Le retour de la théorie du complot

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Le retour de la théorie du complot
Billet du mois
Le retour de la théorie du complot
R
ampante depuis les années 1960, la controverse sur le cholestérol a connu
récemment de nouveaux rebonds avec deux publications dans des revues
de renom remettant en cause l’intérêt des statines en prévention primaire.
La première publication est surtout une charge contre les statines, le cholestérol
et l’industrie pharmaceutique ; la seconde est un travail scientifique mais dont la
discussion qui suit ne se contente pas de moduler les résultats obtenus et connus,
mais va à leur encontre.
[ Une vieille controverse sur fond de théorie du complot
Dans son caractère extrême, la controverse sur le cholestérol repose sur plusieurs
écrits remontant pour les premiers aux années 1960 et maintenant largement diffusés et relayés sur Internet par des sites spécifiques, des blogs et des forums (voir par
exemple : The International Network of Cholesterol Skeptics). Les auteurs de ces
écrits dénoncent une sorte de théorie du complot mêlant l’industrie pharmaceutique,
les sociétés savantes, les médecins et les régimes politiques qui n’auraient pour
objectif que de restreindre les libertés alimentaires (ne mangez plus de beurre, ne
manger plus d’œufs…) et de nous faire consommer des médicaments pour nourrir
ce qu’ils nomment le complexe pharmaceutico-industriel.
➞F. Dievart
Clinique Villette, Dunkerque.
Schématiquement, un des ressorts de cette théorie du complot est le suivant : lorsqu’il
a été mis en évidence une relation entre la cholestérolémie et le risque de maladie coronaire, des sociétés savantes américaines, souhaitant disposer de crédits de
recherche de la part de l’administration américaine, auraient mené campagne pour
prouver que les maladies coronaires avaient une cause, et si on leur en donnait les
moyens, elles pourraient même résoudre un problème majeur de Santé publique. Les
hommes politiques sensibles à ce discours auraient alors favorisé les experts les plus
en avant dans ce combat et l’industrie y aurait vu un moyen d’augmenter ses profits.
Il fallait donc mettre au point des traitements pouvant faire baisser le cholestérol.
La théorie du complot théorise donc un mobile : les sociétés savantes auraient des
moyens, les politiques des électeurs et des financements et l’industrie des profits et
tous auraient eu une reconnaissance.
Comme un mobile ne suffisait pas à affirmer le complot, il fallait de plus démontrer
la supercherie et donc prouver la machination, c’est-à-dire démontrer, d’une part,
qu’il n’y a pas de lien entre le cholestérol et le risque coronarien et, d’autre part, que
les médicaments qui réduisent le cholestérol n’apportent aucune bénéfice, voire
sont nocifs.
Comme le doute est une nécessité psychologique, dès lors que l’on fournit des armes à
ce doute, qu’on l’instille, chaque fois que des arguments sont portés contre le cholestérol, il en reste quelque chose qui fait que de nombreuses personnes sont persuadées
d’être la cible d’un complot. Elles en seront d’autant plus persuadées que si elles lisent
Billet du mois
les partisans de la théorie du complot,
elles entreront dans le cercle des initiés…
[ Les deux publications récentes
Les deux publications récentes renforçant, délibérément pour l’une, indirectement pour l’autre, les arguments
d’une éventuelle théorie du complot
sont un article publié dans les Archives
of Internal Medicine par M. de Lorgeril
et al. et une méta-analyse du groupe
Cochrane évaluant le rapport bénéficerisque des statines en prévention primaire.
La méta-analyse de Cochrane a inclus
les données de 14 essais thérapeutiques
ayant inclus 34 272 patients en prévention cardiovasculaire primaire. La
méthode adoptée a consisté à prendre
en compte les études publiées avant
2007, l’étude JUPITER n’a donc pas été
incluse dans ce travail. Les résultats de
cette méta-analyse montrent qu’un traitement par une statine chez des patients
en prévention cardiovasculaire primaire
permet une réduction significative de
17 % de la mortalité totale (RR : 0,83 ;
IC 95 % : 0,73-0,95), une réduction
significative de 28 % des événements
coronariens fatals ou non (RR : 0,72 ; IC
95 % : 0,65-0,79), une réduction significative de 26 % des événements cardiovasculaires fatals ou non (RR : 0,74 ; IC
95 % : 0,66-0,85), une réduction significative de 22 % des AVC fatals ou non
(RR : 0,78 ; IC 95 % : 0,65-0,94) et une
diminution significative de 34 % des
revascularisations (RR : 0,66 ; IC 95 % :
0,53-0,83). Parmi les patients enrôlés
dans les études, 17,3 % en moyenne ont
rapporté un événement indésirable, sans
différence significative entre les patients
ayant reçu ou non une statine. Il n’y a
pas eu de différence entre les groupes
comparés concernant l’incidence des
cancers, quelles que soient leurs localisations, et le taux de rhabdomyolyse
a été faible, de l’ordre de 0,03 %, sans
différence entre les groupes.
