hooligans - Coups de tête

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hooligans - Coups de tête
MIKHAÏL W. RAMSEIER
LES PARTICULES RÉFRACTAIRES
HOOLIGANS
ROMAN CHAOTIQUE
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© Mikhaïl W. Ramseier et Coups de tête, 2014
Dépôt légal — 1er trimestre 2014
Bibliothèque et Archives nationales du Québec
Bibliothèque et Archives Canada
ISBN papier : 978-2-89671-126-0 | ePdf : 978-2-89671-126-0
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L’opprimé a le droit de résister par tous
les moyens à l’oppression
et la défense armée d’un droit n’est pas
la violence !
Élisée Reclus
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À lire en écoutant :
Les musiques citées tout au long du récit constituent la bande-son. Le livre dans son ensemble a
été écrit principalement à l’écoute de : Meddle et
Wish You Were Here, des Pink Floyd ; des albums
Deadringer et Since We Last Spoke, de Rjd2 ; des
albums Bohemian Skies et Dragon of Delight, vol. 2,
d’Estas Tonne. (Playlist de la bande-son en fin
d’ouvrage.)
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Avant-propos
C’est en 1898 que le terme de « hooligan » apparaît dans le dictionnaire britannique Oxford English
Dictionary. Il sert alors à définir « le nom d’une
famille irlandaise du sud de Londres connue pour
son ruffianism » – soit ses brigandages et sa débauche.
Si l’ouvrage ne donne aucune précision sur l’origine
de ces Irlandais, on en trouve en revanche quelquesunes dans la presse de l’époque.
Au printemps 1894, en effet, apparaissent les
premières traces de cette famille de « débauchés » :
plusieurs quotidiens de Londres relatent un cas
présenté à la Cour de justice de police de Southwark,
au sud de la ville. La description du fait divers parle
d’une agression sur la police par un dénommé
Charles Clarke, âgé de dix-neuf ans, et chef d’un
gang de jeunes gens connus sur place comme The
Hooligan boys. Selon les journaux, le gang de rue
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avait assisté à un spectacle de music-hall et avait créé
des troubles au point qu’on avait été obligé d’appeler la police, qui fut attaquée par les voyous à son
arrivée.
Un mois plus tard, deux autres jeunes gens
furent portés devant la Cour de justice de Lambeth,
toujours dans le sud de Londres, sous l’accusation
de « comportement menaçant ». Eux aussi furent
décrits comme faisant partie des O’Hooligan boys.
Jusqu’en octobre 1894, le problème de ce gang de
rue semble avoir été important, puisque The Illustrated Police News annoncent que les commerçants
locaux envoyèrent une pétition au ministre de l’Intérieur pour obtenir de la police le soutien nécessaire dans leurs efforts à supprimer le gang nommé
« Hooligan ».
Les références aux Hooligans disparaissent
ensuite des journaux jusqu’en avril 1898, date à
laquelle un certain Henry Mappin est assassiné
à Lambeth. C’est un membre du gang Hooligan qui
fut accusé de son assassinat, bien qu’aujourd’hui
il semble à peu près certain qu’on lui fit porter le
chapeau afin de mieux décrédibiliser le gang, devenu
populaire parmi la populace et la racaille. Quoi qu’il
en soit, on fit beaucoup de publicité à l’affaire, qui
devint retentissante, portée par des titres de presse
du genre : « Règne de terreur dans Lambeth »…
En peu de temps, partout à Londres, puis dans
le pays, les journaux remplacèrent leurs expressions
habituelles parlant de gangs de brutes ou de sauvages,
par celle de « gangs de hooligans ». Au point qu’un
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avocat défendant son client à la Cour de justice de
Lambeth, déplora le fait que « Maintenant, chaque
individu étant accusé de simple vandalisme est
appelé hooligan, et donc assimilé à ce clan. »
Dans un livre paru en 1912, l’étymologiste Ernest
Weekley relativisa la nuisance de ces voyous en
précisant que : « Les Hooligans originaux étaient une
famille irlandaise dont les nombreuses procédures
ont animé la vie terne et monotone de Southwark il
y a environ 14 ans. »
Alors quoi ? Simples agitateurs, vandales, rebelles,
les Hooligans ? Ou brutes sanguinaires et assassins ?
Et puis d’où venaient-ils, ces Irlandais ?
