des microphones symboles de participation sociale

Transcription

des microphones symboles de participation sociale
DES MICROPHONES SYMBOLES DE PARTICIPATION SOCIALE : LE
CAS DES RADIOS COMMUNAUTAIRES EN COLOMBIE
Erica Guevara
2008/1 n° 29 | pages 77 à 91
ISSN 1291-1941
ISBN 9782724631203
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 89.84.26.76 - 18/03/2016 07h30. © Presses de Sciences Po (P.F.N.S.P.)
Powered by TCPDF (www.tcpdf.org)
Article disponible en ligne à l'adresse :
-------------------------------------------------------------------------------------------------------------------http://www.cairn.info/revue-raisons-politiques-2008-1-page-77.htm
-------------------------------------------------------------------------------------------------------------------!Pour citer cet article :
-------------------------------------------------------------------------------------------------------------------Erica Guevara, « Des microphones symboles de participation sociale : le cas des radios
communautaires en Colombie », Raisons politiques 2008/1 (n° 29), p. 77-91.
DOI 10.3917/rai.029.0077
--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------
Distribution électronique Cairn.info pour Presses de Sciences Po (P.F.N.S.P.).
© Presses de Sciences Po (P.F.N.S.P.). Tous droits réservés pour tous pays.
La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des
conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre
établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière
que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en
France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit.
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 89.84.26.76 - 18/03/2016 07h30. © Presses de Sciences Po (P.F.N.S.P.)
Presses de Sciences Po (P.F.N.S.P.) | « Raisons politiques »
ERICA GUEVARA
Des microphones symboles
de participation sociale :
le cas des radios communautaires
en Colombie
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 89.84.26.76 - 18/03/2016 07h30. © Presses de Sciences Po (P.F.N.S.P.)
Many efforts to systematize participatory communication
experiences are vowed to disappointment, which is good.
Alfonso Gumucio Dagron 1
ES MEDIAS « ALTERNATIFS » inspirent le plus grand
scepticisme, non seulement dans le monde académique, mais aussi de la part de leur éventuel
public. La radio « participative » n’échappe pas à la règle : une radio
à but non lucratif qui démocratiserait la parole publique grâce à
une interaction entre producteurs et audiences semble tenir plus de
l’utopie imaginée en 1927 par Bertolt Brecht 2 que d’un projet
L
1. Alfonso Gumucio Dagron, « Call Me Impure : Myths and Paradigms of Participatory
Communication », Washington, ICA Pre-conference on Alternative Media, « Our
media, not theirs », 24 mai 2001, p. 5.
2. Bertolt Brecht avait imaginé la radio comme le plus formidable appareil de communication qu’on puisse imaginer pour la vie publique, dans la mesure où elle serait
capable non seulement de faire écouter l’auditeur, mais le faire parler, ne pas l’isoler
Raisons politiques, no 29, février 2008, p. 77-92.
© 2007 Presses de Sciences Po.
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 89.84.26.76 - 18/03/2016 07h30. © Presses de Sciences Po (P.F.N.S.P.)
dossier
111763 - Folio : q77
- Type : qINT 08-03-25 16:14:55
L : 164.991 - H : 249.992 - Couleur : Black
111763 - Folio : q78
- Type : qINT 08-03-25 16:14:55
L : 164.991 - H : 249.992 - Couleur : Black
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 89.84.26.76 - 18/03/2016 07h30. © Presses de Sciences Po (P.F.N.S.P.)
réalisable. En effet, comment savoir si « ça marche 3 », si ces radios
atteignent leurs propres objectifs, alors qu’il n’existe même pas
d’accord pour qualifier ce type de radio ? Associatives en Europe,
rurales en Afrique, publiques en Australie, éducatives en Bolivie,
libres au Brésil, participatives à El Salvador, populaires en Equateur,
indigènes au Mexique, communautaires en Colombie, locales,
citoyennes ou alternatives ailleurs, la liste des adjectifs pour désigner
cet objet flou est longue. Aussi est-il difficile d’évaluer l’impact que
peuvent avoir ces radios sur les populations qu’elles ont pour cible.
On pourrait également en conclure que, engluées dans une sorte
d’« état de nature » qui ne peut durer à l’ère de la convergence
numérique, ces radios sont trop éphémères pour avoir un quelconque intérêt scientifique.
Notre objectif est de questionner ce scepticisme à partir de
l’exemple des radios participatives en Amérique latine, et plus particulièrement en Colombie, en analysant la complexité et l’intérêt
que cet objet d’étude peut avoir pour les recherches sur la participation sociale. L’expérience des radios participatives en Colombie,
appelées « communautaires 4 », est particulièrement riche, avec plus
de 500 radios dans le pays 5. Elle est également une des plus durables, la première expérience radiophonique de ce type répertoriée
en Amérique latine étant Radio Sutatenza, près de Bogota, en 1947.
D’autre part, institutionnellement, le cas colombien est intéressant
car le mouvement social mobilisé pour la reconnaissance légale des
radios communautaires pendant les années 1980 a réussi à atteindre
ses objectifs, avec une des législations les plus avancées de l’Amérique latine en la matière.
