinctif et un support de la présentation de soi ; elles
reproduisent et transforment simultanément différentes postures dans l‟espace public depuis la
recherche de discrétion des femmes jusqu‟au façonnage stratégique d‟image. Un autre usage
ostensible des sonneries correspond chez certains utilisateurs à une démonstration d‟habileté,
qui s‟inscrit dans une saisie pragmatique de la sonnerie comme objet technique en général,
dans le cadre d‟un « éthos de la virtuosité ». D‟autres saisies des sonneries mobilisent leur
artefactualité de manière beaucoup plus spécifique. Lorsqu‟elles sont personnalisées, elles
deviennent des repères perceptifs qui autorisent la reconnaissance d‟autrui avant le début de
l‟interaction, et allègent le travail cognitif qui peut entourer le choix de décrocher ou non.
Elles peuvent enfin être approchées comme des dispositifs de sommation dont la force
pragmatique est modulable, en faisant jouer l‟une contre l‟autre, et de manière très explicite
chez de nombreux utilisateurs, deux ressources instrumentalisées, l‟organisation séquentielle
qui caractérise la sommation (qui invite à la prise en compte, au décroché), et l‟expérience
mélodique et rythmique qui caractérise les morceaux choisis (qui en tant que musique,
invitent à être écoutés).
25
En comparant les usages des sonneries musicales mobiles avec ceux des sonneries
téléphoniques, il apparaît que l‟action de décrocher un téléphone qui sonne devait être
rapportée à une configuration sociale et matérielle complexe, associant non seulement un
appelant et un appelé porteurs d‟attentes et d‟orientations normatives concernant en particulier
la pertinence d‟appeler (et de répondre) à ce moment précis et leurs rôles respectifs dans ces
évaluations, mais également l‟organisation structurelle des sonneries et le champ de
pertinence conditionnelle que celui-ci constitue (la manière dont cette artefact projette
certaines actions à suivre pour l‟appelé comme probables et signifiantes), dans le cadre d‟une
double orientation de l‟appelé, vers la présence réelle ou potentielle d‟autrui (c'est-à-dire vers
le caractère public qu‟est susceptible de revêtir le retentissement de la sonnerie et son
traitement par l‟appelé) et vers les problèmes interactionnels que posent l‟irruption d‟une
personne distante, cadrée par le dispositif téléphonique, dans son contexte proximal.
Des sonneries électromécaniques aux sonneries musicales on change de configuration et de
distribution de l‟agentivité dans ce petit système sociotechnique qu‟occasionne et mobilise le
retentissement
d‟une
sonnerie
téléphonique.
Le
« dispositif »
qui
« accomplit »
l‟enchaînement sonnerie-décroché lorsqu‟il est outillé par des « ringtones » est marqué par
une forme spéciale d‟interactivité (au sens d‟une imbrication des pratiques interactionnelles et
des pratiques culturelles), organisée autour d‟une tension très vive entre sommation et
musique. D‟un côté l‟organisation structurelle qui gouverne la sonnerie en tant qu‟artefact
interactionnel devient une ressource symbolique explicite pour le choix et les usages des
sonneries. Au sens de la psychologie de l‟activité cela marque l‟internalisation d‟une
compétence interactionnelle ou communicationnelle, et donc une forme de « développement »
des utilisateurs. Ensuite la sonnerie en tant que sommation et la sonnerie en tant que musique
s‟opposent dans leurs usages sur les plans cognitifs et normatifs. Cognitif parce qu‟une
sonnerie musicale est un objet équivoque qui peut alternativement être saisi comme une
sommation de décrocher ou une invitation à l‟écoute, sans hybridation ou alliage de ces deux
perspectives. Normatif parce que cette coexistence des deux dimensions comme radicalement
distinctes dans le même artefact constitue le point d‟appui pour une forme originale de
transaction dans laquelle le plaisir qu‟occasionne la sonnerie (en tant que musique) est
interprété comme une contrepartie, une gratification pour soi (et dans une certaine mesure
26
pour les autres co-présents) qui atténue et adoucit l‟obligation de répondre. Par là-même,
cette obligation est rendue à la fois plus saillante et plus pesante.