Tournons-nous maintenant vers l’auteur britannique Clarence Rook, spécialiste de la vie des bidonvilles et des bas quartiers de la City de Londres et
des environs. En 1899, il écrivit un livre intitulé
The Hooligan nights, dans lequel il dresse le portrait
de Patrick Hooligan, un immigré irlandais venu de
Limerick avec sa famille. Il le décrit comme un petit
escroc sans envergure, un voyou, un bagarreur de
rue, un voleur à la petite semaine vivant à Borough,
dans Southwark, au sud-est de Londres.
Selon l’écrivain, Patrick Hooligan était un
« rebelle professionnel », qui réunit assez vite autour
de lui une petite clique de voyous. Le gang, qui avait
ses habitudes au pub The Lamb and the Flag, dans
la rue principale de Borough, fit tomber sur le quartier une véritable « avalanche de brutalité ». Rook
ne précise pas à quelle date Hooligan et son clan
prospérèrent, mais on peut avancer que c’était bien
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avant 1898 ; probablement entre le début des années
1850, mais pas plus tard que les années 1870.
On ne sait pas non plus quand la carrière de
Patrick Hooligan prit fin, mais on sait que ce fut
brutalement, puisque lors d’une bagarre de rue il tua
un agent de police, ce qui lui valut d’être condamné
à l’emprisonnement à perpétuité et qu’il mourut
durant sa captivité.
Après être entré dans le vocabulaire courant et
dans le dictionnaire, le terme « hooligan » fut adopté
par la littérature. D’abord avec Arthur Conan Doyle,
qui le mentionna dès 1904 dans sa nouvelle The
Adventure of the Six Napoleons, puis H. G. Wells,
qui, cinq ans plus tard, fit de même dans son roman
Tono-Bungay.
Définitivement fixé dans la langue anglaise, le
hooliganisme s’exporta ensuite dans toute l’Europe,
et jusqu’en Russie, où il devint synonyme d’esprit
rebelle à l’ordre établi. Le hooligan, dès lors, fut un
vaurien, un asocial, un opposant au régime soviétique. Aujourd’hui encore, en Russie et dans la
plupart des pays de l’Est, le délit de hooliganisme est
lié à d’importants troubles sociaux et il est sévèrement puni.
Notons encore que selon Le Robert, le mot
« hooligan » est entré dans la langue française par
le biais du russe, ce qui démontre que les Français
ont sans doute été davantage marqués par le hooliganisme typiquement slave touchant à la révolte
sociale, que par les troubles londoniens imputés à
Patrick Hooligan et sa bande.
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Chapitre apparition
La première qui l’aperçoit, ou plutôt, qui le
remarque, c’est la Minuscule.
Il a plu toute la nuit. Toute la semaine, même.
À vrai dire, tout le mois dernier. Des seilles. Des
tombereaux. Une éternité qu’il flotte comme vache
qui pisse. Pas comme des averses, ou une pluie
d’orage, violente et passagère. Pas non plus comme
une mousson, qui alterne soleil tropical et trombes
diluviennes. Plutôt comme une saison pourrie qui
se serait abattue sur le pays. Une saison pourrie.
C’est un dimanche. La pluie chute régulièrement, bat l’asphalte défoncé des rues et des trottoirs.
Depuis des années, dans le pays, les fucktionnaires
corrompus, les élus, les dirigeants s’en mettent
plein les fouilles au lieu d’assurer les services, d’entretenir les espaces publics. Oh, bien sûr, il y a eu
quelques scandales retentissants, puis des audits, des
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remaniements. Mais les politicards, comme partout,
comme toujours, sont revenus aux affaires une fois
le soufflé retombé. Une commission de contrôle,
quelques mois de palabres rassurantes, promesses
de lendemains plus propres, histoire d’endormir les
foules, puis on s’est redistribué les cartes parmi. Et
comme la populace laisse faire… ou même, peutêtre, en redemande, faut croire, les rues sont restées
défoncées. Aussi défoncées que dans une république
bananière du tiers-monde.
Danaë, tout le monde l’appelle la Minuscule,
parce que malgré ses douze ans elle doit guère dépasser le mètre vingt-deux (c’est juste un exemple,
pour dire quelque chose, elle peut aussi bien faire
un mètre vingt-cinq ou un mètre trente), mais quoi
qu’il en soit elle a une bonne tête en moins que ses
camarades du même âge. C’est pas une naine, au
sens, disons, pathologique du terme ; elle est juste
petite, minuscule. Alors on dit : la Minuscule.