Deux hypothèses vont nous permettre de développer notre
raisonnement. La première s’oppose à l’idée de l’« état de nature
des radios communautaires », en affirmant qu’il existe un secteur
de « professionnels de la communication participative » en
Colombie, qui a fait de la radiodiffusion communautaire un métier.
Ce qui s’oppose à l’idée selon laquelle les radios participatives
mais le mettre en relation avec les autres. Bertolt Brecht, Sur le cinéma, Paris, Travaux
7, L’Arche, 1970.
3. Peter Lewis, « Est-ce que ça marche ? L’observation et l’évaluation des radios communautaires », in Jean-Jacques Cheval (dir.), Audience, publics et pratiques radiophoniques,
Bordeaux, Éd. de la Maison des Sciences de l’Homme d’Aquitaine, 2003, p. 83-94.
4. Nous garderons à partir d’ici l’adjectif communautaire pour les désigner, pour plus de
facilité.
5. Selon les chiffres officiels du ministère de la Communication colombien.
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 89.84.26.76 - 18/03/2016 07h30. © Presses de Sciences Po (P.F.N.S.P.)
78 – Erica Guevara
111763 - Folio : q79
- Type : qINT 08-03-25 16:14:55
L : 164.991 - H : 249.992 - Couleur : Black
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 89.84.26.76 - 18/03/2016 07h30. © Presses de Sciences Po (P.F.N.S.P.)
seraient encore et toujours retranchées dans une logique de résistance à l’envahisseur, et par conséquent vouées à l’échec car repliées
sur elles-mêmes (comme le laisse entendre l’adjectif « communautaire »), refuges identitaires rigides au changement. Ainsi, Amparo
Cadavid, chercheuse colombienne, affirme que c’est la création et
le renforcement de réseaux de radios communautaires à tous les
niveaux territoriaux qui représente « la meilleure stratégie pour survivre des radios communautaires 6 ». Ces réseaux cristallisent une
multiplicité d’intérêts de différents types d’acteurs.
Ma deuxième hypothèse découle de la première en postulant
que les radios communautaires colombiennes sont encadrées par un
type d’acteurs déterminants dans cette activité : les « facilitateurs de
processus » de communication participative. Comme leur nom
l’indique, ceux-ci se donnent le rôle d’encadrer et de conduire les
producteurs de radio communautaire à atteindre leur but. Nous
verrons comment ce secteur a développé une identité propre qui
résulte d’une lente évolution de leur rôle dans les radios, passant
ainsi d’une conception très verticale à une conception horizontale
de la communication qui devient participative. Une des caractéristiques principales de ces facilitateurs est le refus de labellisation de
leur secteur, et la revendication de la particularité de chaque expérience radiale, ce qui contribue paradoxalement à alimenter le scepticisme qui existe autour des radios. À partir de ce raisonnement,
se pose la question de l’étude de l’impact des médias participatifs en
termes de participation sociale : pour comprendre les radios
communautaires, il est préférable de se concentrer davantage sur les
producteurs que sur les audiences.
Construction du secteur des professionnels en radio communautaire
Les années 1980 voient naître des mouvements sociaux qui
s’organisent pour défendre l’existence légale des radios communautaires en Colombie. Bien que nous ne disposions pas de données
chiffrées du nombre de radios de ce type au début des années 1990,
nous savons que plus de 400 radios ont demandé une licence lors
du premier appel d’offres en 1997, soit seulement deux ans après
la mise en place du décret qui légalise l’existence des radios
6. Amparo Cadavid, « Emisoras Comunitarias en Colombia, Avances y retos », publication de l’ouvrage collectif en cours, Washington, Banque Mondiale, 2007, p. 28.
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 89.84.26.76 - 18/03/2016 07h30. © Presses de Sciences Po (P.F.N.S.P.)
Des microphones symboles de participation sociale – 79
111763 - Folio : q80
- Type : qINT 08-03-25 16:14:55
L : 164.991 - H : 249.992 - Couleur : Black
80 – Erica Guevara
communautaires 7. Ces mouvements, encadrés par les associations
des communautés dont ils font partie, s’organisent progressivement
en réseaux de radios, en fonction soit de critères territoriaux
(Réseaux de Santander, Boyaca, Arauco...), soit de communautés
d’intérêts (par exemple, les radios indigènes forment des réseaux,
comme l’association de Moyens de Communication Indigènes,
l’AMCIC).
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 89.84.26.76 - 18/03/2016 07h30. © Presses de Sciences Po (P.F.N.S.P.)
Plus de 20 réseaux régionaux de radios communautaires existent aujourd’hui en Colombie. Au niveau national, ces réseaux sont
articulés par le SIPAZ, le Système de Communication pour la Paix.
Il réunit 370 stations appartenant à 24 réseaux de radio et de télévision communautaire, et des « nœuds » de coordination mis en
cohérence au niveau national par la Fondation Colombia Multicolor,
organisation à but non lucratif créée en 1996. Le président de cette
fondation est le représentant de AMARC Colombie, la branche
nationale de l’Association mondiale des radios communautaires qui
compte environ 3 000 membres dispersés dans 110 pays. Les réseaux
de radios colombiennes, certes très informels, couvrent donc tous les
degrés territoriaux : local, régional, national, et international.
