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L'évolution holocène des milieux naturels
3EME PARTIE: L'EVOLUTION HOLOCENE DES MILIEUX NATURELS: ESSAI DE
RECONSTITUTION PALEOENVIRONNEMENTALE
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CHAPITRE 7- LES CONDITIONS OFFERTES AUX TOURBIERES: SYSTEMES
MORPHOGENIQUES ET HERITAGES MORPHOCLIMATIQUES WÜRMIENS ET POSTWÜRMIENS DU MASSIF
CENTRAL ORIENTAL GRANITIQUE
CHAPITRE 8- LA SIGNIFICATION PALEOENVIRONNEMENTALE DU DEMARRAGE
DE LA TURFIGENESE: CHANGEMENTS CLIMATIQUES OU ACTIONS HUMAINES
?
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INTRODUCTION A LA 3EME PARTIE
La naissance et le développement d'une tourbière mettent en jeu, nous l'avons vu, un
ensemble complexe de facteurs externes agissant aux échelles régionales et du bassin versant,
et de facteurs internes relevant de l'échelle stationnelle (Clymo 1991, Moore 1993, AlmquistJacobson et Foster 1995). Cependant tous les auteurs s'accordent sur le rôle primordial de
l'eau: un bilan hydrique positif pendant une grande partie de l'année est en effet indispensable
au démarrage de la turfigenèse, c'est à dire à l'accumulation en conditions hydromorphes
anoxiques de matière organique plus ou moins décomposée (Clymo 1991, Julve 1996, Gobat
et al. 2003). Aussi, l'apparition d'une tourbière suppose d'abord des modifications
fondamentales dans le fonctionnement du bassin versant. Ces modifications, qui sont de
nature hydrologique, biogéographique et géomorphologique, peuvent théoriquement être
induites par des changements climatiques, par une intervention de l’Homme sur la végétation
ou/et sur l’écoulement de l’eau, les deux facteurs pouvant se combiner, et enfin par des
phénomènes géologiques, notamment volcaniques, qui sont de nature à modifier
profondément la géomorphologie locale et les réseaux d'écoulement des eaux.
L'apparition des tourbières peut donc être révélatrice de changements environnementaux
importants. Aussi, c'est en couplant les résultats du travail de datation par le radiocarbone des
couches basales des tourbières avec les données géomorphologiques, les analyses
paléoécologiques et les études géoarchéologiques que nous tenterons de mettre en évidence
ces changements et de retracer, au moins en partie, l'histoire holocène des milieux naturels du
Massif Central oriental granitique.
La réflexion sera conduite en deux étapes :
-
il est impératif dans un premier temps d'analyser finement les conditions
morphoclimatiques dans lesquelles démarra la turfigenèse et ce afin d'appréhender à sa juste
mesure le type d'information paléoenvironnementale que peut apporter la connaissance de
l'histoire des tourbières,
-
nous interpréterons ensuite en terme paléoenvironnemental la répartition des dates
d'apparition des tourbières à la lumière des différentes données paléoécologiques,
paléoclimatiques, géomorphologiques et archéologiques régionales et locales disponibles.
La chronologie du Tardiglaciaire et de l'Holocène sur laquelle nous nous appuierons est
présentée sur la figure 125.
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CHAPITRE 7- LES CONDITIONS OFFERTES AUX TOURBIERES: SYSTEMES
MORPHOGENIQUES ET HERITAGES MORPHOCLIMATIQUES WÜRMIENS ET POSTWÜRMIENS DU MASSIF
CENTRAL ORIENTAL GRANITIQUE
Comme nous l'avons constaté dans la deuxième partie de cet ouvrage les auteurs sont à
peu près unanimes pour affirmer que la naissance d'une tourbière relève de facteurs allogènes
parmi lesquels les conditions climatiques jouent un rôle déterminant. Il n'en demeure pas
moins que certaines conditions géomorphologiques sont sensiblement plus favorables que
d'autres à l'apparition de ce type d'écosystème. De nombreux auteurs ont noté cette
importance des conditions topographiques et géomorphologiques locales dans la mise en
place des tourbières (Moore 1988 et 1993, Graniero et Price 1995), certains allant jusqu'à
estimer que les décalages observés dans le démarrage de la turfigenèse d'un site à l'autre sont
liés uniquement à cette variabilité des conditions géomorphologiques (Beaulieu de et al. 1985,
Campy et Richard 1985).
Autrement dit, l'avénement d'un climat propice ne serait pas toujours suffisant pour
déclencher la turfigenèse alors que, a contrario, des contextes géomorphologiques
particulièrement favorables au stockage de l'eau pourraient compenser des conditions
climatiques limites. On en conclut que seule une étude régionale portant sur de très
nombreuses tourbières permet de dépasser les cas particuliers et d'apporter une réponse à la
question de la signification paléoenvironnementale de l'apparition des tourbières.
Il convient donc d'examiner en détail l'évolution des conditions climatiques et hydrogéomorphologiques régionales depuis la fin du Würm jusqu'à la mise en place des premières
tourbières au début de l'Holocène.
7-1- LA MORPHODYNAMIQUE WÜRMIENNE
Le cadre géomorphologique du Massif Central granitique, connu grâce aux travaux de
B. Etlicher (1986) et d'Y. Veyret (1978) est marqué par la différenciation en deux domaines:
-
l'un a été affecté par les glaciations dont il conserve de nombreuses empreintes ; il
s'agit uniquement, pour notre secteur d'étude, des hautes terres des Monts du Forez situées audessus de 1250 m d'altitude, soit une superficie maximum de 250 km²,
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FIG. 125
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- l'autre, qui couvre tout le reste du secteur d'étude, a été seulement concerné par des
dynamiques périglaciaires.
Au cours du Würm la morphodynamique fut de moins en moins active du fait de
l'assèchement du climat et de l'épuisement progressif du stock d'altérites mobilisables
(Valadas 1984, Etlicher 1986). Aussi de nombreux modelés et formations superficielles des
Monts du Forez sont hérités de période glaciaires plus anciennes, les plus efficaces semblant
avoir été l'épisode rissien du Lachet et celui de Champas-2, calés au Pléniglaciaire inférieur
(Etlicher 1986).
La dernière phase glaciaire fut celle du Gourd des Allières qui atteint son maximum
d'activité autour de 21 000 / 20 000 BP. L'englacement, moins important que lors des épisodes
précédentes du fait notamment de l'extrême aridité du climat (Etlicher 1986, Beaulieu de et al.
1988), se caractérisait par une calotte très peu développée, des langues glaciaires courtes ne
descendant pas en dessous de 1300-1250 m et des neiges permanentes apparaissant vers 13801400 m d'altitude. Beaucoup de zones étant déglacées, les modelés associés à la nivation
étaient les plus nombreux, des névés se développant jusque vers 1000 m d'altitude.
La dynamique périglaciaire est perceptible jusqu'au coeur des plaines environnantes, la
gélifluxion ayant été active jusqu'à 400 m d'altitude lorsque l'humidité était suffisante
(Etlicher 1986). Mais c'est entre 800 et 1000 m d'altitude que la combinaison du froid et de
l'humidité fut la plus efficace, générant les plus grands déplacements d'arène remaniée à
blocs. Au-dessus de 1150 m d'altitude la gélifraction et le ruissellement saisonnier sur le
gélisol étaient les processus les plus répandus.
Le calage chronologique du démarrage de la déglaciation est malaisé. Dans les Monts
du Forez, il a été estimé grâce à des analyses palynologiques et téphrachronologiques menées
sur la tourbière lacustre du Gourd des Aillères à 1335 m (Etlicher 1986, Etlicher et al. 1987,
Janssen 1990). Le retrait complet de la glace est certainement antérieur à 15 000 BP, date à
laquelle le remplissage lacustre s'est accumulé à l'arrière du bourrelet morainique. Mais ces
dépôts surmontent une formation fluvio-glaciaire non datée, forcément postérieure toutefois à
la déglaciation; aussi B. Etlicher (1986) estime que celle-ci pourrait avoir été rapide et s'être
terminée dès 19 000 BP.
Ailleurs dans le Massif Central les données palynologiques et géomorphologiques
disponibles vont, à quelques nuances près, dans le même sens (Etlicher et de Goër 1988). Plus
précisément, sur le site de la Taphanel, sur le plateau de l'Artense dans le nord du Cantal, la
déglaciation démarrerait dès le würmien supérieur (Ponel et al. 1991). Dans le Velay
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volcanique, la séquence du lac du Bouchet place le cœur du Pléniglaciaire würmien autour de
19 300 BP (Reille et de Beaulieu 1990). Et la datation du Dryas Ancien montre que le
réchauffement tardiglaciaire et la dynamique de colonisation des sols nus qui l'accompagnent
sont bien engagés à 15 800 +/- 900 BP (Reille et de Beaulieu 1990, Beaulieu de et al. 1988).
Dans l'Aubrac le croisement des courbes de Pinus et d'Artemisia, qui caractérise le début du
Dryas ancien, est repéré autour de 15 000 BP sur le site de la Chaumette (Beaulieu de et al.
1985). Notons que ce calage chronologique du début de la déglaciation est en accord avec les
hypothèses émises dans d'autres régions à l'histoire géomorphologique comparable comme les
Vosges (Seret et al. 1990).
L'occupation humaine en Europe montre, au-delà des différences régionales, des
dynamiques compatibles avec ce schéma d'évolution bioclimatique (fig. 126) (Bintz et Evin
2002, Demars 2002):
-
entre 20000 BP et 16000 BP, à la fin du Solutréen et au Badegoulien, les hommes
réagissent à l'amélioration climatique en occupant, de façon certes irrégulière mais bien réelle,
les montagnes (Bintz et Evin 2002), notamment le Massif Central où de nombreux sites
apparaissent au-dessus de 500 m (Demars 2000 et 2002) ; on assiste par ailleurs à une
explosion des sites de plein air (Demars 2002),
-
une courte période d'abandon des sites d'altitude survient au cours de la première
moitié du Magdalénien moyen, c'est-à-dire autour de 15 000 BP ; cette phase est
concomitante de la péjoration climatique de Heinrich 1 (Bradley 1999, Demars 2002),
-
du début de la deuxième moitié du Magdalénien moyen jusqu'à la fin du
Magdalénien final soit entre 14 000 BP et 11 800 BP, la montée en altitude est systématique,
elle s'amorçe même un peu avant 14 000 BP dans le Massif Central (Demars 2002),
-
enfin, l'Epipaléolithique, à la charnière Tardiglaciaire-Holocène, entre 11 800 BP et
10 000 BP, est marqué par une légère, mais nette, diminution de l'altitude de 10 % des sites
les plus élevés ; on a vu là l'impact sur l'occupation humaine du refroidissement du Dryas
récent ; par ailleurs des espèces comme le renne (Rangifer tarandus L.) disparaissent du sud
de la France laissant la place au cerf (Cervus elaphus) (Bridault et al. 2001).
Du point de vue des morphodynamiques fluviales régionales les connaissances sont
ténues. La période qui s'amorce à partir de 19 000 BP semble correspondre à une incision des
cours d'eau et au dégagement des plaines alluviales actuelles. Ainsi en Limagne orientale les
coupes de la première terrasse sableuse de la Dore sur le site de Boudet, en aval de Thiers
(fig. 127), ont révélé, sous le sol brun acide, un fragipan épais d'environ 1 m sous lequel se
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FIG. 126
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FIG. 127
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placent deux niveaux organiques de fond de paléochenal qui ont pu être datés par le
radiocarbone à 21 970 +/- 135 BP (LY-11248) pour le plus ancien et le plus profond, et à
19 570 +/- 145 BP (LY-11249) pour le plus récent, ce dernier fournissant un terminus post
quem pour le creusement de la plaine alluviale de la Dore située actuellement 20 m en
contrebas de la surface de cette première terrasse.
La question se pose alors de la nature de l'activité morphogénique à la fin du
Pléniglaciaire supérieur puis tout au long du Tardiglaciaire.
7-2- L'ACTIVITE MORPHOGENIQUE DE LA FIN DU PLENIGLACIAIRE SUPERIEUR AU
DEBUT DE L'HOLOCENE
L'activité morphogénique entre 17 000 BP et 10 300 BP doit être examinée sous l'angle
de la morphodynamique des versants et sous celui de la morphodynamique fluviale. Mais elle
est indissociable de la connaissance de l'histoire du couvert végétal régional à ces périodes.
7-2-1- LES MODIFICATIONS BIOCLIMATIQUES
Notre connaissance de l'évolution de la végétation sur notre secteur d'étude au cours de
ces 7 millénaires est très modeste par rapport à ce qu'elle est pour des régions proches comme
le Jura (Richard et al. 2000). Elle est en fait limitée à l'interprétation que l'on peut faire des
données palynologiques du Gourd des Aillères (Etlicher 1986, Janssen 1990) et de Braveix
(Francez 1990). Malheureusement le pas d'échantillonnage trop lâche, l'insuffisance des
calages chronologiques – aucune datation pour Braveix !!! - et la faiblesse du nombre de
taxons figurant dans les publications ne permettent pas d'appréhender très finement les
changements bioclimatiques enregistrés.
Le diagramme pollinique du Gourd des Aillères, montre clairement l'opposition entre la
végétation post-glaciaire, dominée par l'arbre, et celle des périodes antérieures au cours
desquelles la steppe à armoise -Artemisia sp.- et à Poacées est omniprésente (fig. 128). La
moitié inférieure du diagramme du Gourd des Aillères couvrirait donc le Tardiglaciaire et
peut-être aussi l'extrême fin du Pléniglaciaire supérieur. Elle ne comporte malheureusement
qu'un repère chronologique, à la fin de l'Alleröd, calage assuré à la fois par une couche de
cendres volcaniques et par les deux datations par le radiocarbone qui l'encadrent (fig. 128)
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(Etlicher et al. 1987, Janssen 1990). On lit assez bien les fluctuations de la courbe d'Artemisia
sp. qui présente deux pics : l'un se place à la base du diagramme et correspond
vraisemblablement à la fin du Pléniglaciaire et au Dryas ancien ; l'autre, moins marqué, situé
juste avant le démarrage de l'Holocène, correspondrait au Dryas récent. La progression brutale
des courbes de Salix, Juniperus et Betula ainsi que l'apparition de Corylus, associée à la chute
des taux d'Artemisia sp., marque à l'évidence le B∅lling. L'Alleröd apparaît ensuite lorsque les
taux de pollens d'arbres se mettent à fluctuer et à décliner. Le recul de ces taxons arboréens
s'accentue au Dryas récent. Puis, le décollage des courbes de Pinus et de Betula, tandis que
s'effondrent les taux d'Artemisia, annonce le Préboréal (fig. 128).
A Braveix le schéma proposé par P. Guénet et M. Reille (Francez 1990) est similaire
(fig. 129):
- la base du diagramme se place au B∅lling ; elle se caractérise par l'optimum des
steppiques et la présence de Juniperus et de Betula,
- le Dryas récent est marqué quant à lui par le développement des Cypéracées et un
taux de pollen d'arbres minimum,
- l'entrée dans l'Holocène enfin se signale par la progression rapide de Betula et Pinus
et la chute concomitante de la courbe d'Artemisia.
On complètera utilement cette lecture de l'évolution du couvert végétal tardiglaciaire en
se référant aux travaux menés dans les autres régions du Massif Central (Beaulieu de et al.
1988, Ponel et Coope 1990, Ponel et al. 1991). L'extrême rareté de l'arbre au Dryas ancien
indique un climat encore sec et froid, une rudesse que confirme la date tardive à 12 860 +/250 BP pour l'expansion de Juniperus, annonciateur de l'interstade tardiglaciaire (de Beaulieu
et al. 1988). Celui-ci marque une amélioration sensible des conditions climatiques. Il apparaît
assez continu, sans crise climatique notable, si bien que l'individualisation de l'Alleröd par
rapport au B∅lling peut être contestable. Le Dryas récent est très bien marqué mais
l'amplitude remarquable du recul des arbres dans le Massif Central s'expliquerait
essentiellement par la faiblesse du boisement au cours de l'interstade (de Beaulieu et al.
1988). L'amélioration indiquant l'entrée dans le Préboréal est rapide: Artemisia et les taxons
steppiques reculent, alors que les formations prairiales deviennent largement dominantes ;
Betula et Pinus connaissent une forte expansion. Ce schéma est conforme à celui élaboré pour
certaines régions voisines comme le Jura (Richard H. et al. 2000).
Il convient maintenant de confronter ces données paléo-bioclimatiques avec celles
concernant les morphodynamiques de versants.
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FIG. 128
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7-2-2- LES MORPHODYNAMIQUES DES VERSANTS
Dans le Massif Central, la dynamique glaciaire disparaît au Tardiglaciaire (Valadas
1984, Etlicher 1986). Dans la partie orientale du massif au cours de cette période, les neiges
éternelles se positionnent vers 1800 m d'altitude, au dessus des plus hauts sommets, et aucune
trace indiscutable de pergélisol n'a été repérée. Pourtant la gélifluxion et la cryoclastie ont pu
être actives à partir de 1000 m. Dans le Pilat, des preuves de cryoturbation apparaissent audessus de cette altitude. Les dynamiques liées à la neige sont cantonnées au dessus de 1300 m.
Dans les Monts du Forez des névés sont présents sous les crêtes autour de 1550 m.
En altitude la déflation a pu être efficace au Dryas ancien et au Dryas récent du fait de la
relative sécheresse du climat qui limitait alors l'extension du tapis végétal. De la même façon
le ruissellement sur sol gelé a pu continuer à produire des arènes de ruissellement, lits de
caillasses et dallages (Etlicher 1986). Mais il a aussi pu mobiliser des fines produites par les
actions mécaniques de la météoridsation et les exporer vers les fonds des dépressions.
Il est évidemment extrêmement difficile de caler chronologiquement au sein du
Tardiglaciaire les périodes d'activation des différents processus relevant de la dynamique
périglaciaire. B. Etlicher (1986) émet l'hypothèse qu'au Dryas récent, celle-ci a totalement
disparu en dessous de 1200 m d'altitude avec le développement des sols et de la végétation.
L'arbre devait occuper l'espace jusqu'à 900 m d'altitude, la lande subalpine prenant le relais
entre 900 m et 1200 m.
D'une façon plus générale il existe des décalages importants dans la stabilisation des
versants (Valadas 1984). Alors que celle-ci était vraisemblablement très ponctuelle au
Pléniglaciaire supérieur, elle dut être à peu près totale au B∅lling. Quant à l'accentuation de la
rigueur du climat à certains moments du Tardiglaciaire, comme au Dryas récent par exemple,
elle a permis le développement de conditions favorables à la morphogenèse mais seulement sur
les plus hautes terres et dans les secteurs les plus propices.
7-2-3- L'EVOLUTION MORPHOSEDIMENTAIRE DES PLAINES ALLUVIALES
Si la vallée de la Dore, nous l'avons vu, a fourni quelques informations sur le dispositif
géomorphologique würmien, aucune donnée n'est disponible pour la période comprise entre la
fin du Würm et l'Holocène. En revanche les travaux de géoarchéologie menés dans les plaines
alluviales de la Loire et de ces affluents, dans les bassins du Forez et du Roannais (fig. 130),
ont permis de dégager certains grands traits de l'évolution morphosédimentaire post509
L'évolution holocène des milieux naturels
würmienne de cet espace fluvial (Cubizolle et Georges 2001, Cubizolle et Georges 2002 a,
Georges et al. 2004 a et b).
Dans les plaines alluviales de la Loire et de ses affluents, les paléochenaux attribués au
Würm ainsi que ceux tardiglaciaires et holocènes sont fortement incisés soit dans des
formations fluviatiles dont l'accumulation apparaît comme le résultat du bilan sédimentaire du
Pléniglaciaire (Cubizolle et Georges 2002 a), soit, plus rarement, dans les formations tertiaires
oligocènes sous-jacentes. Les formations fluviatiles se composent généralement de gros galets
hétérométriques constituant un niveau le plus souvent compact et difficile à défoncer (fig.
130). Elles n'ont jamais pu être datées puisque aucun bois, dépôt organique ou objet
archéologique n'a jamais été, sinon découvert en tout cas daté, en leur sein.
L'évolution post-würmienne se caractérise par la différenciation au sein des plaines
alluviales de deux domaines géomorphologiques distincts, le plus souvent étagés
topographiquement (Cubizolle et Georges 2002 a):
-
le niveau supérieur, qualifiée de basse plaine, est celui sur lequel se trouvent les
paléochenaux dont l'arrêt du fonctionnement s'étale entre 13 820 +/- 90 BP (LY-10558) et
4185 +/- 70 BP (LY-10557) ; il a été épargné par les divagations latérales des chenaux et
comporte un grand nombre de sites archéologiques en place dont l'âge va du Néolithique au
Moyen Age,
-
la très basse plaine est le niveau inférieur au sein duquel circule le cours d'eau actuel
; il n'occupe environ qu'un tiers de la plaine alluviale et a été fortement remanié jusqu'à
aujourd'hui d'où l'absence de matériel archéologique en place.
L'arrêt du fonctionnement des lits fluviaux sur le niveau supérieur et le creusement de la
très basse plaine surviennent au plus tôt au Dryas ancien comme le montrent les datations de
la base des remplissages des paléochenaux du Lignon (fig. 131) (Cubizolle et Georges
2002a). La conservation des paléochenaux permet d'envisager le dégagement de la très basse
plaine par divagations des chenaux actifs qui auraient déblayé la partie supérieure de
l'accumulation würmienne à gros galets. La basse plaine n'a cependant pas été déconnectée de
la plaine alluviale et mise en terrasse puisque les dates de la base des remplissages des
paléochenaux montre que des chenaux actifs ont circulé sur sa surface jusqu'à environ 4000
BP (fig. 130).
La rupture dans la dynamique fluviale responsable du creusement de la très basse plaine
serait liée au réchauffement climatique qui commence à la transition Pléniglaciaire–
Tardiglaciaire (Debard et Moser 1977) et qui s'accompagne du retour du couvert végétal et
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FIG. 130 et 131
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d'une augmentation sensible des précipitations et des débits des cours d'eau. Notre hypothèse
s'intègre bien dans le cadre chronostratigraphique régional proposé par B. Etlicher (1986) qui
a montré que la dernière crise glaciaire, celle du Gourd des Aillères, se terminait vers 20 000
BP, ouvrant la voie à la déglaciation. Pour le Lignon, il plaçait le dégagement du lit majeur
actuel au Dryas ancien. On retrouve ce schéma d'évolution morphoclimatique dans certaines
vallées du Jura suisse (Guélat et al. 1993) et dans la vallée de l'Aube (Gaillard 1999). En
revanche celui mis au point dans certains secteurs du Bassin Parisien, dans un contexte
morphologique toutefois très différent, montre que la charnière Pléniglaciaire-Tardiglaciaire
se caractérise par d'importants dépôts fins sur lesquels se développent des chenaux tressés,
l'incision ne se faisant qu'au Bφlling (Pastre et al. 1997 et 2000, Bravard et Magny 2002).
