ENQUETE SUR LE SYSTEME POLITIQUE TUNISIEN
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ENQUETE SUR LE SYSTEME POLITIQUE TUNISIEN
École des Hautes Études en Sciences Sociales Master 2 de la Mention Études Politiques Shiran Ben Abderrazak Une dictature sans dictateur ? Enquête sur la stabilité du système politique tunisien. mémoire préparé sous la direction de Bernard Manin année 2011-12 soutenu en juin 2012 Mot clefs : Tunisie, Autoritarisme, Stabilité, Révolution, Système politique Résumé : Est ce que le régime autoritaire tunisien que l’on considérait comme dépendant de la figure du tyran l’était réellement ? Est ce que le départ précipité du président Ben Ali des suites d’une crise politique et sociale survenue durant l’hiver 2010-2011 a amené un changement de régime politique ? il s’agit ici d’interroger la forme de l’autoritarisme en Tunisie. Ce travail interrogera la part du pouvoir personnel qui était responsable de ce système politique. L’opération consistera à l’équivalent d’une soustraction : nous allons tenter de calculer ce qui reste d’autoritarisme dans le régime tunisien lorsque l’on soustrait le pouvoir du Prince. Au final il va s’agir de profiter des évènements politiques exceptionnels qui se sont déroulés en Tunisie durant l’année 2011 afin de saisir ce qui ne peut se saisir dans la continuité du pouvoir. Nous interrogerons là la cassabilité du système politique tunisien. Abstract : Does the Tunisian authoritarian regime was depending only on the power of it leader ? And when Ben Ali, the tunisian autocrat, flee with his family after a month of social contestation in his country during the winter 2010-2011, does this change the Tunisian political regime ? This work will look after what was supposed to be the part of the autocrat’s personnal power that was holding the entire country’s political system. It will proceed as a substract : by looking at what remain of the authoritarian regim after that the autocrat went away, this work want to understand what was, during his reign the true nature of power that was the heart of the tunisian’s political system. The unseens events that happens during the year 2011 will help to look out what can’t be looked upon in normal uses of the political power. 2 INTRODUCTION ..................................................................................4 La confiscation du politique : l’identité du régime .......................13 Le RCD, lorsque le parti du président devient un parti sans président!...13 Des politisations morcelées et polarisées!..................................................20 Le pacte de sécurité ou quand la sécurité prend le pas sur la liberté!.....29 Du silence obligatoire à la parole qui s’apprivoise, une liberté conditionnelle ...................................................................................38 À censure systémique, liberté épidémique ?!.............................................38 Les dessous des médias et la collusion d’intérêt comme risque d’étouffement.!................................................................................................47 La Justice ou la condition de la liberté!.......................................................54 Considération additionnelles : La préparation de l’après Ben Ali ...........................................................................................................60 L’instance supérieure de Yadh Ben Achour, l’impossible choix de la réforme ou de la rupture!...............................................................................62 L’ISIE de Kamel Jendoubi, ou l’indépendance relative au pouvoir et aux compromis!.....................................................................................................65 Le résultat des urnes, du rééquilibrage de la légitimité à la remise en cause de ce que la société pensait d’elle-même!........................................67 CONCLUSION ...................................................................................68 Bibliographie ....................................................................................74 3 INTRODUCTION Quant à l’interprétation de l’histoire, ce sont surtout deux perspectives qui se relaient entre elles, l’une orientée par les hommes, l’autre par les pouvoirs. Ce qui correspond aussi à un rythme de la politique. D’un côté les monarchies, les oligarchies, les dictatures, la tyrannie - de l’autre les démocraties, les républiques, l’ochlos, l’anarchie. D’une part le capitaine, de l’autre l’équipage, ici le grand meneur d’hommes, là le corps social. Il va de soi pour les initiés que ces oppositions sont, certes, nécessaires, mais en même temps illusoires - ce sont des thèmes qui servent à remonter l’horloge de l’histoire. Il est bien rare qu’on voit rayonner un grand midi, où les antithèses se résolvent en bonheur. Ernst Jünger, Eumeswil Le « printemps arabe » est la formule fleurie utilisée par les médias pour qualifier les évènements politiques survenus en 2011 en Tunisie, en Egypte et en Libye. Cette formule s’inspire de la formule célèbre de «printemps des peuples» qui caractérisa les évènements politiques de 1848 en Europe. Portons d’abord attention aux mots. La formule « printemps arabe » utilise le référentiel des saisons et du temps qui passe pour signifier le renouveau, le nouveau départ du cycle des saisons. Ce nouveau cycle signifie avant tout la rupture, tant avec le cycle précédent, qu’avec la saison qui précède le printemps : l’hiver. Ainsi nous passerions tout à la fois de l’hiver au printemps et d’un cycle à un autre. Une telle formule imprime dans la conscience populaire la croyance que de profonds changements ont eu lieu dans les pays concernés. Considérée strictement du point de vue politique, la formule n’a rien d’équivoque, elle signifie l’avènement du fait démocratique. L’hiver qui se fait balayer est celui des autoritarismes et des dictatures qui ont gelé l’épanouissement des peuples. Ghassan Salamé, dans l’introduction de son ouvrage Démocraties sans démocrates, saisi en une phrase la tension qui existe dans les pays où règne l’autoritarisme. Cette proposition 4 donne un aperçu lucide de l’esprit qui entraina et caractérisa les évènements du « printemps arabe ». Cette expérimentation, sur des décennies, d’une représentativité illusoire des dirigeants jette sur toute forme de représentation un doute dorénavant bien installé, et qui explique une aspiration - souvent souterraine - au changement de visages, abstraction faites des programmes, aspiration paradoxalement doublée d’une suspicion profonde à l’égard de tout nouveau dirigeant avant même qu’il ne déploie son pouvoir.1 La formule de « printemps arabe » englobe des pays différents. Elle reste de ce fait une proposition générale. En conséquence, elle aplanit les difficultés de compréhension propre à chaque pays. Elle occulte les différences qui existent entre les différents systèmes politiques nationaux. Or il s’agit pour nous de considérer la question du changement politique révolutionnaire dans un cadre précis. Nous nous proposons d’observer en détails le cas de la Tunisie et de nous en tenir seulement à lui. Jusqu’au 14 janvier 2011, la Tunisie était considérée comme l’un des pays disposant d’un système politique les plus stables. L’ONG The Economist Intelligence Unit Limited classa en 2009 la Tunisie 134ème dans la liste des pays instables politiquement. Ce classement confirmait une forte stabilité politique. Par ailleurs, les réactions des chancelleries des gouvernements occidentaux durant la crise politique et sociale qui agita le pays entre le 17 décembre 2010 et le 14 janvier 2011 prouvent également que le régime politique alors en place était considéré comme un interlocuteur solide. C’est pourquoi il fut soutenu officiellement en paroles et en actes. Le ministre des affaires étrangères français Michelle-Alliot Marie a tenu devant l’assemblée nationale une déclaration de soutien officiel au président Ben Ali et à son gouvernement le mardi 12 janvier 2011. A ce moment-là, le renversement du pouvoir en place demeurait une hypothèse farfelue. On ne doutait pas que Ben Ali réussirait à rétablir l’ordre tôt ou tard dans son pays. Outre sa stabilité politique, la situation tunisienne se 1 G. Salamé, Démocra3es sans démocrates poli3ques d'ouverture dans le monde arabe et islamique, Paris, Fayard, 1994, pp. 23-‐24. 5 caractérisait aussi par une entrave politique aux libertés individuelles. L’ONG Freedom House qui calcule les indices de liberté à partir de deux critères, celui des libertés civiques et celui des droits politiques, a attribué un 6 à la Tunisie pour l’année 2009. Les indices attribués par cette ONG se situent sur une échelle s’étalant de 1 à 7, 1 étant l’indice des régimes les plus libres, 7 l’indice des régimes les plus autoritaires. La catégorisation en tant que régime non-libre commence à 5,5. La note de la Tunisie la classe en conséquence dans la catégorie des pays non-libres. Son indice de liberté de la presse, attribué par l’ONG Reporter sans Frontières et compris entre 1,50 et 97,50, était en 2008 de 48,10, ce qui est la marque d’une presse sous contrôle. Nous pouvons donc caractériser le système politique tunisien tel qu’il était évalué par les observateurs internationaux avant le 14 janvier 2011 comme un régime non-libre, instaurant un contrôle de l’opinion et de l’information, mais cependant très stable. Le terme «autoritaire» vient naturellement à l’esprit pour synthétiser ces éléments. Ce fut donc avec stupeur et étonnement que le monde découvrit le 14 janvier 2011 que le président Ben Ali, deuxième président de la république tunisienne, au pouvoir depuis plus de vingt ans, avait, avec sa famille proche, quitté le territoire national à bord de l’avion présidentiel en direction de l'Arabie Saoudite. Ce départ advint à la suite de troubles sécuritaires liés à une explosion de colère populaire. Ces troubles secouaient l’ensemble du territoire tunisien depuis le 17 décembre 2010. Ce régime autoritaire qui, pensait-on, ne courrait aucun risque majeur de désordre voyait son chef de l’État quitter en urgence le territoire pour ne plus jamais revenir. L’étonnement premier vint du fait que cette figure autoritaire semblait si puissante et si inamovible qu’une telle fuite n’avait été imaginée par presque aucun observateur. Car les troubles sociaux et sécuritaires qui agitaient le pays semblaient jusqu’alors être contenus par les forces de sécurité nationale. Et cela même s’ils débordaient chaque jour un peu plus sur l’ensemble du territoire et sur l’ensemble des secteurs professionnels et des catégories socio-économiques. 