Tout autour et à l’intérieur de ces réseaux, des acteurs de toute
sorte gravitent : organisations internationales, ONG, associations,
universités, mais aussi le gouvernement colombien, les différents
groupes armés, et les organisations de coopération internationale
comme l’USAID et l’Union Européenne. Ces acteurs se font
concurrence pour apporter leur soutien aux radios, souvent dans le
cadre de projets plus larges, comme par exemple les Plans et les
Laboratoires de Paix qui ont un lien marginal avec la radio communautaire. Formations de toutes sortes, ateliers, soutiens financiers,
logistiques, matériels, juridiques, mais aussi contrôles et limitation
du pouvoir d’action des radios, ces acteurs interviennent de diverses
manières. Chaque radio communautaire cristallise donc une multiplicité d’intérêts, parfois contradictoires, qui s’enchevêtrent à
l’intérieur des différents réseaux.
Ceux-ci ont néanmoins une réelle capacité d’action et
d’influence, car ils disposent à la fois de ressources symboliques et
7. Ministerio de Comunicaciones de Colombia, « Politicas para la Radiodifusion en
Colombia, Documento de politica sectorial », Bogotá, septembre 2004.
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 89.84.26.76 - 18/03/2016 07h30. © Presses de Sciences Po (P.F.N.S.P.)
Le pouvoir de mobilisation d’un réseau de producteurs organisé
111763 - Folio : q81
- Type : qINT 08-03-25 16:14:55
L : 164.991 - H : 249.992 - Couleur : Black
Des microphones symboles de participation sociale – 81
matérielles et de la possibilité de les mobiliser relativement vite. En
témoigne le cadre réglementaire adapté aux radios communautaires
colombiennes qui est le fruit d’une mobilisation intense des activistes de radios communautaires afin d’obtenir un statut légal pour
celles-ci. Une fois leur existence légale reconnue en 1995, les radios
communautaires colombiennes commencent à se consolider.
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 89.84.26.76 - 18/03/2016 07h30. © Presses de Sciences Po (P.F.N.S.P.)
Malgré le fait que l’histoire des radios communautaires colombiennes n’est pas encore écrite, nous allons évoquer maintenant
certaines pistes de réflexion qui explorent l’hypothèse selon laquelle,
depuis les années 1970-1980, les acteurs impliqués en radio
communautaire sont passés d’une conception verticale de la
communication à l’intérieur de la radio, à une conception horizontale, participative, de celle-ci. C’est justement cette évolution qui a
conduit le secteur à se professionnaliser progressivement, en faisant
apparaitre ainsi la figure des « facilitateurs » de processus de communication. Le type de communication qui s’établit aujourd’hui est
lié à un triple processus, où se mélangent éducateurs, religieux et
activistes de différents types de mouvements sociaux.
Dès ses origines, la radio communautaire est conçue comme
une école. Ainsi, Radio Sutatenza, créée en 1947, se constitue en
réseau de radios vouées à diffuser des programmes scolaires et éducatifs permettant de former à distance les jeunes et les adultes des
zones rurales. Le succès est tel que Radio Sutatenza s’élargit et donne
naissance à l’Association d’Action Culturelle Populaire (ACPO)
dont les activités vont se poursuivre jusqu’en 1989. Cette première
expérience est imitée par 24 stations de radio latino-américaines qui
adoptent dans les années 1960 le modèle des Écoles radiophoniques. Mais la radio n’est pas seulement née comme une école : dès
le départ, elle est liée à l’Église. C’est le père Salcedo, catholique,
qui crée Radio Sutatenza, et il n’est par rare de trouver les Pastorales
sociales des diocèses à l’origine de différents projets de radio locale
dans tout le pays. Les membres du clergé s’y impliquent afin de
veiller au bien-être social et économique des paysans 8. La radio
reste avant tout un projet pédagogique et religieux. Elle n’implique
pas vraiment ses audiences dans la production des messages diffusés.
8. Andres Geerts et al., La radio popular y comunitaria frente al nuevo siglo : la practica
inspira, Quito, ALER et AMARC, 2004, p. 36-37.
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 89.84.26.76 - 18/03/2016 07h30. © Presses de Sciences Po (P.F.N.S.P.)
De l’Église à la citoyenneté, en passant par l’école de la résistance
111763 - Folio : q82
- Type : qINT 08-03-25 16:14:55
L : 164.991 - H : 249.992 - Couleur : Black
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 89.84.26.76 - 18/03/2016 07h30. © Presses de Sciences Po (P.F.N.S.P.)
Les années 1970 marquent un tournant pour les radios « éducatives » en Colombie. Plusieurs éléments ont contribué à rendre
la communication plus horizontale. Tout d’abord, l’introduction
de la méthode de l’« éducation libératrice » du brésilien Pablo
Freire : fondée sur le principe de l’« action-réflexion-action », cette
méthode d’éducation « populaire et participative » cherche à développer la conscience politique de l’individu, son organisation et la
mobilisation pour la transformation sociale 9. À ces idées se
conjugue l’influence très forte au sein des universités de réflexions
théoriques telles que celles de Jésus-Martin Barbero, qui pense les
médias à partir des médiations. Il concentre son attention sur les
processus locaux de la culture qui s’opèrent malgré la domination
culturelle des médias traditionnels. Grâce à lui, entre autres, l’idée
selon laquelle « les gens peuvent avoir leur propre voix », sans avoir
recours à un médiateur, commence à percer dans l’université del
Valle à Cali où on s’intéresse au développement de radios « populaires » dans le cadre de projets financés par l’UNICEF sur la côte
ouest du pays.