Le succès des sonneries musicales et le développement de leurs usages, peut être réinterprété
à l‟intérieur d‟une évolution de plus grande ampleur des pratiques de communication
médiatisée, à laquelle avait déjà largement contribué le téléphone mobile. Dans le
prolongement des thèses sur l‟individualisation des relations sociales, la mise en avant des
valeurs de l‟autonomie et de la réactivité se traduisent dans l‟univers des communications
interpersonnelles par la multiplication des médiations possibles, et une pression accrue à la
disponibilité et la joignabilité des personnes, dont témoignent le développement d‟une gestion
des interactions médiatisée avec les proches sur le mode de la « présence connectée ». Dans
ce contexte, le travail d‟évaluation de la pertinence des appels par l‟appelant s‟alourdit, et le
choix de répondre ou non se trouve pris dans un maillage différent et sans doute plus serré de
normativité. Dans un tel contexte, les sonneries musicales constituent une ressource précieuse
pour l‟appelant, puisque leur usage permet un allégement à la fois cognitif (par la
personnalisation des sonneries) et normatif (en associant à l‟action de répondre et à
l‟obligation qu‟elle concrétise une contrepartie sous la forme d‟un petit plaisir musical). De ce
fait le recours aux sonneries musicales ancre un peu plus encore la configuration
interactionnelle qu‟il allège, en renforçant l‟expérience d‟une obligation générique à répondre.
Le développement d‟une configuration équipée par les sonneries mobiles et dont l‟agentivité
est redéployée autour de cette ressource apparaît à la fois comme une conséquence du
développement d‟un régime de la « présence connectée », et une ressource pour son
approfondissement.
Enfin seule une approche plurielle (mais pas simplement éclectique ) des usages est
susceptible de rendre compte de la diversité des modes de conception et d‟appropriation d‟un
artefact tel que les « ringtones » et du dispositif hétérogène de personnes et d‟artefacts,
d‟orientations normatives et de scripts, de ressources matérielles et symboliques qui : i)
accomplit la paire d‟actions « sonnerie du téléphone » – « réponse » (c'est-à-dire traitement de
la sonnerie, que celui-ci soit intelligible comme une réponse ou une non réponse, un décroché
ou tout autre genre d‟action) ; ii) fournit un cadre pragmatique à leur « adjacence », c'est-àdire aux modalités pragmatiques selon lesquelles la première projette différentes « réponses »
possibles et cadre leurs pertinences respectives.
27
Notes bibliographiques
Akrich, M. (1987). "Comment décrire les objets techniques ?" Techniques et Culture 9: pp.
49-64.
Akrich, M., & Latour, B. (1992). A Summary of a Convenient Vocabulary for the Semiotics
of Human and Nonhuman Assemblies.in W. Bijker, & Law, J., eds., Shaping Technology /
Building Society. Cambridge, M.I.T. Press.: pp. 259-264.
Beck, U., & Beck-Gernsheim, E. (1995). The Normal Chaos of Love. Cambridge, Polity Press
Bourdieu, P. (1965). Un art moyen. Essai sur les usages sociaux de la photographie. Paris,
Les éditions de Minuit.
Breton, P., & Proulx, L. (2002). L’explosion de la communication à l’aube du XXIème siècle,
Paris, La Découverte.
Clot, Y. (1999). La fonction psychologique du travail. Paris, Presses Universitaires de France.
De Singly, F. (2000). Libres ensemble. L’individualisme dans la vie commune. Paris, Nathan.
Dodier, N. (1995). Les hommes et les machines. Paris, Metailié.
Eco, U (1985). Lector in fabula. Paris, Grasset.
Flichy, P. (1991). Une histoire de la communication moderne, Paris, La Découverte.
Giddens, A. (1991), Modernity and Self-Identity : Self and Society in the Late Modern Age.
Palo Alto, Stanford University Press.
Goffman, E., 1959 The Presentation of Self in Everyday Life, New York, Anchor Books.
Hutchins, E. (1994). "Comment le cockpit se souvient de ses vitesses." Sociologie du travail
36(4): 451-473.
Hutchins, E. (1995). Cognition in the Wild. Cambridge, Mass., M.I.T. Press.