Malgré ces résultats favorables, les
auteurs indiquent qu’il faut les prendre
avec de grandes réserves, voire les mettre
en doute, car :
– dans les études de prévention primaire, il a été inclus quelques patients
ayant une maladie cardiovasculaire,
– certains essais thérapeutiques n’ont
pas rapporté les effets secondaires,
d’autres n’ont pas rapporté l’incidence
d’événements cliniques spécifiques, réalisant plutôt une somme de divers événements (comme par exemple, l’ensemble
des AVC, sans distinguer les AVC fatals
et non fatals),
– deux des essais de la méta-analyse
ont été arrêtés avant leur terme pour
un bénéfice clinique significatif, et une
telle attitude tend à majorer l’ampleur
du bénéfice,
– tous les essais inclus dans la méta-analyse sauf un ont été pris en charge financièrement pour tout ou partie par l’industrie
pharmaceutique, et ce type de recherche
clinique est plus fréquemment publié
lorsque ses résultats sont positifs, exposant à un biais de publication, des études
négatives pouvant n’avoir pas été publiées,
– l’inclusion de deux études supplémentaires (ALLHAT LLT et ASCOT), non
prises en compte car ayant inclus plus
de 10 % de patients ayant une maladie
vasculaire, réduit l’ampleur du bénéfice en termes de réduction de mortalité
(RR : 0,91 ; IC 95 % : 0,84-0,99). De plus,
d’autres méta-analyses ont montré que
lorsque les études possédant certains
biais n’étaient pas prises en compte, il n’y
avait plus de bénéfice des statines concernant la réduction de mortalité totale.
Schématiquement, dans leur introduction, les auteurs expliquent qu’ils vont
faire un travail plus rigoureux que ceux
jusqu’ici disponibles. Cependant, dans
leur conclusion, ils indiquent, d’une
part, que ce résultat pourrait ne pas être
recevable car, en y ajoutant des études
possédant des biais, le résultat semble
moins favorable et que, d’autre part,
d’autres travaux ayant éliminé complètement les études biaisées n’ont pas
montré de résultat favorable. Vous avez
compris n’est-ce-pas ? On appréciera
la méthode où le jugement vient à l’encontre de la démonstration.
L’article de “mise au point” des Archives
of Internal Medicine commence par la
phrase suivante : “Les résultats des essais
cliniques récents évaluant l’effet de traitements hypocholestérolémiants sur la
morbidité et la mortalité de sujets avec et
sans maladie coronaire ont été négatifs
de façon concordante”. Le ton est donc
donné. Les auteurs vont alors proposer
une analyse de l’étude JUPITER, étude
paraissant positive, pour démontrer
qu’en fait il s’agit d’une étude elle aussi
négative. Leurs arguments sont en substance les suivants :
– il est surprenant que la rosuvastatine puisse apporter un bénéfice dans
l’étude JUPITER puisque dans les études
CORONA, GISSI HF et AURORA, elle
n’a été d’aucun effet sur le critère primaire,
– l’étude JUPITER a été interrompue prématurément et, d’une part, la raison n’en
paraît pas clairement définie, d’autre
part, un arrêt prématuré favorise le traitement à l’étude. Plus encore, si l’arrêt
de l’étude a été décidé par un comité
spécifique selon des critères prédéfinis,
le président de ce comité a de nombreux
conflits d’intérêts avec l’industrie qui
remettent en cause sa crédibilité,
– les événements importants évalués
dans cette étude ont été faibles en
nombre (soit 240 infarctus et AVC) et
plusieurs des critères évalués étaient
des paramètres relevant d’une décision
médicale (comme les revascularisations,
les hospitalisations…) et n’auraient pas
dû être pris en compte dans un critère
composite,
– il n’y a pas eu de différence significative dans les événements indésirables
entre les groupes, ce qui surprend les
auteurs de la mise au point,
– les calculs faits à partir des données
de la publication initiale indiquent qu’il
n’y a pas eu de réduction de mortalité
cardiovasculaire, l’effet bénéfique enre-
gistré sur la mortalité totale n’est donc
pas compréhensible, d’autant que pour
les auteurs de la mise au point, le seul
vrai marqueur de la mortalité cardiaque
est la mort subite et qu’ils n’en ont pas
trouvé trace dans la publication. Ils en
concluent donc que la base de données
de l’étude est biaisée,
– puis les auteurs supposent que les
investigateurs de l’étude ne sont pas
fiables, puisqu’ils ont tous des conflits
d’intérêts, et que la base de données de
l’étude pourrait aussi ne pas être fiable
du fait que le sponsor a contribué au
recueil des données…
La conclusion des auteurs est que l’étude
JUPITER n’est pas recevable, elle serait
une étude négative. De ce fait, elle ne
doit pas être un argument pour une
modification des pratiques. JUPITER
rejoindrait la cohorte des études précédentes avec les statines, qui seraient
toutes… négatives.