La première qui le voit, donc, c’est la Minuscule.
Ce type marche sous la pluie, sans se presser, sans
chercher le moins du monde à s’abriter. C’est ça qui
a attiré le regard de la petite fille, installée sous le
porche du dépanneur chinois à l’angle de la rue. Elle
est là, à ouvrir la porte aux clients en réclamant une
piécette. Mais les gens, pour la plupart, ne la regardent
même pas, trop pressés d’entrer, puis de ressortir. À
part les poivrots, les moitié clodos, les marginaux qui
viennent se ravitailler en bière forte et dégueulasse, la
seule abordable, et qui, eux, lui laissent volontiers une
poignée de petite monnaie – soit qu’ils sont moins
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regardants que les autres, moins près de leurs sous,
soit qu’ils pensent que de toute façon, au point où
ils en sont…
Alors la Minuscule est là, à ouvrir et fermer la
porte du dépanneur.
Quand elle aperçoit ce gars.
Grand, très grand, même. Large d’épaules, ça se
voit à travers sa veste en cuir détrempée qui lui colle
au torse comme une seconde peau. Il marche tranquillement, à grands pas souples. Il porte un chapeau
de feutre biscornu, ruiné par la flotte, et un sac à dos
en toile vaguement recouvert d’un bout de plastique
tout déchiqueté. Un pantalon noir assez pourri, lui
aussi, et puis aux pieds, Danaë ne voit pas bien, mais
ça ressemble à de vieilles Doc ayant connu au bas
mot le néolithique supérieur. Elle peut pas voir son
visage, à cette distance, et avec cette pluie qui trouble
la lumière, mais il lui semble qu’il a comme une
barbiche, des poils blond délavé qui lui ruissellent
sur la figure. Enfin… c’est ce qui lui semble.
Le type marche sur le trottoir d’en face, les pieds
plongeant dans les flaques, sans même éviter les
trous gorgés d’eau. Il longe la façade aux vitres
réfléchissantes. Et puis il se met à ralentir en regardant son propre reflet, s’arrête complètement. Il
détaille la grande baie vitrée à effet miroir, et puis
le panneau marqué « Police » surplombant la porte.
Il semble à Danaë qu’il hésite un peu. Puis il pousse
le battant et entre.
La petite fille reste là, sous le porche du magasin, de l’autre côté de la rue, à regarder à travers la
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pluie cette porte se refermer comme un piège sur
l’inconnu. À se demander ce qu’un type comme ça
peut bien avoir à faire chez les képis. Parce que pour
elle, tout ce qui entre ou sort de chez eux, c’est soit
victime soit bourreau. En tout cas, rien d’acceptable. Et d’ailleurs… heureusement qu’ils se cachent
courageusement derrière des vitres réfléchissantes,
les képis, parce que sinon, sûr qu’elle leur aurait déjà
balancé de la caillasse à la figure. Rien qu’à voir leurs
faces lugubres et monstrueuses, leurs trognes, elle se
retourne les sangs. Elle repense à ses parents, mais pas
seulement. Tous les autres, aussi, qu’elle a vu se faire
ramasser, tabasser, emporter dans les méandres de
leur forteresse. Une forteresse protégée par la clique
des fucks, c’est ce que lui dit Milenko. Bien à l’abri,
bien planqués, toujours à cogiter des plans pour
castagner, démonter, on les voit presque jamais en
dehors de leurs bureaux et de leurs bagnoles blindées.
Ou alors… c’est qu’ils te descendent sur la gueule,
voilà, et c’est trop tard. T’as plus qu’à courir. À tracer
aussi loin que possible. Chercher refuge quelque part.
C’est ce qu’elle avait fait, Danaë, avec les petits,
quand les képis avaient déboulé chez eux. Une
descente en règle contre le clan. Tout le clan, tout
l’immeuble. Et puis ils avaient tiré dans le tas, parce
que, bien sûr, ses parents, et puis les autres, s’étaient
pas laissé faire ; eux aussi, ils avaient tiré. Mais ils
n’étaient pas beaucoup, ce jour-là, sûr que les képis
le savaient. Il manquait les Slaves. En vadrouille, va
savoir où. Sinon… tu parles, ç’aurait été une autre
chanson !