7-2-4- L'INTRUSION
DES SOCIETES HUMAINES DANS LE SYSTEME MORPHOGENIQUE A
L'HOLOCENE
Avec l'arrivée de l'Holocène vers 10 300 BP (Beaulieu de et al. 1994) la couverture
végétale s'étend rapidement jusqu'aux plus hautes terres du Massif Central (Janssen et van
Straten 1982, Beaulieu de et al. 1988, Francez 1990, Janssen 1990, Argant et Cubizolle
soumis), constituant un écran protecteur favorable à la pédogenèse. Dans ce contexte de
biostasie, la stabilité des versants est totale. En effet les forces de traction liées à l'écoulement
de l'air et de l'eau sont considérablement amoindries par la rugosité du tapis végétal. Quant
aux forces de résistance, qui dépendent de la cohésion du matériel, elles sont renforcées par
les propriétés que la pédogenèse confère au sol (Neboit 1991).
Ainsi la morphogenèse naturelle est cantonnée à l'Holocène à quelques secteurs supraforestiers situés au dessus de 1450-1500 m. Dans le Cantal B. Valadas (1984) constate
l'extension de niches de nivation actives à partir de 1480 m. Dans le Massif Central oriental
granitique seuls les Monts du Forez sont potentiellement concernés mais sur une surface de 8
à 10 km² seulement. Encore, dans tous les cas, est-il difficile de s'assurer qu'aucune
intervention humaine ne soit venue interférer avec les dynamiques naturelles.
En effet, la réactivation de la morphogenèse observée à certaines périodes de l'Holocène
dans le Massif Central, est à en mettre en relation avec l'activité humaine (Valadas 1984,
Etlicher 1986). Seules les interventions de l'Homme, principalement dans le cadre des
activités agro-pastorales, ont pu infléchir cette tendance lourde à la stabilisation des versants
qui s'affirme dès le Préboréal. Cette morphogenèse anthropique se caractérise par sa
discontinuité tant sont variables, dans l'espace et dans le temps, les techniques d'exploitation
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L'évolution holocène des milieux naturels
des écosystèmes et l'intensité de la pression humaine d'une part, le degré de fragilisation des
milieux qui en découle d'autre part.
Dans les régions de vieille civilisation agraire comme notre secteur d'étude, les versants
gardent la mémoire de cette action morphogénique de l'Homme. Tout d'abord la plupart des
sols de l'étage agricole ont été profondément modifiés: aux sols bruns forestiers initiaux se
sont substitués des anthroposols, parfois réduits à un simple horizon humifère épais de 10 à 20
cm surmontant directement le granite altéré ou l'arène en place. A la base des versants des
colluvions se sont accumulées (Etlicher 1990) et à l'aval des parcelles des banquettes
d'érosion agricoles se sont mises en place qui marquent l'installation des champs fixes à partir
de l'âge du Fer (Valadas 1984, Cubizolle et al. 2001). Au débouché des vallons et vallées des
cônes de déjection se sont construits à partir du début du VIIème millénaire avant J-C.
(Cubizolle et al. 2001).
Finalement la morphogenèse holocène apparaît autant comme un fait de civilisation que
comme un phénomène naturel (Neboit 1991), autrement dit comme une des composantes
importantes de l'anthroposystème.
CONCLUSION DU CHAPITRE 7
Ce tour d'horizon des données morphoclimatiques, bio-climatiques et, dans une moindre
mesure, anthropiques, ne nous a éloigné qu'en apparence de notre sujet. On peut en effet
dégager quelques idées force fondamentales qui nous aiderons à comprendre la genèse des
tourbières:
-
l'épisode glaciaire fini-würmien du Gourd des Aillères a concerné uniquement les
Monts du Forez où la dynamique glaciaire n'a affecté que les hautes terres au dessus de 12501300 m d'altitude ; elle disparaît au Pléniglaciaire supérieur vers 18 000 / 17 000 BP,
-
du fait de la sécheresse du climat ce dernier épisode glaciaire a été peu efficace et
les nombreux modelés glaciaires sont en fait hérités des glaciations antérieures,
-
le système morphogénique périglaciaire est actif jusqu'en plaine au cours de la
dernière glaciation puis il cède peu à peu le terrain au cours du Tardiglaciaire à un système
d'érosion caractérisé par l'inefficacité des processus mécaniques et une prédominance des
processus physiques, chimiques et biologiques ; aucune trace de pergélisol n'est attestée au
Tardiglaciaire, même en altitude dans les Monts du Forez,
514
L'évolution holocène des milieux naturels
-
la reconquête de la végétation semble relativement rapide à partir de 18 000 BP /
17 000 BP mais des décalages spatio-temporels importants dans la stabilisation des versants
doivent être envisagés ; l'état de biostasie est cependant acquis dès le début du Tardiglaciaire
à basse et moyenne altitude ; mais peut-être seulement au Préboréal sur les plus hautes terres,
-
la morphogenèse holocène est à mettre en relation principalement avec l'activité
humaine, les processus naturels n'intervenant seuls que ponctuellement dans quelques secteurs
sommitaux.
Ainsi lorsque les premières tourbières apparaissent au Préboréal, le cadre
géomorphologique du Massif Central oriental granitique est en place depuis au minimum
plusieurs siècles sur les plus hautes surfaces sommitales mais plusieurs millénaires partout
ailleurs. Dès le Dryas ancien les sols et la végétation stabilisent les versants à basse et
moyenne altitude ; au B∅lling et à l'Alleröd les phénomènes d'ablation et de transport sur les
versants sont confinés au plus hautes terres et la péjoration climatique du Dryas récent
n'apportera guère de changements, les versants semblant stabilisés au moins jusqu'à 1200 m
d'altitude. A partir du Préboréal les interventions humaines, dans le cadre des pratiques agropastorales, sont de plus en plus impliquées dans la morphogenèse et elles constituent la cause
fondamentale pour la plupart des phases morphogéniques actives.
515
L'évolution holocène des milieux naturels
CHAPITRE 8- LA SIGNIFICATION PALEOENVIRONNEMENTALE DU DEMARRAGE
DE LA TURFIGENESE: CHANGEMENTS CLIMATIQUES OU ACTIONS HUMAINES
?
Depuis près de 60 ans les scientifiques débattent sur les facteurs de l'apparition des
tourbières à l'Holocène. Et il est intéressant de suivre l'évolution des connaissances sur le sujet
qui conduisent de l'hypothèse climatique des années 1950 à l'hypothèse anthropique de la fin
du XXème siècle.
Le débat n'est pourtant pas clos car les arguments apportés à l'appui de l'une ou l'autre
des thèses font rarement l'unanimité. Ils peuvent être tout à fait convaincants dans quelques
cas de figure mais les preuves manquent sur de trop nombreux sites pour pouvoir généraliser
les enseignements tirés de l'étude de quelques-uns. Enfin, les recherches ont surtout concerné
le Royaume-Uni et l'Irlande ce qui ne peut qu'inciter un peu plus à la prudence lorsque l'on se
lance dans des synthèses à l'échelle continentale.
Nous ferons tout d'abord le point sur l'imposante bibliographie, principalement anglosaxonne. Ce travail nous paraît incontournable car les travaux sur le sujet sont très peu connus
en France. Nous reprendrons ensuite en détail l'histoire de la turfigenèse sur notre secteur
d'étude en essayant de déterminer comment s'expriment les influences respectives des facteurs
physiques - notamment climatiques - et humains sur les changements environnementaux
observés. Pour ce faire nous tenterons de confronter nos données avec celles de même nature
disponibles dans la bibliographie. A ce propos précisons d'emblée que l'exploitation des
informations relatives au calage chronologique du démarrage de la turfigenèse est souvent
difficile et décevante. En effet la plupart des carottages étant destinés à des analyses
polliniques, les descriptions des stratigraphies sont souvent approximatives, voire absentes.
Les carottages n'ont pas toujours atteint la base de l'accumulation tourbeuse et les datations
par le radiocarbone sur les séquences sont globalement peu nombreuses. Dans les cas
extrêmes, certains diagrammes polliniques n'ont bénéficié d'aucune datation par le
radiocarbone ce qui limite leur intérêt au moment de l'interprétation des données. Par ailleurs,
les contextes géomorphologiques dans lesquels s'inscrivent les sites étudiés ne sont pas
toujours décrits.
516
L'évolution holocène des milieux naturels
8-1- UN DEMI-SIECLE DE DEBATS SCIENTIFIQUES AUTOUR DE L'ORIGINE DES
TOURBIERES
Dans les années 1950 les travaux de Pearsall (1950) et de Conway (1954) font émerger
l'idée que c'est l'avènement d'un climat chaud et humide à l'Atlantique qui est à l'origine de
l'apparition de maintes tourbières des îles britanniques dont on estimait l'âge au moyen
d'analyses de grains de pollen et de macro-restes menées à partir des années 1920 (Erdtman
1927 et 1928, Raistrick et Blackburn 1932, Conway 1954).
Mais, à peu près au même moment, Walker (1956) fait remarquer que de nombreuses
découvertes archéologiques, qu'il s'agisse de microlithes mésolithiques, d'habitations
préhistoriques ou de chemins de planches, se placent dans les sols minéraux, sous les
tourbières (Woodhead et Erdtman 1926, Woodhead 1929, Raistrick 1933, Davies 1943, Leach
1951). En 1956 Godwin n'envisage cependant aucune influence, sinon très locale, des sociétés
humaines sur la dynamique des écosystèmes. Et Dimbleby en 1962 estime que les microlithes
découverts à la base des tourbières peuvent très bien être restés à la surface pendant de longs
siècles avant que la tourbe ne les recouvre. Dans d'autres travaux pionniers, Rankine,
Dimbleby, Wymer et Keef (Rankine et al. 1960, Dimbleby 1963, Keef et al. 1965) notent
pourtant que la modification des milieux physiques au Mésolithique a varié en fonction de
l’intensité et de la durée de l’occupation humaine. Ils établissent également une corrélation
entre la fertilité des sols et le degré de fragilisation des milieux induite par les activités
humaines (Smith 1970). Ainsi la dégradation de la couverture végétale serait plus marquée sur
des sols sableux, acides, peu humifères. Mais Tallis en 1964 estime que l'accentuation de
l'hydromorphie et le développement de la tourbe à la charnière Boréal/Atlantique, mis en
évidence par les analyses polliniques, sont directement liés à une augmentation des
précipitations. En 1967 Seddon doute ouvertement qu'à l'Atlantique les populations des Iles
Britanniques, peu nombreuses et pratiquant surtout la chasse, aient pu avoir un quelconque
impact sur le développement de la forêt: "There is very little evidence to suppose they had
more than the slightest effect on the forest" (p. 173). En 1969 Simmons voit dans la mise en
place des tourbières la combinaison de conditions climatiques adéquates et la récurrence de
feux (Simmons 1969 a). Et, bien qu'il s'interroge sur l'impact possible des populations
préhistoriques sur les milieux (Smith 1969 b), les éventuelles relations entre l'utilisation du sol
et la turfigenèse demeurent obscures. La même année Case et ses collègues (Case et al. 1969)
hésitent encore à attribuer aux pratiques agricoles ou aux changements climatiques la
517
L'évolution holocène des milieux naturels
podzolisation des sols, la formation d'iron pan et la mise en place de tourbières de couverture
à l'Atlantique.
Il faut attendre les années 1970 pour que Smith (1970) et Goddard (1971) jugent
remarquable la concomitance des changements de végétation survenus jusqu'au début de
l'Atlantique, et notamment l'apparition des tourbières, avec des indicateurs de présence
humaine et de feu. Mitchell en 1972 va plus loin en suggérant que les activités humaines ont
accéléré la mise en place des tourbières de couverture, au préalable initiée par la détérioration
du climat. En 1975 Smith abonde dans son sens, et exprime en même temps son refus
d'accorder une place trop grande au facteur humain: "The alternative, that man's interference
with the environment, and the consequential soil deterioration, without the intervention of
climatic deterioration, was the primary cause of blanket peat formation, appears to me a less
tenable explanation" (p. 73). Travaillant sur l'occupation néolithique dans le nord-ouest de
l'Angleterre, Pennington, en 1975, explique certaines modifications des milieux naturels
survenues à la fin de l'Atlantique récent par une combinaison de facteurs naturels et humains:
"There is clear evidence (…) that in this region the effects of man on both upland and lowland
landscapes increased dramatically in amplitude at the beginning of Neolithic time [a few
centuries before 5000 BP]. (…). It seems probable that an increase in run-off and soil erosion
from natural causes, combined with a rise in levels of ground water, operative at the same
time as the new forms of land use which began 5100 BP intensified both the degenerative
changes in the upland soils from forest to peat bog and (…)"(p. 74 et p. 85). Moore aborde la
question en 1973, puis en 1974 avec Merryfield (Merryfield et Moore 1974) avant de faire le
point sur la controverse dans un article publié en 1975 dans la revue Nature: "The age and
origin of the blanket peats has been the source of much controversy, but evidence now
accumulating links their origin with prehistoric human activity" (p. 267). Effectivement, à
partir de là, de plus en plus d'auteurs vont mettre en avant les rôles combinés du feu et du
pâturage qui auraient donné aux sociétés humaines une capacité à modifier les milieux bien
supérieure à celle que laisserait envisager la faiblesse numérique des populations. L’utilisation
répétée du feu pour ouvrir des clairières vouées au pacage dans la forêt aurait entraîné des
modifications profondes du couvert végétal et des sols. Ainsi, dans les zones mal drainées, la
réduction de l'évapotranspiration due à la disparition des arbres, associée à l'accentuation de
l’hydromorphie du fait de l'obstruction des pores du sol par les cendres, aurait provoqué le
relèvement du niveau des nappes et favorisé la turfigenèse (Jacobi et al. 1976, Smith 1981,
1984 ; Simmons et Innes 1985, Chambers 1981, 1982a, 1982b, 1983, 1984 et 1988, Moore
1982, 1984, 1987 et 1993, Caseldine et Hatton 1993).
518
L'évolution holocène des milieux naturels
FIG. 132
519
L'évolution holocène des milieux naturels
Page blanche
520
L'évolution holocène des milieux naturels
L'enchaînement des processus qui, sous les influences conjuguées du climat et des
activités humaines, amène l'accentuation de l'hydromorphie puis le développement d'une
tourbière est rappelé par Moore (1988 et 1993). Il propose plusieurs modèles que nous avons
partiellement adaptés à notre perception du phénomène et dont nous avons fait une synthèse
(fig. 132).
Ainsi facteurs physiques, notamment bio-climatiques, et humains semblent se partager
la responsabilité de l'apparition des tourbières à l'Holocène. Reste à savoir comment cette
répartition s'est effectuée dans le Massif Central oriental granitique.
8-2- LE ROLE DU FACTEUR CLIMATIQUE DANS L'APPARITION DES TOURBIERES
L'importance du facteur climatique dans la mise en place des tourbières du Massif
Central oriental granitique semble assez claire pour expliquer non seulement certains temps
forts de l'histoire de la turfigenèse mais d'abord l'absence de tourbières avant le début de
l'Holocène.
8-2-1-
DISCUSSION A PROPOS DE L'ABSENCE D'APPARITION DE TOURBIERES AVANT LE
PREBOREAL
L'absence de datations antérieures à l'Holocène dans le Massif Central oriental
granitique méritait une analyse qui s'est déroulée en deux temps : recherche dans la
bibliographie des calages chronologiques de la couche de tourbe basale disponibles pour
d'autres secteurs géographiques afin de confronter les situations régionales ; analyse des
facteurs explicatifs possibles.
8-2-1-1- La rareté des données bibliographiques concernant la turfigenèse au
Tardiglaciaire
C'est pour le Massif Central que nous maîtrisons le mieux l'information du fait de la
connaissance personnelle que nous avons de nombreux sites. Sur plusieurs dizaines de sites
étudiés par les palynologues, seulement sep semblent révéler une turfigenèse tardiglaciaire:
521
L'évolution holocène des milieux naturels
-
fin du Dryas ancien au lac du Mont Bélier, sur la bordure nord du Cantal (Beaulieu
de et al. 1982),
-
fin du Dryas récent au lac du Saillant sur la planèze de St-Flour (Reille et al. 1985),
-
en Margeride (Reille et al. 1985, Reille 1991), début Dryas récent à l'Estivalet et au
plus tard début du Dryas récent au Fouon de la Bique en Margeride,
-
BØlling à Chambedaze 4 sur la bordure nord du Cézallier (Guénet et Reille 1988),
-
BØlling à la Sauvetat dans le Velay (de Beaulieu et al. 1984),
-
Dryas récent au Marais de Limagne dans le Velay (de Beaulieu et al. 1984).
Quelques autres pourraient exister en Artense (Guénet 1993, Vergne et al. 1991).
Mais lorsque le démarrage de la turfigenèse survient au Tardiglaciaire dans le Massif
Central, c'est le plus souvent dans des contextes géomorphologiques extrêmement favorables
au piégeage de l'eau et de ce fait très différents de ceux rencontrés sur notre secteur d'étude. Il
en va ainsi pour les lacs-tourbières installés dans des dépressions d'origine glaciaire - lac du
Mont Bélier, Chambedaze -, dans des maars – la Sauvetat, le Marais de Limagne –, des
dépressions sur coulée volcanique – lac du Saillant -. En revanche Fouon de la Bique,
l'Estivalet et le ruisseau des Dauges sont en fond de vallée fluviale, une situation a priori
comparable à celle que nous connaissons dans notre secteur.
L'examen des calages chronologiques disponibles pour d'autres régions françaises et
différents secteurs des moyennes latitudes, amène la même constatation: que ce soit dans le
Jura (Campy et Richard 1987), dans le nord-mayennais (Barbier 1999), dans les Pyrénées
(Galop 1998), en Europe du Nord-Ouest (Reffay 1972, Moore 1975, 1988 et 1993), au sud de
la Scandinavie (Korhola 1992), en Italie (Cruise 1990), au Québec-Labrador, au sud du 52ème
parallèle (Richard 1977, Terasmae 1977, Tolonen et al. 1985, Filion 1987, Lavoie 1998,
Payette et Rochefort 2001), l'apparition de tourbières est très rare au Tardiglaciaire.
Dans les régions qui ont été englacées, l'expansion des tourbières n'a pu évidemment se
faire qu'après la déglaciation. Mais les dates du démarrage de la turfigenèse montrent qu'il a
pu s'écouler plusieurs millénaires entre la disparition des glaces et l'apparition des tourbières
(Terasmae 1977). C'est le cas dans les Monts du Forez où les glaces ont disparu au plus tard
vers 17 000 BP alors que les plus anciennes des tourbières de la zone englacée sont datées à la
base entre 8800 et 8400 BP (annexe 3). Un seul site pose un problème, c'est celui de Braveix
sur les Hautes Chaumes du Forez. Sur cette tourbière bombée nous avons choisi de reprendre
les transects réalisés par Francez (1990). Ils ont pu être aisément repérés grâce aux placettes
de suivi de la végétation, toujours opérationnels. La confrontation des deux générations de
profils a montré une très grande similitude. Mais la datation de la base dans la zone la plus
522
L'évolution holocène des milieux naturels
profonde a donné 7550 +/- 80 BP alors que l'analyse pollinique de M. Reille, qui n'est
malheureusement accompagnée d'aucune date
14
C (fig. 129), place la première couche de
tourbe à la fin du BØlling (Francez 1990). Ce calage chronologique est cependant mal assuré
puisque l'auteur lui même reconnaît que l'enregistrement pollinique ne concerne que de courts
épisodes "difficiles à situer précisément dans la chronologie de la fin du dernier glaciaire"(p.
XXXVIII). Pour notre part nous n'avons daté qu'un échantillon sur ce site mais de très
nombreuses dates ont été obtenues sur toutes les tourbières voisines des macrotopes de
Bazanne, situé à moins de 500 m à vol d'oiseau dans un contexte hydro-géomorphologique
identique, et de Gourgon éloigné de 1,5 km. Aucun âge n'est plus ancien que 8400 +/- 75 BP
(annexe 3). On notera en sus que d'une part la description de la stratigraphie accompagnant le
diagramme pollinique de M. Reille est très sommaire et que d'autre part les épaisseurs des
carottes, 1,4 m et 2 m, sont inférieures à l'épaisseur maximale de tourbe observée lors de nos
travaux de terrain soit 2,6 m. Enfin le lieu précis du carottage n'est pas connu (communication
orale de M. Reille).
Quoi qu'il en soit, il y a sur le secteur de la tourbière de Braveix, un dépôt sinon
tourbeux ou pour le moins très organique, datant vraisemblablement de la fin du BØlling.
Dans l'état actuel des connaissances, malgré environ 250 datations
14
C et de nombreuses
études polliniques, aucun autre dépôt de ce type n'a été repéré. Et si d'autres couches de tourbe
aussi anciennes existent, elles sont forcément suffisamment rares pour nous avoir échappé.
Quelle signification paléoenvironnementale doit-on alors attribuer à ce cas de figure pour
l'instant unique ? L'amélioration des conditions climatiques au BØlling permet-elle
d'envisager le développement de tourbières à cette époque ? Force est de constater que les
tourbières de cette période sont rarissimes en Europe occidentale et au Québec méridional et
ce quel que soit les contextes géomorphologiques. Or si les apparitions de ces écosystèmes
avaient été nombreuses au Tardiglaciaire comment expliquer leur disparition depuis ? Leur
assèchement et leur destruction par le ruissellement et surtout la déflation sont possibles au
Dryas récent sur les hautes terres au dessus de 1200 m, mais ils sont difficiles à envisager à
plus basse altitude.
Quels que soient les résultats que fournira le travail complémentaire engagé sur le site
de Braveix, on peut d'ores et déjà affirmer que la turfigenèse au Tardiglaciaire est un
phénomène tout à fait exceptionnel sur notre secteur d'étude. Entre 15 000 BP et 10 000 BP de
la tourbe ou des dépôts très organiques ont pu s'accumuler très ponctuellement, souvent de
façon intermittente, à la faveur de contextes hydro-géomorphologiques particulièrement
favorables. Ce constat nous semble pouvoir être étendu à tout le Massif Central mais aussi à
523
L'évolution holocène des milieux naturels
l'ensemble des régions étudiées dans la zone holarctique. Il manque cependant des travaux de
datation systématique de la base des tourbières pour que l'on puisse être plus affirmatif.