En ce qui concerne l’Église, les changements qui touchent à
son organisation sur le continent latino-américain ont certainement
eu une répercussion sur les radios populaires. En effet, suite au
concile de Vatican II et de la conférence épiscopale de Medellin,
se développe la théologie de la libération qui établit un compromis
avec les pauvres et les opprimés et met la foi chrétienne au service
du changement des structures injustes. Dans un contexte de forte
tension dans les zones rurales, où ont lieu les premières mobilisations indigènes et paysannes autour de la lutte pour les terres, les
radios à dominante religieuse se placent du coté des mouvements
paysans. Par ailleurs, les radios non religieuses s’instituent peu à
peu en instrument de résistance, comme en témoignent le cas des
radios indigènes qui commencent à diffuser des messages en langues
indigènes, sous l’influence en partie du M-19, le Mouvement armé
du 19 avril, qui faisait des incursions éclair sur le spectre radiophonique afin de diffuser de la propagande.
Aussi ces éléments marquent-ils l’apparition du concept de
communication participative en Colombie autour de la radio
communautaire, son passage d’un rôle « éducatif » à un rôle « populaire », puis progressivement radical et « de résistance » : dorénavant,
9. Paulo Freire, Pedagogia del oprimido (1970), Mexico, Siglo XXI, 2005 (2e éd.).
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 89.84.26.76 - 18/03/2016 07h30. © Presses de Sciences Po (P.F.N.S.P.)
82 – Erica Guevara
111763 - Folio : q83
- Type : qINT 08-03-25 16:14:55
L : 164.991 - H : 249.992 - Couleur : Black
Des microphones symboles de participation sociale – 83
la radio communautaire dénonce les activités des entreprises internationales et les menaces d’expropriation des terres aux agriculteurs.
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 89.84.26.76 - 18/03/2016 07h30. © Presses de Sciences Po (P.F.N.S.P.)
Un autre tournant a lieu à la fin des années 1980 et au début
des années 1990. En Amérique latine, c’est la fin des dictatures. En
Colombie, une nouvelle constitution entre en vigueur ; les ethnies
indigènes sont reconnues par le gouvernement. Il ne s’agit plus
seulement de s’opposer au discours officiel, il faut désormais participer et s’impliquer dans les affaires publiques et politiques pour
modifier leur fonctionnement de l’intérieur. En Colombie comme
dans les autres pays latino-américains, les radios communautaires
sont sensibles aux théories de la communication pour le développement incarnées notamment par le rapport Mac Bride publié en
1980 qui donne naissance au Nouvel ordre mondial de l’information et de la communication (NOMIC), conduit par l’UNESCO.
La communication y est définie comme un processus de mise
en relation des objectifs de développement et de la démocratisation
d’un secteur donné. Il y a un retour au sujet qui est compris comme
le producteur de sens ; la communication est un processus culturel,
fondamental pour la construction d’une société à tous les niveaux 10.
En Colombie, la législation en faveur des radios communautaires
conforte cette idée. Dans un contexte de conflit armé, la radio
s’investit dans l’établissement d’une solution pacifique. Il ne s’agit
plus seulement de « démocratiser la parole » ou de « rendre la voix
à ceux qui ne l’ont pas » : les médias communautaires ont une « responsabilité sociale » et veulent être des acteurs à part entière, capables de conduire le changement social.
À partir des années 1990, la radio communautaire colombienne, financée par les programmes de paix des organisations internationales, entame son action pour la paix. Elle est force de proposition : suite au succès du mouvement pour la légalisation de la
radio communautaire, les activistes qui l’ont réalisée sont en effet
convaincus qu’ils peuvent avoir une véritable incidence en politique. C’est dans ce contexte que la radio devient « citoyenne » :
elle commence à abandonner son caractère « résistant ». Elle n’est
10. Sandra Liliana Osses Rivera, « Nuevos Sentidos de lo comunitario : la Radio Comunitaria en Colombia », Mémoire de Master en Sciences Sociales, Mexico, FLACSO,
2002.
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 89.84.26.76 - 18/03/2016 07h30. © Presses de Sciences Po (P.F.N.S.P.)
Devenir citoyens et acteurs sociaux à part entière
111763 - Folio : q84
- Type : qINT 08-03-25 16:14:55
L : 164.991 - H : 249.992 - Couleur : Black
84 – Erica Guevara
plus une victime du système, elle veut être un acteur à part entière,
son but étant de « démocratiser la communication pour démocratiser la société 11 ».
La communication participative et ses activistes
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 89.84.26.76 - 18/03/2016 07h30. © Presses de Sciences Po (P.F.N.S.P.)