En poussant les recherches sur ce thème,
on peut lire sur le forum du site Internet
de M. de Lorgeril le commentaire de son
article : “Dans notre article des Archives
of Internal Medicine, nous montrons
simplement les biais évidents de l’essai
JUPITER dont les conclusions pourraient conduire quelques dizaines de
millions d’Américains à se voir prescrire
inutilement une statine très toxique en
prévention primaire…”. En conclusion,
une étude positive est devenue négative,
et la molécule permettant d’obtenir un
résultat positif est “très toxique”…
[
L e problème de la réduction
de mortalité totale
en prévention primaire
Nous disposons de plusieurs méta-analyses ayant évalué l’effet des statines
en prévention primaire. Elles incluent
toutes des essais différents et montrent
en moyenne une réduction de mortalité
totale oscillant entre 7 et 11 %, parfois
significative, parfois non. Dès qu’un tra-
vail montre un résultat non significatif,
il est mis en avant par les théoriciens du
complot pour confirmer leurs propos.
Les auteurs de la méta-analyse Cochrane
ont voulu lever un doute : dans leur
préambule, ils indiquent que les métaanalyses précédemment disponibles
pouvaient être soumises à des biais, car
la sélection des études de prévention
primaire qu’elles avaient faites comprenait des études ayant aussi inclus des
patients ayant une maladie vasculaire.
Pour mieux apprécier l’effet des statines
en prévention primaire, les auteurs du
groupe Cochrane ont donc décidé de
rejeter les études de prévention primaire
dont au moins 10 % des patients avaient
une maladie cardiovasculaire (angor,
artérite, AIT, AVC…). Et, surprise, le
bénéfice sur la mortalité totale est, d’une
part, significatif et, d’autre part, encore
plus ample que dans les travaux antérieurs supposés imparfaits. Le piège
se refermant, il devenait nécessaire de
montrer que, finalement, les études de
prévention primaire étaient de qualité
médiocre, notamment parce qu’elles
étaient prises en charge financièrement
par l’industrie pharmaceutique.
Mais, allons au-delà. S’il est logique de
vouloir qu’un traitement puisse diminuer la mortalité totale en prévention
primaire, que faire si cet objectif n’est pas
atteint ? Dès lors que la mortalité n’augmente pas, dès lors que des événements
majeurs sont significativement réduits,
ne peut-on conclure que ce traitement,
s’il n’augmente pas de façon importante
la survie, permet au moins d’augmenter
la survie en bonne santé, en retardant
ou en évitant la survenue d’événements
majeurs ?
[
Les essais sont faits
“
par l’industrie et lui
sont donc favorables”
Soyons clair, le médicament est un
enjeu économique majeur pour l’industrie pharmaceutique qui a certainement
pu conduire à des comportements que
certains qualifient au minimum de dérapages. L’un de ces dérapages peut être,
par exemple, une surexploitation des
résultats favorables d’une étude positive.
Mais, si les enjeux sont aussi importants,
pourquoi ne pas déraper en amont ?
Pourquoi ne pas faire en sorte qu’une
étude soit ou devienne positive ? C’est ce
qui est insinué dans les propos tendant à
dire qu’une étude est forcément biaisée
lorsqu’elle est financée par l’industrie.
Ce mode de pensée est uniquement à
charge et oublie deux éléments importants dont l’un contredit ce raisonnement.
Le premier élément est que, dans l’état
actuel de nos sociétés et quel que soit
le jugement que l’on porte sur cette
réalité, seule l’industrie a la puissance pour développer, évaluer et promouvoir, grâce à un médicament, un
concept qui pourra parfois s’avérer
bénéfique. Prenons un exemple simple.
Progressivement s’est développé dans la
communauté scientifique cardiologique
ce qui avait été considéré pendant longtemps comme une hérésie : les bêtabloquants pourraient être bénéfiques dans
l’insuffisance cardiaque. L’enjeu était
de taille mais particulièrement risqué.