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C’était il y a deux ans. Maintenant, maintenant
les clans et les tribus ont resserré les rangs. Pas
un campement, pas un village qui ne soit équipé,
surveillé, prêt à réagir n’importe quand. Mais ça fera
pas revenir ses parents, à Danaë.
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Chapitre camp de base
La Minuscule a deux frères. C’est elle qui s’en
occupe, bien que les adultes du camp fassent aussi
ce qu’ils peuvent, à commencer par payer ce qui doit
l’être. Le plus grand, Brian, a neuf ans. Le plus petit a
deux ans de moins et s’appelle John, bien que tout le
monde le surnomme Big ; à cause de sa taille, encore
plus minuscule que celle de Danaë, mais aussi parce
que du temps de leurs parents, sa mère lui disait toujours de se tenir tranquille, d’être un bon garçon :
« Sois gentil, John, sois sage. » Ce qui donnait : « Be
quiet, Johnny, be good… » Et finalement Bigoude,
pour rigoler, et puis seulement Big.
Le campement où ils ont trouvé refuge, après
la mort de leurs parents, c’est celui de Verdun, pas
très loin du poste des képis. C’est pas aussi important qu’un vrai village, mais plus grand qu’un
camp normal. C’est à l’angle de la rue. Deux petits
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immeubles de deux étages, quatre appartements
au total. De l’autre côté, quand on prend la porte
cochère qui donne sur la rue de Verdun, il y a une
vaste cour sur laquelle ouvrent les portes arrière des
appartements. Ce patio, aménagé avec une passerelle en bois et une tonnelle abritant une grande
table et des bancs, c’est un peu comme la place du
village : un endroit où tout le monde se réunit, vient
manger, discuter – surtout en été, quand il fait beau
et chaud.
De l’autre côté de la clôture qui longe la porte
cochère, une autre cour relie les immeubles voisins
entre eux. De sorte que s’il était possible d’occuper
ces immeubles-là aussi, on pourrait joindre les deux
cours et le camp deviendrait un vrai village hooligan.
L’idée est dans l’air, mais les proprios d’à côté sont
jugés assez puissants pour qu’on leur foute la paix.
Au moins momentanément. C’est pas comme ceux
qui ont été délogés pour monter Verdun… Eux,
c’étaient qu’un couple de bridés qui avaient investi
là pour leurs vieux jours, à toucher leurs loyers et à
exploiter un petit dépanneur merdique et trop cher.
Ils ont été dédommagés, un peu, histoire de pas les
laisser à la rue, puis au revoir messieurs-dames, bien
le bonjour chez vous ! On a fermé le dépanneur, relié
les apparts entre eux, organisé la défense, fabriqué le
patio. Puis le camp s’est développé, fortifié.
L’autre option, pour s’agrandir en cas de besoin,
serait de s’installer trois immeubles plus haut, dans
la rue de Verdun toujours. Il y a là un grand terrain
abandonné sur lequel décrépit une vieille bâtisse de
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trois étages qu’on peut imaginer retaper. En tout
cas on y réfléchit, on en discute… on finira bien
par décider quelque chose. Il n’y a pas urgence, pas
encore, mais il faut sérieusement penser à l’avenir
plus ou moins proche.
Normalement, dans les campements, il n’y a
pas d’enfants. Soit ils sont dans les villages, soit ils
vont vivre dans une Marge. Mais là c’est spécial,
avec Danaë et ses frangins. Parce que le camp est
presque un village, avec assez de gens pour s’en
occuper, et puis parce que c’est là qu’ils ont trouvé
refuge, ont commencé à se reconstruire. Après
quelques semaines, quelques mois, de nouvelles
habitudes, une nouvelle vie, on n’allait pas les
déraciner à nouveau. Il y a eu quelques débats
houleux, à l’époque, puis la décision a été prise de
les garder.
Milenko, à ce moment-là, s’était porté garant. Il
avait dit qu’il s’en occuperait personnellement en
cas de problème. Seulement Milenko, depuis, a été
envoyé comme délégué des hooligans à la Marge de
Notre-Dame. Alors les choses ont un peu changé.
Sauf que maintenant, les enfants sont là… Bon, de
toute façon, Milenko n’est pas si loin que ça. Et il
n’a qu’une parole : même à distance, il reste attentif
aux enfants. Danaë, de son côté, va souvent le voir
à Notre-Dame, avec ses frères ou toute seule. Il lui
suffit de prendre Saint-Patrick jusqu’en bas, puis de
tourner vers Peel, et là, pas loin, il y a la Marge, dans
une vieille brasserie désaffectée.