D’un point de vue théorique, la radio communautaire résulte
d’un courant qui s’oppose à la « théorie des effets 12 ». Celle-ci propose un schéma classique de communication (émetteur-messagerécepteur), développé par Lasswell puis par Lazarsfeld, qui synthétise, à partir des années 1950, la « peur des médias ». À l’en croire,
les audiences seraient complètement passives, victimes de la
« seringue hypodermique » des médias : il a été en effet montré que
le public conditionné répondait par des réponses automatiques aux
stimulations. Il y a toutefois un paradoxe dans la théorie des effets
et de ses conséquences pour la démocratie. Les partisans des mass
media, qui les perçoivent comme une aubaine pour la démocratie,
et ceux qui les voient comme des instruments maléfiques partagent
la même représentation de la communication de masse : celle d’un
public immense constitué de millions de récepteurs prêts à recevoir
le Message qui est un stimulus puissant pour l’action et qui produit
une réaction immédiate 13.
Les théories développées autour de la radio communautaire
s’élèvent en réaction à ce courant, et il en va de même dans
l’ensemble des médias participatifs. En Amérique latine, sous le
filtre de la théorie de la dépendance, la communication des mass
media est interprétée comme une propagande en faveur du statu
quo dans le contexte du sous-développement 14. On y perçoit un
Message unique de la dépendance et du fatalisme du sous-développement, éléments de l’« idéologie des dominants », qui chercherait
11. Andres Geerts et al., La radio popular y comunitaria frente al nuevo siglo..., op. cit.
12. Eric Maigret, Sociologie de la Communication et des Médias, Paris, Armand Colin,
2003, p. 59.
13. Elihu Katz et Paul Lazarsfeld, Personal Influence. The Part Played by People in the
Flow of Mass Communications, Glencoe, Free Press, 1955.
14. S. L. Osses Rivera, « Nuevos Sentidos de lo comunitario : la Radio Comunitaria en
Colombia », op. cit., p. 53.
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 89.84.26.76 - 18/03/2016 07h30. © Presses de Sciences Po (P.F.N.S.P.)
Radio communautaire vs « théorie des effets »
111763 - Folio : q85
- Type : qINT 08-03-25 16:14:55
L : 164.991 - H : 249.992 - Couleur : Black
Des microphones symboles de participation sociale – 85
à s’imposer sous la forme d’une hégémonie, selon Gramsci 15. Les
expériences de radios communautaires cherchent à se rapprocher
de leurs audiences, et à prendre en compte leurs besoins afin de
rompre avec ce modèle de domination. Peu à peu, on l’a vu, émerge
l’idée qu’« on n’a pas besoin de parler pour les gens, alors qu’ils
peuvent le faire eux-mêmes ».
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 89.84.26.76 - 18/03/2016 07h30. © Presses de Sciences Po (P.F.N.S.P.)
Se développent alors des approches comme celle de Jésus
Martin-Barbero qui déplace le projecteur des médias vers les médiations, en valorisant les « cultures populaires » et leurs pratiques
culturelles. « La production des consommateurs » et « les procédures
de créativité de la vie quotidienne », pour reprendre les termes de
Michel De Certeau 16 lorsqu’il décrivait ce phénomène, deviennent
importantes. Pour ce dernier, « les “manières de faire” constituent
les mille pratiques par lesquelles des utilisateurs se réapproprient
l’espace organisé par les techniques de la production socioculturelle 17 ». Il souligne ainsi l’existence d’« une autre production, qualifiée de “consommation” : celle-ci est rusée, elle est dispersée, mais
elle s’insinue partout, silencieuse et quasi invisible, puisqu’elle ne
se signale pas avec des produits propres mais en manières d’employer
les produits imposés par un ordre économique dominant 18 ». Les
consommateurs ne seraient donc pas passifs ni disciplinés, au
contraire : « le quotidien s’invente avec mille manières de braconner 19 », de détourner de manière créative les messages des
médias, ce qui ferait des consommateurs-récepteurs « des producteurs méconnus 20 ».
Puisque leur production est silencieuse, mais si riche,
puisqu’elle contient des dimensions symboliques du « sentiment
d’appartenance à la communauté » dans un contexte où « les logiques de marché ne peuvent sédimenter des traditions », alors, pour
Jésus Martin-Barbero, « la communication et la culture représentent
15. Antonio Gramsci, Gramsci dans le texte, recueil de texte réalisé sous la direction de
François Ricci, Paris, Editions Sociales, 1975.
16. Michel de Certeau, L’invention du quotidien, t. 1 « Arts de Faire », Paris, Gallimard,
1990, p. XXXV.
17. Ibid., p. XL.
18. Ibid., p. XXXVII.
19. Ibid., p. XXXVI.
20. Ibid., p. XLV.
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 89.84.26.76 - 18/03/2016 07h30. © Presses de Sciences Po (P.F.N.S.P.)
La bataille politique autour des consommateurs/récepteurs
111763 - Folio : q86
- Type : qINT 08-03-25 16:14:55
L : 164.991 - H : 249.992 - Couleur : Black
86 – Erica Guevara
aujourd’hui un champ primordial de bataille politique », pour
affronter l’érosion de l’ordre social 21. Dans cette bataille, les récepteurs doivent devenir producteurs et s’approprier les médias : il faut
« démocratiser la parole 22 », ou « la redonner à ceux qui l’ont
perdue ». Les acteurs qui travaillent dans des expériences de radio
communautaires se mobilisent pour atteindre cet objectif.
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 89.84.26.76 - 18/03/2016 07h30. © Presses de Sciences Po (P.F.N.S.P.)