6 Il y avait, certes, de plus en plus de manifestations quotidiennes et une multiplication des émeutes nocturnes, mais la violence restait entre les mains des forces de sécurité. Il y eut trois cents trente-huit tunisiens morts pendant cette période et deux mille cent quarante-sept tunisiens blessés 2. Selon un communiqué du ministère de l’intérieur il y eu 9 morts et 1027 blessés du côté des forces de sécurité, mais il n’y eut aucun rapport sur la gravité des blessures, tandis que celles des civiles sont pour la plupart invalidantes. Face à cette situation tunisienne, il nous a semblé pertinent de poser la question suivante. Est-ce que le départ du chef de l’État de ce régime politique autoritaire a brisé la nature autoritaire de ce régime ? Est-ce que le système politique tunisien a changé avec le départ de Ben Ali ? Y a-t-il eu - puisque l’expression «révolution» a été très souvent employée pour définir le « printemps arabe » - un changement politique radical ? Et s’il n’y a pas eu de révolution à proprement parlé, n’y a-t-il pas eu des choses qui se sont révélées au travers de cette situation exceptionnelle ? La thèse de ce travail est que le départ précipité de Ben Ali, chef de l’État tunisien, représentant de la figure du chef autoritaire, a permis de mettre à nu le système politique tunisien. Cette disparition soudaine de la tête de l’État, ou de ce qui tenait lieu officiellement de tête à cet État, a permis de voir et de valider empiriquement les théories émises sur la nature de ce système politique et son expression en tant que régime. Ce départ et les convulsions politiques qui ont suivi, au moins jusqu’aux élections du 23 octobre 2011, ont été une sorte de coup de pied dans la fourmilière qui a permis de distinguer la structure réelle du pouvoir. Il était entendu pour tous que le président tunisien était un autocrate absolu qui ne partageait pas le pouvoir et dont les décisions valaient pour loi. Cette figure 2 D’après le rapport de la Commission na3onale d'inves3ga3on sur les dépassements et les viola3ons (CIDV) dirigée par l'avocat Taoufik Bouderbala, ancien président de la Ligue tunisienne de défense des droits de l'Homme (LTDH) 7 d’autocrate absolue masquait la possibilité d’analyser les véritables rapports du pouvoir qui régissaient le système politique tunisien. Cette figure, omniprésente par ses portraits dans chaque coin du territoire national, recouvrait l’ensemble du système d’une explication grossière qui permettait de ne jamais interroger la véritable structure du pouvoir tunisien. Or cette structure se dissimulait derrière un ensemble de discours, de chiffres, d’apparences, destiné à maintenir un ensemble fictif cohérent. Cet ensemble fictif servait de rideau de fumée permettant, d’une part, de masquer la nature autoritaire du système politique lui-même, et d’autre part de masquer la réalité des rapports de force perpétuellement à l’œuvre dans ce système. Ce procédé de fabrication fictionnel a été très bien décrit par B. Hibou dans le cadre du secteur économique : Tous les intéressés (banques, Banque centrale, sociétés financières, entreprises, autorités publiques, autorités politiques, entités internationales en contact avec la Tunisie) connaissent les fragilités du système bancaire, ses faiblesses, ses insuffisances, ses points névralgiques, ses sources potentielles de risque systémique. Mais tous savent aussi que l’État et les bailleurs de fonds interviendront toujours pour remédier à ces carences. Surtout, ils ont conscience que ce n’est pas la réalité économique et financière qui compte en la matière, mais une réalité comptable, une réalité imaginée. On se trouve pour ainsi dire dans un monde fictif. Les difficultés (...) au pire ne sont pas enregistrées, au mieux sont largement minimisées comme le révèle l’insuffisance des provisions. Les failles ne sont pas admises (...). Pour continuer à exister, la réalité ainsi construite, la réalité des «faux concrets» dépend du respect des règles de ce monde fictif. 3 B. Hibou le décrit avec précision, ce monde fictif, en ce qui concerne l’économique, mais nous pensons qu’il est possible d’étendre cette proposition et de soutenir l’idée que l’ensemble du système politique tunisien était un « monde fictif ». Chaque secteur de la société reposait sur la même procédure ainsi décrite visant à masquer les lacunes de l’État, la faiblesse de l’économique, les problèmes de la société, le manque de puissance du régime. Notre thèse est que le départ précipité de Ben Ali a permis pendant un temps de lever le voile sur ce monde fictif et d'apercevoir la réalité qui se cachait derrière. 3 Hibou, B. (2006). La force de l'obéissance économie poli3que de la répression en Tunisie. Paris, Éd. la Découverte. p-‐64 8 Les nombreux chercheurs (E. Gobbe, L. Chouika, V. Geisser, M. Camau, B. Hibou, R. Ferjani) qui se sont intéressés à la question politique en Tunisie ont émis des hypothèses de travail à la suite de leurs enquêtes. Ils ont tous dévoilés des parties de la réalité tunisienne que le système politique dissimulait sous des discours trompeurs. Nous nous proposons ici, comme méthode générale de travail, de diviser notre recherche en fonction des grandes catégories qui caractérisaient le système politique tunisien. Puis nous analyserons chacune de ces catégories à partir de la confrontation entre ce que les chercheurs ont établi sur elle et la réalité qui a pu être observée durant la période succédant directement au départ de Ben Ali et s’étalant jusqu’aux résultats des élections de l’assemblée nationale constituante annoncés en novembre 2011. L’objectif de ce travail est d’arriver à proposer la description la plus exacte possible de ce qu’a pu être le système politique tunisien organisé derrière la figure du chef Ben Ali et en quelque sorte caché par elle. La question dont nous cherchons la réponse est celle qui consiste à déterminer si le système que nous allons observer s’est effondré avec le départ de Ben Ali. En d’autres termes, si le départ du chef autoritaire implique nécessairement la chute du système politique qui régit le pays. Et, donc, si les élections sont effectivement le signe de l’apparition d’un nouveau système politique plus démocratique. Cependant, compte tenu de la proximité temporelle des évènements et de leur développement toujours à l’œuvre, nous sommes conscients que nous ne pourrons que tenter de nous approcher au plus près de cet objectif. Toute tentative d’affirmer des certitudes sur la suite des évènements politiques qui sont toujours en cours de développement relèverait d’autre chose que de la science empirique. Notre première partie portera sur la caractéristique qui définissait le plus puissamment le système politique tunisien : le caractère autoritaire. Soit l’absence 9 de réelle liberté politique, un multipartisme sous contrôle 4 et une démocratie de façade. Nous allons, premièrement, nous attacher à analyser la caractéristique décrite par Michel Camau et Vincent Geisser et qu’ils ont baptisé le « cloisonnement du politique ». En effet, le pouvoir tunisien cloisonnait l’espace politique par l’usage d’un multipartisme choisi et contrôlé et reléguait les partis non cooptés dans l’illégalité. Cette caractéristique a été analysée par Béatrice Hibou par la description de l’imbrication de la structure administrative et du parti-Etat. Ce parti unique était considéré comme le parti présidentiel, il se présentait lui-même comme le parti du président. Or le départ de Ben Ali a poussé ce parti (le Rassemblement Constitutionnel Démocratique (RCD)) et ses membres à changer d’organisation. De plus, la chute de Ben Ali révéla que les rapports du chef de l’État à ce parti étaient plus ambivalents que ce qui apparaissait ou était montré à la population. Nous reviendrons sur les analyses de cette structure. Puis nous analyserons les évolutions que cette structure et ses membres ont été contraints de subir du fait de la pression populaire au début de l’année 2011. Nous observerons ensuite comment l’opposition illégale et l’opposition tolérée se sont structurées et comment cette organisation s’est reproduite à l’identique à la suite du départ de Ben Ali. Ce moment de notre enquête se fondera sur les articles de Vincent Geisser, Eric Gobbe et Larbi Chouika. Ces articles décrivent pour l’essentiel les enjeux politiques tunisiens qui se sont déroulés entre 2001 et 2009. Nous confronterons les propositions défendues par ces auteurs aux évènements dont nous avons été le témoin direct à l’occasion de la constitution des listes électorales et de la campagne électorale. Enfin, nous aborderons à la fin de cette première grande partie la question sécuritaire. Le secteur sécuritaire est à considérer dans le champ politique du système tunisien car il a toujours été, en dernière instance, le détenteur de l’autorité politique et son expression la plus ultime. Étant le secteur créé pour dominer le politique, il est, au fond, l’indicateur de ce qui sera le pouvoir politique légitime. Nous analyserons les remous qui ont 4 Il s’agissait d’un mul3par3sme dont les par3s autres que le par3-‐Etat n’avaient aucune possibilité réelle d’accéder au pouvoir. En un mot : un mul3par3sme d’apparence. 10 agité ce secteur et les origines de son apaisement. Nous chercherons là des indices permettant de saisir ce qui a ou n’a pas changé dans les rapports existant entre la sphère du politique celle du sécuritaire. Notre deuxième partie portera sur la caractéristique qui posait le plus de problèmes au système politique tunisien, la question de la censure et de la liberté d’opinion et d’expression. Dans un premier temps, nous aborderons la question de la liberté d’expression et le fait que le départ de Ben Ali a provoqué une immédiate libération de la parole. Nous entamerons cette analyse par un rappel factuel de ce que la censure signifiait avant grâce au livre publié sur la question par Reporters Sans Frontières. Ensuite nous ferons état de la situation telle qu’elle a évolué du départ de Ben Ali jusqu’aux élections. Nous montrerons alors que la censure était systémique et non pas exclusivement ordonnée par Ben Ali. Nous essayerons d’illustrer la manière dont elle s’est métamorphosée par la suite afin de maintenir un certain contrôle sur la société. Nous rendrons compte de notre propre expérience et nous la compléterons à l’aide d’articles rédigés par Riadh Ferjani, chercheur internationalement réputé dans le domaine des médias et de la communication. Le deuxième moment de cette partie sera consacré aux médias, à leurs propriétaires, à la profusion d’un nouveau registre de médias en ligne et au rapport qu’entretiennent ceux-ci avec ceux-là. Il sera également question du rapport qui se joue entre les médias et le pouvoir politique. Nous terminerons cette deuxième partie par une analyse du secteur judiciaire, de la pratique judiciaire et de l’évolution des lois. Nous débuterons cette analyse avec un article d’Eric Gobe auquel nous ajouterons des considérations sur la révisions des codes législatifs ayant eu lieu à la suite du départ de Ben Ali. Nous nous attarderons en particulier sur le code de la presse révisé par une instance issue de l’après Ben Ali et qui est néanmoins liberticide par de nombreux articles. Notre dernière partie qui sera plutôt à considérer comme une somme de considérations additionnelle analysera les conditions du changement du système 11 politique tunisien, c’est-à-dire la préparation politique de l’après Ben Ali. Nous reviendrons sur l’instance qui a été chargée de préparer le code électoral destiné à organiser les élections. Nous analyserons la genèse de cette instance, ainsi que la manière dont elle fonctionnait. Nous travaillerons à partir de témoignages que nous avons recueillis de quelques-uns de ses membres. Puis nous analyserons ensuite le travail fourni par l’instance chargée de surveiller et d’organiser les élections. Là encore, nous travaillerons à partir du matériel que nous avons récolté directement sur place. Enfin, nous finirons sur une petite analyse des résultats des élections et de ce que ceux-ci peuvent nous indiquer très largement sur les tendances à venir. 