Jouet, J. (2000), „‟ Retour critique sur la sociologie des usages „‟, Réseaux n°100, pp. 487522.
Kaufmann, J.-C. (2004), L’invention de soi : une théorie de l’identité, Paris, Armand Colin,
2004.
Kaufmann, J.-C. (2007), Agacements. Les petites guerres du couple, Paris, Armand Colin.
Kendon, A. (1990). Conducting Interaction. Patterns of behavior in focussed encounters.
Cambridge, Cambridge University Press.
28
Kirsh, D. (1995). "The intelligent use of space." Artificial Intelligence 73: pp. 31-68.
Lasch, C. (1974), The Culture of Narcissism, New York, W.W.Norton
Latour, B. (1992). Where are the Missing Masses ? The Sociology of a Few Mundane
Artifacts. W. Bijker, & Law, J., eds. Shaping Technology / Building Society. Cambridge,
M.I.T. Press.: pp. 225-258.
Latour, B. (1993). La clef de Berlin et autres leçons d'un amateur de sciences. Paris, Eds. La
Découverte.
Leont‟ev, A.N. (1974), „‟The problem of activity in psychology‟‟, Soviet Psychology, 13(2),
pp. 4-33.
Levinas, E. (1972). Humanisme de l'autre homme. Paris, Fata Morgana.
Licoppe C., & Heurtin, J.P. (2001). “Managing One‟s Availability to Telephone
Communication through Mobile phones : A French Case Study of the Development
Dynamics of the Use of Mobile Phones”, Personal and Ubiquitous Computing, pp.99-108
Licoppe, C. (2004). „‟ „Connected Presence‟ : the emergence of a new repertoire for managing
social relationships in a changing communication technoscape‟‟, in Environment and
planning D : Society and Space, Vol. 22, pp. 135-156.
Licoppe, C., & Smoreda, Z. (2005). "Are social networks technologically embedded? How
networks are changing today with changes in communication technology", Social Networks,
27(4), pp. 317-335.
Martucelli, D. (2002). Grammaires de l’individu. Paris, Gallimard.
Murtagh, G. (2002). « Seing the "Rules": Preliminary Observations of Action, Interaction and
Mobile Phone Use ». Wireless World. Social and Interactional Aspects of the Mobile Age. B.
Brown, Green, N., & Harper, R. London, Springer: pp. 81-91
Norman, D. A. (1993). "Les artefacts cognitifs." Raisons Pratiques 4(Les objets de l'action):
pp. 15-35.
Pasquier, D. (2005). Cultures Lycéennes. La tyrannie de la majorité. Paris, Autrement.
29
Oodshorn, N., & Pinch, T. (2003). « How Users and Non Users Matter », in N. Oodshorn, &
Pinch, eds., How users matter. The co-construction of users and technology, T. Boston,
M.I.T. Press: pp. 1-25.
Perriault, J. (1989). La logique de l’usage. Essai sur les machines à communiquer, Paris,
Flammarion.
Plant, S. (2000). On the Mobile. The Effects of Mobile Telephones on Social and Individual
Life, Motorola, http://www.motorola.com/mot/doc/0/234_MotDoc.pdf.
Schegloff, E. (1972), « Sequencing in Conversational Openings », in D. Hymes, & Gumperz,
J., eds., Directions in Sociolinguistics. The Ethnography of Communication., Cambridge,
Cambridge University Press: pp. 346-380.
Schegloff, E. (1979), « Identification and recognition in telephone conversation openings » in
Psathas, G., ed., Everyday Language : Studies in Ethnomethodology , New York, Irvington.
Schegloff, E. (2002). Beginnings in the Telephone. Perpetual Contact. Mobile
Communication, Private Talk, Public Performance;. J. A. Katz and M. Aakhus, eds., M.
Cambridge, Cambridge University Press: pp. 284-300.
Strathern, M. (1996). "Cutting the Network." The Journal of the Royal Anthropological
Institute 2(3): pp.517-535.
Vygotsky, L. S. (1978). Mind in Society. The Development of Higher Psychological
Processes. Cambridge, Harvard University Press.
Woolgar, S. (1991). "Configuring the user; the case of usability trials". J.Law, ed., A
Sociology of Monsters. London, Routledge.
30

Documents pareils