Pourtant, et c’est ici que l’on peut déceler un grand paradoxe
de la communication participative à l’intérieur des radios communautaires : l’évolution du concept s’est faite dans un réseau de producteurs où, dès le départ, une grande partie des acteurs impliqués
travaillent en croyant à la théorie des effets, mais appliquée à
d’autres domaines que les médias. En effet, on constate, que parmi
les individus à l’origine de nombreuses radios communautaires, ou
qui influencent leur développement depuis les années 1950, certains
cherchent à susciter une réaction chez leur public-cible à travers un
processus de communication : l’Église catholique, l’École, les activistes du mouvement social, et l’État.
Si l’on reprend la notion de « path dependence 23 » aux politiques publiques, il est possible de penser l’évolution du concept de
communication participative dans l’histoire colombienne comme
un processus de sédimentation, où différents éléments viennent se
superposer les uns aux autres pour finalement créer un socle de
croyances et de façons de faire difficile à changer.
Ainsi, malgré les efforts des acteurs qui cherchent à apprendre
de nouvelles méthodes en passant de la radio « éducative » à une
radio « communautaire », donc d’une vision de la communication
verticale à celle d’une communication horizontale, il leur est très
difficile, en raison de leur passé, de cesser de chercher à créer un
effet sur leurs publics. En effet, la radio « communautaire », autant
21. Jesus Martin-Barbero, « Pistas para entrever medios y mediaciones », Signos y Pensamiento, vol. XXI, numéro 41, juillet-décembre 2002, p. 16.
22. José Ignacio Lopez Vigil, Manual Urgente para Radialistas Apasionados y Apasionadas,
Peru, AMARC, 1997, p. 234-250 ; ALER et AMARC, Democratizando la Palabra,
Quito, ALER, 2007.
23. Voir sur le path dependence : Paul Pierson, « When Effects Become Cause. Policy
Feedback and Political Change », World Politics, vol. 45, no 4, juillet 1993,
p. 595-628.
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 89.84.26.76 - 18/03/2016 07h30. © Presses de Sciences Po (P.F.N.S.P.)
Le paradoxe des acteurs de la communication participative des radios
communautaires
111763 - Folio : q87
- Type : qINT 08-03-25 16:14:55
L : 164.991 - H : 249.992 - Couleur : Black
Des microphones symboles de participation sociale – 87
en Colombie qu’ailleurs, veut toujours créer des effets : créer de
l’écoute en est un. Créer de la conscience sociale ou de la participation de la communauté dans les affaires qui la concernent en est
un autre, affiché dès le départ et pour lequel les ressources sont
mobilisées.
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 89.84.26.76 - 18/03/2016 07h30. © Presses de Sciences Po (P.F.N.S.P.)
Il résulte de cette situation une radio communautaire théoriquement hybride, changeante, paradoxale et contradictoire, qui
cherche à se rebeller contre les médias hégémoniques et à créer une
alternative, tout en reproduisant des techniques « hypodermiques »
de travail. L’objectif de ses acteurs est de réussir à promouvoir ces
publics « braconniers » et leur propre créativité, comme l’illustre le
fait que la « malice indigène 24 » autant que la débrouillardise sont
mises en avant par les activistes. Cette « malice indigène », supposée
authentique, est valorisée au point que nombre de personnes travaillant dans la périphérie des radios communautaires, ne veulent
pas les encadrer, ni les classer, pour leur permettre de se développer
de manière spontanée et « différente », en changeant les règles des
médias traditionnels, dans une sorte de volonté de conservation de
l’« état de nature » des radios communautaires (« pour vivre heureux
vivons cachés »). « Le jour où [les médias participatifs] seront labellisés et classés selon un système... ce jour-là [ils] deviendront facilement contrôlables 25. » La classification leur enlèverait leur pouvoir
créateur de « braconniers » inventifs qui sont obligés de s’adapter à
leur propre milieu et qui sont donc à la base de nouveaux moyens
de production culturelle.
Ceci est intéressant car il y a ici encore un paradoxe, cette fois
entre la « publicité » qu’implique un média dans sa définition
même, puisqu’un média a vocation de rendre des messages publics.
Or les radios communautaires veulent être publiques et secrètes à
24. La malicia indigena, en espagnol, fait référence à une ingéniosité supposée des cultures
précolombiennes en Amérique latine, qui leur aurait permis de survivre et de s’adapter
lors de la conquête de l’Amérique. Cette malice indigène se serait transmise de père
en fils et est aujourd’hui synonyme de débrouillardise et de perspicacité dans un
contexte adverse. Voir à ce sujet Jorge Morales, « Mestizaje, malicia indigena y vivenza
en la construccion del caracter nacional », Revista de Estudios Sociales, no 1, Mexico,
1998.
25. A. G. Dagron, « Call Me Impure... », op. cit., p. 3, notre traduction.
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 89.84.26.76 - 18/03/2016 07h30. © Presses de Sciences Po (P.F.N.S.P.)