12 La confiscation du politique : l’identité du régime Le RCD, lorsque le parti du président devient un parti sans président Michel Camau et Vincent Geisser, dans leur ouvrage Le syndrome autoritaire, politique en Tunisie de Bourguiba à Ben Ali, tracent une généalogie du pouvoir tunisien et de sa facette autoritaire. Ils datent le début de la tendance à l’autoritarisme dans le conflit qui opposa dès 1955 Habib Bourguiba, alors président du Neo Destour, à Salah Ben Youssef, le secrétaire général du parti. L’acte de naissance de l’autoritarisme en Tunisie date de cet épisode, qui a emprunté des formes violentes et donné lieu à une répression implacable. Pour Bourguiba et ses affidés, la «dissidence youssefiste» était symptomatique de la fragilité du lien politique et de l’«insécurité» que faisait peser sur l’autorité un «peuple» prompt à suivre les fauteurs de discorde. Bourguiba parlerait à ce propos d’un «mal tunisien» caractérisé par la propension à l’anarchie, à l’individualisme et à l’esprit de clan. La monopolisation du champ religieux et du discours légitime sur la langue arabe s’inscrit dans cette perspective qui a fait obstacle à toute activité politique autonome et qui a prorogé la contradiction entre patriotisme civique et nationalisme communautaire.5 Dès les premiers temps de la politique nationale s’affirme déjà cette exclusion du champ politique de l’adversaire politique que l’on assimile au mal et au danger politique. Dès le départ, le champ du politique est conçu en terme d’exclusion de l’autre. Le discours de ce dernier est considéré comme une menace pour soi et pour la cohérence de la communauté. L’altérité politique est bannie avant que ne se constitue à proprement parlé la communauté politique. Avant que les fondations de la cité ne soient posées, on place l’autre à l’extérieur du cercle la délimitant. Cette entreprise de rejet de l’autre et de rejet du discours politique autre que celui du discours présidentiel sera systématique sous la présidence de Habib 5 Camau, M. and V. Geisser (2003). Le syndrome autoritaire poli3que en Tunisie de Bourguiba à Ben Ali. Paris, Presses de Sciences po. p108 13 Bourguiba. L’exercice de cette entreprise ira jusqu’à l’emprisonnement et la torture des opposants politiques. Néanmoins, cette habitude politique prend une tournure nouvelle après la destitution de Bourguiba et l’arrivée au pouvoir de Ben Ali. Le 7 novembre 1988, un an après la destitution de Bourguiba, les partis politiques et les organisations syndicales et professionnelles, à l’exception du Mouvement de la tendance islamique (MTI), signaient un Pacte national. Présenté comme un «contrat commun» liant les signataires, le Pacte énonçait «un ensemble de principe» devant faire «l’objet d’un consensus de l’ensemble des Tunisiens».(...) Contrairement aux objectifs affichés, le Pacte national n’a point eu pour effet de sanctionner un consensus sur le rapport à la tradition politique tunisienne et la perspective d’une communauté politique vivante et innovante. Il est vite devenu la dénomination euphémique d’un système d’alliance constitué entre le régime et l’opposition dite «laïque» au nom de la défense de la société civile contre les menaces supposées du mouvement islamiste. La société civile, thème en principe porteur d’une autonomisation du politique est devenue discours répressif et figure ainsi, de manière paradoxale, au fronton de l’autoritarisme.6 Voilà donc les prémices de ce qui sera la logique de la pratique du pouvoir. Initialement, ceux qui sont considérés comme les ennemis politiques, les éléments à extraire impérativement de la cité, ce sont les islamistes. Mais le RCD nouvellement né de la refonte du PSD (parti socialiste destourien) - va par la suite tendre à considérer comme dangereux l’ensemble des discours politiques qui ne proviennent pas directement de lui. Les typologies des partis politiques nous suggèrent que le Néo-Destour, dans sa nouvelle configuration RCD, n’est plus un parti unique, mais est devenu un parti «hégémonique». En effet, «d’autres partis peuvent exister, mais en tant que satellites», l’alternance ne pouvant se produire et «la possibilité d’une rotation au pouvoir (n’étant) même pas envisagée». Cette classification, tout comme les définitions classiques du phénomène partisan, présuppose que le parti a vocation à gouverner. Or, qu’il soit unique ou hégémonique, le parti n’exerce pas le pouvoir. En explicitant le polymorphisme du Néo-Destour, nous avons eu l’occasion de démontrer que le parti recouvrait des relations sociales irréductibles à la détention ou à l’exercice «du» pouvoir par une organisation : langage du pouvoir, occupation de l’espace et mode d’articulation des pouvoirs 6 Camau, M. and V. Geisser (2003). Le syndrome autoritaire poli3que en Tunisie de Bourguiba à Ben Ali. Paris, Presses de Sciences po. p111 14 au centre et à la périphérie, autant d'occurrences qui éloignent de la vision simpliste du gouvernement partisan.7 Effectivement cette structure politique n’est pas une structure aisément identifiable. Il ne s’agit pas d’une simple formation partisane, mais d’une structure qui maille l’ensemble de la société. C’est une structure qui encadre le moindre aspect de la vie quotidienne, une structure qui se retrouve dans l’ensemble des secteurs professionnels. Et même si V. Geisser et M. Camau écrivent que cette structure n’exerce pas le pouvoir au sens fort, qu’elle «se confond au sommet avec la présidence»8. Il n’en reste pas moins que l’accès à sa direction et à son bureau politique entraine un accroissement de pouvoir et d’influence. Se retrouver dans les échelons supérieurs de cette structure devient alors un enjeu de pouvoir. Il n’est qu’à voir ce qu’écrit Béatrice Hibou sur les bénéfices qu’un simple particulier tire de l’appartenance à cette structure pour comprendre que plus les échelons sont hauts, plus les bénéfices et le pouvoir obtenu sont substantiels. Dans les cas où il n’est pas question de pouvoir au sens politique du terme, il s’agit au moins d’un pouvoir économique. Dans tous les cas d’un pouvoir symbolique. L’allégeance partisane ne constitue pas seulement un fardeau : à l’instar de ce qui a été dit pour les hommes d’affaires ou pour les salariés, pour les citoyens ou pour les contribuables, les fonctionnaires bénéficient ainsi de nombreux avantages. Avantages sociaux étant donné la nature de leur poste et leur rôle social de médiateur au sein du RCD comme au sein de leur administration ; avantage matériels puisqu’ils peuvent bénéficier d’une maison et d’une voiture de fonction, d’essence gratuite (...) ou d’un téléphone portable ; avantage financiers en termes de salaires et de primes, mais aussi en termes de possibilité de dérogations (...). et aussi : 7 Camau, M. and V. Geisser (2003). Le syndrome autoritaire poli3que en Tunisie de Bourguiba à Ben Ali. Paris, Presses de Sciences po. p214 8 Camau, M. and V. Geisser (2003). Le syndrome autoritaire poli3que en Tunisie de Bourguiba à Ben Ali. Paris, Presses de Sciences po. p215 15 Le RCD, c’est un réseau d’intérêts et de clientèle qui fournit emploi, bourse, facilités administratives, aides en tout genre, hébergement, facilités bancaires, cartes de soins et de transports gratuites.9 Mais le plus important n’est pas là. L’essentiel est dans l’imbrication entre l’administration et cette structure. Car ainsi que Béatrice Hibou le décrit, Le regard disciplinaire se diffuse à travers toute la hiérarchie administrative, à tous les échelons du personnel. Le système de formation de l’encadrement l’École nationale d’administration, ENA - socialise les jeunes fonctionnaires grâce à des stages dans les gouvernorats et les sociétés publiques. De façon similaire, à l’autre extrémité de la pyramide, les fonctionnaires de base remplissent une fonction primordiale en clôturant le système de surveillance. 10 Nous reviendrons sur ce point plus bas mais il est nécessaire de le poser dès à présent afin de comprendre la complexité et la perversité du système de ce parti unique. Ajoutons une dernière considération qui permettra d’éclaircir tout le reste par la suite. V. Geisser et M. Camau ont fait une étude sur le profil des ministres entre 1987 et 2001. Il ressort de cette étude que : Parler de dépolitisation à propos de ces ministres et de ces conseillers ne relève pas du paradoxe bien que près des deux tiers siègent dans les instances nationales du RCD (bureau politique et comité central) et 18 % exercent des responsabilités régionales ou locales au sein de ce parti.11 Maintenant que nous avons posé les faits qui ont été constatés et analysés par ces trois chercheurs, nous pouvons passer à la seconde étape de notre analyse. 9 Hibou, B. (2006). La force de l'obéissance économie poli3que de la répression en Tunisie. Paris, Éd. la Découverte. p132. p106 10 Hibou, B. (2006). La force de l'obéissance économie poli3que de la répression en Tunisie. Paris, Éd. la Découverte. p132Hibou, B. (2006). La force de l'obéissance économie poli3que de la répression en Tunisie. Paris, Éd. la Découverte. Hibou, B. (2006). La force de l'obéissance économie poli3que de la répression en Tunisie. Paris, Éd. la Découverte. p133 11 Camau, M. and V. Geisser (2003). Le syndrome autoritaire poli3que en Tunisie de Bourguiba à Ben Ali. Paris, Presses de Sciences po. p 196 16 Confrontons ce que nous ont dit leurs recherches sur le RCD et ce que le départ de Ben Ali a montré. Il convient avant toute chose de rappeler que ce parti se présentait de lui- même comme le parti présidentiel, le parti du président. Une réunion de soutien aux Ben Ali a été organisée dans l’après-midi du 14 janvier 2011, soit quelques heures avant le départ de Ben Ali hors du pays. 12 Or dans les premiers jours qui succédèrent à ce départ, après qu’eurent lieu de nombreuses attaques populaires à l’encontre des cellules locales du RCD, ainsi qu’une manifestation regroupant au moins 2000 personnes devant le siège central du RCD de la capitale, le bureau politique du RCD radia Ben Ali de sa liste de membres. Le premier ministre de Ben Ali Mohammed Ghannouchi et le président temporaire de la république tunisienne, respectivement alors vice-président et membre du bureau politique, ont démissionné dans la foulée du parti afin de pouvoir garder leurs fonctions respectives.13 Le RCD sera officiellement dissout le 20 janvier 2011. S’ensuivra alors un peu plus d’un mois de contestations populaires et deux sit-in sur la place du gouvernement dans le but d’exiger la démission du premier ministre de Ben Ali, ainsi que de tous les ministres ayant eu des fonctions sous la présidence de Ben Ali. Qu’est-ce que cela nous indique sur la structure du RCD et sa composition ? Qu’est-ce que cela ajoute aux analyses proposées par les chercheurs dont nous avons mobilisés plus haut ? Cela semble indiquer que le postulat selon lequel les membres du bureau politique du RCD et les ministres de la période Ben Ali occupaient uniquement la simple fonction d’auxiliaires du prince était un postulat relativement faux. Ainsi 12 h_p://kapitalis.com/fokus/62-‐na3onal/7781-‐tunisie-‐les-‐secrets-‐de-‐la-‐derniere-‐reunion-‐au-‐siege-‐du-‐rcd-‐ le-‐14-‐janvier-‐2011.html 13 h_p://www.lemonde.fr/tunisie/ar3cle/2011/01/18/tunisie-‐le-‐gouvernement-‐de-‐transi3on-‐de-‐plus-‐en-‐plus-‐ conteste_1467084_1466522.html 17 l’imagerie et le discours officiel qui ne cessaient de marteler cette proposition que Ben Ali était le seul maître à bord dissimulaient et le degré de politisation de ses ministres et la part de coopération au pouvoir. Car après tout Mohamed Ghannouchi, alors qu’il était contesté par la rue et qu’un sit-in bloquait la place du gouvernement où il se rendait tous les jours, n’a pas daigné abandonner le pouvoir. Et n’oublions