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D’autres fois, c’est Milenko qui revient à Verdun.
Il passe le bonjour aux copains, demande si tout va
bien, inspecte ses armes laissées sur place. Ensuite il
siffle une bouteille de slibovic, ou de n’importe quoi
d’autre, puis s’enfile de la charcutaille, rigole comme
un bossu, fait sauter les petits sur ses genoux, tripote
une des deux seules femmes du camp, la Katia aux
grosses mamelles et à la croupe callipyge, et s’en
retourne dans sa tanière.
Une autre chose, qui a convaincu les adultes de
garder les enfants à Verdun, c’est que Danaë, malgré
les apparences, n’est pas si fragile que ça. Elle est
forte et décidée, depuis toute jeune, et les épreuves
l’ont endurcie. Tout le monde le voit, tout le monde
le sait. Jamais une plainte, jamais une larme, elle
s’occupe de ses petits frères comme de ses propres
enfants. On peut toujours lui faire confiance, compter sur elle, elle flanche pas.
Un jour qu’ils étaient allés pique-niquer, avec
Milenko et d’autres, Danaë avait gravi une colline
au pas de deux. Juste comme ça, toute seule, pour
aller voir de là-haut comment était le paysage.
C’était raide et escarpé, ça montait sec et le sommet
était loin au-dessus. Le nez par terre, la démarche
hargneuse, le souffle rageur, elle avait crapahuté
jusqu’en haut comme si ça vie en dépendait. Parce
que quand ça demande des efforts, que c’est difficile,
au bout d’un moment elle en a marre de souffrir,
alors elle se ferme l’esprit et plus qu’une seule chose
compte pour elle : parvenir au but ! Ne plus rien
voir, ne plus rien entendre, ne plus rien ressentir.
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Juste avancer, terminer ce putain de trajet, en finir
avec cette saloperie de souffrance ! Aller jusqu’au
bout, finir, en finir. Et ensuite, seulement, on pourra
s’écrouler. Se reposer. Oublier le cauchemar.
— Gamine, bordel ! lui avait dit Milenko à son
retour, t’es taillée dans de l’acier ! Quand tu seras
grande, ma belle, faudra pas te marcher sur les pieds !
Danaë n’avait pas vraiment compris pourquoi, et
ce que ça voulait dire, si c’était à cause que c’était
loin et difficile, où elle était allée, ou parce qu’elle
avait fait vite pour y aller, mais elle avait compris
que Milenko était fier d’elle et ça l’avait galvanisée.
Et surtout, elle avait capté le message sous-jacent :
elle serait forte, toujours… y a que ça qui compte !
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Chapitre margeux
Le camp de la rue de Verdun, comme la plupart des campements et des villages hooligans, est
connu des képis. Ils ignorent combien il abrite de
personnes, et quels sont leurs moyens, mais ils ont
identifié son rôle : un simple camp de quartier, plus
important que certains mais moins grand qu’un
village. Du coup, sauf problème majeur, ils n’y
touchent pas. Ils gardent juste un œil dessus. Au
cas où.
Faut dire que depuis quelque temps, depuis que
les hooligans représentent une menace bien réelle,
les képis se sont un peu calmés. Maintenant, la politique c’est qu’on évite de taper dans leurs nids. On
s’attaque aux hooligans seulement quand ils sont
isolés, seuls ou en petits comités, et évidemment lors
des batailles rangées qui sévissent ici ou là – de plus
en plus souvent, faut bien l’avouer.
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Du coup, seules les Marges sont vraiment menacées. Descentes, razzias, bouclages, les képis s’en
donnent à cœur joie. Ils traquent les Margeux
partout où ils peuvent, frappent dur et collent au
trou tout ce qui n’est pas en règle, c’est-à-dire à peu
près tout le monde. C’est pour ça que depuis un
an ou deux, les hooligans ont commencé à poster
certains de leurs gars au sein même des Marges. Pas
partout, évidemment, ce serait pas possible, mais
dans les lieux les plus développés (pour éviter que
trop de gens ne se retrouvent dans la gonfle du jour
au lendemain), ou alors les plus susceptibles d’être
attaqués, généralement à cause de leur emplacement, jugé trop gênant, ou parce qu’ils sont dans le
collimateur pour telle ou telle raison.