8-2-1-2- Des conditions climatiques tardiglaciaires encore trop peu favorables à la
turfigenèse
Les informations paléoclimatiques générales tirées de l'analyse des carottes de glace
prélevées dans l'Arctique (Stuiver et al. 1995) et l'Antarctique (Ciais et al. 1994) montrent
clairement la rapide remontée des températures à compter du Dryas ancien (fig. 133 A et B).
Ce changement est contemporain d'une augmentation très sensible des précipitations sur
l'Europe de l'Ouest (Cortijo et al. 2000). Par la suite (fig. 133 A), un optimum thermique
compris entre 11 000 BP et 9 000 BP et qualifié de "early Holocene optimum" est bien visible
sur la courbe des températures moyennes reconstituée à partir des données fournies par les
sites antarctiques du Dôme C, de Vostok et de Komsomolskaya (Ciais et al. 1992 et 1994,
Masson et al. 2000). Le rapport δ18O du sondage GISP2 du Groenland révèle quant à lui un
optimum thermique au BØlling (fig. 133 B). Au-delà des variantes dans les enregistrements,
on constate que les conditions de températures à certains moments du Tardiglaciaire ont pu
être assez comparables à celles prévalant à certaines périodes de l'Holocène. Elles n'étaient
donc plus un frein à la turfigenèse. Reste à connaître l'évolution parallèle des précipitations.
Celle-ci peut être retracée essentiellement à partir de l'histoire de la végétation.
L'extrême rareté des arbres au Dryas ancien et l'importance des formations steppiques dont
Artemisia est le meilleur marqueur, impliquent des conditions encore relativement froides et
sèches au début du Tardiglaciaire dans le Massif Central (de Beaulieu et al. 1988).
L'interstade tardiglaciaire - BØlling et Alleröd, ce dernier difficile à mettre en évidence dans
cette région (de Beaulieu et al. 1988) - s'amorce par l'expansion de Juniperus à partir de
12800 BP environ. Celle-ci s'accompagne d'une chute de Ranunculus t. Batrachium et de
l'apparition de nombreux taxons herbacés mésophiles. Les augmentations des températures et
des précipitations que supposent ces changements biogéographiques ne sont toutefois pas
suffisantes pour faire disparaître les formations steppiques qui demeurent localement
importantes. Après avoir culminé vers 12 400 BP, Juniperus régresse, laissant la place à
Betula –Betula pubescens essentiellement - dont l'optimum est situé vers 11 500 BP, et, dans
une moindre mesure, à Salix dont l'optimum est lui plus précoce. Des occurrences de Quercus
à feuilles caduques se manifestent également dans toutes les régions du Massif Central. Mais
524
L'évolution holocène des milieux naturels
FIG. 133
525
L'évolution holocène des milieux naturels
Page blanche
526
L'évolution holocène des milieux naturels
les formations forestières restent clairsemées, cette faiblesse du boisement semblant être une
spécificité du Massif Central (de Beaulieu et al. 1988). Les mégaphorbiaies à Rumex,
Filipendula, Cypéracées et Apiacées connaissent parallèlement de forts développements. La
dernière partie de l'interstade est marquée par l'expansion de Pinus. Puis, vers 10 750 BP, les
taux de pollen d'arbres chutent brutalement, en particulier ceux de Betula et de Pinus. Ce
recul des forêts et des landes arborées au Dryas récent va de pair avec une progression des
steppes à Artemisia qui attestent du retour de conditions plus froides et moins humides.
Cette
évolution
bioclimatique
au
Tardiglaciaire
explique
l'apaisement
des
morphodynamiques de versants à partir du Dryas ancien et surtout au BØlling et à l'Alleröd,
celles-ci n'étant ponctuellement réactivées au Dryas récent que sur les hautes terres. Avec le
développement des sols et de la végétation les actions physiques, chimiques et biologiques de
la météorisation se substituent aux actions mécaniques. Ainsi les modelés et les formations
superficielles n'évoluent-ils plus guère au cours du Tardiglaciaire. Cirque glaciaire, cirque de
névé, niche de nivation, vallées fluviales, formations compactées … sont disponibles dès le
Dryas ancien pour accueillir la tourbe.
Finalement, si les conditions bioclimatiques s'améliorent sensiblement dans le Massif
Central oriental granitique à partir du Dryas ancien, elles n'en conservent pas moins une
certaine rigueur qui s'exprime notamment par des précipitations modestes que la relative
faiblesse du couvert forestier, y compris durant l'interstade Tardiglaciaire, traduit
parfaitement. Ainsi, alors même qu'un dispositif géomorphologique favorable à la turfigenèse
est en place depuis la fin du Würm et ne changera plus guère au cours du Tardiglaciaire, c'est
l'insuffisance des précipitations, peut-être combinée à une mauvaise répartition sur l'année,
qui limite la naissance de tourbières. Celles-ci ne peuvent en effet apparaître que dans des
contextes géomorphologiques particulièrement favorables au piégeage des eaux et qui ne sont
pas ceux du Massif Central oriental granitique, les maars et certains modelés glaciaires bien
marqués dans la topographie. On comprend ainsi l'absence de tourbières antérieures à
l'Holocène sur notre secteur d'étude.
8-2-2- LE
PREMIER TEMPS FORT DE LA TURFIGENESE HOLOCENE
:
LE
BOREAL
ET
L'ATLANTIQUE
C'est à la base des tourbières de la Chaulme et de Molhiac, dans le sud des Monts du
Forez, que nous avons obtenu les âges radiocarbone les plus anciens de tout le Massif Central
oriental granitique. Les couches basales de ces deux sites sont les seules à se mettre en place
527
L'évolution holocène des milieux naturels
au Préboréal, à 10215 +/-105 BP pour la Chaulme et à 9655 +/- 65 BP pour Molhiac (annexe
3). Le premier véritable temps fort de la paludification se place en effet au Boréal et à
l'Atlantique, comme l'a montré dans la deuxième partie de cet ouvrage notre analyse de la
répartition des dates d'apparition de la tourbe au sein de l'Holocène. On retrouve un schéma
assez similaire en de très nombreuses régions géographiques.
8-2-2-1- Bilan des données bibliographiques disponibles
Dans le Massif Central l'apparition des tourbières dès le Préboréal concerne surtout la
planèze de St-Flour (Reille et al. 1985), les Monts Dore (Vergne 1989) et l'ouest du Plomb du
Cantal avec la tourbière de Roussy (Miras 2004). Mais les tourbières apparaissent
majoritairement au Boréal comme dans le nord du Cantal (de Beaulieu et al. 1982), dans le
Velay (de Beaulieu et al. 1984), ou à l'Atlantique comme dans le Cézalier (Reille et al. 1985)
et, semble-t-il, dans les montagnes de la bordure méridionale du Massif Central (de Beaulieu
1974). Les données de la Margeride sont difficiles à utiliser car la base de la tourbe est
rarement atteinte lors des carottages (Reille et al. 1985). En Limousin, les études
palynologiques conduites depuis les années 1940 (Dubois et Dubois 1944) ont montré
l'ancienneté de nombreuses tourbières (Denèfle et al. 1980, Valadas et Marambat 1999, Allée
2003). Le travail récent de Y. Miras (2004) apporte des informations complémentaires très
précises concernant le plateau de Millevaches où 5 tourbières étudiées sur 7 ont démarré au
Boréal ou à l'Atlantique.
Dans le Jura le démarrage de la turfigenèse au Boréal ou à l'Atlantique est très fréquent
pour les tourbières d'altitude (Campy et Richard 1987).
L'augmentation très rapide du nombre de tourbières à partir du Boréal et leur
multiplication à l'Atlantique est un fait enregistré également hors de France, en de nombreux
autres secteurs des moyennes latitudes de la zone holarctique.
Beaucoup de données proviennent du Royaume-Uni. Dès 1947, Conway montre qu'un
certain nombre de tourbières de couverture se mettent en place à l'Atlantique entre 7000 et
5000 BP. Des résultats viennent étayer cette thèse dans les années 1950 (Conway 1954,
Walker 1956). Au cours de la décennie 1960 Tallis (1964) et Simmons (1969) donnent la
charnière Boréal / Atlantique comme période privilégiée de naissance des tourbières. Les
calages chronologiques mentionnées par A. Reffay (1972) pour 54 tourbières du nord de
l'Irlande indiquent que 24 d'entres elles ont démarré au Boréal ou à l'Atlantique. Mais en 1975
Moore note que beaucoup de sites démarrent vers 5000 BP, soit à la fin de l'Atlantique, au
528
L'évolution holocène des milieux naturels
moment où la courbe de l'orme commence à décliner dans les diagrammes polliniques. La
même année Smith (1975) publie des dates incluses dans l'intervalle 4000 BP et 2500 BP, le
Subboréal, pour des tourbières du nord de l'Irlande. Etudiant les tourbières du sud du Pays de
Galles, Chambers (1981) obtint lui aussi un éventail de dates assez large et centré sur le
Subboréal puisque compris entre 4380 et 1310 BP. Moore et Merryfield arrivent à un constat
similaire en 1984 pour des tourbières de l'Exmoor dont les âges fluctuent entre 5000 BP et
1500 BP. Faisant les bilans des travaux publiés, Moore (1988 et 1993) conclut que les dates
d'apparition de la tourbe varient finalement assez sensiblement selon les localisations
géographiques et les contextes topographiques et géomorphologiques. Mais aucune étude fine
de ces relations éventuelles entre l'âge des tourbières et les conditions géographiques de leur
installation n'est développée. En 1991, Tallis fait la synthèse de 57 dates de couche de tourbe
basale provenant de tourbières d'Angleterre et du Pays de Galles. Aucune est antérieure au
Boréal, 15 se répartissent entre 9000 BP et 6000 BP, les autres couvrent la période 6000 BP
1500 BP.
Au Québec-Labrador, au sud du 52ème parallèle, dans les régions débarrassées des
glaces au cours du Tardiglaciaire, la principale période de paludification s'étend de 10 000 BP
à 6000 BP (Payette et Rochefort 2001). Mais les situations sont diverses selon les secteurs et
les contextes géomorphologiques:
- dans le Bas-Saint-Laurent (Lortie 1983) et l'île d'Anticosti (Lavoie et Filion 2001) le
plus grand nombre de dates se place entre 9000 BP et 8000 BP,
- l'accumulation des dépôts interdunaires entre Drummondville et Québec démarre vers
7750 BP (Filion 1987, David 1988),
- les tourbières installées à l'emplacement d'anciens chenaux du fleuve Saint-Laurent
près de Montréal sont plus récentes, 6900 BP à 4700 BP (Comtois 1982),
- enfin dans la partie sud de la Jamésie et en Abitibi les tourbières ne se mettent pas en
place avant 6500 BP, soit environ 1400 ans après le drainage du lac proglaciaire Ojiway
(Dionne 1979).
Pour la Scandinavie, Korhola (1992) a fait le point des recherches sur le sujet et a
conclu à l'existence de deux temps forts dans la mise en place des tourbières, la charnière
Boréal / Atlantique et Subboréal / Subatlantique. En Belgique enfin, les nombreuses études
paléoécologiques de Damblon (1978) semblent aller dans le même sens.
Ainsi, à la lumière des sources bibliographiques, il apparaît que comme pour notre
secteur d'étude, le Boréal et l'Atlantique sont bien des périodes bioclimatiques
particulièrement propices au démarrage de la turfigenèse. Il est malheureusement impossible
529
L'évolution holocène des milieux naturels
de connaître précisément la relation entre date d'initiation de la tourbe et type de tourbière.
Mais il est certain que la très grande majorité des sites concernés dans ces études sont des
tourbières bombées et de couverture. Parmi les premières beaucoup ont, comme celles de
notre secteur, une origine topo-soligène, l'ombrotrophisation n'étant que la seconde étape dans
la construction de la tourbière. Les autres sont à caractère limnogène.
Il convient maintenant de s'interroger sur la cause de cette intensification de la
turfigenèse au Boréal et à l'Atlantique.
8-2-2-2- La primauté du facteur climatique dans l'apparition des tourbières de la
première partie de l'Holocène
La grande majorité des auteurs mettent en avant l'avènement de conditions
bioclimatiques plus chaudes et sensiblement plus humides à partir du Boréal mais surtout de
l'Atlantique, pour expliquer la multiplication du nombre de tourbières (Conway 1947 et 1954,
Pearsall 1950, Godwin 1981, Moore 1988, Tallis 1991, Korhola 1992, Payette et Rochefort
2001, Charman 2002). A contrario, le climat encore relativement frais et moins humide du
Préboréal apparaît comme nettement moins favorable à la turfigenèse. Cette affirmation du
rôle primordial du climat dans la naissance d'une tourbière rejoint donc les conclusions
résultant du développement des modèles hydrodynamiques théoriques.
Les données de la palynologie pour le Massif Central permettent de dresser un tableau
assez précis de l'évolution climatique à l'Holocène ancien et moyen. Le début du Préboréal est
encore relativement frais et peu arrosé. Le paysage végétal est en effet dominé pendant près
d'un millénaire encore par des forêts boréales ouvertes (Beaulieu de et al. 1988). Les
steppiques finissent tout de même par reculer, laissant la place aux formations prairiales
composées de taxons mésophiles. Ce schéma est valable pour les Monts du Forez, où, comme
en quelques autres secteurs du Massif Central, on note également un développement rapide de
Pinus (Janssen 1990, Francez 1990). Entre 9850 BP et 9500 BP les steppiques connaissent un
recul définitif, Betula et Pinus sont à leur apogée et Quercus se répand (Beaulieu de et al.
1988). Puis entre 9500 BP et 9000 BP, alors que Quercus poursuit sa progression, Corylus
s'installe et connaît une expansion très rapide. La montée en puissance de Corylus marque
l'entrée dans le Boréal qui est caractérisé par la trilogie Corylus, dominant, Quercus et Ulmus.
Sur notre secteur d'étude les diagrammes polliniques de la Digonnière dans le Massif du Pilat
(fig. 134) et de la Verrerie dans les Monts de la Madeleine (fig. 135) font clairement
530
L'évolution holocène des milieux naturels
FIG. 134
531
L'évolution holocène des milieux naturels
Page blanche
532
L'évolution holocène des milieux naturels
FIG. 135
533
L'évolution holocène des milieux naturels
Page blanche
534
L'évolution holocène des milieux naturels
apparaître cette chronozone à la fin de laquelle démarre ces deux tourbières: 8270 +/- 85 BP
pour la Digonnière et 8060 +/- 50 BP pour la Verrerie (Cubizolle et al. 2004 a, Cubizolle et
Argant sous presse, Argant et Cubizolle soumis). Mais de Beaulieu et al. (1988) remarquent
que cette phase est souvent absente ou problématique sur beaucoup de sites marécageux ou
déjà tourbeux. Ils l'expliquent par "l'assèchement plus ou moins intermittent de ces zones
humides" du fait d'un climat encore relativement sec. Cette hypothèse est corroborée par de
nombreuses études paléoclimatologiques montrant pour cette période la large extension vers
le nord en été de l'anticyclone subtropical qui de ce fait limite la pénétration sur l'Europe
occidentale des perturbations atlantiques (Kutzbach et Otto-Bliesner 1982, Berger et Labeyrie
1987, Street-Perrot et Perrot 1990, Harrison et al. 1992, Harrison et al. 1993). A l'est du
Massif Central, dans la moyenne vallée du Rhône, Berger et Brochier (2000) ont identifié
cette période chaude et sèche qu'ils placent entre 9200-9000 BP et 8500 BP.
C'est le développement de la chênaie, et notamment de Tilia et de Fraxinus, et alors que
Corylus recule, qui révèle l'optimum climatique de l'Atlantique ancien, période au climat
relativement chaud et surtout très humide (fig. 134 et fig. 135) (Beaulieu de et al. 1988,
Argant et Cubizolle soumis). La domination de la chênaie va se maintenir encore pendant près
d'un millénaire avant que les expansions d'Abies et de Fagus, amorcées autour de 5000 BP à
la Verrerie (fig. 135) et 4500 BP à la Digonnière (fig. 134), ne marquent un rafraîchissement
du climat et la fin de l'Atlantique.
Il y a donc une concomitance remarquable entre d'une part l'évolution générale du
climat de 10 300 BP à 4700 BP qui voit s'affirmer des conditions de plus en plus favorables à
la végétation et à la turfigenèse et d'autre part la dynamique d'installation des tourbières du
Massif Central oriental granitique qui se singularise par une augmentation rapide du nombre
de création de tourbière, surtout au Boréal et à l'Atlantique ancien. L'avènement de conditions
climatiques nettement plus humides a provoqué l'augmentation de l'hydromorphie dans les
fonds de vallons, de vallées et les dépressions. Et ce sont les rapports entre la pente et le degré
d'imperméabilité des formations superficielles qui ont réglé l'évolution des bilans hydriques
et, lorsque ceux-ci devenaient positifs, le démarrage de la turfigenèse.
Un autre facteur vient parfois s'ajouter: la podzolisation et le développement d'iron-pan
(ou ortstein). Ces évolutions pédogéniques sont considérées par certains auteurs comme des
conséquences directes de l'augmentation de l'humidité et de la saturation momentanée en eau
des sols. Mais elles sont favorisées par le développement, à quelques décimètres de
profondeur d'horizon hydrofuge à la suite de feu – un phénomène dont il sera question plus en
détail dans un prochain paragraphe - et par l'envahissement de la callune à la suite d'une
535
L'évolution holocène des milieux naturels
élimination de la forêt. On parle alors de podzols de dégradation mis en évidence dès 1948
par P. Duchaufour. La podzolisation est souvent citée par les auteurs anglo-saxons et
canadiens comme un facteur responsable de l'apparition de tourbières (Damman 1971,
Richard 1975, Ugolini et Mann 1979, Moore 1988). Si ce type d'évolution concerne des
régions aux climats actuels très humides tel le sud-est de l' avec ses 2800 mm de
précipitations (Ugolini et Mann 1979), elle touche aussi des secteurs des îles britanniques où
la pluviométrie est comparable à celle des moyennes montagnes du Massif Central oriental
granitique. Pour autant les observations des faciès sous-jacents à la tourbe ne nous ont jamais
permis de déceler la présence ni de podzol ni d'iron-pan. Dans les fonds de vallées et de
vallons elles nous ont révèlé uniquement des paléo-gleysols.
Sur les versants où les sols sont mieux drainés, ce sont des indices d'anciens leptosols
ou colluviosols qui ont été identifiés sous la tourbe. On doit envisager ici un autre mode de
paludification. L'humidification du climat aurait entraîné une augmentation de la production
de biomasse et un épaississement de l'horizon organique. Cette accumulation progressive de
matière organique réduit le drainage, abaisse les températures, diminue l'activité microbienne
et la disponibilité des éléments nutritifs du sol et peut déclencher la turfigenèse en quelques
centaines d'années (Heilman 1968).
8-2-2-3- L'implication des facteurs hydro-géomorphologiques
Cependant, force est de constater que, dans le Massif Central oriental granitique comme
ailleurs, l'apparition des tourbières au cours de cette première partie de l'Holocène s'étale sur
plusieurs millénaires. Ainsi des tourbières bombées voisines affichent des différences
notables dans leurs dates de mise en place:
-
dans les Monts de la Madeleine 8060 +/- 50 BP pour la Verrerie contre 7375 +/- 60
BP pour Mépart,
-
dans les Monts du Forez septentrionaux, 8815 +/- 50 BP pour la Sagne Bourrue et
seulement 7325 +/- 105 BP pour la Pigne située à moins de 1 km à vol d'oiseau,
-
dans les Monts du Forez centraux, au cœur du macrotope de Bazanne, 6570 +/- 120
BP pour Bazanne-Cirque mais 8440 +/- 75 BP pour Bazanne-Source 100 m plus loin !
-
il faut aussi s'interroger sur les mises en place au Préboréal des tourbières de La
Chaulme et de Moilhac, alors que Vialevieille, quelques km au nord est à 8560 +/- 85 BP.
Un élément d'explication peut être les fluctuations climatiques secondaires qui ont
marqué chacune des périodes de l'Holocène (Richard 1999). Elles impliquent la succession de
536
L'évolution holocène des milieux naturels
périodes au cours desquelles la turfigenèse est active et d'autres pendant lesquelles le
processus est bloqué ou très sensiblement ralenti. Mais ces fluctuations ont concerné tout le
secteur d'étude et elles ne peuvent donc constituer une explication satisfaisante des différences
locales dans le démarrage de la turfigenèse.
Plus convaincante est l'explication hydro-géomorphologique. La relative uniformité du
contexte hydro-géomorphologique sur le secteur étudié, n'exclut pas en effet des nuances
locales qui, toutes choses étant égales par ailleurs, peuvent engendrer des démarrages
différenciés de la turfigenèse: différences dans la superficie des bassins versants, dans la pente
de la vallée ou du vallon, dans la configuration du cirque glaciaire ou du creux du névé, dans
le degré d'imperméabilité des formations superficielles …etc. Si certaines variables comme
l'imperméabilité sont difficiles, sinon impossibles, à apprécier à leur juste valeur pour tous les
sites, d'autres peuvent faire l'objet d'une analyse statistique.
Comme le montre la figure 136 ci-dessous, la superficie du bassin versant, autrement dit
de l'aire de réception des eaux pluviales susceptibles d'alimenter les dépressions tourbeuses,
n'est pas corrélée avec les dates d'apparition des tourbières. Et l'adjonction des 2 tourbières
datées du Préboréal, la Chaulme et Mohliac, n'y change rien, au contraire.
Fig. 136: Recherche de relation statistique entre la superficie de 36 tourbières bombées du Massif
Central oriental granitique apparues entre 10 300 BP et 4700 BP et la superficie de leur bassin versant
10500
La Chaulme
Molhiac
âge radiocarbone BP
9500
8500
7500
2
R = 0,0039
6500
5500
4500
0
0,25
0,5
0,75
1
1,25
1,5
1,75
2
2,25
2,5
Superficie du bassin versant en km²
537
L'évolution holocène des milieux naturels
Il n'y a pas de corrélation non plus avec la taille de la dépression accueillant les
tourbières. Les plus anciennes, la Chaulme, Molhiac et la Digonnière (annexe 3), se situent
dans les sites les plus vastes, respectivement les plaines alluviales de l'Oulette, de la Ligonne
et de la Semène. Mais l'examen de leur position topographique au sein des lits majeurs montre
que ces tourbières ne sont pas nécessairement fluviogènes. La Digonnière et Mohliac n'ont
jamais été tributaires des débordements des cours d'eau mais sont nées des apports en eau en
provenance des versants – source, ruissellement –. D'ailleurs des tourbières confinées dans
des cirques glaciaires ébauchés de taille très modeste comme la Sagne Bourrue ou le Gros
Fumé sont presque aussi anciennes puisque datées autour de 8800 et 8700 BP.