pas qu’il a, dans un premier temps, tenté de détourner la procédure constitutionnelle en cas de vacance de la présidence pour récupérer à son compte le fauteuil présidentiel. Par ailleurs lorsqu’il a été question de procéder à des élections, trois ministres de Ben Ali ont immédiatement fondés leur parti et un nombre conséquent de membre influents rcdistes les ont rejoints. Ce fait invalide la théorie selon laquelle ces ministres et hommes politiques étaient dépolitisée. s’il était possible de l’émettre tant que la structure présidentielle était en place leur volonté manifeste de s’accrocher au pouvoir lorsque celle ci s’est effondrée l’invalide définitivement. Nous affirmons que ces individus étaient porteurs d’un projet politique et d’ambitions personnelles et que le système politique tunisien mis en place jusqu’au départ de Ben Ali consistait, dans le secteur du politique, en un jeu de pouvoir réparti entre plusieurs individus. Même si l’un d’entre eux était la figure centrale, la répartition du pouvoir n’était pas unilatérale. Elle reposait sur des accommodements et une répartition des sphères d’influences, un certain partage du pouvoir et une répartition de la rente étatique. Ces hommes politiques se sont, depuis, renommés Destouriens et ont porté un discours politique fondé sur la défense de la patrie. Ils ont propagé l’idée qu’ils offraient à la patrie le travail sacrificiel de l’homme d’état sur le tyran. Se présenter au peuple en victime presque héroïque pouvait paraitre être un acte politique déraisonnable. Mais il convient ici de se rappeler ce que Béatrice Hibou écrivait sur la socialisation des jeunes fonctionnaires et le maillages de la société, ainsi 18 que sur les nombreux individus qui rejoignaient le parti en vue des bénéfices accordés en échange de l’allégeance. Cela représente un nombre conséquent d’individus. Une proportion non-négligeable de la population s’est de fait retrouvée embrigadée dans le parti ou bien par désœuvrement ou bien par patriotisme. En tout cas sans avoir vraiment le choix. Dès lors l’identification au discours victimaire était une chose évidente. Ce qui passait alors pour une folie politique était en réalité une démonstration de plus du machiavélisme de ce système et des hommes dans ce système. Nous le voyons, le départ de Ben Ali a, dans le cas spécifique du RCD, permis de constater que certaines analyses ne pouvaient être faites dans leur entièreté tant que le voile du système était présent. Le départ de Ben Ali a permis d’illustrer que la politique tunisienne qui était menée au moins depuis 2001 (date d’accession au poste de premier ministre de Mohamed Ghannouchi) était un projet politique défendu par une classe politique dans son ensemble. Classe politique décrite par Vincent Geisser et Michel Camau comme une classe de ministres technocrates. Mais il conviendrait d’ajouter à ce dernier adjectif qualificatif celui, peut-être plus important encore, de «politiciens». Le projet de société défendu par les divers gouvernements Ghannouchi ne sont donc plus à considérer comme le projet solitaire d’un homme seul, mais bien comme le projet politique d’un groupe politisé et possédant des ambitions politiques. Si le départ de Ben Ali a provoqué la dissolution du RCD en tant que structure monolithique elle n’a pas fait disparaitre cette classe politique qui s’est rebaptisé Destourien. Au contraire, le départ du chef les a dissous dans le champs politique. Si notre analyse est correcte et que ces hommes partagent effectivement un projet politique commun, alors leur action ne cessera pas de jouer sur l’activité politique tunisienne. 19 Des politisations morcelées et polarisées La politisation dans le cas du système politique tunisien est une question complexe car si le système politique tendait sous Bourguiba à vouloir obtenir l’assentiment plus ou moins actif de la population, avec la transformation de l’exercice du pouvoir politique en un secteur spécialisé et technocratique sous Ben Ali, cet assentiment n’est plus recherché en tant que participation, mais, bien plutôt, en tant qu’accord et soutien moral infaillible à l’ordre politique, au parti et aux décisions politiques. Ainsi la politisation considérée sous l’angle du pouvoir n’est pas une incitation à la participation politique, mais une demande d’assentiment passive et inconditionnelle au système politique proposé comme seul choix politique. D’où la difficulté dans un tel référentiel de pouvoir assister à l’émergence d’un multipartisme cohérent et constructif. Toute autre voie politique que celle du gouvernement en place revient à incarner une remise en question et une alternative qui est, par essence, intolérable. L’autre problème qui empêche l’épanouissement d’un multipartisme constructif tient au modèle structurel du pouvoir. Le seul modèle est la représentation d’un chef tout puissant qui décide de tout. Et c’est dans cette impasse que s’est dirigé un certain nombre de partis d’opposition : Ainsi (...) s’opère une forme de mimétisme conscient ou inconscient de la logique mono partisane ; les partis d’oppositions ont en effet tendance à reproduire les modes de fonctionnement autoritaire du parti unique 14. Par ailleurs la question qui se pose est bien évidemment celle du devenir pour un parti d’opposition qui sait d’avance qu’il n’a aucune chance d’accéder jamais au pouvoir, sauf à se compromettre avec le régime en place. Quel peut-être l’avenir d’une telle posture ? Quel est le sens d’une action politique dont on sait qu’elle n’a 14 Camau, M. and V. Geisser (2003). Le syndrome autoritaire poli3que en Tunisie de Bourguiba à Ben Ali. Paris, Presses de Sciences po. p232 20 pas d’avenir et que les conclusions auxquelles elle peut nous mener (l’arrestation arbitraire, la torture, la mort) ne sont en rien positives ? Dans l’article Le président Ben Ali entre les jeux de coteries et l’échéance présidentielle de 2004, Vincent Geisser et Éric Gobe esquissent un panorama de l’état des oppositions politiques tunisiennes. La partie de l’article en question s’intitule Les oppositions tunisiennes entre impuissance structurelle et conflits de leadership et est divisée en trois sous parties. La force de cet article est qu’il semble prémonitoire quant aux positions et aux alliances politiques qui ont suivi le départ de Ben Ali. Mais la raison en est simple, les partis n’ont guère changé de ligne de conduite entre l’avant et l’après 14 janvier. Et nous pourrions ajouter qu’ils n’ont guère changé de lignes directrices, pour la plupart, depuis leur création. Les structures militantes et partisanes possédaient des lignes directrices qui ont simplement été suivies depuis le début, mais avec, pour la première fois pour elles depuis leur création et leur apparition sur la scène publique, une chance d’accéder au pouvoir. Dans la première des sous parties les partisans de la « rupture » avec le régime et de la normalisation des islamistes, les deux chercheurs reviennent sur la position défendue par le Congrès Pour la République (CPR), parti présidé par le Docteur Marzouki. Dans cet extrait de l’article Marzouki s’oppose de lui-même aux autres leaders de l’opposition. « Mais celui qui parle aujourd’hui de candidature fait une erreur politique. Il vient avec le tapis avant que la mosquée ne soit construite (proverbe tunisien signifiant mettre la charrue avant les bœufs). […] C’est ce que j’ai dit à Ahmed Néjib Chebbi et à Mustafa Ben Jaafar. Mais mes propos n’ont eu que peu de portée. La raison en est que ces gens n’ont pas rompu avec le pouvoir. Ils ne sont pas en position de dire "nous voulons le départ de Ben Ali…". C’est pourquoi, ils prétextent des circonstances extérieures et nous parlent du problème des islamistes. Le prétexte islamiste est là pour ne pas affronter le 21 pouvoir […]. Le problème aujourd’hui est de faire surgir une direction collective […]. L’objectif est clair : faire partir Ben Ali » 15 Pourtant cette opposition au sein même de l’opposition ne semble pas particulièrement pertinente aux deux chercheurs. Ils opposent presque directement un contre argument au docteur Marzouki. Celui-ci se trouve dans les défenseurs du compromis ou la peur du coût de la répression, la deuxième sous partie consacrée à l’opposition tunisienne de l’article. Il serait vain de rechercher une quelconque forme de collaboration avec le régime chez les défenseurs du « compromis » qui dessinent aujourd'hui une alliance informelle et hétéroclite entre les principaux courants légaux et indépendants de l'opposition : le PDP de Néjib Chebbi, le FDTL de Mustapha Ben Jaafar38, le mouvement Ettajdid de Mohamed Harmel et le « réseau» Perspectives tunisiennes de l'ancien ministre de l'Éducation, Mohamed Charfi. Ces derniers, comme les partisans de la rupture, sont tout aussi fermes dans leur critique de la dérive autoritaire et sécuritaire du pouvoir benaliste. 16 Cette remarque renvoi immédiatement au constat fait par V. Geisser et M. Camau quant au problème de leadership de l’opposition tunisienne. Pour éclaircir encore plus le problème ils ajoutent d’ailleurs : De même, il serait exagéré d'y voir une réelle divergence sur les plans idéologique et sociologique : les défenseurs du compromis, comme les partisans de la rupture, se recrutent dans les professions intellectuelles urbaines (avocats, médecins, enseignants universitaires, etc.) et recourent à des modes et des registres d'actions politiques identiques (pétitions, déclarations, appel aux ONG internationales, réseaux transnationaux de solidarité etc.). 17 Ainsi le couperet tombe : les leaders de l’opposition sont tous de la même origine socio-économique, tous issu du même moule intellectuel. Ils possèdent tous les 15 Vincent Geisser et Éric Gobe, (2005) Le président Ben Ali entre les jeux de coteries et l’échéance présiden3elle de 2004, Annuaire de l’Afrique du Nord 2003, Paris, CNRS Edi3ons, p. 291-‐320. 16 Vincent Geisser et Éric Gobe, (2005) Le président Ben Ali entre les jeux de coteries et l’échéance présiden3elle de 2004, Annuaire de l’Afrique du Nord 2003, Paris, CNRS Edi3ons, p. 291-‐320. 17 Vincent Geisser et Éric Gobe, (2005) Le président Ben Ali entre les jeux de coteries et l’échéance présiden3elle de 2004, Annuaire de l’Afrique du Nord 2003, Paris, CNRS Edi3ons, p. 291-‐320. 22 mêmes aspirations. Voilà donc la raison du problème de leadership expliquée en partie. Puisque tous sont égaux, aucun ne veut céder la primauté de l’autorité à l’autre. Or nous savons au moins depuis Hobbes ce qu’implique le sentiment d’égalité dans la course au pouvoir. Lorsque deux prétendants politiques sont sensiblement similaires, « la différence entre les deux n’est pas à ce point considérable que l’un d’eux puisse s’en prévaloir et obtenir un profit quelconque pour lui-même auquel l’autre ne pourrait prétendre aussi bien que lui. » 18 Puisque la seule légitimité de l’autorité détenue par le système politique tunisien est la propriété de l’appareil d’état, c’est-à-dire la violence brute, il n’y a aucune raison a priori valable pour se ranger sous l’autorité d’un autre que soi. La contestation de de l’autorité étant le marqueur identitaire politique de l’opposition, il est normal qu’entre pair contestataire, aucun ne s’accorde la légitimité, car d’où il la tirerait ? Par ailleurs et pour terminer de caractériser cette classe politique de l’opposition qui se trouve être morcelée et divisée, il faut aborder la question des islamistes. Cette question est considérée par Geisser et Gobe comme celle qui divise l’opposition. Mais cette remarque est assez étrange car elle part du principe que les islamistes représentent une minorité au sein de l’opposition politique. Cette remarque pose comme postulat que c’est à l’opposition que nous venons de décrire d’accorder ou non une place aux islamistes dans le champ politique. Or ce postulat (outre que la réalité lui a donné un sévère camouflet aux dernières élections en Tunisie) partait du principe que seule l’opposition visible occupait le champ politique. Par ailleurs la raison de cette visibilité était le fait que cette opposition avait accepté en 1988 le Pacte national qui a condamné l’islamisme politique à l’ostracisation et à l’illégalité et, partant, à l’invisibilité. 