C’est comme ça que Milenko a atterri à Notre-Dame.
Ici, en plein cœur de la ville, à deux pas du centre,
le périmètre tout entier, de la rue Notre-Dame
jusqu’au canal, est en complète mutation. Partout,
des travaux de démolition, de construction, de rénovation modifient jour après jour le paysage de cette
ancienne zone industrielle. Ici, bientôt, va se dresser un pompeux quartier résidentiel et de business
appelé Clifftown. En attendant cet avènement, qui
tarde d’année en année par manque de budget (et
la corruption endémique qui sévit n’arrange pas les
choses), chaque avenue, chaque ruelle abrite encore
son lot de vieux édifices en ruine et de terrains
vagues en attente de réaménagement.
Cette Marge, elle est pas vraiment sur la rue
Notre-Dame. On l’appelle comme ça parce que ça la
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situe bien, là où elle est, mais en fait, pour y accéder, on doit passer par la rue William, une petite rue
parallèle dans laquelle donne la cour de l’ancienne
brasserie. Ce vieux bâtiment massif prend quasiment
tout le pâté de maisons. Il est en forme de « L », avec
une sorte de donjon planté entre les deux corps de
l’usine. Côté rue Notre-Dame, on ne voit qu’une
énorme façade de briques rouges limées par le temps,
aux fenêtres et aux portes murées. Côté rue Peel, la
petite partie du « L », le bâtiment a été entièrement
rénové. On y a aménagé des locaux commerciaux au
rez-de-chaussée, des appartements dans les étages et
des lofts en hauteur. À l’intérieur du « L », côté rue
William, se trouve l’ancienne cour de la brasserie,
transformée en parking privé à ciel ouvert. Comme
un nouvel immeuble a été construit là, donnant lui
aussi contre le parking, l’ancienne cour se trouve
enfermée comme dans un fer à cheval. Sauf qu’au
fond de cette cour, entre le nouvel immeuble et l’arrière du bâtiment donnant sur Notre-Dame, il y a
également, coincé là, un vieil entrepôt déglingué.
Planquée derrière des fougères, des meubles
abandonnés, des monticules de terre repoussée par
l’ancien chantier du nouvel immeuble, cette vieille
bâtisse en briques abrite les habitants de la Marge.
Pour y entrer, il faut donc arriver par la rue William,
s’enfiler le long du parking, et rejoindre, tout au
fond, dans l’angle, le terrain vague qui dissimule le
bâtiment. De la rue, si on ne sait pas, on ne voit rien
qu’un parking derrière une barrière électrique, avec
tout au fond quelques herbes folles. Les nouveaux
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immeubles font très propre et hormis les habitants
du quartier, qui constatent évidemment les allées
et venues des Margeux, personne ne peut deviner
l’existence de ce foyer.
Depuis le parking, quand on regarde la façade
arrière du bâtiment non rénové, on peut encore
voir de vieux palans accrochés à la paroi, des débris
de rampes de chargement, les vastes ouvertures,
aujourd’hui condamnées par des plaques de tôle,
qui servaient à l’époque de l’usine pour amener le
grain ou dieu sait quoi d’autre. On devine, en levant
le nez sur les hauteurs de la façade, que d’autres
structures, aujourd’hui démolies, étaient soudées
à ce mur par la maçonnerie, dont on aperçoit les
vestiges pris dans la brique.
Le long de cette paroi, au niveau de l’angle avec le
bâtiment rénové, on peut voir une sorte d’excroissance qui forme comme une petite maison fixée
le long du mur, à six ou sept mètres du sol. Sur le
dessus, qui fait comme une terrasse, un entrelacs
de vieux escaliers à moitié démolis part vers le haut
et ne donne que sur du vide, hormis une volée de
marches qui mènent à une vieille porte visiblement
condamnée. En dessous de cette petite maison – sans
doute une remise ou un poste de surveillance quelconque qui reliait les deux bâtiments à la hauteur
d’anciennes plateformes maintenant supprimées – il
y a aussi quelques débris de marches d’escaliers et
d’échelles rouillées, dont une seule parvient jusqu’à
terre. C’est celle-là qu’emprunte Milenko pour
monter dans son antre.
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2014-08-06 07:36

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