Les décalages dans le démarrage de la turfigenèse pourraient alors être liées à la
répartition des sources. Ainsi, au sein du macrotope de Bazanne, la tourbière de BazanneSource datée à 8440 +/- 75 BP, se serait mise en place dans les conditions climatiques pas
encore optimales pour la turfigenèse du cœur du Boréal et ce grâce à l'alimentation en eau des
sources. Les démarrages de Bazanne-Cirque et de Bazanne-Névé, deux tourbières
positionnées on l'a vu une centaine de mètres de part et d'autre de la précédente, ont été
possibles 2000 ans plus tard lorsque la forte humidité du climat de l'Atlantique suppléa
l'absence de sources pour ces 2 sites.
On peut enfin envisager des différences dans la perméabilité des formations
superficielles. Après la déglaciation, le ruissellement sur des versants plus ou moins bien
protégés par des sols et de la végétation selon les périodes et les secteurs, a mobilisé des
matériaux riches en fines issus des systèmes d'érosion glaciaire et périglaciaire. Ces sédiments
se sont accumulés dans les dépressions et les fonds de vallée et, en se tassant, ont contribué à
l'accentuation de l'hydromorphie. On voit là toute l'importance des héritages froids. Ce sont
ces colluvions sablo-limoneuses voire sablo-argileuses, souvent gleyifiées, qui ont été
observées sur les stratigraphies et décrites dans la première partie de ce travail. Cependant la
diversité spatiale des situations topographiques, géomorphologiques, hydrologiques,
pédologiques, biogéographiques et donc morphogéniques implique une certaine variabilité
spatio-temporelle de ce processus d'imperméabilisation ce qui expliquerait les décalages dans
l'apparition des tourbières au cours de cette première partie de l'Holocène.
8-2-3- LE FAIBLE NOMBRE D'APPARITION DES TOURBIERES AU SUBBOREAL
L'examen des stratigraphies des tourbières a conduit de nombreux chercheurs à
considérer le Subboréal comme une période plutôt sèche et chaude. Dès le XIXème siècle,
538
L'évolution holocène des milieux naturels
FIG. 137
539
L'évolution holocène des milieux naturels
Page blanche
540
L'évolution holocène des milieux naturels
Blytt (1876) et Sernander (1908) mettaient en évidence, sans pouvoir la dater, cette phase
pédo-climatique qui sera par la suite souvent décrite dans les tourbières bombées du nordouest de l'Europe (fig. 137) (Geikie 1877, Samuelsson G. 1910, Weber 1908). Grâce à des
arguments archéologiques puis à des datations par le radiocarbone on a depuis pu démontrer
qu'elle correspondait au Subboréal (Birks et Birks 1980). Et on a conservé le terme inventé
par Weber (1910) de Grenzhorizont pour qualifier la surface de récurrence qui marque le
passage au Subatlantique, plus humide et plus favorable à la turfigenèse (Blundell et Barber
2005). Dans la bibliographie française la notion de Grenthorizont n'est, à notre connaissance,
quasiment jamais évoquée.
Sur notre secteur d'étude la notion de Grenzhorizont ne semble pas pertinente. Cette
limite n'a pas été observée, pas plus que le niveau plus sec sous-jacent qui correspondrait au
Subboréal. Comme nous l'avons déjà signalé les bois sont rares au cœur de la masse de
tourbe. Des fragments apparaissent ponctuellement, à différents niveaux, et ceux qui ont été
récupérés appartiennent presque tous aux genres Salix, Betula et Pinus autrement dit des
arbres dont la présence à la surface des tourbières est banale et sans lien avec des conditions
climatiques spécifiques. Il y a une seule exception majeure, celle de la tourbière haute de la
Digonnière dans le Massif du Pilat (alt. 1055 m) où des niveaux riches en bois sont très
fréquents à des profondeurs variables. Néanmoins ces bois n'ayant pas été datés, il n'est pas
possible de savoir si chaque niveau correspond à une phase du développement de la tourbière.
Que nous enseigne la palynologie à propos du Subboréal dans le Massif Central ? Cette
période se signale par le développement de la hêtraie-sapinière ce qui implique des conditions
climatiques plus fraîches qu'à l'Atlantique mais qui restent humides (de Beaulieu et al. 1988).
Cette évolution bioclimatique est vérifiée sur notre secteur d'étude où les courbes de Fagus et
d'Abies deviennent continues entre 5000 et 4300 BP selon les sites (Argant et Cubizolle
soumis). Quant à la période autour de 2600 BP elle ne révèle aucun bouleversement
climatique mais plutôt l'entrée dans une période qui portera l'empreinte des sociétés humaines
(de Beaulieu et al. 1988).
En conséquence la rareté des apparitions de tourbières au Subboréal s'explique non pas
par l'avènement d'un climat chaud et sec mais par le fait qu'après environ 6000 ans
d'expansion des tourbières, la grande majorité des sites les plus favorables à la turfigenèse
sont occupés.
541
L'évolution holocène des milieux naturels
8-2-4- L'ACCENTUATION DE LA TURFIGENESE AU PETIT AGE GLACIAIRE ?
Au Moyen Age apparaissent et se développent de nombreuses petites tourbières basses.
L'origine de celle qui démarre vers la fin du Moyen Age semble relever de la combinaison
d'une emprise humaine grandissante et de l'avènement d'une période climatique fraîche et
humide, le Petit Age Glaciaire. Cette analyse du démarrage de la turfigenèse au Moyen Age
va montrer combien il est difficile d'établir les responsabilités, même pour des périodes de
l'histoire humaine relativement bien connues.
8-2-4-1- Le Petit Age Glaciaire: une fluctuation climatique bien connue mais difficile à
mettre en évidence dans le Massif Central
Une des fluctuations climatiques majeures du dernier millénaire est le Petit Age
Glaciaire ou Petit Age de Glace. Cette période qui va du début du XIVème siècle à la miXIXème siècle est caractérisée d'une part, par des avancées puis des maximas successifs des
glaciers, et d'autre part, par la froideur de ses hivers mais aussi l'humidité et la fraîcheur de
certains de ses étés (Le Roy Ladurie 2004). Elle a ainsi été perçue comme une péjoration
climatique par les contemporains et les historiens.
Bien que moins médiatisé que le réchauffement actuel, le Petit Age Glaciaire (PAG)
bénéficie d'une importante littérature depuis la thèse complémentaire fameuse de Le Roy
Ladurie sur l'histoire du climat depuis l'an Mil publiée en 1967 et rééditée à maintes reprises.
Le PAG est assez bien connu grâce à l'iconographie, aux textes et aux mesures instrumentales
des températures (Le Roy Ladurie 1983 et 2004). Après l'invention du premier thermomètre à
air gradué par Santorre Santorio en 1608 (Javelle et al. 2000), il faut attendre la mise au point
de thermomètres standardisés au XVIIème pour disposer des premières mesures d'une relative
fiabilité. En 1654, l'Académie del Cimento installe, à l'initiative du grand-duc de Toscane,
Ferdinand II de Médicis, le premier réseau de postes météorologiques qui va de Paris à
Varsovie via Parme et Innsbruck (Moberg et Demarée 2004). D'autres initiatives suivront, en
Angleterre et en France notamment. Les séries de données recueillies au XVIIème siècle sont
cependant très incomplètes, le suivi des postes mis en place n'étant pas assuré. Il faut attendre
la deuxième moitié du XVIIIème pour que des réseaux se mettent à fonctionner régulièrement.
Finalement l'Europe dispose d'une trentaine de séries d'observations météorologiques
instrumentales dont les plus anciennes ont 3 siècles et qui ont permis la constitution de séries
de références (Manley 1953).
542
L'évolution holocène des milieux naturels
Parallèlement à ce travail d'exploitation des données instrumentales, d'autres types de
marques laissées dans les archives de la Terre ont été recherchées par les historiens, les
palynologues et les géomorphologues. Ces derniers ont notamment bien étudié les
mouvements des glaciers alpins au cours du dernier millénaire en utilisant les dépôts
morainiques et les séquences stratigraphiques des marais proglaciaires, les calages
chronologiques étant obtenus par la datation par le radiocarbone de la tourbe ou la
lichénométrie (Beschel 1950, Webber et Andrews 1973).
Dans le Massif Central, l'absence de glaciers ne permet pas ce type d'investigations. Le
PAG et sa traduction dans la dynamique des écosystèmes sont donc beaucoup plus difficiles à
cerner. Sur notre secteur d'étude certains aspects du PAG ont pu être appréhendées grâce aux
textes, notamment la rigueur des conditions climatiques des XVIIème et XVIIIème siècle
(Poitrineau 1979, Cubizolle 1997). Dans le bassin de la Dore, on a mis en évidence une
augmentation significative de la fréquence des crues associée à une grande vigueur de la
dynamique fluviale (Cubizolle 1997). Enfin les morphodynamiques sur les versants cultivés
semblent avoir été particulièrement efficaces comme le prouve la construction de nombreux
cônes détritiques (Cubizolle et al. 2001). Toutefois, l'emprise humaine sur les milieux étant
extrêmement forte au cours des six siècles concernés, il est souvent malaisé de distinguer les
responsabilités respectives des facteurs physiques et humains dans les phénomènes observés.
En fait les deux se combinent fréquemment, l'Homme fragilisant les milieux et les rendant
plus sensibles à certaines situations climatologiques. Ainsi les données sont-elles encore
insuffisantes et il nous a paru nécessaire d'en collecter d'autres.
8-2-4-2- Les données géomorphologiques et archéologiques fournies par les fonds de
vallons et de vallées tourbeux
Deux cas ont été bien étudiés et vont être développés ici, tous les deux situés dans les
Monts du Forez méridionaux: le vallon de Joanziecq (alt. 1110 m) et le vallon de Juquel (alt.
1110 m)
8-2-4-2-1- Le vallon de Joanziecq dans les Monts du Forez (alt. 1110 m)
Nous ne reprendrons pas la description du site de Joanziecq qui figure dans la première
partie de cet ouvrage. En revanche, nous étudierons plus en détail les stratigraphies et discuter
les datations obtenues et les informations anthracologiques et xylologiques recueillies.
543
L'évolution holocène des milieux naturels
Le réseau de fossés de drainage creusé par l'agriculteur en 2004 a mis au jour, sous la
tourbe, un paléo-réseau de fossés en "V" tel que celui dessiné sur la figure 138. Ces anciens
fossés entaillent d'abord un niveau organo-minéral, très sableux, extrêmement riche en
charbons de bois, épais d'une dizaine de centimètres et correspondant au gleysol antérieur à
l'histosol ; puis les colluvions sablo-graveleuses enrichies en fines qui surmontent l'arène
remaniée à blocs.
Par rapport à la surface de contact entre la base de l'histosol et le paléo-gleysol, ces
anciens fossés ne dépassent pas une soixantaine de centimètres de profondeur. Deux datations
par le radiocarbone ont concerné la tourbe du fond de deux de ces fossés (fig. 138 et tab. 27):
une date est moderne, l'autre place le démarrage de la turfigenèse entre 1029-1221 après J-C.,
soit au début du Bas Moyen Age. Les autres datations par le radiocarbone ont porté sur le
reste de l'accumulation de tourbe, qui est moderne également, mais aussi sur la matière
organique du faciès organo-minéral, moderne encore, et les charbons de bois qui eux affichent
un âge compris entre 692 et 980 après J-C. soit la fin du Haut Moyen Age (tab.24).
Tab. 27: Datations par le radiocarbone obtenues sur le site de Joanziecq dans les Monts du Forez
(alt. 1110 m)
Echantillon
Type de
Code labo.
datation
Joanziecq 0
conventio.
13
C/12C
Matériel daté et
Prof. en
Age
Age calibré
Age
(‰)
perte au feu
cm
radiocarbone
à 2 sigma
calibré BP
-27,61
Matière organique
43/45
moderne
-
-
42/40
moderne
-
-
35/33
moderne
-
-
46/44
1185 +/- 50
692-980
1258-970
BP
ap. J-C.
cal. BP
80
moderne
-
-
100
895 +/- 40 BP
1029-1221
921-729
ap. J-C.
cal. BP
LY-12677
Joanziecq 1
14,8 %
conventio.
-28,26
LY-12678
Joanziecq 2
21,05 %
conventio.
-29,16%
LY-12679
Joanziecq 3
tourbe fine
Tourbe mésique
93,3 %
conventio.
-25,54
Charbons de bois
LY-12680
Joanziecq 4
conventio.
-28,65
LY-12681
Joanziecq 5
LY-12682
Tourbe mésique
40 %
conventio.
-28,61
Tourbe mésique
91,67 %
Un problème apparaît avec la différence entre la date des charbons de bois et celle de la
matière organique qui les emballe. Deux possibilités peuvent être envisagées: soit les
charbons de bois ont été remaniés ce qui implique qu'ils se sont trouvés stockés dans les
colluvions sur les versants pendant plusieurs siècles avant d'être déstockés par les processus
544
L'évolution holocène des milieux naturels
FIG. 138
545
L'évolution holocène des milieux naturels
Page blanche
546
L'évolution holocène des milieux naturels
d'ablation et de transport sur les versants associés à l'érosion agricole des XVIIème et XIXème
siècles ; soit ils sont en place et alors c'est la date de la matière organique qui est fausse,
vraisemblablement rajeunie par la bioturbation à l'œuvre au sein du gleysol avant que la
tourbe ne recouvre le fond de vallon ou par des racines d'arbres aujourd'hui disparus. C'est
cette seconde hypothèse qui emporte notre conviction et ce pour trois raisons: la première
c'est que la forme anguleuse des charbons montre qu'ils sont en place ; la seconde est qu'une
date au fond de l'un des anciens fossés est sensiblement plus vieille que celle de la matière
organique du paléo-gleysol - 895 +/- 40 BP contre Moderne - ce qui est impossible étant
donné que la tourbe emplit des fossés qui tranchent l'ancien sol hydromorphe ; la troisième
c'est l'imprécision inhérente aux datations dans les sols pour les raisons invoquées ci-dessus,
la bioturbation et le passage de racines. C'est donc la date des charbons de bois que nous
retiendrons pour notre démonstration, soit 1185 +/- 50 BP (692-980 ap. J-C.).
La détermination des charbons de bois n'a pas concerné un nombre suffisant de
fragments puisque l'effectif optimal doit être d'au moins 250 (Chabal 1997) et que le nôtre
n'en comporte que 52. Bien que très abondants sur 20 à 25 m de coupe et 5 à 10 cm
d'épaisseur, les charbons sont fragilisés par leur séjour dans l'eau et souvent détruits au
moment de la collecte sur coupe ou du tamisage. Le travail d'anthracologie, réalisé par D.
Marguerie et Nancy Marcoux du Laboratoire d'Archéométrie de l'Université de Rennes I,
permet cependant de fournir quelques indications sur la composition du couvert forestier local
à cette époque. Tous les fragments récupérés n'étaient pas carbonisés. Trente d'entre eux ont
pu être identifiés parmi lesquels dominent Abies (50 % de l'échantillon) et Pinus (30 %). Les
cernes présentent de faible courbure ce qui laisse penser qu'il s'agit d'arbres de gros diamètres.
Les autres fragments proviennent de Salix, de Fagus sylvatica, de Betula et d'Alnus.
8-2-4-2-2- Le vallon de Juquel dans les Monts du Forez (alt. 1110 m)
Bien que l'on parle localement du vallon de Juquel, il s'agit en fait d'une petite tête de
vallée drainée par le ru de Juquel qui se situe à environ 1 km au nord du vallon de Joanziecq.
Son profil en long montre une pente moyenne de 8,1 % sur le tronçon levé au tachéomètre
(fig. 139 A). La zone humide, qui couvre environ 1600 m², est installée dans un élargissement
de la vallée (fig. 139 B) auquel contribue en rive gauche une niche de nivation. Elle se
compose d'une tourbière et de zones para-tourbeuses en périphérie. La végétation actuelle,
comme à Joanziecq n'est pas turfigène. Elle se compose principalement de graminées et de
547
L'évolution holocène des milieux naturels
jonc commun (Juncus effusus) (fig. 139 B). La couche de tourbe en cours de minéralisation
est épaisse d'environ 5 cm. La turfigenèse semble donc stoppée actuellement.
L'environnement de la zone humide est intéressant par ses aménagements hydrauliques,
abandonnés depuis au moins une trentaine d'années selon les témoignages locaux, mais
parfaitement visibles encore aujourd'hui. A l'amont du tronçon de vallée étudié, le ru, large de
30 à 40 cm, pouvait être barré par 3 blocs de granite, toujours en place mais non fonctionnels,
qui permettaient le détournement d'une partie de l'eau dans un ensemble de rigoles et de
bassin (fig. 140 A et B). En rive gauche une rigole, large de 30 cm et profonde d'autant,
circule parallèlement au talweg en suivant la courbe de niveau 1120 m (fig. 140 B). Elle
rejoint, 200 m à l'aval, le bief qui alimentait l'ancien moulin de Juquel (Busseuil 2000). En
rive droite, l'eau se déverse tout d'abord dans un bassin d'une dizaine de m², une construction
sommaire en gros blocs de granite d'environ 50 cm dans leur plus grande longueur et à peine
retaillés (fig. 140 A). Une ouverture dans le mur du bassin permettait à l'eau de s'évacuer dans
une seconde rigole qui longe le versant est. Ce dispositif, qui s'inscrit dans une série
d'aménagements du même type, est présent dans la plupart des vallons et petites vallées de la
région. Il servait à pratiquer l'irrigation par gravité des prés pendant l'été et en début
d'automne. Il suffisait en effet de barrer la rigole au moyen d'une grosse motte de terre ou
d'une planchette pour provoquer le débordement de l'eau sur le versant. L'utilisation du bassin
est moins claire mais le cadastre du début du XIXème siècle montre que nous étions là au cœur
d'un territoire agricole ce qui suppose une certaine maîtrise de l'eau (fig. 141).
Dans le fond de la vallée, la partie tourbeuse montre des stratigraphies variées (fig.
142). La tourbe, plus ou moins minéralisée sur les premiers centimètres, est fibrique à
mésique puis saprique. Son épaisseur peut atteindre presque 1 m et elle présente en son sein
des passées de sables ou de graviers très émoussés, lavés et triés, visiblement d'origine
fluviatile. En dessous 2 séquences ont été observées (fig. 142):
-
sur la carotte C-8, à l'Est, on retrouve les sables et les graviers fluviatiles sous
lesquels apparait l'arène,
-
sur la carotte C-13, à l'ouest, dans la niche de nivation, un faciès organo-minéral
sablo-graveleux épais de 10 cm surmonte des dépôts colluvio-alluviaux sablo-argileux
enrichis en matière organique dans leur partie supérieure et comportant des charbons de bois ;
ces dépôts reposent sur des sables et graviers fluviatiles présentant des plages d'oxydation
sous lesquels on trouve l'arène.
Deux datations par le radiocarbone ont été réalisées pour tenter de caler le démarrage de
548
L'évolution holocène des milieux naturels
FIG. 139
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L'évolution holocène des milieux naturels
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FIG. 141
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L'évolution holocène des milieux naturels
FIG. 142
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L'évolution holocène des milieux naturels
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L'évolution holocène des milieux naturels
la turfigenèse: l'échantillon de tourbe à la base de la carotte C-8 en rive droite est daté 955 +/45 BP soit 999-1208 après J-C. [LY-1280(OXA), AMS] ; l'échantillon de sédiment organique
(perte au feu = 12%) pris au sommet du faciès organo-minéral sur la carotte C-13 est à 1080
+/- 30 BP soit 894-1018 après J-C. [LY-1673(OXA) AMS].
8-2-4-3- La turfigenèse au Moyen Age: une imbrication des causes climatique et
humaine ?
Le vallon de Joanziecq apporte les informations les plus probantes. Vers la fin du Haut
Moyen Age, les arbres du fond du vallon, mais aussi une partie au moins de la forêt qui
occupe les versants, ont dû être éliminés par l'Homme. Des charbons de bois, témoins de cette
déforestation, sont piégés en abondance dans le sol hydromorphe qui occupe alors le fond du
vallon. Cette accentuation de l'emprise humaine sur les forêts d'altitude au Haut Moyen Age a
été mise en évidence par les analyses polliniques effectuées sur plusieurs tourbières de la
région (Janssen 1990, Cubizolle et al. sous presse b, Argant et Cubizolle soumis). Ainsi à
Virennes l'apparition des cultures se place vers 1336 +/- 45 BP soit 642-860 après J-C. (fig.
143). Entre le Haut Moyen Age et le début XIVème siècle, les courbes des cultures, des
adventices et des rudérales augmentent très sensiblement tandis que la courbe des taxons
forestiers poursuit un déclin rapide engagé environ 1500 ans auparavant. Cette extension de
l'espace cultivé au Haut Moyen Age a été mise en évidence en Limousin (Allée 2003, Miras
2004), dans le nord de la Mayenne (Barbier 1999), dans le Bassin Parisien (Leroyer 1997) et
sur le versant nord de la moitié orientale de la chaîne pyrénéenne (Galop 1998). Cette
réévaluation de la présence et de l'activité humaine au Haut Moyen Age est d'ailleurs plus
générale puisqu'aux arguments paléoécologiques s'ajoutent ceux archéologiques et
toponymiques (Chambon 2005).
A Joanziecq le creusement des fossés est postérieur à 1336 +/- 45 BP (642-860 après JC.) mais antérieur à 895 +/- 40 BP (1029-1221 avant J-C.) comme l'atteste la date obtenue
dans la tourbe au fond d'un de ces paléo-fossés. Ces travaux de drainage ont de toute évidence
été entrepris dans le but de réduire l'hydromorphie du vallon et d'améliorer la qualité du
pâturage. Nous sommes là au cœur du Petit Optimum Médiéval (POM), période relativement
chaude et sèche, notamment pendant le célèbre "beau XIIIème siècle", bien marquée par les
forts retraits des glaciers suisses d'Aletsch et de Gorner (Holzhauser 1984).
Mais c'est aussi au cours de ce Petit Optimum Médiéval que s'amorce la turfigenèse
dans un des fossés de Joanziecq vers 895 +/- 40 BP (1029-1221 avant J-C.) et dans le vallon
557
L'évolution holocène des milieux naturels
de Juquel où ce démarrage est calé entre 1080 +/- 30 BP (894-1018 après J-C.) et 955 +/- 45
BP (999-1208 après J-C.). L'accumulation de tourbe signale ainsi un relèvement du niveau de
la nappe qui pourrait avoir pour origine l'humidification du climat survenue à plusieurs
reprises au cours du POM, notamment dans les années 1140-1150 (Le Roy Ladurie 2004).