18 Hobbes, Léviathan, premier paragraphe du chapitre 13 « De la condi3on du genre humain à l’état de nature, concernant sa félicité et sa misère ». 23 Dans un article consacré à la situation politique de la Tunisie en 2007, suite à une série de contestations, Geisser et Gobe exosent l’état d’esprit des islamistes.19 Du côté des islamistes, ensuite, outre la question centrale des prisonniers politiques qui représente l’une des principales activités humanitaires d’Ennahdha, le parti du Cheikh Ghannouchi nourrit, depuis la fin des années 1990, le rêve secret de « revenir » sur la scène politique tunisienne avec ou sans Ben Ali. À ce propos, il faut noter que le parti islamiste, contrairement, par exemple, au Congrès pour la République de Moncef Marzouki qui défend l’idée d’une « rupture radicale » avec le pouvoir, n’a jamais rejeté le principe d’une légalisation en régime autoritaire, louant en cela les exemples turc et marocain, pays dans lesquels les islamistes légaux s’accommodent amplement de la persistance d’enclaves autoritaires : l’armée dans le cas du premier, le Makhzen dans le cas du second. On se rappelle, qu’en 2002, le Cheikh Ghannouchi avait même émis l’idée quelque peu saugrenue d’une présidence à vie (une sorte de monarchie présidentielle), coexistant avec un système pluraliste à l’échelon parlementaire. Trois ans plus tard, en dépit de la fin de non-recevoir que lui oppose le régime, le parti islamiste Ennadha ne paraît pas avoir rompu avec cette ligne de compromis. Au contraire, il a renforcé sa « démarche de dialogue » à l’égard des tenants du « système » et des différentes composantes de l’opposition. Ces islamistes sont d’un genre assez particulier. Défenseur de l’islam politique, certes, le Cheikh Rached Ghannouchi est devenu après son passage par l’action directe un fervent défenseur de l’ouverture. Power-sharing in a Muslim or a non-Muslim environment becomes a necessity in order to lay the foundation of the social order. This power-sharing may not necessarily be based on Islamic Shari'ah. However, it must be based on an important foundation of the Islamic government, namely shurah, or the authority of the ummah (community), so as to prevent the evils of dictatorship, foreign domination, or local anarchy. Such a process of power-sharing may also aim to achieve a national or a humanistic interest such as independence, development, social solidarity, civil liberties, human rights, political pluralism, independence of the judiciary, freedom of the press, or liberty for mosques and Islamic activities. 20 19 Vincent Geisser et Éric Gobe, (2007) Des fissures dans la "Maison Tunisie"? Le régime de Ben Ali face aux mobilisa3ons protestataires , L’Année du Maghreb 2005-‐2006, Paris, CNRS Edi3ons, p. 353-‐414. 20 Rached Ghannouchi The par3cipa3on of Islamics in a non-‐Islamics government in Azzam Tazzim (ed) Power-‐ Sharing Islam (London, Liberty for Muslim world publica3ons, 1993) pp 51-‐63 24 Les islamistes qui sont passé du Mouvement de la Tendance Islamiste (MTI) à Ennahdha (la renaissance) étaient aux origines, en Tunisie, un mouvement majoritairement composé d’intellectuels. C’est le mouvement politique qui a le plus souffert de la répression. Ce mouvement a compté dans ses rangs le plus grand nombre de prisonniers politiques. Et c’est également le mouvement/parti qui a cristallisé le plus de haine de la part des autres formations partisanes. Avant de poursuivre l’analyse en abordant le moment du départ de Ben Ali, il faut tout de même rappeler qu’il existe également un certain nombre de partis clientélistes qui servaient d’alibis au multipartisme de façade affiché par le système politique tunisien. Ces partis fonctionnaient comme des satellites du RCD, et leurs dirigeants étaient des proches des réseaux du pouvoir. Il convient également de toucher un mot de la centrale syndicale l’Union Générale des Travailleurs Tunisiens (UGTT). Il serait trop long de revenir sur l’historique de cette centrale syndicale et sur les conflits qui l’ont d’abord opposé à l’État tunisien avant que celui-ci n’arrive à la transformer en une antenne clientéliste de l’État. Il convient pour éclaircir la chose de dire que cette centrale syndicale est divisée entre ses instances régionales et sa direction centrale. La direction centrale était cooptée par le pouvoir et travaillait dans la même direction que lui, craignant tout autant que lui la contestation et le leadership des instances régionales. Cette division au cœur de la centrale syndicale explique la difficulté qu’ont eu les mouvements de contestation ouvriers à trouver un échos et à sortir de leur zone régionale où le pouvoir les contenaient pendant de longues années.21 Le départ de Ben Ali a provoqué une première division au sein des partis. Il y a eu d’un côté ceux qui ont accepté de rallier le gouvernement d’union nationale convoqué le 17 janvier 2011 par Mohamed Ghannouchi et dans lequel se trouvait 21 Camau, M. and V. Geisser (2003). Le syndrome autoritaire poli3que en Tunisie de Bourguiba à Ben Ali. Paris, Presses de Sciences po. p. 220 25 un grand nombre des ministres régaliens de Ben Ali. De l’autre côté, les autres, ceux qui ont refusé ce ralliement. Ce gouvernement d’union nationale a été le premier point de différenciation réelle entre ceux qui ont accepté de partager un semblant de pouvoir avec les ministres technocrates caciques du RCD et ceux qui ont continué d’appeler à la dissolution du RCD et à la création d’un gouvernement de transition dans lequel ne se trouverait aucune figure du pouvoir politique lié au parti-unique. Il faut tout de même préciser que ce gouvernement d’union nationale (qui dans son intitulé rappelait beaucoup le Pacte national) peut apparaitre aujourd’hui comme une tentative du RCD de se maintenir au pouvoir en faisant montre d’une ouverture de façade. Nous disons ouverture de façade car l’ensemble des ministères régaliens est resté entre les mains des hauts fonctionnaires d’État. La différence fondamentale résidait dans la question de savoir si le parti-état pouvait ou non influencer négativement leur implication politique dans l’administration du pays. Il y eut ceux qui pensait que la présence au pouvoir du parti-état ne pouvaient qu’empêcher une action politique conséquente et les autres. Cette différenciation entre les partis est une distinction majeure qui va diviser le paysage politique en deux. Du côté des partis qui ont rallié le gouvernement d’union nationale, nous trouvons le Parti Démocrate Progressiste de Nejib Ahmed Chebbi (mais dont la présidente est Maya Jribi) et le mouvement Ettajdid (très anciennement parti communiste) de Ahmed Brahim. Du côté de ceux qui ont refusé le ralliement et qui ont continué à réclamer la dissolution du RCD et le retrait de la scène politique des membres du RCD et des anciens ministres de Ben Ali, on trouve le CPR de Moncef Marzouki, le Parti Communiste Ouvrier Tunisien (PCOT) de Hamma Hammami. Le cas du Forum Démocratique pour le Travail et les Liberté (FDTL, Ettakatol en arabe, nom qui devient le plus utilisé à partir de mars 2011) de Mustapha Ben Jaafar est particulier. Dans un premier temps il rejoint le gouvernement d’union nationale, mais en démissionne le 26 lendemain pour rejoindre le mouvement de contestation. L’UGTT fait de même et retire les quatre membres qui ont accéder au gouvernement le lendemain de leur nomination. Ennahdha n’existe pas encore. Ce parti étant jusqu’au retour de son leader, le cheikh Rached Ghannouchi dans l’illégalité. Cette distinction se retrouvera tout au long de l’année et des combats politiques qui auront lieu. Elle continue de compter aujourd’hui sur un grand nombre de points. Le plus fondamental étant fait ou non de s’allier avec le parti islamique. Les partis qui ont accepté de collaborer avec le RCD ont refusé de s’allier avec Ennahdha. Ceux qui ont refusé la collaboration se sont allié avec Ennahdha. Au final la distinction proposée par Gobe et Geisser s’est trouvée justifiée. L’enjeu politique central pour ces partis aura été le maintien ou la remise en question radicale du système politique tunisien tel qu’il existait à l’instant T du départ de Ben Ali. La question est de comprendre ce que signifiait pour chacun d’eux un maintien ou une remise en question radicale. Pour essayer d’éclaircir ce point il est possible de partir de la question de la demande d’une assemblée constituante. Il y eut là aussi un clivage entre d’un côté les partis qui désiraient conserver la constitution tunisienne, mais en lui faisant subir un examen pour en retirer les éléments les plus liberticides. Et de l’autre côté les partis prônant un changement radical de la structure de l’État. Cette dispute résume l’essentiel de l’écart qui sépare ces deux conceptions du politique en Tunisie. D’une part il y a une vision qui considère que l’État Tunisien est une construction qui mérite d’être préservée et dont la tendance à l’autoritarisme n’était qu’une perversion commise par les hommes bien déterminés. D’autre part il a la lecture du système politique tunisien qui considère cet État comme devant être radicalement changé. Le problème de ces deux perspectives est que si d’un côté se trouve des partis politiques dont la tendance est plutôt modérées, les partisans d’un changement radical de l’État sont, eux, des partis ayant une vision radicale de la société. Pour le PCOT, la structure de l’État doit être foncièrement redistributive et pose les 27 fondations d’une société communiste, Ennahdha prône dans l’idéal un État fondé sur la loi coranique. Il ne s’agit là que des deux cas les plus extrêmes. Toute la question est de savoir s’il est possible que des visions politiques aussi éloignées les unes des autres sont capables de fonder un État viable. Pour arriver à cela il faut être capable de pratiquer l’exercice de la parole démocratique et du débat contradictoire. Or, nous l’avons vu, certains partis refusent dès le départ la possibilité de dialoguer avec un parti religieux. Le parti Ennahdha, par exemple, lors des cessions de la Haute instance pour la réalisation des objectifs de la révolution, de la réforme politique et de la transition démocratique (que nous nommerons pour la suite de ce travail l’instance supérieur de Ben Achour), lorsqu’il vit certains des amendements qu’il proposait refusés, se retirera de l’instance et ne s’y montra plus pendant quelque temps. L’absence de dialogue et la difficulté à proposer un discours commun était la caractéristique fondamentale qui faisait la faiblesse des partis d’opposition sous Ben Ali. La question qui se pose est de savoir si cette lacune pourra, lors de l’exercice du pouvoir, disparaitre. Maintenant que la légitimité a pu s’imposer par les urnes, les querelles d’égo et la crise de leadership sont-elles amenées à disparaitre, ou du moins à trouver une solution pratique ? Il est fort à craindre qu’elles ne se soient dissimulées derrière un ensemble de divisions que nous venons d’évoquer. Pourtant la nécessité de s’accorder pour écrire la Constitution d’un État demande de dépasser les querelles partisanes. Car ainsi que nous l’avons dit l’ancienne élite politique du RCD est en train de se consolider sous la nouvelle appellation de Destourien. Et cette élite politique a toujours été capable de proposer dialogue et accord pour la bonne raison que ces dialogues et accords étaient rédigés sur le ton du monologue. 