« Malicia indigena » et stratégies de braconnage : l’authenticité
et la spontanéité valorisées
111763 - Folio : q88
- Type : qINT 08-03-25 16:14:55
L : 164.991 - H : 249.992 - Couleur : Black
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 89.84.26.76 - 18/03/2016 07h30. © Presses de Sciences Po (P.F.N.S.P.)
la fois : Secreto a voces : Radio, Interactividad y NTICs 26 est le nom
d’une publication de l’Organisation des Nations Unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO) qui traite le sujet des radios
communautaires en profondeur 27. « Secreto a voces » est une
expression qui fait référence à une rumeur dont tout le monde parle,
dont tout le monde est au courant, mais qui n’est pas publiée, dans
le sens de « rendre visible » : qui n’apparaît pas dans les médias
« traditionnels ».
Il faut d’autre part insister sur le fait que nous sommes en
train d’étudier des réseaux de communicants, de personnes qui, soit
ont fait des études de communication, soit se sont formés ou sont
en train de se former par l’expérience pratique et professionnelle
comme des communicants. Ils apprennent autant par la pratique
qu’à travers des formations, ou tout simplement en regardant la
télévision, et en retirent la conscience aigüe que « la communication, c’est du pouvoir 28 ».
« Call me impure » : le refus des étiquettes
Au niveau mondial, le fait qu’un réseau de communicants tel
que celui des radios alternatives, participatives, communautaires, ou
citoyennes, ne s’accorde pas sur un qualificatif précis pour son métier,
est, à notre avis, très révélateur. En effet, un communicant travaille
sur des langages, et la radio travaille avec la parole. Or la palabra, qui
en espagnol signifie à la fois mot et parole, est binaire : le langage
impose une étiquette quasi-mathématique à tout ce qu’il désigne. Si
on désigne une chose par un mot A, forcément, tout le reste est non-A.
Les mots impliquent un découpage du réel que les communicants de ces radios refusent, désireux de rester du coté des non-A,
de tout ce qui est « différent ». Pas « alternatif » : différent.
Alfonso Gumucio Dagron explique ainsi comment, lorsque
les expériences de communication participative ont commencé dans
les années 1960 et 1970 :
26. Un secreto a voces que nous avons traduit par « une voix secrète ». En anglais, la
traduction de celle-ci est « The one to watch », qui ne nous semble pas exprimer les
subtilités du « secreto a voces », qui fait référence à une rumeur dont tout le monde
parle mais qui n’est pas publique, qui n’est pas publiée.
27. Bruce Girard, Secreto a voces. Radio, NTICs et interactividad, FAO, Rome, 2003.
28. Entretien avec un indigène de l’équipe de production de Radio Libertad à Totoro,
Région du Cauca, 22 ans.
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 89.84.26.76 - 18/03/2016 07h30. © Presses de Sciences Po (P.F.N.S.P.)
88 – Erica Guevara
111763 - Folio : q89
- Type : qINT 08-03-25 16:14:55
L : 164.991 - H : 249.992 - Couleur : Black
Des microphones symboles de participation sociale – 89
Des facilitateurs pour apprendre aux audiences à devenir productrices
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 89.84.26.76 - 18/03/2016 07h30. © Presses de Sciences Po (P.F.N.S.P.)
Mais cette spontanéité de la naissance de la radio communautaire, défendue par ses activistes mêmes, est-elle réelle ? Des expériences existent en Colombie depuis plus de soixante ans, et dans
notre parcours socio-historique de la communication participative
dans le pays, nous avons croisé un certain nombre d’individus qui
ont fait « carrière » dans les radios communautaires. Il est ainsi intéressant de constater que de nombreux activistes qui ont participé
au mouvement pour la légalisation des radios communautaires pendant les années 1980 et 1990, travaillent encore avec celles-ci. Activistes, civils, religieux, éducateurs, membres d’ONG ou d’institutions internationales, ou encore fonctionnaires de l’État, se donnent
de manière très consciente le rôle d’« amplificateurs » de processus
de communication participative.
Deux programmes de formation coordonnés par les ministères
de l’Éducation et de la Communication dans tout le territoire
colombien peuvent être cités à titre d’exemple : Municipios al Dial
et Radios Ciudadanas 30. Ainsi, les stations naissantes et celles qui
présentent des difficultés sont visitées par des universitaires, des
activistes et des anciens producteurs de radio communautaire, qui
ont décidé de prendre leur bâton de pèlerin pour apprendre aux
radios comment réaliser une « vraie » communication participative.
Il s’agit ici d’enseigner la manière de permettre au plus grand
nombre de s’impliquer dans les affaires publiques par l’intermédiaire de la radio, de rendre les audiences elles-mêmes productrices
d’émissions destinées à la communauté. Ces programmes de
29. Ibid., p. 16, notre traduction.
30. « Municipios al dial » pourrait se traduire comme « Municipalités branchées ». Il s’agit
du programme de formation du ministère de la Communication. Radios Ciudadanas
se traduit par Radios citoyennes, c’est le programme du ministère de l’Éducation.
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 89.84.26.76 - 18/03/2016 07h30. © Presses de Sciences Po (P.F.N.S.P.)
Au niveau des communautés, ce qui était clair, c’était le sentiment d’être « différent de »... et d’être « autre que... ». La clarté
d’être « alter » n’avait rien à voir avec un choix intellectuel, il s’agissait juste d’un fait et d’une réalité. Les expériences de communication participative sont « alternatives » dans une autre perspective. La
plupart ont commencé non pas tellement pour s’opposer à un média
envahissant, mais parce qu’il n’y avait pas d’autre média dans les
alentours et une voix de la communauté avait besoin d’être
entendue 29.