Peu, voire aucune administration ou
agence n’était prête à financer un essai
de taille suffisante pouvant évaluer ce
concept. Les premiers bêtabloquants
dataient du milieu des années 1960 et
leurs développeurs (à une exception,
celle du métoprolol) n’étaient probablement pas très favorables à une prise de
risque consistant à évaluer leurs molécules dans l’insuffisance cardiaque. En
revanche, pour les bêtabloquants plus
récemment développés, ce domaine
pouvait constituer une opportunité de
développement, tout autant qu’une prise
de risque. Et c’est ainsi que les développeurs du carvédilol, du nébivolol et
du bisoprolol (mais aussi du métoprolol)
allaient contribuer à un des plus grands
succès du traitement de l’insuffisance
cardiaque. Mais, puisque les études
Billet du mois
étaient prises en charge par l’industrie,
répondront les sceptiques, il était normal qu’elles fussent bénéfiques. C’est
probablement aussi ce qu’a dû penser le
laboratoire Incara Pharmaceuticals qui a
participé à l’évaluation clinique de son
bêtabloquant, le bucindolol, dans l’étude
BEST qui, elle, n’a pas mis en évidence
de bénéfice de ce bêtabloquant.
Car l’autre élément à ne pas oublier est
le suivant : certes, l’industrie participe
pour partie ou totalement au financement d’essais cliniques qui vont lui être
favorables, mais encore faut-il ajouter,
qui peuvent aussi lui être défavorables.
Ainsi, à travers des exemples ne prenant
en compte que les principaux laboratoires ayant financé de grands essais
avec des statines, il est possible de mettre
en évidence un paradoxe qui annule la
théorie du complot :
– dans l’hypothèse où le laboratoire MSD
serait à l’origine des bénéfices enregistrés dans les études 4S et HPS, comment expliquer que les études SEAS et
ENHANCE qu’il a aussi prises en charge
pour évaluer une autre de ses molécules
hypolipémiantes n’aient pas eu un résultat favorable ?
– dans l’hypothèse où le laboratoire BMS
serait à l’origine des bénéfices enregistrés dans les études WOSCOPS, CARE
et LIPID, comment expliquer qu’il ait
investi près de 1 milliard de dollars
pour évaluer dans de grands essais une
molécule pour laquelle il n’y a pas eu de
commercialisation (l’omapatrilate) du
fait de l’apparition d’effets secondaires ?
Comment expliquer qu’il ait financé
l’étude PROVE IT, démontrant la supériorité d’une statine qu’il ne développait
pas par rapport à celle qu’il développait ?
– dans l’hypothèse où le laboratoire
Pfizer serait à l’origine des bénéfices
enregistrés dans les études CARDS,
ASCOT et TNT, comment expliquer
qu’en investissant aussi 1 milliard de
dollars pour évaluer un nouvel hypolipémiant, le torcetrapib, il ait contribué à
démontrer que cette molécule augmente
la mortalité ?
– dans l’hypothèse ou le laboratoire
Astra-Zeneca serait à l’origine des bénéfices enregistrés dans l’étude JUPITER,
comment expliquer que les études
CORONA, GISSI HF et AURORA qu’il
a également financées ne lui soient pas
favorables ?
eureux monde,
[ Hsimple
monde
En fait, l’histoire est simple pour les
partisans de la théorie du complot : les
études cliniques sont des outils de propagande de l’industrie. Lorsqu’elles sont
positives, il y a eu tricherie ; lorsqu’elles
sont négatives, c’est que le produit était
mauvais, dangereux ou inutile et qu’il a
été impossible de le cacher.
Et d’ailleurs, dès demain, il ne faudrait
plus prescrire aucun médicament, car
soit ils n’ont pas été évalués, soit ils l’ont
mal été. Il ne faudra donc prescrire que
des traitements évalués dans des études
menées par une recherche strictement
indépendante de tout conflit d’intérêts.
Il ne restera plus qu’à juger ce qu’est un
conflit d’intérêts. Devrons-nous aussi
distinguer, au-delà des conflits financiers qu’il faut déclarer, ce qui est un
conflit d’intérêts intellectuels ? En effet,
le monde des idées est aussi celui des
“écoles de pensée” et de conflits d’intérêts particuliers où leur promoteurs semblent dire “Reconnaissez-moi parce que
j’ai eu cette idée, j’en suis le défenseur
et le grand détenteur de la gloire qui en
découlera… Tous ceux qui vont contre
mon idée participent au grand complot
mondial… contre moi”.
L’auteur a déclaré avoir donné des conférences
ou conseils pour les laboratoires : Abbott,
Astra-Zeneca, BMS, Boehringer-Ingelheim,
IPSEN, Menarini, MSD, Novartis, Pfizer,
Roche-diagnostics, Sanofi-Aventis France,
Servier, Takeda.