28 Le pacte de sécurité ou quand la sécurité prend le pas sur la liberté Nous analyserons le secteur sécuritaire dans la partie de notre étude dédié au champ des acteurs politiques parce que le secteur sécuritaire s’est développé, dans le système politique tunisien, comme un acteur politique. Il est à noter que le secteur sécuritaire a, dès avant l’indépendance et les premiers pas de la République tunisienne, contracté des habitudes de travail peu démocratique. La police de l’État tunisien qui travaillait sous la tutelle et le protectorat français a eu une formation de type contre-insurrectionnelle pour contrer les indépendantistes et leur mouvement politique. Très tôt, donc, les pratiques de l’appareil sécuritaire du système politique tunisien étaient des pratiques où la politisation était l’objet de surveillance principal. Par ailleurs les techniques contre-insurrectionnelles sont connues pour être des techniques d’investigations, d’arrestations et d’interrogatoires qui laissent peu de place à la question du droit et de la légalité. On peut dire que la contre-insurrection est liée à l’état d’exception. Plus précisément : la contre-insurrection est au domaine de la sécurité ce que l’état d’exception est à la démocratie de droit, à savoir une suspension temporaire des règles conventionnelles afin d’obtenir un résultat de première priorité. Or lorsque les institutions dédiés à la sécurité d’un État, censément, de droit fonctionne dans une logique de la suspension permanente des droit, la corruption était dans l’oeuf. Par ailleurs, Bourguiba, dans son long règne autocratique a bien su recyclé cette police, cet appareil sécuritaire hérité du protectorat, pour le mettre à son service et maintenir sous une surveillance constante les faits et discours politiques qui pouvaient se développer sur le territoire. Le sort des opposants politiques d’alors n’était guère plus enviable que celui des opposants politiques à Ben Ali. Arrestations arbitraires, jugements sommaires et tortures diverses ont toujours été le lot de ceux qui se dressaient trop ouvertement contre la domination qu’imposait le système politique tunisien. Il est pertinent de rappeler que Ben Ali a débuté sa formation dans le secteur sécuritaire. Tout d’abord à l’armée, comme directeur de 29 la sécurité militaire, puis dans les services de renseignement. Ensuite il devint directeur de la sureté nationale, l’un des postes sécuritaires les plus élevés en Tunisie, avant d’être ministre de l’intérieur. A la veille du coup d’état de 1987, il devint premier ministre. Ceci peut expliquer l’importance que ce secteur a prise dans le système politique. Ben Ali, produit du renseignement, connaissait de près toute l’importance stratégique de ce secteur. Ce secteur est l’un des services de l’administration les plus opaques du pays. Aucun chiffre officiel n’a jamais été publié sur les effectifs réels du ministère de l’intérieur. M. Camau et V. Geisser écrivent à ce sujet : La rareté des informations disponibles sur les forces de sécurité (garde nationale, Brigades de l’ordre public et autres unités de police) rend particulièrement difficile une évaluation précise de l’évolution de leurs effectifs. (...) L’annuaire The Military Balance offre, en principe, une base sérieuse d’estimation mais pour les seules «forces paramilitaires» (garde nationale et brigade de l’ordre public). Celles-ci auraient crû de 14 % entre 1976 et 1987 et de 16,5 % entre 1987 et 2001. Le nombre de leurs agents auraient, en effet, évolué de 900 à 10 300 et à 12 000. Ces estimations, qui dénoteraient un rythme de croissance inférieur à celui de la population, s’avèrent peu fiables, compte tenu des bases de calcul fluctuantes des sources. Restent les évaluations avancées par l’opposition politique non officielle et qui portent sur l’ensemble des services de police. En 2000, le Conseil national pour les libertés en Tunisie (CNLT), association non reconnue par les autorités, avançait le nombre de 133 000 agents pour une population de 9 millions d’habitants, soit un ratio de 1/70 environs. Cette estimation (...) pose problème. Ainsi que le reconnaissent ses auteurs, elle ne repose sur aucune donnée budgétaire, nomenclature ou recension étayée. L’omniprésence policière, la répression, le harcèlement des opposants, la surveillance des communications ne peuvent que suggérer des effectifs considérables dès lors que l’état réel des forces de police est tenu secret. À ce titre, l’assertion du CNLT mérite considération. Elle est certes invérifiable mais elle participe d’une réalité observée, vécue et subie. En elle-même, elle témoigne d’une croissance de l’appareil policier qui, à défaut de quantification exacte, est ressentie comme spectaculaire. La politique du secret produit des effets de réel en ajoutant, par les supputations qu’elle entretient, au poids physique de la présence policière.22 22 Camau, M. and V. Geisser (2003). Le syndrome autoritaire poli3que en Tunisie de Bourguiba à Ben Ali. Paris, Presses de Sciences po. p.203 204 30 L’importance en lui-même de ce secteur ne signifie rien, ce qui compte c’est le fait que ce secteur ait vu une part relativement importante de ses forces attribuées spécifiquement à la surveillance et à la répression du monde politique. La police politique a été constituée dans le but de maintenir une surveillance serrée des opposants politiques et de pouvoir. Dans les cas où le pouvoir le jugeait nécessaire, elle pouvait réprimer dans la violence la plus brutale tout acte et parole politiques considérés comme au-delà de ce qui était autorisé et toléré. L’opposition politique a donc été pendant au moins toute la durée de la présidence de Ben Ali obligée de composer avec cette force de sécurité étatique qui la surveillait au quotidien et parfois la ruait de coups. Or les effectifs de cette force de sécurité politique ont toujours été tenus secrets. Le pouvoir tunisien a d’ailleurs souvent nié que cette force politique ait jamais existé. Les opposants étaient ainsi accusés d’inventer des mensonges destinés à calomnier l’État tunisien. Le fait que la parole politique des opposants ait été surveillée par une force dédiée à la question politique indique que dans le système politique tunisien la force sécuritaire détient une plus grande autorité que la force politique. Car si l’autorité politique était sûre d’elle-même, alors elle n’aurait pas besoin de se doubler de la force pour s’imposer en tant qu’autorité. Le problème majeur du système politique tunisien est là, sa faille devrait-on dire. Faille qui a d’ailleurs entrainé une spécialisation du système vers le sécuritaire, la preuve en est que de la figure autocratique de l’avocat, le système est passé à la figure autocratique du général. Car lorsque la force est l’unique maintien de l’autorité, alors la force réalise l’artifice que constitue cette autorité qui ne tient que par elle. Dès lors la force tend à se substituer à cette autorité en cessant d’être son maintien et en devenant l’objet de son propre maintien. La force, ainsi substituée à l’autorité, il ne reste plus que l’autorité de la force. C’est pourquoi ce système politique s’est retrouvé à tendre de plus en plus vers le sécuritaire et vers un sécuritaire sans cesse plus autonome, plus spécialiste et plus puissant par 31 rapport à l’autorité politique générale. Les ministres de l’intérieur et de la défense, s’ils n’étaient au départ que des civils, sont devenus au fil des années des hommes du secteur. Nous arrivons là à un point que Béatrice Hibou a parfaitement cerné. Le système politique tunisien a pu mettre en avant la figure autocratique de Ben Ali en tant que commandeur suprême, chef des chefs, mais il apparaissait à l’observateur attentif que cette figure n’était qu’un symbole. Aussi puissant qu’un homme peut être, il ne dirige jamais seul. La spécialité, la spécificité de Ben Ali en tant qu’homme politique, c’était sa science de l’information. Ainsi que nous venons de le dire, il était un homme du secteur sécuritaire. On peut contenir, surveiller, arrêter avec le pouvoir sécuritaire, mais on ne peut que difficilement s’en tenir à lui pour faire avancer et pour gouverner un État moderne et une administration complexe qui régit la vie de 10 millions d’hommes. C’est là où le RCD, partiunique métamorphe qui survit en changeant d’apparence, partie intégrante du système politique tunisien, entre en jeu et où les hommes politiques qui composent ce parti agissent. L’essentiel tient dans cette proposition : le pouvoir réel est partagé, mais le pouvoir symbolique ne l’est pas. Or pour que ce système puisse pouvoir continuer à fonctionner il ne doit laisser la place à aucun espace. Il doit emmailler au plus près le territoire comme la pensée, pour pouvoir savoir toujours qui fait quoi, qui pense quoi. Dans une partie de sa conclusion intitulée L’hypothèse de l’État tunisien comme «État de police», Béatrice Hibou écrit : Il m’a semblé que le concept d´État de police était utile à une meilleure compréhension du fonctionnement de l’État tunisien parce qu’elle permettait de dépasser le mythe du Chef ainsi que l’image de l’extériorité de l’État par rapport à la société. (...) Ce qui intéresse l’État de police, «c’est ce que font les hommes, c’est leur activité, c’est leur «occupation». L’objectif de la police, c’est donc le contrôle et la prise en charge de l’activité des hommes en tant que cette 32 activité peut constituer un élément différentiel dans le développement des forces de l’État».23 Le secteur sécuritaire est donc cette spécialisation du pouvoir comprise dans le système politique tunisien comme le contrôle du territoire et du champ politique. N’était toléré que la spécialisation du pouvoir spécifiquement politique de ce système qui est le RCD, ou plutôt, le parti-état. Tout le reste du champ politique en tant qu’il est contestataire, oppositionnel, c’est-à-dire qu’il menace la survie de l’ensemble «système politique tunisien» est à tenir sous surveillance et à redresser. Il faut bien saisir que nous envisageons là ce système politique sous l’angle du pouvoir, c’est-à-dire sous l’angle duquel lui-même se regarde. Nous ne pensons pas que cette conception du pouvoir soit l’explication pour laquelle le pouvoir se maintient stable. C’est-à-dire que nous restons convaincu que ces arguments de stabilité (contrôle et surveillance) joue sur une certaine part de soumission à l’ordre politique, mais qu’ils entrainent un replis de la politisation vers d’autres domaines. Ce qui signifie qu’il est entendu que ceux qui souhaitent maintenir la politisation dans sa définition traditionnelle (parti, contestation purement politique) se retrouvent sous l’observation et la sanction directe du pouvoir, mais que ce pouvoir ne peut pas tenir exclusivement par cet appareil de surveillance. Le départ de Ben Ali ne prouve ou n’infirme malheureusement aucune de ces hypothèses car les origines de ce départ sont à ce jour une zone d’ombre qui mettra probablement de très longues années à se dissiper, si elle se dissipe jamais. Mais la contestation globale qui a mené à son départ peut être considérée comme une preuve de la théorie que nous émettons et émettions dans notre travail de 2010, à savoir que la stabilité politique tunisienne et l’incroyable longévité de la présidence de Ben Ali s’expliquait par une non-volonté de 23 Hibou, B. (2006). La force de l'obéissance économie poli3que de la répression en Tunisie. Paris, Éd. la Découverte P.342 343 33 changement politique plus que par une technique du pouvoir particulièrement efficace. Quoi qu’il en soit, cessons cette digression et revenons à la question du secteur sécuritaire dans l’après Ben Ali. Les institutions de l’appareil sécuritaire n’ont pas eu le même destin. L’armée tunisienne, qui était sous Ben Ali, rappelons-le, le parent pauvre de l’appareil sécuritaire tunisien et, ce, par volonté politique délibérée de la maintenir sous tutelle directe du pouvoir, est une armée principalement constituée de conscrits. Ben Ali qui se méfiait d’elle l’a laissé en retrait durant les troubles de l’hiver 2010-2011 qui ont mené à son départ24 . Il a préféré se reposer sur ses hommes et le ministère qu’il a contribué à perfectionner : le ministère de l’intérieur. Celui-ci fut donc la cible dès après le départ de Ben Ali de l’ensemble de la population. La première des exigences fut de dissoudre la police politique et d’ouvrir ses archives. Cette exigence venait bien évidemment des anciens opposants politiques. Le problème qui se posa et l’argument qui fut répliqué dans les premiers temps était qu’il est impossible de dissoudre quelque chose qui n’existe pas. Toutefois après l’arrivée de Farhat Rajhi au ministère de l’intérieur, l’annonce fut faite que cette police politique était dissoute. Le problème demeure et demeurera longtemps de savoir ce qu’il en a été. Nous ne saurons jamais quels étaient ses effectifs et ce que sont devenues ses archives. Des chiffres ont été avancés qui disent 200, d’autres 2000 employés. Ce que ce cas illustre c’est que le ministère de l’intérieur n’a pas entamé de politique de changement suite au départ de Ben Ali. Un ministre de tutelle provenant d’un autre secteur ne s’est pas 24 Notons que contrairement à la rumeur et aux 3tres des médias fondés sur ce_e rumeur, l’armée n’a jamais refusé l’ordre de 3rer sur la foule. Ce_e rumeur avait été propagée sur internet par un ac3viste Yassine Ayari dans le but de semer le trouble dans la chaine de commandement et incité les militaires à rejoindre la révolte. La rumeur a aussitôt été relayé par Nawaat, site d’informa3on en ligne qui était censuré en Tunisie et qui était l’une des sources d’informa3ons les plus crédibles quant aux évènements pendant qu’ils se déroulaient. L’ordre n’a en fait jamais été donné par Ben Ali de 3rer sur la foule. 34 fait entendre et a même été pris d’assaut dans son propre bureau. Mais cela est logique car ainsi que l’écrivaient Camau et Geisser : L’appareil (sécuritaire) a crû en efficacité. Cette professionnalisation est synonyme d’autonomie dans la mesure où les services policiers se sont émancipés des contraintes juridiques. À l’instar des pratiques constatées et dénoncées dans les pays du «socialisme réel» d’Europe centrale et orientale, ils fonctionnent de manière parallèle aux autres organes d’État. Ils doublent en quelque sorte l’État policé formé de ses ministres et fonctionnaires de droit commun.25 Cette institution n’aura répondu positivement à aucune des exigences de la population, des partis de l’opposition et des anciennes figures de l’opposition, sur aucun des dossiers soulevé. De l’exigence de la réforme des agents de sécurité incriminés dans les violences à l’encontre des opposants, à la remise à la justice des tortionnaires, en passant par la nécessité de revoir intégralement la formation des agents de sécurité, la publicité sur les effectifs du ministère et la transparence quant aux innombrables victimes de celui-ci dans le passé : rien n’aura été obtenu. Il n’y eut d’ailleurs pendant longtemps aucun changement de traitement de la part des forces de sécurité quant aux manifestations pacifiques. La seule chose qui a été obtenu, en fait, c’est d’accepter qu’une commission analyse les réformes à apporter au secteur de la communication de ce ministère. Le rapport est d’ailleurs consternant en ce qu’il semble donner des leçons de novlangue aux responsables du ministère. Les nombreuses exigences (que nous avons rappelé) ont donné lieu, à chaque fois qu’elles étaient mentionnées (dans les médias ou scandées dans des manifestations ou alors quand il y avait une pression d’un type ou d’un autre exercée afin que les hauts fonctionnaires responsables du ministère cèdent sur un point) à des débordements sécuritaires que l’on ne peut considérer que comme 25 Camau, M. and V. Geisser (2003). Le syndrome autoritaire poli3que en Tunisie de Bourguiba à Ben Ali. Paris, Presses de Sciences p. 205 35 étant du fait volontaire des responsables : incendie de pénitencier, évasion générales de prisons. Par ailleurs les procédés de surveillance et d’intimidation à l’encontre des individus qui se politisent contre ce ministère sont toujours d’actualité. Les téléphones sont toujours sous surveillance et il se pratique des filatures plus ou moins discrètes dans le but d’intimider. Ainsi que nous l’avons montré ce secteur est l’un des piliers du système politique tunisien. Par ailleurs il est le pilier qui possède la force, la légitimité d’user de la force, même quand celle-ci est illégitime. Rien ne l’a ébranlé et aucune action politique ne l’a obligé en rien, au contraire, les évènements de l’année 2011 n’auront compté que des victoires pour lui. Ce ministère et les hauts fonctionnaires qui le dirigent au-dessus de la loi et de la réalité politique ont même imposé aux gagnants des élections de placer Habib Essid (homme du sérail et ancien ministre de l’intérieur sous Ben Ali) en tant que conseiller spécial aux questions sécuritaires de Hammadi Jebali (le premier ministre du parti Ennahdha). Rappelons, pour finir, l’affaire Laarayedh/Ladjimi qui eut lieu en février 2012. Moncef Ladjimi est un responsable du ministère de l’intérieur accusé d’avoir donné l’ordre de tirer pour tuer pendant la révolte de l’hiver 2010-2011. Ali Laarayedh est le ministre de l’intérieur du parti Ennahdha. C’est un ancien opposant, prisonnier politique sur lequel la police politique a un dossier très complet. Ce dossier comprend entre autre une vidéo de lui supposée tournée en prison et dans laquelle on le voit entretenir des relations sexuelles avec son codétenu. Au début du mois de février Amnesty International émis un rapport sur le cas de Moncef Ladjimi, alors qu’un nombre très important de témoignages et de preuves s'amoncelaient à l’encontre de cet homme, il avait été promus général des forces d’interventions après le 14 janvier 2011. Il était toujours en fonction et occupait un poste prestigieux au sein du ministère de l’intérieur. Le rapport d’Amnesty interpelait le gouvernement tunisien élu à intervenir pour ouvrir une 36 enquête. Or alors que circulait l’information selon laquelle le ministre de l’intérieur avait ouvert une enquête et que Moncef Ladjimi allait être convoqué au tribunal, la vidéo de Ali Laarayedh fut rendu publique sur internet. Le procès n’eut jamais lieu et le ministre de l’intérieur resta silencieux sur l’affaire. Nous pensons pouvoir affirmer qu’il s’agissait là d’une manipulation orchestrée par les hauts fonctionnaires du ministère de l’intérieur dans le but de détourner l’attention médiatique et ainsi de couvrir Ladjimi. Cette affaire illustre parfaitement la supériorité dans le champ du politique que possède une institution censément hors politique, mais qui se situait au-dessus du politique. Le secteur sécuritaire est la pierre de touche du système politique tunisien, il est ce qui fera échec à la moindre possibilité de changement politique tant que la classe politique restera la même, tant que le champ politique restera occupé par ce qu’était l’opposition à ce système politique. Pour la simple raison que le secteur sécuritaire, l’institution sécuritaire était une institution chargée de surveiller et de maintenir sous son contrôle cette opposition, cet espace politique indésirable. C’est à dire que le secteur sécuritaire possède sur chacun des hommes politiques des dossiers qui réduisent à néant son pouvoir d’action. Dès lors comment imaginer que cette ancienne opposition ayant accédé à un semblant de pouvoir puisse prendre l’ascendant sur cette institution ? Pour cela il faudrait la création d’une institution sécuritaire parallèle, mais comment imaginer deux ministères de l’intérieur sur un seul territoire ? 37 Du silence obligatoire à la parole qui s’apprivoise, une liberté conditionnelle À censure systémique, liberté épidémique ? ! Ainsi que nous le disions en introduction de ce travail, les indicateurs de l’ONG Reporter sans frontière de la Tunisie, pour l’année en 2008, classent ce pays 143ème sur 173 avec un score de 48,10. Le commentaire de l’ONG qui accompagne ce score qualifie le pays d’«enfer immobile» pour les libertés de la presse : Dans la Tunisie de Zine el-Abidine Ben Ali (143e), la Libye de Mouammar Kadhafi (160e), le Bélarus d’Alexandre Loukachenko (154e), la Syrie de Bachar el-Assad (159e) ou la Guinée équatoriale de Teodoro Obiang Nguema (156e), l’omniprésence du portrait du chef de l’Etat dans les rues et à la une des journaux devrait suffire à convaincre les sceptiques sur l’absence de liberté de la presse. En 2010, la Tunisie perd 21 places et se retrouve 164ème sur 172 avec un indice de liberté de la presse de 72,50 sur 105,00.26 La liberté de la presse était donc très relative et le contrôle des journalistes très important. Donatella Rovera, responsable au Secrétariat International d’Amnesty International de 1990 à 2000, dit, dans un entretien publié dans La Tunisie de Ben Ali, la société contre le régime que : Depuis le début des années 90, le régime tunisien a déployé des moyens et des efforts considérables afin de monopoliser le discours des droits de l’Homme, tout en violant systématiquement ces droits et en réprimant ceux qui les défendent. Il a mené une double politique consistant à développer une propagande agressive afin de propager l’image d’un gouvernement respectueux des droits humains et des libertés, tout en mettant en place des 26 Les indices publiés par Reporters sans fron1ères sont calculés selon la méthode disponible ici : h_p:// fr.rsf.org/IMG/pdf/note_methodo.pdf en fonc3on des critères disponibles là : h_p://fr.rsf.org/IMG/pdf/ cm_ques3onnaire_2010_fr.pdf et du barème disponible là : h_p://fr.rsf.org/IMG/pdf/bareme.pdf 38 mécanismes sophistiqués pour bâillonner les véritables défenseurs de ces droits.27 Il s’agissait donc d’agir dans deux sens différents. D’une part maintenir un discours d’ouverture qui défendait avec véhémence les droits de l’homme et d’autre part agir politiquement à l’encontre de ceux qui s’opposaient au pouvoir, ou à tout le moins revendiquaient la possibilité d’être ceux qui défendent les droits de l’homme. Nous retrouvons là le paradigme que nous esquissions lorsque nous décrivions le champ politique du système politique tunisien. L’enjeu majeur et fondamental qui opposait le pouvoir à ses détracteurs était le discours politique en lui-même. Il était inconcevable pour le pouvoir de ne pas être le propriétaire