Mais dans un autre secteur du vallon de Joanziecq la tourbe n'apparaît que plus tard dans le
fond d'un autre fossé puisque la date obtenue ici est moderne (1650-1950 après J-C.).
Modernes aussi sont les dates provenant du cœur de la tourbe.
Que nous apprend la palynologie sur l'évolution de la végétation régionale au Bas
Moyen Age et à l'époque Moderne ? A Virennes, à 1070 m dans le Massif du Livradois (fig.
143), on voit diminuer considérablement à partir de 640 +/- 40 BP (1295-1420 après J-C.), les
courbes des cultures, des adventices et des rudérales tandis que celles des taxons forestiers et
de l'aulne se redressent nettement. Les cultures disparaissent même pendant quelques
décennies autour de 564 +/- 40 BP (1325-1416 après J-C.) avant de connaître une hausse
d'abord timide puis plus vigoureuse vers 160 +/-40 BP (1660-1950 après J-C.). Et c'est bien à
une contraction de l'espace cultivé que l'on assiste au XIVème siècle à Virennes car le
dispositif morpho-pédologique de l'alvéole qui accueille le village et ses terroirs ne permet
pas la culture ailleurs que sur les versants en pente relativement douce ou sur le replat bordant
le fond de la vallée. On note également, à la même époque, l'abandon d'un bassin creusé sur le
replat de l'alvéole, environ 200 m à l'est du village. D'une superficie d'environ 50 m², il se
déversait par une rigole dans un fossé qui conduisait l'eau du ru, captée un peu plus à l'amont,
en bordure du replat et permettait ainsi l'irrigation par gravité des près en contrebas. Dans le
bassin, la tourbe, dont l'épaisseur atteint aujourd'hui 70 cm, a commencé à s'accumuler à partir
de 632 +/- 38 BP soit 1288-1403 après J-C. (annexe 3).
Ce recul de l'agriculture a été observé en d'autres secteurs du Massif Central comme par
exemple près du lac Pavin où il a été attribué au déclin démographique associé à la guerre de
cent ans et à la grande peste de 1348 (Stebich et al. 2005). A Virennes en revanche cette
hypothèse ne semble pas crédible car le registre de levée de la taille du milieu du XIVème
siècle, figurant dans le cartulaire de Sauxillanges (Puy-de-Dôme), n'indique pas de mortalité
inhabituelle à Virennes et dans les villages alentour (communication de M. Boy, GRAHLF).
Finalement, comment interpréter le démarrage de la turfigenèse à Joanziecq et à
Juquel ? La différence dans les âges radiocarbone obtenus dans le fond de deux paléo-fossés à
Joanziecq pose en effet un problème: comment de la tourbe du Haut Moyen Age a pu se
558
L'évolution holocène des milieux naturels
FIG. 143
559
L'évolution holocène des milieux naturels
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560
L'évolution holocène des milieux naturels
conserver dans un fossé qui, par définition est voué à être entretenu, donc curé, tant que
l'hydromorphie reste gênante ? Par ailleurs, l'homogénéité de la tourbe dans les fossés indique
qu'une fois amorcée la turfigenèse s'est poursuivie de façon continue. La remarque est valable
pour Juquel où, sauf quelques lamines de sables et de graviers provenant soit du débordement
du ru, soit de l'érosion agricole sur les versants, la stratigraphie ne montre aucune perturbation
(fig. 142).
On doit donc envisager un démarrage de la turfigenèse en deux temps:
- pour le Haut Moyen Age, pendant le POM, on privilégiera la cause anthropique car
c'est l'accentuation de l'hydromorphie due au déboisement qui aurait permis le démarrage de
la turfigenèse selon des mécanismes déjà évoqués ; l'accumulation de tourbe, très lente, peu
épaisse et localisée dans les points les plus bas, aurait par ailleurs été favorisée au cours des
quelques décennies humides et fraîches du POM pendant lesquelles l'entretien des fossés a pu
être abandonné.
- ultérieurement, l'accumulation se serait accélérée et généralisée dans les fonds de
vallons et de vallées à partir du XIVème siècle lorsque s'installèrent la fraîcheur et l'humidité
du Petit Age Glaciaire ; cette péjoration climatique serait par ailleurs responsable de la
contraction de l'espace cultivé, l'élevage devenant alors l'activité agricole essentielle ; à
Joanziecq la trop grande hydromorphie amena les hommes à renoncer à entretenir le réseau de
fossés qui fut finalement abandonné à l'époque Moderne et fossilisé peu à peu sous la tourbe ;
l'entreprise de drainage a vraisemblablement repris au XVIIIème ou au XIXème siècle, lorsque
la très forte pression humaine – jusqu'à 100 habitants au km² dans ces moyennes montagnes
(Estienne 1988, Cubizolle 1997) – se combina à un outillage plus performant et au retour de
conditions climatiques moins fraîches et moins humides à partir de 1850.
Il demeure donc une certaine incertitude quant à l'histoire des tourbières de Joanziecq et
de Juquel. Mais les fonds de vallées et de vallons tourbeux de ce type sont très nombreux dans
le Massif Central oriental granitique ce qui nous permettra d'approfondir cette question des
responsabilités respectives du climat et des activités humaines dans le démarrage de la
turfigenèse au Moyen Age et à l'époque Moderne. La poursuite des études sur de nouveaux
sites est d'ores et déjà programmée pour les 2 années à venir. On s'intéressera notamment aux
paléo-histosols du type de celui décrit dans le vallon de Sauvazoux (1ère partie, fig. 76) et dont
la datation pose problème du fait des pollutions par les racines des arbres actuels. De
nouvelles analyses polliniques et des recherches d'archives textuelles sur la vie agricole locale
couvrant cette période seront aussi indispensables.
561
L'évolution holocène des milieux naturels
Conclusion sur le rôle du climat dans l'apparition des tourbières holocènes
Le rôle fondamental du climat dans l'apparition des tourbières s'exprime d'abord à
travers l'absence de turfigenèse avant le début de l'Holocène. Il est ensuite sensible au cours
de la première moitié de l'Holocène. Pendant presque 6000 ans, du Préboréal à la fin de
l'Atlantique, un grand nombre de tourbières se mettent en place et se développent dans la
plupart des sites offrant des conditions hydro-géomorphologiques favorables au regard des
conditions climatiques. Ainsi, à la fin de l'Atlantique plus aucun fond de vallon ou de vallée,
de modelé en creux glaciaire et périglaciaire, n'était disponible pour la turfigenèse soit parce
que situé dans des secteurs où la pluviométrie était insuffisante, soit parce que ne disposant
pas d'une topographie adaptée ou de formations superficielles suffisamment imperméables.
On explique de cette façon la réduction notable du nombre d'apparition de tourbières à partir
de la fin de l'Atlantique et au Subboréal.
Pourtant des tourbières continuent d'apparaître. On assiste même à un regain de la
turfigenèse à partir de la fin du Subboréal. C'est donc vers un autre facteur du démarrage de la
turfigenèse, l'Homme, que nous devons nous tourner.
8-3- L'EVOLUTION DE L'EMPRISE HUMAINE SUR LES MILIEUX NATURELS A
L'HOLOCENE
Si l'importance des facteurs climatiques et hydro-géomorphologiques dans l'apparition
des tourbières au cours de l'Holocène, et notamment à l'Holocène ancien, ne fait aucun doute
il nous paraît cependant difficile d'exclure a priori la responsabilité de sociétés humaines dont
l'emprise sur les milieux est allée croissante au cours des 12 derniers millénaires. Certes la
question de l'impact de l'Homme est davantage pertinente pour la seconde partie de
l'Holocène, période pour laquelle l'information paléoécologique et le corpus de données
archéologiques indiquent des interventions humaines sur les milieux de plus en plus
importantes. Comment ignorer par exemple l'avènement du Néolithique et son cortège de
modifications pour les milieux naturels ? Mais la bibliographie nous a montré que dans
certaines régions du monde comme les îles britanniques l'influence des sociétés humaines est
perceptible dès le Mésolithique (Moore 1988). Et dans le Massif Central oriental granitique
plusieurs types d'indices suggèrent, avec plus ou moins de force, une implication des hommes
dans l'apparition des tourbières à plusieurs moments du Post-glaciaire.
562
L'évolution holocène des milieux naturels
8-3-1- LES COUCHES A INCENDIES DE LA BASE DES TOURBIERES: UN INDICE D'INFLUENCE
DES SOCIETES HUMAINES SUR LE PROCESSUS DE DEMARRAGE DE LA TURFIGENESE ?
Nous avons vu que les observations macroscopiques et microscopiques ont montré la
présence de niveaux à cendres et charbons de bois à la base de nombreuses tourbières, y
compris celles datant de l'Holocène ancien (Porteret 2002, Cubizolle et al. 2003, Bonnel
2004). Nous ne disposons cependant pas d'une comptabilité précise des sites concernés car
l'examen microscopique, souvent indispensable pour que la présence de ces couches soit un
fait acquis, n'a pas été mené sur tous les sites.
Ces couches à incendies sont positionnées soit entre le faciès organo-minéral et la
tourbe saprique minérale, soit au sein de cette tourbe saprique mais aussi quelques fois au
contact de la tourbe saprique et de la tourbe mésique. Rappelons que de telles couches n'ont
jamais été retrouvées au cœur des accumulations tourbeuses. Seules des cendres éparses
mêlées à la tourbe sont parfois observées en lames minces. Leur petite taille associée à leur
faible densité nous invite à penser qu'il s'agit d'apports éoliens.
L'étude de ces traces de feu est importante pour la compréhension du démarrage de la
turfigenèse. Les feux ont en effet plusieurs types d'impacts sur les sols. Tout d'abord la
destruction de la végétation expose les sols, pour quelques semaines à quelques mois
seulement sous climat océanique, aux actions mécaniques de la morphogenèse mais aussi au
ruissellement et à la déflation. Cependant une dégradation notable du sol ne se produira que si
la fréquence des feux est élevée, empêchant la végétation de se régénérer, ce qui n'est que très
rarement le cas dans des conditions naturelles. Au contraire le feu a plutôt un effet positif sur
les dynamiques végétales et la biodiversité et fait partie intégrante de la vie de l'écosystème.
Plus intéressant pour notre problématique est le fait que le feu entraîne la création d'un
horizon hydrofuge (fig. 144) (DeBano 1981 et 2000, Mallik et al. 1984, DeBano et al. 1998,
Robichaud 2000, Robichaud et Hungerford 2000). Ce phénomène a fait l'objet de multiples
études depuis les années 1960 (DeBano 1966;)et la première conférence internationale sur
l'imperméabilisation des sols en 1969 (DeBano et Letey 1969). Deux processus sont en en jeu.
Sans un premier cas de figure une couche imperméable se forme en 20 minutes à une
température de 260° C, entre 20 mm et 70 mm de profondeur (Robichaud et Hungerford
2000), par vaporisation de l'eau et des composants organiques qui migrent en profondeur où
ils se condensent avec la baisse des températures (DeBano 2000). Certes sa constitution et son
degré d'imperméabilité dépendent de nombreux facteurs comme la température de
563
L'évolution holocène des milieux naturels
combustion, la texture et l'humidité du sol, le matériel brûlé… La réduction de la conductivité
hydraulique est de 10 à 40 % selon Robichaud (2000). Cette couche hydrofuge n'est ni
continue ni uniforme et sa durée de vie, variable selon l'intensité du feu, est de 1 ou 2 ans. Sur
notre secteur d'étude un suivi des niveaux piézomètriques sur une tourbière haute drainée du
macrotope de Gourgon dans les Monts du Forez a montré que les incendies allumés par
l'agriculteur à l'automne pour éliminer la callune et la molinie ont entraîné la formation d'une
couche imperméable près de la surface. Des flaques d'eau se maintiennent à la surface de la
tourbière alors que le niveau de la nappe est en moyenne à 50 cm de profondeur
(communication orale J. Porteret, thèse en cours).
Dans un autre cas de figure, proposé par Mallik et al. en 1984, ce sont les microcharbons de bois produits par l'incendie qui bouchent les pores du sol ; la réduction de la
conductivité hydraulique peut alors atteindre 74 %.
Ainsi la répétition des feux pourrait conduire à une accentuation sensible de
l'hydromorphie susceptible de permettre le basculement des bilans hydriques et, par voie de
conséquence, le déclenchement de la turfigenèse (Moore 1988).
Néanmoins, l'hypothèse n'est pas totalement convaincante car la constitution d'un
horizon hydrofuge peut aussi aboutir à une accentuation du ruissellement et de l'érosion, des
processus antinomiques avec la turfigenèse (DeBano 2000). Ce type d'impact du feu sur les
sols ne fait cependant pas plus l'unanimité que le précédent (DeBano 2000). Pour notre part,
nous estimons que, sous climat océanique, dans des fonds de vallons en pente faible, à la
micro-topographie très irrégulière, déjà plus ou moins hydromorphes quoique non tourbeux,
le ruissellement est quasi inexistant. Les observations après incendies sur les tourbières des
Egaux et de Gourgon dans les Monts du Forez le confirment. Certes, l'eau ne pouvant
s'infiltrer, elle s'évacue en partie vers l'aval. Cela n'empêche pas pour autant la saturation en
eau du niveau du sol situé au-dessus de l'horizon hydrofuge. La voie est alors ouverte pour
l'installation d'une végétation turfigène et l'amorce du processus d'accumulation de la tourbe.
Dans des conditions naturelles il est également possible que la fréquence et l'efficacité des
feux finissent par permettre la substitution des tourbières à la forêt. Ainsi dans la forêt des
hauts sommets de Charlevoix au Québec, la récurrence des feux à partir de 3000 BP a conduit
à une ouverture du paysage forestier puis, à partir de 1250 BP, lorsque survînt le
refroidissement climatique qui succèda au Petit Optimum climatique, à la mise en place de
tourbières de couverture (Bussières et al. 1996). Mais les différences de contextes
bioclimatiques n’autorisent pas l’application du modèle québecois à notre secteur d’étude:
564
L'évolution holocène des milieux naturels
FIG. 144
565
L'évolution holocène des milieux naturels
Page blanche
566
L'évolution holocène des milieux naturels
d’une part les feux ne constituent pas des phénomènes récurrents en forêt caducifoliée
d’Europe océanique, et d’autres part les conditions macroclimatiques qui ont permis le
développement des tourbières sur les sommets de Charlevoix au cours des 5000 dernières
années étaient vraisemblablement différentes de celles très humides et relativement chaudes
qui dominaient à l’Atlantique dans le Massif Central.
Il nous reste à envisager des feux allumés par l'Homme afin de détruire la forêt
notamment dans le but de ménager des pacages au bétail. Dans les îles britanniques les
auteurs anglo-saxons ont montré que l'utilisation du feu pour éliminer la forêt, combinée au
pâturage, aurait été, dès le Mésolithique, un des facteurs de la mise en place des tourbières
(Simmons 1969 b, Tallis 1975, Bostock 1980, Wiltshire et Moore 1983, Moore et al. 1984,
Smith et Cloutman 1988, Caseldine et Maguire 1986, Caseldine et Hatton 1993). A la
constitution d'un horizon hydrofuge s'ajoute en effet la réduction de l'évapotranspiration due à
la disparition des arbres par la répétition des feux et l'action du bétail qui empêche la
repousse. Le relèvement de la nappe phréatique qui s'ensuit peut se traduire par un maintien
des niveaux piézométriques près de la surface toute l'année alors que dans la situation
antérieure la nappe connaissait un rabattement saisonnier permettant la minéralisation et
empêchant l'accumulation de matière organique (Duchaufour 1984, Moore 1993).
L'exploitation des niveaux à cendres et charbons de bois nous pose toutefois, un certain
nombre de problèmes méthodologiques et techniques que l'on peut exprimer en trois
questions:
-
la première touche à l'identification des essences ; elle est souvent impossible car les
particules atteignant la taille critique de 0,5 mm nécessaire à une identification fiable sont en
nombre insuffisant (Vernet et al. 1979) ; les fragments sont par ailleurs très fragilisés par leur
séjour dans une ambiance humide.
-
La seconde concerne la provenance de ces cendres et charbons de bois ; s'ils sont le
résultat d'un incendie sur le site, alors les particules carbonisées sont en place ; s'ils sont le
résultat d'un incendie à la périphérie du site, dans le bassin versant, ce sont les eaux de
ruissellement ou les eaux du ru le traversant qui les ont apportées. Pour les particules les plus
fines on peut envisager également un apport par les vents. La provenance peut donc être plus
ou moins lointaine et il est extrêmement difficile de la caractériser avec certitude. De notre
point de vue seules les couches riches en fragments et comportant par ailleurs des charbons de
bois de dimensions au moins pluri-millimétriques peuvent être considérées avec certitude
comme en place ou de provenance très proche. Or, si les cendres et les charbons de bois n'ont
pas été produits sur le site, alors il n'est plus possible d'envisager la création d'un horizon
567
L'évolution holocène des milieux naturels
hydrofuge qui ne peut résulter que de la combustion et du maintien de hautes températures
pendant une certaine durée. L'idée que nous avons parfois à faire à des apports en provenance
du bassin versant est étayée par le fait que ces niveaux à incendies ne sont pas observés sur
tous les carottages réalisés au sein d'une même tourbière. Ils semblent donc ponctuels. Et dans
les cas où les fragments sont de grande taille, on peut imaginer être en présence des restes
d'un feu de camp. A noter enfin que les examens microscopiques n'ont révélé aucune structure
spécifique qui pourrait être associée aux conséquences du feu sur les sédiments organominéraux ou la tourbe.
-
La troisième question a trait à l'origine du feu qui a produit ces cendres et charbons
de bois. Est-ce un feu naturel ou un incendie allumé volontairement pas des hommes afin de
détruire le couvert végétal ? La distinction entre les deux est généralement fondée sur le fait
que les feux naturels, à la différence de ceux d'origine humaine, ont un caractère cyclique en
relation avec l'évolution des formations végétales ou/et des cycles climatiques (Clark 1988,
Nichols et al. 2000, Pitkänen et al. 2001). La difficulté pour nous est que chacun de nos sites
n'a fourni qu'une seule couche à cendres et à charbons de bois, située à la base de
l'accumulation ou immédiatement en dessous.
L'exploitation de ces couches à incendies est donc très délicate. Leur présence à la base
des tourbières datées de l'Holocène ancien nous paraît accréditer l'idée d'incendies naturels.
Ceux-ci ont pu survenir à l'emplacement de la tourbière elle-même ou alentour, sur les
versants la dominant. Ils pourraient révéler des épisodes climatiques secs courts que l'analyse
pollinique est impuissante à faire apparaître. Mais ces couches sont tout aussi présentes à la
base de tourbières de l'Atlantique récent, du Subboréal et du Subatlantique, des périodes pour
lesquelles l'emprise des sociétés agro-pastorales sur les milieux est avérée.
Cela nous amène à considérer l'impact de l'Homme sous d'autres angles.
8-3-2- L'APPORT DES ETUDES PALEOECOLOGIQUES
Les observations de macro-restes végétaux et l'interprétation des diagrammes
polliniques permettent de mettre en évidence soit des indices plus ou moins forts, soit des
preuves, de l'impact de l'Homme sur les milieux naturels. Les changements dans la nature et
la structure du couvert végétal peuvent en effet être interprétés soit comme la conséquence,
soit comme la cause, de la mise en place de l'histosol. Dans le premier cas se sont les
conditions hydro-climatiques qui réorientent la pédogenèse vers la turfigenèse, dans le second
568
L'évolution holocène des milieux naturels
cas l'histosol se développe parce que la végétation initiale, et notamment les arbres, ont été
éliminés par l'Homme.
8-3-2-1- Les relations entre turfigenèse, déforestation et pâturage
Dans le cadre de sociétés humaines préhistoriques, le principal impact de l'Homme sur
les milieux naturels est la destruction de la forêt et son remplacement par des formations
herbacées ou des champs. La déforestation vise trois objectifs: la création de pâturages, le
dégagement de terrains pour la culture, l'exploitation des arbres pour la construction et le
chauffage. Or le feu n'était pas le seul outil employé par les sociétés humaines pour éliminer la
forêt. Au Néolithique dans le Jura, on coupait d'abord les arbres à la hache polie puis on
incendiait les souches (Pétrequin et Pétrequin 1988). On estime que les premières haches
permettaient à une seule personne d'abattre 3 ou 4 arbres de 20 à 30 cm de diamètre en une
journée (Pétrequin et Pétrequin 1988). Une technique utilisée pour tuer les gros arbres de la
forêt primaire consistait à enlever l'écorce et l'aubier du tronc (Pétrequin et Pétrequin 1988).
L'évapotranspiratoin étant définie comme la somme de l'évaporation de l'eau interceptée
par la canopée et celle de l'eau transpirée par les plantes (Cosandey et Robinson 2000),
l'enlèvement des arbres dans un fond de vallon hydromorphe au sol minéral provoque une
réduction significative de l'évapotranspiration. Il en découle un relèvement du niveau de la
nappe phréatique et son maintien à de hauts niveaux une grande partie de l'année ou toute
l'année selon les conditions climatiques locales. Le déclenchement de la turfigenèse est alors
envisageable. L'action du bétail, quant à elle, empêche tout retour des arbres, les animaux
broutant les jeunes pousses. L'évolution récente de la tourbière de la Prenarde-Pifoy dans les
Monts du Forez le confirme. La reconquête du site par les bouleaux et les saules n'a démarré
qu'à partir des années 1940 lorsque les troupeaux n'ont plus été conduits sur la tourbière. Et
depuis les années 1980 le processus de reforestation est bloqué par la présence en grand
nombre des chevreuils dont on peut assimiler l'action à celle des bovidés domestiques.
Ainsi l'implication des Hommes dans la mise en place des tourbières relève de la trilogie
coupe des arbres/feu/pâturage. Cette relation entre déboisement, pâturage et turfigenèse a été
établie en différentes régions du monde (Moore 1987, 1988 et 1993): en Europe du Nord-Ouest
(Frenzel 1983) et notamment au Royaume-Uni (Bostock 1980, Moore 1988, Caseldine et
Hatton 1993), en Norvège pour la région de Bergen (Kaland 1986) et au nord de ce secteur
(Solem 1989) ; mais aussi en Italie dans les Apennins (Cruise 1990), au Canada (Warner et al.
1989, Warner 1993) et en Afrique du Sud (Meadows 1988).
569
L'évolution holocène des milieux naturels
Le travail sur coupe dans des carrières de tourbe des îles Britanniques a permis
d'observer de visu les restes d'anciennes forêts à la base ou immédiatement sous les tourbières.
Il a ainsi été possible de prouver dans certains cas que les arbres avaient été coupés au moyen
d'outil. Beaucoup de fragments, de troncs ou de souches portent également la marque du feu.