111763 - Folio : q90
- Type : qINT 08-03-25 16:14:55
L : 164.991 - H : 249.992 - Couleur : Black
90 – Erica Guevara
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 89.84.26.76 - 18/03/2016 07h30. © Presses de Sciences Po (P.F.N.S.P.)
Loin de délégitimer l’action des radios communautaires en
Colombie, cette conclusion relance le débat sur l’étude des médias
participatifs et sur le scepticisme qui les entoure, fondé à notre avis
sur de mauvaises raisons, l’état de nature de ces médias n’étant pas
réel. Intégrer les notions de réseau, de facilitateurs, de carrières militantes, semble ici nécessaire pour comprendre quel est le rôle joué
par ces radios dans la participation sociale dans une communauté.
Une radio participative cherche à faire participer à la production
radiale des audiences des médias dits « traditionnels », qui n’ont pas
accès à ceux-ci ; pour comprendre l’impact qu’une radio communautaire peut avoir sur une « communauté », une approche méthodologique efficace pourrait être de concentrer son attention justement sur les producteurs de radio, plutôt que sur les audiences de
celle-ci.
Des travaux sont en train d’être développés actuellement dans
ce sens par Jo Tacchi et Peter Lewis. Ils partent du postulat qu’en
termes de participation sociale, les effets produits par une radio
communautaire sont ressentis en premier par les personnes qui y
travaillent, celles qui réalisent les programmes et organisent l’activité radiale. Ce qui explique pourquoi, lorsqu’une étude de
l’audience des radios communautaires est réalisée pour mesurer
son impact sur sa communauté, on obtient généralement des résultats plutôt pauvres : la loupe est en effet placée au mauvais endroit,
là où il n’y a pas grand-chose, car on applique aux médias communautaires les mêmes grilles que celles qui sont appliquées aux
médias commerciaux. Et cette activité radiale particulière semble
avoir les mêmes effets que les vagues créées par une pierre lancée
dans l’eau : ce sont ceux qui sont au centre de l’onde qui en subissent d’abord les effets qui se diffusent progressivement jusqu’à
atteindre les autres vagues, chacune des vagues composée par des
acteurs différents. L’audience représente justement une des vagues,
mais pas la centrale, contrairement à ce que l’on a tendance à
penser, la participation se réalisant au cœur même de la production
radiale.
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 89.84.26.76 - 18/03/2016 07h30. © Presses de Sciences Po (P.F.N.S.P.)
formation portent le dernier coup au mythe de l’état de nature des
radios participatives supposées incarner la démocratie directe, spontanée, locale et authentique. Pour réaliser une communication participative, un apprentissage est donc nécessaire, et pour apprendre
à la réaliser, tout un secteur de professionnels existe.
111763 - Folio : q91
- Type : qINT 08-03-25 16:14:55
L : 164.991 - H : 249.992 - Couleur : Black
Des microphones symboles de participation sociale – 91
RÉSUMÉ
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 89.84.26.76 - 18/03/2016 07h30. © Presses de Sciences Po (P.F.N.S.P.)
Des microphones symboles de participation sociale : le cas des radios
communautaires en Colombie
Cet article s’intéresse à la constitution du secteur des professionnels de la communication participative au sein des radios communautaires en Colombie, en tant
qu’élément déstabilisateur du mythe de l’état de nature des médias participatifs.
Ni isolées, ni éphémères, ni naturelles, ni résistantes, les radios participatives
mobilisent une grande quantité d’acteurs, cristallisant des intérêts différents.
D’éducative à citoyenne, en passant par résistante, l’évolution de la radio participative colombienne est exemplaire du rapport que peuvent avoir les citoyens à
la participation sociale et des paradoxes que ceux-ci entraînent. L’article analyse
finalement comment mesurer l’impact que ces médias peuvent avoir sur leurs
cibles, à partir d’une analyse des producteurs de radio, plutôt que des audiences.
Microphones, a symbol of social participation: community radio in Colombia,
a case in point
This article looks at the formation of a professional participatory communication
sector in community radio in Colombia, a phenomenon that belies the myth of the
state of nature in participatory media. Contrary to widespread preconceptions, participatory radio is not isolated, ephemeral or “natural”, nor is it about political
resistance: it mobilizes a great many different agents and fuses disparate interests.
Moving from educational to civic-minded via a phase of political dissent, community
radio has evolved into a citizens media, exemplifying the relation between citizens
and social participation – as well as the paradoxes inherent in that relation. In
conclusion, this article analyzes how to measure the impact this media has on its
target audience by studying the radio producers rather than the audience itself.
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 89.84.26.76 - 18/03/2016 07h30. © Presses de Sciences Po (P.F.N.S.P.)
Erica Guevara est doctorante en sciences politiques à l’Institut
d’Études Politiques de Paris, au sein du programme consacré à l’Amérique
latine, et allocataire de recherche. Elle a réalisé auparavant des études de
communication. Elle travaille sur les radios communautaires en Amérique
latine et sur le rôle joué par celles-ci dans la construction du tissu social
et la définition des identités territoriales.