Sur notre terrain d'étude la rareté des coupes ne permet pas d'observations aussi riches. La
collecte d'information dépend largement de la densité des carottages, très variables d'un site à
l'autre. Et, bien que l'on puisse observer les fragments de bois sur la carotte, il est impossible de
savoir comment se positionnait la branche ou le tronc auquel ils ont été soustraits. Pour les
racines, il est impossible de savoir, sauf à les dater ainsi que la couche de tourbe basale, si elles
proviennent d'un arbre qui a poussé avant le démarrage de la turfigenèse et qui est mort
asphyxié par l'accentuation de l'hydromorphie ou d'un arbre qui a poussé alors que la tourbière
était déjà en place.
Toutefois, comme cela a été dit dans la première partie au moment de la description des
stratigraphies, nous avons tout de même pu constater la présence systématique de bois soit à la
base des tourbières soit dans les faciès organo-minéraux sous-jacents ou encore immédiatement
au-dessus de la couche de tourbe basale. A partir de là plusieurs cas de figure se sont présentés:
- le plus souvent les bois ne semblaient pas répartis de façon régulière à la base de la
tourbière ; leur présence ne gênait pas les carottages et la dimension des échantillons récupérés
était fréquemment inférieure au diamètre du carottier ;
- dans quelques cas cependant, comme à la Digonnière dans le Massif du Pilat (alt. 1055
m), la densité des bois était remarquable ; et il s'agissait souvent de véritables troncs qui
gênaient voire bloquaient le passage du carottier.
L'identification des bois montre que les espèces reconnues appartiennent à 14 genres:
Quercus sp., Salix sp., Fagus sylvatica, Betula sp., Alnus glutinosa, Fraxinus excelsior,
Corylus avellana, Taxus baccata, Frangula alnus, Sorbus sp., Juniperus sp., Prunus sp., Pinus
sylvestris, Abies alba. Salix, Betula et Alnus sont de loin les plus fréquents. Quercus et Prunus
n'ont été trouvés qu'à la base des tourbières de barrages et de bassin de la Plagnette et du
Verdier, datées de la fin du Subboréal et situées à 665 m et 675 m d'altitude. A la Plagnette les
bois sont uniquement dans les colluvions sous la tourbe. Ils peuvent donc tout à fait provenir
des versants et avoir été transportés par les eaux de ruissellement.
Fagus sylvatica provient de la tourbière haute de versant de Vialevieille-pente dans le
sud des Monts du Forez. Elle indique qu'une tourbière s'est substituée à la hêtraie sur ce
versant, à 1400 m d'altitude. La partie la plus ancienne de cette tourbière est datée à 5700 +/65 BP (4709-4364 avant
J-C.) mais les carottages dans ce secteur n'ont pas permis de
570
L'évolution holocène des milieux naturels
récupérer des bois. Les zones où Fagus est présent ont vu démarrer la turfigenèse plus
récemment, autour de 3000 BP soit entre 1400 et 1000 avant J-C., ce qui correspond dans la
région, d'un point de vue culturel, à l'Age du Bronze moyen et au début du Bronze final.
Le site de la Verrerie se singularise par la présence de noisetier (Corylus) et de bourdaine
(Frangula) abondant notamment sur la carotte étudiée en palynologie. Cependant ces bois ne
se trouvent pas au sein de la couche basale de tourbe saprique et sableuse mais juste au-dessus,
entre 7760 et 7180 BP, à une époque où l'accumulation de tourbe est engagée depuis 8060 +/50 BP (annexe 3). A ce niveau, qui correspond à l'Atlantique ancien, le pollen de noisetier est
d'ailleurs très bien représenté sur le diagramme pollinique (cf. fig. 135 plus haut).
Cet examen des données xylologiques amène les réflexions suivantes:
-
la présence de bois dans les zones profondes des tourbières invite à penser qu'avant,
au moment ou quelque temps après le démarrage de la turfigenèse, les sites étaient plus ou
moins boisés ; c'est l'accentuation de l'hydromorphie et la mise en place de l'histosol qui
auraient entaîné la mort des arbres ; et bien que Salix, Betula et Alnus soient des espèces
capables de pousser sur des tourbières, le fait que les niveaux riches en bois ne se trouvent que
dans les zones profondes des tourbières ou sous la tourbe est un autre argument.
-
Il n'est pas possible de vérifier si les bois ont été coupés avec un outil ou s'ils sont
morts naturellement. Ainsi il est difficile, en l'absence de coupes permettant de visualiser les
bois et de les étudier avec précision, de déterminer l'origine naturelle ou anthropique de
l'élimination des arbres.
8-3-2-2- Les enseignements tirés de la palynologie
L'objectif ici est d'utiliser l'analyse pollinique pour déterminer à partir de quel moment
les activités humaines ont eu une influence sur la couverture végétale, et comment évolue
cette emprise sur les milieux au cours de l'Holocène. On vérifiera notamment quelle est la
nature de la présence humaine au moment où les tourbières apparaissent en grand nombre, au
Boréal et à l'Atlantique d'une part, à la fin du Subboréal et au Subatlantique d'autre part.
Mais, comme le rappelle justement H. Richard (1999), l'interprétation des diagrammes
polliniques est fréquemment la source de malentendus entre les palynologues conscients des
contraintes méthodologiques et des limites de l'analyse pollinique, et leurs collègues
utilisateurs des résultats, qui ont une fâcheuse tendance à en surévaluer les possibilités. C'est
pourquoi nous nous attacherons, avant de commencer l'étude des diagrammes, à préciser quels
sont les indices polliniques d'anthropisation reconnus par les palynologues.
571
L'évolution holocène des milieux naturels
8-3-2-2-1- Les travaux palynologiques disponibles et les indices polliniques
d'anthropisation
Nous disposons ici de deux séries de données:
-
les diagrammes publiés avant la mise en route de ce travail, depuis ceux de Lemée
en 1941 jusqu'à ceux de Janssen en 1990,
-
les sept analyses polliniques nouvelles réalisées dans le cadre de ces recherches,
publiées ou en cours de publication (fig. 145) (Cubizolle et al. 2004 a, Cubizolle et al. 2004 c,
Argant et Cubizolle soumis, Cubizolle et Lavoie en préparation).
Les analyses polliniques ont été menées par J. Argant (ARPA, UCB Lyon 1 et UMR
6636 CNRS de Grenoble) et effectuées selon les procédures habituelles de la discipline
(Argant 1990, Reille 1990, Richard 1995 et 1997, Reille 1999, Richard et al. 2000):
résolutions variant de 2 à 4 cm, traitement classique de concentration en liqueur dense,
minimum de 300 grains de pollen déterminés par lames.
La palynologie permet dans une certaine mesure de dévoiler la présence humaine et ses
impacts sur le couvert végétal. Les preuves qu'elle fournit ont été, et sont toujours, beaucoup
discutées depuis les premiers travaux d'Iversen en 1949. Nous renvoyons le lecteur intéressé
par le sujet à la bibliographie abondante proposée entre autre par H. Richard (1995 et 1999).
Les indices les plus souvent utilisés sont les suivants (Behre 1981 et 1986, Richard 1995 et
1999):
-
la variation du rapport AP (pollen) d'arbres et d'arbustes) / T (total du pollen) peut
signaler une ouverture de l'espace boisé ou au contraire la reconquête de l'arbre ; mais il
convient d'être prudent dans les interprétations car l'abondance des herbacées dans les zones
humides peut réduire la proportion de AP et laisser penser à tort à une faiblesse du couvert
forestier,
-
les augmentations combinées du pollen de céréales, de messicoles comme le
coquelicot (Papaver rhoeas), de rudérales telle l'ortie (Urtica dioica), de plantes de pâtures
parmi lesquelles des apophytes comme l'oseille (Rumex) et de prairiales (Poacées notamment)
sont le critère le plus sûr d'une présence et d'activités humaines à proximité du site étudié,
-
les reculs brutaux de certains taxons d'arbres et d'arbustes accompagnés de leur
stabilisation à des valeurs basses peuvent signifier un recul de la forêt dû à des déboisements,
-
enfin on peut envisager une origine humaine au développement des arbustes
pionniers, souvent héliophiles comme le noisetier, mais aussi à l'extension des landes,
572
L'évolution holocène des milieux naturels
FIG. 145
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L'évolution holocène des milieux naturels
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L'évolution holocène des milieux naturels
notamment des landes à Calluna vulgaris pour le Massif Central oriental granitique.
8-3-2-2-2- L'interprétation des diagrammes polliniques du Massif Central oriental
granitique
Le seul moyen de détecter une influence des sociétés humaines sur les milieux à
l'Holocène ancien est d'utiliser les variations brutales de la courbe de Corylus avellana, le
noisetier (Richard 1995 a, Bégeot 1998). En effet si aucun indice d'anthropisation n'a jamais
été repéré au Préboréal, il n'en est pas de même pour le Boréal et l'Atlantique ancien qui peut
montrer "(…) des fluctuations inhabituelles et parfois de forte amplitude" de la courbe du
noisetier (Richard 1999). Selon Bégeot (1998) l'augmentation des pourcentages de pollen de
noisetier est la conséquence d'une ouverture du milieu forestier. Ces éclaircies pourraient
correspondre à des défrichements limités à de petites surfaces au cœur de la forêt (Richard
1995 b), une pratique que tendrait à confirmer la présence de graines de plantes de milieux
ombragés mêlées à celles de céréales (Clark et al. 1989).
Sur notre secteur d'étude le Boréal et l'Atlantique ancien sont bien représentés sur les
diagrammes de la Digonnière (Massif du Pilat, alt. 1055 m) et de la Verrerie (Monts de la
Madeleine, alt. 1015 m) (Argant et al. soumis). Les courbes de Corylus présentent certes des
fluctuations mais rien de notre point de vue qui puisse laisser penser à des éclaircies qui
seraient dues à l'Homme. C'est seulement à la fin de l'Atlantique ancien que les premiers
indices d'impacts des sociétés humaines sur les formations végétales ont été observés sur
notre secteur d'étude. A Craintilleux, à 351 m d'altitude dans le Bassin du Forez, au cœur de la
plaine alluviale de la Loire, une séquence couvrant presque tout l'Holocène a été extraite d'un
paléochenal (fig. 146) (Georges et al. 2004 a). La première notation de céréales est très
légèrement postérieure au niveau daté à 6470 +/- 60 BP (5525-5318 avant J-C.). Elle est
contemporaine d'un pic de Poacées très prononcé (fig. 146).
Sur le diagramme de la Digonnière (Massif du Pilat, alt. 1055 m), une ouverture
partielle du paysage, datée un peu avant 5880 +/- 85 BP (4937-4544 avant J-C.) c'est à dire
dès la fin de l'Atlantique ancien, est révélée par l'abondance des arbres héliophiles combinée à
l'abaissement de la courbe des taxons forestiers et à sa stabilisation à un niveau relativement
bas (cf. fig. 134 plus haut et fig.147). Certes, l'indice est ténu, mais il pourrait signaler des
éclaircies dans le domaine forestier en liaison avec une activité pastorale. L'abondance de
Betula, qui signale fréquemment des défrichements et des incendies, va dans le même sens.
Dans le Massif Central oriental cette période correspond théoriquement au Mésolithique, une
575
L'évolution holocène des milieux naturels
partie de l'histoire humaine régionale particulièrement mal connue. La présence de chasseurscueilleurs exclut-elle pour autant des ouvertures de clairière dans les forêts ?
Des landnams, définis par les scandinaves comme des prises de terre transitoires de
quelques décennies avec défrichement par le feu, culture et pâturage (Beaulieu et al. 1988),
ont été repérés par les palynologues dans le Massif Central, mais plutôt à partir de l'Atlantique
récent. C'est ainsi que, sur notre secteur d'étude, P. Guénet et M. Reille trouvent Plantago
lanceolata vers 5500 BP à Braveix, à 1370 m dans les Monts du Forez (Francez 1990) et M.
Reille (1989) notent des céréales et des taux de Poacées exceptionnellement élevés vers 5000
BP à la Pigne, à 1335m d'altitude, toujours dans les Monts du Forez.
Y. Miras (2004) a mis en évidence, autour de 5500 BP, autrement dit au Néolithique
ancien, le premier éclaircissement forestier d'origine humaine. Il est attesté autour de la
tourbière de Longeyroux sur le plateau de Millevaches (Limousin). Dans les Monts Dore, des
preuves significatives d'une activité agricole à la fin de l'Atlantique ancien ont être fournies
par la Narse d’Ampoix où des céréales et des rudéro-ségétales ont été repérées à 6500 BP
(Beaulieu et Goeury 1987, de Beaulieu et al. 1988) et par la Barthe (Reille 1989) où ces
notations sont placées à 6000 BP (Reille 1989). Des indices polliniques de traces
d'anthropisation précoce ont également été signalés dans d’autres régions, le Jura (Richard
1997), le Bassin parisien (Leroyer 1997), la Moselle (Ruffaldi 1999) et la Vendée (Joly et
Visset 2005). La colonisation agro-pastorale semble encore plus précoce dans le Cantal
(Beaulieu et al. 1982) et le Jura (Richard 1997) avec des notations de Cerealia accompagnées
de développement de Poaceae et de variations dans les courbes des arbres, respectivement
autour de 7500 BP et 7750 BP.
Ainsi, au regard des données tirées de la littérature, les indices polliniques de cultures
dans le bassin du Forez et d'une intervention des hommes sur la forêt du Massif du Pilat à la
charnière de l'Atlantique ancien et de l'Atlantique récent, nous semblent parafitement
vraisemblables. Nous posons donc l'hypothèse d'une diffusion de l'agriculture plus précoce
qu'on ne l'avait envisagée jusqu'à présent dans le Massif Central oriental granitique.
Les indices pollinique d'anthropisation deviennent beaucoup plus nombreux et
convaincants à partir de la charnière Atlantique récent / Subboréal, un sénario conforme à ce
qui a été observé dans le reste du Massif Central (de Beaulieu et al. 1988).
A la Verrerie (cf. fig. 135 plus haut et fig. 148) on note un creux notable dans la courbe
des arbres, et spécialement de Fagus, qu'accompagne un pic d'herbacées, entre 4840 +/- 40
BP (3680-3530 avant J-C.) et 4350 +/- 40 BP (3080-2890 avant J-C). Le démarrage de la
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FIG. 146
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FIG. 147
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FIG. 148
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courbe continue de Calluna date également de ce moment là (cf. fig. 135 plus haut). Les
céréales quant à elles apparaissent à 4350 +/- 40 BP (3080-2890 avant J-C.) et il y a plusieurs
notations jusqu'à 3755 +/- 35 BP (2284-2039 avant J-C.). Elles s'accompagnent de taux de
callune important. Après cette date les céréales disparaissent mais les courbes de Fagus et
d'Abies connaissent de très fortes variations: ainsi celle centrée sur 3490 +/- 35 BP (18841694 avant J-C.) qui voit Fagus régresser fortement alors qu'Abies connaît un pic ; la même
situation se reproduit plus ponctuellement entre 3325 +/- 35 BP (1687-1521 avant J-C.) et
2925 +/- 35 BP (1257 -1005 avant J-C.). Ces évolutions contraires de Fagus et d'Abies de la
seconde moitié du Subboréal, constatées tant à la Verrerie qu'à la Digonnière, sont fréquentes
dans les diagrammes polliniques du Massif Central à cette période et ont souvent été
considérées comme des indices d'intervention humaine sur la forêt favorisant l'une ou l'autre
espèce (de Beaulieu et al. 1988). Les céréales ne reviennent à la Verrerie qu'après 2925 +/- 35
BP (fig. 148). Comme à la Digonnière, la coube d'Alnus ne prend de l'importance qu'à partir
du moment où les indices d'anthropisation se font plus nombreux c'est à dire vers 4840 +/- 40
BP (cf. fig. 135 plus haut et 148).
A la Digonnière un creux très marqué dans la courbe des taxons forestiers, associé à des
pics de rudérales et de taxons de prairies humides, est visible juste avant le niveau daté à 4510
BP (fig. 147). La première notation de céréales apparaît quant à elle entre 4510 +/- 95 BP
(3509-2910 avant J-C.) et 4325 +/- 95 BP (3332-3255 avant J-C.), la seconde survenant peu
après 4325 +/- 95 BP. Elles s'accompagnent d'une augmentation importante des Poacées, d'un
pic de Plantago lanceolata, d'un effondrement de Betula et de fluctutations notables dans les
courbes de Fagus et d'Abies (cf. fig. 134 plus haut). Ultérieurement les céréales disparaissent
et les taux de Poacées demeurent faibles jusqu'à 3010 +/-85 BP (1435-1000 avant J-C.).
Seules les fluctuations dans les courbes des arbres, Abies et Fagus notamment, peuvent laisser
penser que des défrichements ont lieu sur le secteur (cf. fig. 134 plus haut). A partir de 3010
+/- 85 BP, la courbe des Poacées remonte alors que celle des taxons forestiers décline (fig.
147). Abies est particulièrement affecté alors que parallèlement Fagus prend de l'importance
(cf. fig. 134 plus haut). A noter enfin que la courbe de l'Aulne (Alnus) ne devient continue et
ne prend de l'importance qu'à partir de 4510 +/- 95 BP lorsque les premiers indices
d'anthropisation apparaissent.
Les diagrammes de la Morte dans les Monts du Forez (alt. 1292 m) et de Virennes dans
le Massif du Pilat (alt. 1092 m) ont livré des séquences plus courtes ne couvrant qu'une partie
du Subboréal et le Subatlantique (Cubizolle et al sous presse, Argant et Cubizolle soumis). A
la Morte (fig. 149 A et B), à la base du diagramme, juste avant le démarrage de la turfigenèse,
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L'évolution holocène des milieux naturels
les spectres polliniques traduisent un milieu partiellement ouvert et envahi par des essences de
reconquête comme Betula (Zone pollinique a). Les Poacées sont relativement abondantes
avec des taux compris entre 8 et 14 %. Cette zone pollinique est calée entre 3885 +/- 100 BP
(2618-2039 avant J-C.) et 3375 +/- 70 BP (1878-1517 avant J-C.), soit le cœur du Subboréal.
Le démarrage de la turfigenèse vers 3375 +/- 70 BP – zone pollinique b -, signalé entre autre
par le développement rapide des Sphagnum, est concomitant d'un abaissement sensible et
prolongé dans la courbe des arbres alors que les rudérales apparaissent et que les Poacées
atteignent des taux supérieurs à 20 % (fig. 149 A et B). Ainsi la mise en place de la tourbière
se fait dans un contexte certes forestier mais marqué par des éclaircies imputables à l'action de
l'Homme.
Des indices polliniques d'anthropisation du même type sont visibles immédiatement au
dessus du niveau daté à 2425 +/- 75 BP (792-383 avant J-C.): occurrences de rudérales, grand
creux dans la courbe des arbres, augmentation des Poacées et de Betula. Cette phase qui
correspond à la zone pollinique c est malheureusement mal calée entre une date inférieure
incluse dans le palier 14C de l'âge du Fer et le niveau daté à 1930 +/-80 BP (93 avant J-C. /
244 après J-C.) qui se situe sensiblement plus haut sur la colonne. On peut cependant estimer
qu'elle prend fin vers 2100 BP ce qui nous place en âge médian calibré autour de l'an 0.
Ultérieurement, dans les zones polliniques g et h, l'emprise humaine sur les formations
végétales s'affirme plus nettement: à partir de 1520 +/ 45 BP (428-640 après J-C.) avec
l'apparition des céréales, le redressement significatif de la courbe de Calluna et l'expansion
des rudérales (fig. 149 B).
A Virennes, à 1072 m dans le Massif du Livradois, la présence humaine à la base du
diagramme, au moment où la tourbière se met en place vers 3294 +/- 50 BP (1687-1448 avant
J-C.), est moins évidente (fig. 150). Certes des rudérales sont présentes – Urticaceae
notamment – et l'abondance des fougères indique l'existence de clairières peut-être liées à des
défrichements antérieurs. La hêtraie-sapinière est malgré tout bien installée mais connaît, au
même titre que Quercus, un déclin rapide engagé dès 2214 +/- 38 BP (368-173 avant J-C.). A
partir de là l'influence de l'Homme ne fait plus aucun doute. Il faut cependant attendre 1336
+/- 45 BP (642-860 après J-C.) pour voir les céréales et les rudérales s'imposer et fournir des
courbes continues alors que les taxons forestiers connaissent un déclin rapide qui ne se
démentira plus (fig. 150).
Enfin cinq autres diagrammes apportent des données complémentaires sur l'influence
humaine en altitude, sur les Hautes Chaumes du Forez (fig. 151): ceux de Braveix
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L'évolution holocène des milieux naturels
FIG. 149
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FIG. 150
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FIG. 151AB
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FIG. 151 CD
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(fig. 151 A) (Francez 1990), de la Pigne (fig. 151 B) (Cubizolle et Lavoie soumis), du Gourd
des Aillères (fig. 151 C) (Janssen 1990), des Egaux (fig. 151 D) (Janssen et van Straten 1982)
et de la Loge de la Morte (Janssen 1990, diagramme non publié). Les calages chronologiques
fournis sont plus ou moins précis et les datations sont présentées quelques fois sans la marge
d'incertitude.
Les premières notations de céréales sont calées au Subboréal, vers 3300 avant J-C., au
Gourd des Aillères, et au Subatlantique, entre 2500 et 2000 BP: 2360 +/- 110 BP (793-173
avant J-C.) aux Egaux, 2340 +/- 45 BP (497-263 avant J-C.) à la Loge de la Morte,
immédiatement au dessus du niveau daté à 2035 +/- 35 BP (159 avant J-C. / 51 après J-C.) à
la Pigne. Les deux premières dates se placent malheureusement au cœur du palier 14C l'âge du
Fer ce qui nuit à leur précision. Parallèlement les Poacées connaissent une augmentation très
importante, au même titre que Calluna et d'autres Ericacées, tandis que les courbes de Fagus
et d'Abies s'abaissent sensiblement voire s'effondrent comme à la Pigne (fig. 151 B).
Et c'est à partir de cette période qu'apparaissent les petites tourbières qui ponctuent la
surface des Hautes Chaumes du Forez au-dessus de 1300 m d'altitude: Gourgon Jasserie
vers 2295 +/- 45 BP (404-209 avant J-C.), Rocher de la Chaize vers 2260 +/- 60 BP (404-173
avant J-C.), la Pigne Crête vers 1940 +/- 30 BP (13-127 après J-C.), Pierre-sur-Haute Station
vers 1675 +/- 55 BP (243-530 après J-C.), Buron Ruiné vers 1380 +/- 40 BP (605-687 après JC.) (annexe 3). Leur mise en place est très vraisemblablement liée au recul de la forêt et de la
lande arborée subalpine remplacées par des pâturages. La réduction de l'évapotranspiration
qui s'en est suivie a déclenché la turfigenèse partout où le contexte géomorphologique
favorisait la saturation en eau des sols, dans les creux des cirques de névé et des niches de
nivation principalement.
8-3-3- LE CORPUS DE DONNEES GEOARCHEOLOGIQUES
Globalement, pour le domaine granitique du Massif Central oriental, l'information
archéologique et celle géomorphologique concernant l'histoire de l'érosion, sont disparates et
incomplètes.
L'histoire du peuplement est encore mal connue malgré les progrès considérables
réalisés ces dernières années (Bündgen 1996, Marie-Odile Lavendhomme 1997, Georges
1999, Cubizolle et Georges 2002 non publié, Gagnaire 2002, Georges et Cubizolle sous
presse, Georges et Piboule sous presse, Georges en cours).
593
L'évolution holocène des milieux naturels
Des indices directs de présence humaine, non archéométriques, concernant toutes les
périodes depuis le Paléolithique, ont été repérés et étudiés dans le bassin supérieur de la Loire
(Philibert 1982, Daugas et Raynal 1989, Gagnaire 1992 et 1996, Georges 1999, Georges et
Befort 2003, Georges et al. 2004 a et b, Georges et Cubizolle sous presse).
Dans son travail de recensement de l’industrie lithique et céramique, Myriam Philibert
(1982) a défini la plupart des jalons chronologiques de la Préhistoire, à l'exception notable des
périodes du Néolithique ancien et préchasséen caractérisées récemment par d'autres
chercheurs (Georges 1999, Georges et Béfort 2003). C'est à partir de la Préhistoire récente
que le corpus de données ainsi constitué devient suffisamment consistant pour aider au travail
de reconstitution paléoenvironnementale (Georges 1999, Georges et Piboule sous presse,
Georges soumis).
Les résultats des prospections se montrent toutefois très inégaux selon les secteurs
géographiques et les périodes considérées. D’une façon générale c’est dans les limites du
département de la Loire que les données collectées sont les plus nombreuses et les plus
précises. Cela est dû avant tout à la multiplication des travaux dans ce secteur depuis 1997
(Georges 1999, Cubizolle et Georges, 2001, Cubizolle et Georges 2003, Georges et al. 2004 a
et b, Georges et Cubizolle sous presse). Les prospections de surface sont facilitées dans le
bassin du Forez, et notamment dans les plaines alluviales de la Loire et de ses affluents, par la
grande extension des terres labourées. Dans le domaine montagneux l’omniprésence du
couvert végétal constitue une gêne majeure pour la détection des sites. On constate aussi que
les remaniements du matériel sur les versants et dans les fonds de vallons, liés notamment à
l’érosion agricole, limitent l’intérêt de certaines découvertes (Georges 1999).
L'ensemble des données archéologiques atteste tout d’abord d’une présence humaine
forte et ancienne dans les plaines alluviales de la Dore (Gagnaire 1986) mais plus encore de la
Loire (Georges et al. 2004 a). Les périodes de l’âge du Bronze (Georges et Cubizolle sous
presse) et de l’Antiquité (Marie-Odile Lavendhomme 1997) sont particulièrement bien
représentées. Pour la Loire, on peut montrer également l’existence, entre 600 m et 1000 m
d'altitude, de centres territoriaux intra-montagnards (Georges en cours) Il peut s’agir
d’habitats de hauteur avec ou sans aménagements défensifs, de tertres funéraires, de centres
d'exploitation de roches dures au Néolithique, ou de concentrations de découvertes
métalliques à proximité de gîtes miniers exploités aux périodes historiques. En moyenne
montagne, les preuves archéologiques les plus anciennes consistent en un vase à cuisson
oxydante du Vème millénaire avant J-C.- soit au début du Néolithique moyen - découvert sur
l’éperon barré de Lijay qui domine la vallée de l’Anzon dans le nord-est des Monts du Forez
594
L'évolution holocène des milieux naturels
(Georges et Béfort 2003). Une occupation humaine au Néolithique est attestée également dans
le Massif du Pilat à la Font de Ria, quelques km au sud/sud-est de la Digonnière, mais sans
datation précise à ce jour (Peillon 1972). Seule la plaine du Forez fournit des indices
archéologiques antérieurs au Néolithique ancien (Georges 1999, Georges et al. 2004 a et b,
Georges en cours). Un tesson retrouvé sur le rebord de la première terrasse de la Loire à
Chambéon est attribué au Néolithique ancien de type méditerranéen, ce qui lui donne un âge
compris entre 5000 et 4500 avant J-C. (Georges 1999). Au-delà de 1000 m d’altitude, aucun
indice d'occupations pérennes n'a été décelé pour l’instant. Toutefois, les données fournies par
les ramassages de surface n’excluent pas une valorisation de ces territoires contigus par un
pastoralisme saisonnier vivace dès la Préhistoire récente (Georges 1999, Georges en cours).
La quête d'une abondance d'eau et d'herbe sous-tend l'attrait exercé par les zones humides
d'altitude pour l’estive au cours des périodes de sécheresse.
ème
Les informations se font un peu plus nombreuses à partir du IV
millénaire avant J-C.
D’un point de vue archéologique deux éléments importants sont la présence d'un gisement du
Néolithique récent sur la Montagne des Allebasses dans le sud des Monts du Forez (Daugas et
Raynal 1989), et de monuments mégalithiques, notamment dans le secteur d’Ambert. Ainsi le
dolmen de Boissières, situé une centaine de mètres au sud de l'extrémité occidentale du bassin
versant du ruisseau du Cros est daté des IV
ème
ou III
ème
millénaire avant JC. (Surmely 1995,
Cubizolle et al. 2001 c). Il n’est pas possible d'être plus précis car le monument et ses
alentours ont été pillés jadis. S. Amblard (1983) classait ce dolmen dans la catégorie des
dolmens simples de type B et plaçait sa construction à la fin du Néolithique moyen ou au
Néolithique final. Par ailleurs, d'autres dolmens et divers artefacts datés du Néolithique ont
été repérés dans la région d'Ambert (Amblard 1983). Selon les archéologues, la présence des
mégalithes est le signe d’une importante occupation humaine à cette époque. Par ailleurs de
nombreux autres indices de présence des néolithiques dans le haut bassin de la Dore ont été
découverts depuis 2 siècles et sont répertoriés par le service archéologique régional de la
DRAC-Auvergne.
Dans la Limagne centrale des sépultures néolithiques, dont certaines collectives, sont
attestées près de Lezoux, à une dizaine de kilomètres au nord/nord-ouest des sites étudiés
dans le bassin de la Dore (Mennessier-Jouannet et Chouquer 1996). La présence de
populations d’agriculteurs est donc envisageable sur notre secteur.
Ailleurs dans le bassin de la Loire J-P. Daugas (1986) a défendu l’idée d’un essor
démographique et d’une généralisation des prises de terres dans la deuxième moitié du
595
L'évolution holocène des milieux naturels
troisième millénaire, associé notamment sur le haut cours de la Loire au développement de la
civilisation de Ferrières.
L'emprise humaine s'accentue sensiblement à partir de l'âge du Fer, jusqu'à couvrir
l'ensemble du domaine montagneux de terroirs équipés d’importants aménagements
hydrauliques. Le semis des fermes antiques aux toitures élaborées avec des tuiles à rebords
dépasse 800 mètres d’altitude (Gagnaire 1986, Bündgen 1996). Pour la période gallo-romaine,
les preuves d'une occupation humaine intense sont très nombreuses (Gagnaire 1986 et 1992,
Lavendhomme 1997, Cubizolle et Georges 1998, 1999, 2000, 2001a, 2002, 2003 non
publiés). Des prospections de surface sur les premier et deuxième niveaux de terrasses d'où
sont issues les colluvions ont mis en évidence des indices forts de bâtiments gallo-romains des
er
I et II
ème
siècles après JC. Une très forte présence humaine à cette époque est attestée dans
toute la région, dans le bassin d’Ambert (Gagnaire 1986), dans la Limagne et notamment à
Lezoux où se trouvaient à l'époque augustéenne de très importants ateliers de potiers
(Chouquer, 1996).
L’existence de fours à poix dès l’époque gallo-romaine, d’une exploitation minière très
certainement protohistorique, antique, florissante au Moyen Âge et durant l’Ancien Régime,
mais encore d'une multitude de mottes castrales, châteaux et maisons fortes (Gagnaire 1996,
1997, 1998, 1999 et 2002) sont les compléments majeurs d’une occupation agro-pastorale des
massifs montagneux (Dumoulin 2000).
L'histoire de l'érosion est connue à travers l'étude des cônes détritiques et des colluvions
de bas de versant (Cubizolle et al. 2001 c). Une confrontation des données
géomorphologiques et chrono-stratigraphiques concernant les cônes détritiques et les
colluvions de bas de versant avec la connaissance de l'histoire de la végétation et de
l'évolution du peuplement au cours des 10 000 dernières années a permis de poser les
premiers jalons de cette histoire.
On retiendra que parmi les cônes détritiques datés, le plus ancien s'est mis en place à la
charnière des VIIIème et VIIème millénaires avant J-C. (7970 +/- 60 BP soit 7063-6653 avant JC., Beta-79623). D'autres commencent à s'édifier au IIIème millénaire avant J-C. tandis que les
plus récents apparaissent à partir du XVIème siècle après J-C. Les colluvions de bas de versant
étudiées en Limagne orientale, en bordure de la plaine alluviale du ruisseau des Vergnières,
un affluent de la Dore, ont été datées à la base du second âge du Fer (2130 +/- 50 BP soit 3655 avant J-C., Beta-132412). Les calages chronologiques obtenus grâce au 14C ou à du matériel
archéologique à différents niveaux au sein de ces formations ont fourni des âges compris entre
le Ier siècle avant J-C. et le Bas Moyen Age (Cubizolle et al. 2001 c).
596
L'évolution holocène des milieux naturels
L'absence de rupture stratigraphique visible sur les coupes des cônes détritiques comme
des colluvions de bas de versant permet d'envisager une mise en place très progressive.
Cependant, des remaniements post-dépositionnels peuvent avoir homogénéisé des profils à
l’origine plus différenciés. Les lits de charbons de bois et de bois datés ne marquent
finalement que des étapes dans la construction des formations détritiques. En conséquence ils
n'apportent que des terminus ante quem pour les dépôts antérieurs et des terminus post quem
pour les dépôts postérieurs. Mais ces étapes sont désormais calées chronologiquement et il est
donc possible de calculer des vitesses moyennes annuelles d’accrétion verticale. Celles-ci sont
environ deux fois supérieures depuis le début du Subatlantique que tout au long des périodes
antérieures.
Ces résultats géomorphologiques et chrono-stratigraphiques ont été croisés avec les
données archéologiques et palynologiques locales disponibles (Cubizolle et al. 2001 c). Cela
nous amène à formuler plusieurs hypothèses de travail quant à l'origine de ces formations
détritiques. Les indices de rupture dans le système morphogénique sont les plus probants pour
le IIIème millénaire avant J-C., la Tène et la période comprise entre le XVIème et le XIXème
siècle. Or chacune de ces phases morphogéniques est concomitante d'une période
d'accentuation de la pression humaine sur les milieux attestée par de nombreuses études
(Amblard 1983, Daugas 1986, Reille et al. 1985, Beaulieu et al. 1988, Surmely 1995,
Cubizolle 1997, Cubizolle et al. 2001 c).
Cependant, l'artificialisation du milieu et sa fragilisation ne conduisent pas forcément à
une rupture ou à une crise du système morphogénique. Dans le Limousin, les traces
indubitables de mise en valeur agricole associées à des mégalithes et à des artefacts datés de
l'Holocène ancien et moyen ne sont accompagnées d'aucune découverte d'indice
géomorphologique de rupture de l'équilibre biostasique (Allée et al. 1997). De la même façon
des défrichements et des mises en culture au Néolithique en Macédoine grecque n’ont pas
provoqué de modifications dans la dynamique des versants dans un contexte physique
pourtant beaucoup plus favorable à l’érosion (Lespez 1999).
Ainsi doit-on envisager l'occurrence de conditions climatiques plus favorables aux
morphodynamiques de versants et dont l'efficacité aurait été augmentée par la fragilisation des
milieux, celle-ci découlant de pratiques culturales, de techniques et d'outils dont on connaît
l'importance (Sigault 1975 et 1985). Cette dimension technique, sociale et culturelle de la
connaissance des sociétés humaines régionales nous manque encore cruellement.
Une fois l'anthropisation des milieux effective, le facteur anthropique ne jouerait plus
alors un rôle essentiel dans l’histoire de la morphodynamiques des versants (Allée 2003).
597
L'évolution holocène des milieux naturels
Ceux-ci réagiraient ensuite uniquement à des augmentations de l’intensité des précipitations
ou de la fréquence des fortes pluies. Ainsi, pour notre secteur par exemple, l'extension de
l'érosion agricole, la réactivation des ravines et la vigueur de la morphodynamique fluviale
entre les XVIème et XIXème siècles devraient autant à la très forte emprise humaine qu'au
contexte climatique du Petit Age Glaciaire (Cubizolle 1997).
Toute la difficulté de l’appréciation du rôle de l’Homme réside dans le fait que l’on ne
sait pas à partir de quel degré de fragilisation du milieu les versants répondent à telle ou telle
péjoration climatique. Il y a là une valeur seuil difficile à préciser. Un autre problème est de
connaître l’emprise spatiale des communautés agricoles aux différentes périodes. Les
pratiques culturales et les stratégies d’aménagement des versants –aménagements
hydrauliques notamment-, qui ont varié au cours des temps, mériteraient aussi d’être mieux
connues car elles ont pu être plus ou moins favorables à l’ablation et au processus de transport
sur les versants. Enfin, à l'échelle du Massif Central, la réponse des milieux physiques aux
mêmes stimuli climatique ou anthropique est diverse. Il conviendrait en conséquence de
mieux connaître les fluctuations climatiques locales d’une part et l'hétérogénéité spatiale de la
fragilisation du milieu par l'homme d’autre part (Bravard et al. 1992).
8-3-4- LE ROLE DES AMENAGEMENTS EN FONDS DE VALLONS DANS LA MISE EN PLACE DES
TOURBIERES DE LA FIN DU SUBBOREAL ET DU SUBATLANTIQUE
L'analyse de la répartition des dates des couches de tourbe basale avait révélé,
souvenons-nous, une augmentation très sensible des apparitions de tourbières à partir de la fin
du Subboréal et au Subatlantique. Parmi ces tourbières certaines ne doivent leur existence qu'à
l'intervention directe des Hommes sur les écoulements dans les fonds de vallons ou de vallées.
Nous en distinguerons deux catégories. Les tourbières dont il sera question dans les lignes qui
suivent sont localisées sur la figure 152.
8-3-4-1- Les tourbières anthropiques de barrages et de bassins
Ces tourbières basses minérotrophes, datées de la fin du Subboréal et du Subatlantique, de très
petite taille, entre 150 et 4000 m², réparties entre 600 et 1200 m d'altitude sont situées au cœur
de l'espace agricole historique. Elles sont installées à l'arrière d'obstacles faisant office de
barrages et gênant l'écoulement des eaux, ou à l'emplacement de dépressions artificielles.
598
L'évolution holocène des milieux naturels
FIG. 152
599
L'évolution holocène des milieux naturels
Page blanche
600
L'évolution holocène des milieux naturels
Curieusement, aucune référence bibliographique concernant ce type de tourbières n'a été
trouvé.
Ce paragraphe reprend pour l'essentiel les résultats des travaux publiés dans deux
articles parus en 2004 (Cubizolle et al. 2004 b et c).
8-3-4-1-1- Les résultats des études géomorphologiques et stratigraphiques et des
datations par le radiocarbone
Ces tourbières sont situées en tête de réseau hydrographique dans des fonds de vallons
en pente douce alimentés par des sources et drainés par de petits rus d'ordre 1. Les
toposéquences montrent généralement, de haut en bas des versants, la succession suivante:
ranker d’érosion (leptosol) sur les convexités sommitales, anthroposol issu de sol brun acide
remanié par l’agriculture sur les pentes; réductisol à l’entrée dans les fonds du vallon ;
histosol à l’arrière des obstacles. La superficie de ces tourbières est comprise entre 100 m² et
4000 m² ce qui en fait les plus petites tourbières rencontéres sur notre terrain d'étude. Les
épaisseurs maximales de tourbe varient de 0,80 m à 3,50 m alors que les faciès organominéraux sous-jacents n’excèdent pas quelques décimètres. Etant situées au cœur de l'étage
agricole historique, ces zones humides sont bordées de banquettes d'érosion agricole qui
matérialisent le contact avec les versants.
La première question qui se pose est celle de la nature et, éventuellement, de la fonction
des obstacles barrant perpendiculairement les têtes du réseau hydrographique. Du fait du
manque d'informations archéologiques, nos interprétations exploiteront essentiellement les
données géomorphologiques. Nous avons mis en évidence trois cas de figure:
-
les cordons gênant les écoulements sont composés de blocs ou de matériel sablo-
graveleux arénacé. C'est le cas de Sauvazoux (fig. 153). D'un point de vue archéologique, rien
ne prouve, dans l'état actuel des recherches, le caractère anthropique de ce type d'obstacle. On
rappellera cependant le caractère rectiligne des cordons, un relatif agencement des blocs dans
le cas de Sauvazoux et le passage d'un chemin sur un des deux cordons de la Plagnette (fig.
154 A et B). Par ailleurs il est à noter qu'aucun modelé naturel ne correspond à ce type de
relief. Enfin, l'absence de faciès à caractère lacustre dans les remplissages indique qu'aucune
pièce d'eau ne s'est étendue à l'amont de ces barrages.
-
L'obstacle est une véritable construction en pierres montrant un parement extérieur
comme à Champgrimaud (fig. 155 A) et à Vieille-Morte Ruines (fig.155 B). La surface du
chemin est aussi empierrée. Le caractère anthropique est alors incontestable. L'ouvrage, tel
601
L'évolution holocène des milieux naturels
que nous le voyons aujourd'hui, a été construit ou aménagé pour permettre le franchissement
par un chemin de la zone hydromorphe. Là aussi aucun indice sédimentologique d'étendue
d'eau à l'amont n'est à signaler.
-
Au Verdier (fig. 156) la géométrie de la dépression est radicalement différente de
celle des vallons en berceau des têtes de réseau hydrographique en domaine granitique
(Valadas 1984, Etlicher, 1986, Cubizolle 1997). Elle ne correspond à aucun modelé naturel.
Aussi du point de vue du géomorphologue cette dépression n'a pu qu'être creusée par des
hommes dans les arènes granitiques très meubles du fond du vallon. En revanche aucune
information archéologique ne permet de connaître la fonction de cette dépression. Des indices
démontrent cependant la présence d'eau à un moment au moins de son existence : le caractère
lacustre des couches d'argiles sableuses organiques d'une part et, à la base du remplissage,
l'abondance des espèces de diatomées tychoplanctoniques d'origine benthique associée à la
présence de Myriophyllum. Il faut noter cependant que les diatomées tychoplanctoniques ne
sont pas les plus abondantes dans la couche d'argiles sableuses organiques.
Un autre problème est celui de la responsabilité des obstacles dans le remplissage des
fonds de vallons et notamment dans la naissance et le développement des tourbières. Là aussi
nous constatons plusieurs situations :
-
dans le cas du Verdier (fig. 156), c'est le creusement de la dépression qui a permis le
piégeage des dépôts colluviaux et des sédiments à caractère lacustre puis l'accumulation de la
tourbe.
-
A la Plagnette (fig. 154 B), la tourbière s'appuie incontestablement sur le cordon qui
supporte le chemin à l’aval. L'hypothèse est donc que l'apparition de cet obstacle, quelle que
soit son origine, aura gêné l'écoulement de l'eau provoquant à l'amont une élévation du niveau
de la nappe alluviale et le démarrage de la turfigenèse dans l’axe du fond de vallon et dans les
parties les plus basses de la tête de vallon. Par ailleurs la tourbe est absente à l'aval de
l'obstacle. En revanche le cordon central ne semble pas avoir joué de rôle notable dans la
croissance verticale de la tourbière.
Dans un cas comme Sauvazoux (fig. 153) les données géomorphologiques obtenues montrent
d'une part que les accumulations de tourbe viennent s'appuyer contre les obstacles et d'autre
part que le contexte pédologique change radicalement dès que l'on passe de l'autre côté de
l'obstacle. Ainsi les cordons constituent une gêne majeure à l'écoulement des eaux et sont à
l'origine de ces tourbières.
-
A Vieille-Morte-Ruines (fig. 155 B) le fait que la tourbe ne vienne pas s'appuyer
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FIG. 153
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FIG. 154
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FIG. 155
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FIG. 156
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L'évolution holocène des milieux naturels
contre l'obstacle permet d'envisager l'apparition de la tourbière avant ou après la mise en place
du barrage. Les datations par le radiocarbone apportent des éléments de réponse. Ainsi à
Vieille-Morte Ruines, un site décrit comme un ancien étang asséché dans l'inventaire des
tourbières de France de 1949 (Direction des Mines 1949), on peut envisager un
développement de la tourbière postérieur à la vidange du barrage, soit au cours des 100 ou
150 dernières années. Mais l'âge le plus ancien obtenu dans les couches basales de tourbe se
place à 2780 +/- 45 BP (1015-829 avant J-C.) ce qui exclut cette première hypothèse. Une
autre est celle d'un développement en plusieurs phases: des périodes sans pièce d'eau pendant
lesquelles la production de tourbe est possible alternent avec des périodes au cours desquelles
le barrage est fonctionnel et empêche la turfigenèse. La stratigraphie semble confirmer ce
scénario puisqu'elle fait apparaître deux niveaux de gyttja à -40 / -48 cm et -63 / -76 cm, des
sédiments organiques qui impliquent une accumulation du haut vers le bas et signent la
présence d'une pièce d'eau. Il n'y aurait donc pas de relation entre le barrage et la présence de
la tourbière.
Bien que la responsabilité de nombre de ces obstacles soit clairement engagée dans le
démarrage de la turfigenèse, voire dans l'accumulation des faciès organo-minéraux sousjacents, il convient cependant d'utiliser avec prudence la datation de la base des remplissages
pour caler chronologiquement l'apparition des cordons, construction en pierres et dépression
creusée et ce pour quatre raisons principales :
-
une certaine imprécision demeure pour les dates obtenues dans les colluvions
organiques riches en bois sous-jacentes à la tourbe. On constate en effet que les échantillons
les plus profonds ne sont pas toujours les plus vieux (fig. 154 A). Cela n’a rien de surprenant
pour du matériel remanié qui comporte du bois parfois impossible à séparer de la gangue
organique. Les différences dans les âges sont, à une exception près, modestes, ce qui gêne
malgré tout le travail d'interprétation.
-
On ne connaît pas le décalage dans le temps entre la mise en place des cordons et le
développement des faciès organiques datés,
-
dans le cas du Verdier un curage n'est pas exclu ce qui impliquerait un âge plus
ancien pour l'aménagement,
-
enfin l’existence d’un palier 14C pour le 1er âge du Fer (Evin et al. 1998) réduit la
précision des calages chronologiques pour cette période.
Les datations par le radiocarbone réalisées à la base des remplissages amènent trois
observations :
611
L'évolution holocène des milieux naturels
-
la turfigenèse démarre au plus tôt à la fin de l'âge du Bronze, la date la plus ancienne
ayant été fournie par le site de Vieille-Morte-Ruines, 2780 +/- 45 BP. (fig. 155 B). A la
Plagnette, l'accumulation de tourbe démarre pratiquement au même moment. Sous le cordon
central, des colluvions sont en place vers 3300 BP, c'est-à-dire au Bronze moyen, mais la
couche de tourbe basale est à 2690 +/- 40 BP (910-800 avant J-C.), soit la fin de l'âge du
Bronze et le début du 1er âge du Fer (fig. 154 B). A l'amont (fig. 153 B), soit environ 1 m plus
haut en altitude NGF, la base des colluvions est calée à 2440 +/- 35 BP (761-403 avant j-C.)
tandis que la tourbe apparaît entre 2400 +/- 45 BP (758-394 avant J-C.) et 2260 +/- 45 BP
(399-202 avant J-C.), des dates qui s'accordent bien avec les précédentes. En revanche la date
à 2015 +/- 55 BP (165 av./118 ap. J-C.) obtenue à l’aval du barrage nous paraît trop récente
(fig. 154 B). Etant donné la faible épaisseur de tourbe dans ce secteur, la présence de fossés
de drainage, de petits arbustes et la fréquentation des troupeaux de vaches, une pollution par
de la matière organique provenant de la surface n’est pas exclue.
-
Au Verdier les colluvions organiques les plus anciennes se sont déposées vers 2890
+/- 35 BP (1210-941 avant J-C.) pour la carotte C-26038/3 et 2560 +/- 40 BP (804-543
avantJ-C.) pour la carotte C-26038/2 (fig. 156). Ces dates donnent un terminus ante quem
pour le creusement de la dépression qui se placerait au plus tôt entre l'âge du Bronze final et le
premier âge du Fer.
-
Les dates de démarrage de la turfigenèse fournies par les autres sites s'échelonnent
tout au long du Subatlantique, l'âge le plus récent ayant été obtenu sur une tourbière du
Livradois, Gastier, où la tourbe apparaît vers 735 +/- 50 BP (1216-1384 après J-C.).
Aucun argument paléoclimatique satisfaisant ne permet d'expliquer la genèse de ces
tourbières basses. En effet des conditions climatiques humides, a priori favorables à la
turfigenèse, ne dominèrent qu'à certains moments de la fin du Subboréal et du Subatlantique:
fin du Bronze moyen et première moitié du Bronze final – 1550-1150 avant J-C. -, premier
âge du Fer – 800-400 avant J-C. -et Haut Moyen Age entre 650 et 850 après J-C. et bas
Moyen âge entre 1200-1300 après J-C. (Magny 2004). Or la turfigenèse ne démarre pas
systématiquement pendant ces périodes humides ; des tourbières apparaissent également
pendant les périodes plus sèches intermédiaires, Vieille-Morte-Ruines et Sauvazoux entre
autres (annexe 3). Par ailleurs l'avènement de conditions climatiques régionales humides
aurait dû déclencher le démarrage de la turfigenèse dans la plupart des têtes de réseau
hydrographique, notamment dans le secteur de la Plagnette et du Verdier où les vallons en
berceau en pente très douce sont nombreux. Pourtant les seules zones tourbeuses de ce secteur
612
L'évolution holocène des milieux naturels
sont celles de la Plagnette et du Verdier ce qui renforce notre idée d'une corrélation entre
obstacle et turfigenèse.
8-3-4-1-2- L'apport de la paléoécologie
Sur le site du Verdier, les résultats des analyses polliniques et diatomologiques de la base de
la séquence ont pu être croisées avec les données géomorphologiques et archéologiques pour
tenter une reconstitution de l'évolution des paysages et de l'emprise humaine. Les limites de
l'exercice résident dans la difficulté à faire correspondre précisément des données
paléoécologiques recueillies sur deux carottes différentes bien que voisines de 20 cm, et dans
l'imprécision, déjà évoquée, de certaines datations par le radiocarbone.
Les indices de présence humaine à la base de la séquence pollinique du Verdier sont limités
à quelques grains de pollen de céréales, qui apparaissent immédiatement au-dessus du niveau daté
à 2560 +/- 40 BP, soit au cours du 1er âge du Fer, et à des taux de pollen d'arbres avoisinant les 60
% ce qui indique une relative ouverture du paysage (fig. 157 A et B) (Latour 2002, Cubizolle et
al. 2004 c). Une possible intervention de l'Homme sur les milieux dès le début du Subatlantique
n'est donc pas à exclure, une situation classique dans cette partie du Massif Central (Beaulieu et
al. 1988, Janssen 1990, Reille et al. 1992, Cubizolle et al. 2003, Argant et Cubizolle soumis,
Miras 2004). L'hypothèse est renforcée par la mise en évidence d'une importante occupation
humaine dans le bassin du Forez à l'âge du Bronze et spécialement à l'âge du Bronze moyen et au
Bronze final (Cubizolle et Georges 2001, Georges et al. 2004 c).
On notera d'autre part que les dates obtenues dans la partie supérieure des colluvions sablograveleuses plus ou moins organiques et riches en bois, qui marquent la base des remplissages de
la dépression au Verdier, se placent à 2725 +/- 30 BP (918-818 avant J-C.) et à 2560 +/- 40 BP
soit à la fin de l'âge du Bronze et au 1er âge du Fer. A la Plagnette ces mêmes dépôts sont datés
entre 3300 et 2400 BP un intervalle qui couvre l'âge du Bronze moyen et le 1er âge du Fer. La
présence de ces dépôts va dans le sens d'une accentuation des processus d'ablation et de transport
sur les versants ce qui suppose un enlèvement, au moins partiel, du tapis végétal. Or, si les
conditions hydro-climatiques se dégradent très sensiblement à plusieurs reprises entre la fin de
l'âge du Bronze moyen et la fin du 1er âge du Fer (Bravard et al. 1992, Magny 2004), ces
changements ne peuvent expliquer seuls les ruptures morphogéniques enregistrées pour lesquelles
une fragilisation du couvert végétal liée aux interventions des hommes sur les versants est un
préalable indispensable (Bravard et al. 1992, Allée et al. 1997, Cubizolle et al. 2001 c).
613
L'évolution holocène des milieux naturels
C'est à partir de la zone pollinique locale A2 que la présence de communautés humaines
autour de la tourbière peut être solidement argumentée : démarrage de la courbe des céréales,
baisse sensible du taux de pollen de tous les arbres, augmentation des taux de Poacées et de
diverses rudéro-ségétales. A ce moment là un pic de Myriophyllum et l'abondance des diatomées
tychoplanctoniques (Aulacoseira distans) marquent l'existence d'une pièce d'eau dans la
dépression (fig. 158). Le calage chronologique de cet ensemble d'indices d'occupation humaine est
malheureusement imprécis puisque la date à 2005 +/- 40 BP (91 av./76 ap. J-C.) obtenue à -365/363 cm est plus récente de 125 années BP que celle obtenue à -351/-349 cm (2130 +/- 40 BP soit
351-46 avant J-C.), au sommet de la zone pollinique locale A2. On serait donc entre 351 av. J-C.
et 76 ap. J-C. D'un point de vue archéologique on a révélé deux habitats situés sur des versants en
pente douce à moins de 600 m des tourbières (Verrier 2002). L'un a été daté du début du IIème
siècle de notre ère grâce notamment à de la céramique sigillée à décor (Drag 37), l'autre du
premier siècle avant J-C. grâce à de la céramique commune et de l’amphore Dressel 1.
Dans la zone B les indices polliniques d'anthropisation laissent envisager une extension
notable des cultures et des pâtures et un recul concomitant de la forêt. En revanche toutes les
données paléoécologiques disponibles pour la période comprise entre 1840 +/- 40 BP (80-250
après J-C.) et 1780 -+/- 40 BP (130-370 après J-C.) – soit la ZP C1 - peuvent être interprétées
comme un recul de l'activité agricole : disparition des céréales, recul très net des rudérales et des
Poaceae, progression de la courbe d'Abies, pic de Fagus. Cette évolution s'accompagne de niveau
d'eau très bas dans la dépression humide, les diatomées planctoniques disparaissant (zone L-3, fig.
158). Cette période d'éclipse des céréales, qui se place donc entre la fin du Ier et la fin du IVème
siècle après J-C., ne doit cependant pas être interprétée comme un reflux de l'emprise humaine. Il
n'est d'ailleurs pas possible de fournir de donnée archéologique qui permettrait d'aller dans ce
sens.
Quant
aux
taux
de
pollen
d'arbres
ils
demeurent
modestes:
40
à
45 %. On émettra plutôt l'hypothèse du développement d'un système agricole qui privilégierait
désormais l'élevage. A moins que les champs de céréales n'aient été délocalisés dans le cadre
d'une rotation des cultures et repositionnés à une distance trop grande de la tourbière pour que le
signal pollinique puisse avoir été enregistré.
Les cultures reviennent un peu avant 1780 +/- 40 BP alors que l'on observe un creux profond et
brutal dans la courbe des arbres : Abies, Pinus et Quercus. Quant au spectre diatomologique il est
plus difficile à interpréter car la zone L3 est à cheval sur les ZPL C1 et C2 alors que L4 démarre
au dessus du dernier échantillon pollinique analysé (fig. 157 A et 158). On note toutefois un retour
de certaines diatomées tychoplanctoniques (Aulacoseira distans) à partir du moment où les
céréales réapparaissent. On peut ainsi imaginer le retour d'une pièce d'eau dans la dépression.
614
L'évolution holocène des milieux naturels
FIG. 157A
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L'évolution holocène des milieux naturels
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L'évolution holocène des milieux naturels
FIG. 157 B
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L'évolution holocène des milieux naturels
FIG. 158
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L'évolution holocène des milieux naturels
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L'évolution holocène des milieux naturels
8-4- LA TURFIGENESE AU COURS DES 500 ANS DERNIERES ANNEES
Des dates d'apparition des tourbières holocènes du Massif Central oriental granitique, la
plus récente se place au XIVème siècle après J-C. (annexe 3). Depuis environ 500 ans, il
semble que plus aucune tourbière ne soit apparue. Serait-ce le fait qu'en 12 000 ans tous les
sites potentiellement favorables à la turfigenèse ont été occupés ? Les observations de terrain
amènent à distinguer trois cas de figure:
-
dans tous les secteurs soumis à la pression agricole, le développement de nouvelles
tourbières a été rendu impossible par l'extension et l'efficacité du drainage,
-
des exceptions existent qui sont celles des tourbières associées à des aménagements
hydrauliques ; ainsi celle des Rousssis-barrage qui s'est développée depuis les années 1930
après l'abandon de l'ouvrage barrant les eaux du lagg de la tourbière bombée atlantique des
Roussis située plus à l'amont (1ère partie, fig. 64 et 65),
-
en dehors des secteurs agricoles, principalement au sein des espaces forestiers et sur
les Hautes Chaumes du Forez, l'influence de l'Homme est moins prononcée. Ainsi certains
secteurs sont consacrés à la forêt depuis des siècles et sont actuellement très peu fréquentés,
sous-exploitées, morcelés en une multitude de parcelles dont beaucoup n'ont jamais été
entretenues. On peut ainsi considérer que ces forêts évoluent naturellement. Les fonds de
vallons hydromorphes accueillant des petites zones pseudo-tourbeuses – quelques m² à
quelques dizaines de m² - sont innombrables dans certains massifs comme les Bois Noirs.
Mais s'agit-il de nouvelles tourbières en cours de développement ou le caractère pseudotourbeux de ces milieux indique-t-il un blocage de la turfigenèse au stade initial ?
Deux moyens peuvent être mis en oeuvre pour tenter de répondre à cette question:
-
le premier consiste à suivre, sur de nombreuses années, la dynamique des plantes
turfigènes et en particulier de la sphaigne mais aussi la vitesse d'accumulation de la tourbe,
-
le second est la datation radiométrique systématique de ces poches pseudo-
tourbeuses,
L'entreprise de datation est rendue difficile par plusieurs facteurs:
-
le caractère très minéral de la tourbe propre aux milieux pseudo-tourbeux ne facilite
pas la détermination du démarrage de la turfigenèse,
-
l'abondance des arbustes sur ces sites multiplie les risques de pollution de la tourbe,
-
si la tourbe est postérieure à 1500 après J-C. les datations par le radiocarbone ne
sont pas suffisamment précises et des datations au 210Pb sont nécessaires (Roberts 1998) ; or,
621
L'évolution holocène des milieux naturels
si les premières sont effectuées en séries par de nombreux laboratoires privés ou publics, il est
beaucoup plus difficiles de trouver des laboratoires réalisant les secondes.
Le développement de cet axe de recherche viendrait compléter utilement le travail
présenté ici. Deux questions sont posées:
-
comment et dans quelle mesure l'Homme a-t-il contraint la dynamique des zones
hydromorphes au cours des 4 ou 5 derniers siècles ? Quelles furent les conséquences pour la
turfigenèse ?
-
Quels impacts peuvent avoir, s'ils se confirment, les changements climatiques en
cours sur le fonctionnement des zones tourbeuses, souvent déjà fragilisées par diverses
interventions humaines (Schoning et al. 2005) ?
Conclusion sur l'évolution de l'emprise humaine sur les milieux naturels à l'Holocène
L'emprise humaine sur les milieux naturels du Massif Central oriental granitique se
révèle beaucoup plus précoce que cela a été soutenu. Un certain nombre de faits sont avérés:
-
les conséquences des activités humaines sur les milieux naturels commencent à être
perçues, grâce à la palynologie essentiellement, à la charnière de l'Atlantique ancien et de
l'Atlantique récent soit autour de 6000 BP,
-
les premières notations de céréales cultivées apparaissent un peu plus tôt dans la
plaine du Forez, autour de 6500 BP, que dans la montagne, vers 5000 BP à la Pigne dans les
Monts du Forez, et à 4350 +/- 40 BP (3080-2890 avant J-C.) à la Verrerie dans les Monts de
la Madeleine,
-
les premières fluctuations dans les courbes des arbres suggérant des clairières
pastorales sont repérées dans le Massif du Pilat, vers 5880 +/- 85 BP (4937-4544 avant J-C.),
-
les sources archéologiques attestent de l'existence de populations néolithiques
pratiquant l'agriculture et l'élevage dès le Vème millénaire avant J-C., ce qui, en âge
radiocarbone, correspond à la fourchette 6000 BP / 5000 BP,
-
c'est à la charnière de l'Atlantique récent et du Subboréal que l'emprise humaine
s'affirme plus clairement ; aux indices se substituent de plus en plus de preuves,
-
un palier dans l'influence humaine sur la dynamique des milieux, tant dans les
bassins intramontagnards qu'en altitude, nous paraît être franchi durant le IIIème millénaire
avant J-C. (période centrée sur 4000 BP en âge radiocarbone) ; à partir de cette période les
modifications des formations végétales sont telles que l'Homme doit être considéré comme un
des moteurs de l'évolution des écosystèmes.
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L'évolution holocène des milieux naturels
FIG. 159
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L'évolution holocène des milieux naturels
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L'évolution holocène des milieux naturels
CONCLUSION DU CHAPITRE 8
Dans cette longue histoire des relations entre les tourbières et les sociétés humaines, il
est désormais acquis que deux périodes doivent être distinguées (fig. 159): l'Holocène ancien
et le début de l'Holocène moyen d'une part, la deuxième partie de l'Holocène moyen et
l'Holocène récent d'autre part. Cette périodisation est fondée sur la place de l'Homme dans
l'évolution des écosystèmes.
Il n'est pas possible d'accorder un rôle significatif à l'Homme dans le démarrage de la
turfigenèse à l'Holocène ancien et au début de l'Holocène moyen. Aucune preuve n'a pu être
apportée de l'origine anthropique des couches à incendies découvertes à la base des tourbières
d'une part et de la mort des arbres juste avant ou au moment où se mettent en place les
tourbières d'autre part. Ainsi, dans l'état actuel des connaissances, le schéma proposé par nos
collègues des îles britanniques qui explique la naissance des tourbières au Mésolithique et au
Néolithique par une forte pression des Hommes sur les formations végétales, ne peut donc
s'appliquer dans le Massif Central oriental granitique. A partir de là on peut expliquer la mise
en place des tourbières de la façon suivante:
-
le déclenchement de la turfigenèse au Préboréal, puis la multiplication des
apparitions de tourbières au Boréal et à l'Atlantique, sont à mettre sur le compte de
l'avènement de conditions climatiques globalement plus douces et plus humides qui permirent
à la fois l'accentuation de l'hydromorphie dans les fonds de vallée et les modelés en creux
glaciaires et périglaciaires et l'augmentation de la production de phytomasse indispensable au
développement des fortes accumulations de tourbe de nos sites.
-
Le rôle du contexte hydro-géomorphologique, en place pour l'essentiel à la fin du
Dryas ancien et favorable à la turfigenèse du fait de la topographie mais aussi de la nature et
de la structure des formations superficielles, est à rechercher dans les décalages survenus dans
l'apparition des tourbières. En effet, malgré son homogénéité, ce contexte hydrogéomorphologique présente des nuances locales qui, toutes choses étant égales par ailleurs,
offre des potentialités variables à la turfigenèse.
Les conditions du démarrage de la turfigenèse changent dans la deuxième partie de
l'Holocène moyen. A partir de la charnière Atlantique récent / Subboréal, l'emprise de
l'Homme sur les milieux naturels est telle qu'une interférence de ses activités dans le
fonctionnement hydrogéomorphologique des bassins versants et, par voie de conséquences,
625
L'évolution holocène des milieux naturels
dans le processus d'apparition des tourbières, est envisageable. Deux cas de figure ont été mis
en évidence:
-
la mise en place de certaines tourbières de l'étage montagnard forestier et supra-
forestier relève du schéma anglo-saxon, l'élimination de la forêt par le feu et la coupe des
arbres conduisant à la saturation en eau permanente des sols,
-
de nombreuses tourbières de la fin du Subboréal et du Subatlantique apparaissent à
l'arrière de barrages ou à l'emplacement de bassins artificiels, dans un contexte
environnemental marqué par l'influence d'une économie agro-pastorale.
En revanche les possibilités d'apparition de tourbières semblent être considérablement
réduites depuis 500 ans d'une part parce que la plupart des sites favorables à la turfigenèse ont
été occupés au fil des 12 000 dernières années, et d'autre part à cause de l'extension du
drainage à de très nombreux fonds de vallons et de vallées.
CONCLUSION DE LA 3EME PARTIE
L'apparition des tourbières au début de l'Holocène signe l'entrée dans l'interglaciaire
post-würmien. A la sècheresse du Würm succède l'humidité de Holocène. Et du fait de
l'importance capitale de l'eau dans la mise en place et le développement des tourbières, c'est
bien ce changement climatique qui apparaît comme le principal facteur du démarrage de la
turfigenèse.
Ce rôle clef du climat ne peut se comprendre qu'à la lumière du contexte
morphostructural et de la configuration du relief qui en découle. Ils offrent des conditions
globalement très favorables à la turfigenèse: réseaux de vallons et de vallées très denses,
multitudes de rupture de pente ménageant des sections à faible voire très faible déclivité.
A l'échelle locale ce sont les héritages morphologiques glaciaires et périglaciaires, en
place selon les secteurs depuis la fin du Würm ou la fin du Tardiglaciaire, qui jouent un rôle
déterminant. Les nombreuses formes en creux et l'imperméabilité de certaines formations
superficielles ou de certains de leurs faciès créent les conditions de la naissance des
tourbières. Enfin ce sont bien les nuances du contexte hydro-géomorphologique à l'échelle
stationnelle qui expliquent les décalages dans le démarrage de la turfigenèse d'un site à l'autre,
parfois très proches: microtopographie, absence ou présence de sources, plus ou moins grande
626
L'évolution holocène des milieux naturels
imperméabilité … Finalement, après 6000 ans d'histoire du développement des tourbières à la
fin de l'Atlantique, la quasi-totalité des sites favorables étaient occupés.
C'est à ce moment là que l'Homme s'immisce dans cette histoire holocène de la
turfigenèse. L'intrusion des sociétés humaines dans le fonctionnement des bassins versants et
l'emprise grandissante de l'Homme sur les formations végétales et les écoulements fluviaux
participent en effet pleinement à cette histoire pluri-millénaire des tourbières du Massif
Central oriental granitique. L'examen des données paléoenvironnementales et archéologiques
disponibles nous amène à placer à la charnière de l'Atlantique récent et du Subboréal les
premiers indices forts d'une implication des activités humaines dans les changements qui
affectent les milieux naturels. Ainsi la naissance des tourbières à partir de cette période résulte
souvent d'une combinaison de facteurs au sein de laquelle les activités humaines occupent une
place prépondérante. L'élimination de la forêt par la coupe des arbres et le feu, le pacage, la
construction de barrages pour retenir les eaux fluviales ou de digues pour supporter les
chemins à travers les vallons hydromorphes, le creusement de bassins … sont autant
d'interventions qui contribuèrent à la saturation en eau des sols et à la mise en place de
nombreuses tourbières, qui, sans l'Homme, n'auraient jamais vu le jour.
Mais depuis 4 ou 5 siècles, l'Homme a aussi détruit de nombreux sites et limité
considérablement les possibilités d'apparition de nouvelles tourbières. Drainage, captages
d'eau, extraction de tourbe se sont multipliés avec l'augmentation de la pression
démographique et le progrès technologique. Et un changement climatique se dessine, dans
lequel la responsabilité de l'Homme semble engagée, qui risque de modifier un peu plus la
dynamique de ces écosystèmes. Il n'est cependant pas certain qu'un réchauffement climatique
nuise
aux
tourbières
puisque
l'augmentation
des
températures
pourrait
entraîner
l'accroissement de la production de biomasse et le maintien, voire l'accélération de
l'accumulation de tourbe.
627
L'évolution holocène des milieux naturels
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