légitime du discours politique des droits de l’homme. Il contestait par l’action violente la possibilité même de s’accaparer le discours qui dans sa conception du pouvoir lui revenait de droit. Car qu’un autre que lui dise le droit humain revenait à dire que lui n’en n’était pas l’incarnation. Or dire cela revenait à remettre en cause son autorité et surtout sa légitimité. La suite de l’entretien est d’ailleurs éclairante à ce propos : Dans le cadre de cette stratégie d’image de marque, une pléthore de commissions et de comités a été créée. Des unités de droits de l’Homme ont été établies dans les ministères, les ambassades, afin d’améliorer l’image du régime, mais pas par ses pratiques. Théoriquement, cette bureaucratie officielle des droits de l’Homme est censée enquêter et dénoncer les violations commises par les services de sécurité, mais dans les faits l’essentiel de sa tâche a consisté à rejeter les critiques et à dissimuler les abus. En réponse aux accusations de violations émises par des ONG, médias, comités onusiens, gouvernements étrangers ou autres, les autorités tunisiennes ont souvent eu recours à des informations fausses ou inexactes, visant à présenter leurs victimes comme des extrémistes, des terroristes ou des criminels de droit commun.28 Ainsi donc le système politique tunisien développait un ensemble de groupes administratifs sous sa dépendance et destinés à prouver qu’il était, d’une part 27 p.153 28 p.153 39 irréprochable quant aux accusations que l’on proférait à son encontre, et d’autre part totalement attaché à la défense des droits de l’Homme. Nous retrouvons là une caractéristique essentielle de ce que l’on appelait avec Béatrice Hibou le « monde fictif ». Le système politique tunisien tendait par le discours et les actions politiques à la création d’un monde parallèle. Ce dernier recouvrait l’ensemble de la réalité et de l’expérience sensible d’un individu qui naissant en son sein. La logique de ce monde fictif était : «puisque les partenaires économiques internationaux sont sensibles à la question des droits de l’Homme, alors nous allons créer des institutions qui statueront sur les droits de l’Homme tels qu’ils sont pratiqués en Tunisie». Or les critiques commencent à être émises lorsque des individus politisés entrent en conflit avec cette vision purement étatiste des droits de l’Homme. Les critiques se redoublent, ensuite, lorsque le système politique tunisien y réponds par la violence ; la violence d’un système qui cherche à préserver son monopole sur la question des droits fondamentaux. Ce monopole a l’avantage de permettre une interprétation pour le moins orientée du contenu de ces droits et de présenter partout cette interprétation comme vérité. Ces « droits de l’Homme » ainsi qu’ils furent conçus sont une coquille vide. Ils doivent correspondre à la réalité du citoyen tunisien tel qu’il est conçu par l’État tunisien technocrate. Au fond, l’image de l’individu assistant à une réunion RCDiste suffit à l’État, peu lui importe de savoir si cet individu n’assiste à cette réunion que pour les avantages que le RCD lui prodiguera plus tard. Ce que nous avançons peut paraitre quelque peu étrange, mais au fond, si nous lisons avec attention et sans le prisme droit-de-l’hommiste la suite de l’entretien, c’est ce qui peut expliquer ce qui apparait comme un autisme de l’État. Les autorités tunisiennes ont également cherché à détourner le débat des violations systématiques des droits civils et politiques en mettant en avant les acquis de la Tunisie dans le domaine social et économique. À toute question concernant la détention arbitraire, la torture, les morts en garde-à-vue et les procès inéquitables, les autorités répondent par l’énoncé d’un catalogue de développements positifs tels que l’électricité et l’eau courante installées en zone 40 rurale, la baisse de la mortalité infantile, le nombre croissant de Tunisiens possédants maison et voiture, ou les droits de la femme.29 Selon la conception de ce système politique la réponse aux violations des droits civils se trouve être dans les indices de développement. Cela ne doit pas être considéré comme un argument ab absurdum trop rapidement. Car ce serait ne pas essayer de comprendre la logique qui est au principe de ce système. Il y a une logique de gouvernance derrière ce système politique. Il apparait d’ailleurs qu’en fait cette réponse soit une réponse qui vise à déconsidérer l’argument qu’on lui oppose et à le rejeter comme un argument ab absurdum. La question du droit civil d’une minorité d’individus peut-elle contrebalancer les indices de développement mis au service d’une majorité d’individus ? Au fond l’argument de ce système politique était là et l’origine de sa stabilité et de sa longévité était probablement ici aussi. Car la vérité fondamentale de ce système politique était justement que n’était censuré, par lui, que ceux qui étaient politisés. Or n’étaient politisés que ceux qui refusaient et s’opposaient à la logique de ce système. Les autres intégraient la logique de ce système politique, en jouaient. Et quelle était donc la raison qui faisait que ceux-là ne souhaitaient pas s’intégrer dans ce système, y trouver leur place, en jouer, au pire, sinon qu’ils devaient être séditieux ? Donc, au fond, seuls les séditieux étaient censurés et souffraient de l’absence de ces libertés civiles. Ce qui frappe dans l’analyse des systèmes autoritaires c’est la propension du quidam à appliquer la volonté d’une autorité extérieure à lui à l’encontre d’un individu semblable à lui. Mais cette propension à appliquer la volonté d’une autorité extérieure à soi s’explique probablement par le fait que cet individu sur lequel s’exerce la volonté de l’autorité n’est pas reconnu par semblable à soi par la conscience qui obéit aux ordres pour la simple raison 29 Lamloum, O. and B. Ravenel (2002). La Tunisie de Ben Ali la société contre le régime. Paris Budapest Torino, l'Harma_an. Lamloum, O. and B. Ravenel (2002). La Tunisie de Ben Ali la société contre le régime. Paris Budapest Torino, l'Harma_an. p.154 41 que l’autre semble responsable de sa situation. «Il connaissait les règles, il savait ce qu’il encourrait, c’est de sa faute.» ! Revenons plus spécifiquement à la question de la liberté de la presse et de la liberté d’expression qui était bien évidemment contenue dans les réflexions sur les droits de l’Homme et sur les droits civils, mais sur laquelle Reporters sans frontières a réuni et publié des documents dans un livre intitulé Tunisie, Le livre noir. Les médias tunisiens ont continué de faire l’objet d’un contrôle étroit, malgré les appels répétés des autorités à plus d’audace. Dans une interview publiée le 11 mai 2001 dans la presse tunisienne, le président Ben Ali exhortait les journalistes à «[écrire] sur tous les sujets [qu’ils voudraient] ; il n’y a pas de tabou, en dehors de ceux que prévoit la loi et que détermine l’éthique de la profession journalistique». Le parlement a adopté des révisions au code de la presse qui suppriment le nombre de délits de presse passibles de prisons. Malgré ces mesures opportunes, seuls quelques magazines à faible tirage se sont risqués à émettre des critiques prudentes. Les quotidiens privés ne se sont guère démarqués de la presse officielle, à cette différence près qu’ils ont dénigré avec plus de virulence encore les détracteurs du régime. Les publications plus audacieuses ont été soit interdites, soit confisquées. Plusieurs éditions d’Al Maoukif (la plateforme), organe du Rassemblement socialiste progressiste, petit parti légal, ont été saisies à l’imprimerie. Les autorités ont refusé d’accorder au journaliste de gauche Jalel Zoghlami une autorisation légale pour lancer le journal Kaws el Karama (l’arc de la dignité). Passant outre cet empêchement, M. Zoghlami a tout de même décidé de faire paraître son journal, ce qui lui a valu d’être agressé le 3 février en plein centre de Tunis par des hommes armés de barre de fer, présumés appartenir à la police. Puis, le 6 février, il a de nouveau été agressé avec plusieurs de ses amis devant son domicile de Tunis par des policiers en civil. La diffusion des éditions de journaux étrangers comportant des articles critiques à l’égard du régime tunisien a été interdite. Les lecteurs tunisiens n’ont ainsi pas pu se procurer le numéro du 6 avril du quotidien français Le Monde, qui publiait un entretien avec le nouveau ministre des Droit de l’homme, Slaheddine Maâoui, prônant un nouvel esprit d’ouverture et de réforme. La radio et la télévision publiques tunisiennes, contrôlées par l’État, se sont abstenues de tout commentaire négatif sur la politique gouvernementale, mis à part quelques critiques modérées entendues dans certaines émissions polémiques. Le 17 juillet, la télévision officielle a diffusé un débat exceptionnel 42 sur la démocratie, au cours duquel l’opposant Ismaïl Boulahia a appelé à une plus grande indépendance de la justice.30 Ce passage a le mérite d’illustrer par des faits très concrets ce que signifiait la censure de la presse et l’absence de la liberté d’expression. On le voit, cela consiste avant tout à s’exposer à la saisie des publications censurées et, dans les cas où l’acte est un acte de rébellion manifeste à l’encontre du pouvoir, à de la violence institutionnelle. La censure est donc autant censure effective par l’action politique violente (à l’aide du secteur sécuritaire considéré plus haut) qu’autocensure. Par ailleurs une parenthèse sur la question des responsables de la radio et de la télévision publique. Ceux-là, ainsi qu’une grande majorité de ceux qui y travaillent, devaient pour arriver à ces degrés de responsabilité faire partie du RCD. Et s’il est vrai que parfois certains y adhéraient, la mort dans l’âme pour ne pas se retrouver au ban de leur profession, on n’accordait que rarement des promotions et des postes à hautes responsabilités à ceux qui étaient dans cette situation. Ainsi l’autocensure s’explique aisément par le fait que si le directeur général d’un média est connu par ses employés comme étant dans la logique du parti, s’exposer à critiquer revient à s’exposer à la sanction professionnelle immédiate. ! Le départ de Ben Ali a-t-il changé quelque chose à cet état de fait ? Il faut répondre positivement à cette question. Ce changement a commencé la veille de son départ. Dans sa dernière allocution télévisuelle, Ben Ali annonce la levée de la censure sur l’internet qui devient effective dans l’instant. En ce qui concerne les médias plus traditionnels il faut attendre le départ de Ben Ali pour que commence réellement à se faire entendre le son de la liberté. Les premiers signes se manifestent d’abord à l’oreille sur les ondes radiophoniques, puis à la télévision. Les journaux télévisés, eux, proposent des micros-trottoirs. Les médias hertziens 30 Perrault, G. and R. s. fron3ères (2002). Tunisie, le livre noir préf. de Gilles Perrault. Paris, Éd. la Découverte. Perrault, G. and R. s. fron3ères (2002). Tunisie, le livre noir préf. de Gilles Perrault. Paris, Éd. la Découverte. p. 142 43 font montre de s’ouvrir à la population. La presse écrite, elle, ouvre ses colonnes à ceux qui hier encore étaient banni et proscrit. Le premier symbole est la disparition de la une de la Presse du portrait présidentiel. Les premières émanations de la liberté d’expression sont un afflux permanent de voix de la rue. Les émissions radiophoniques ont ouvert leurs ondes aux appels téléphoniques et c’est à longueur de journée des appels pour faire la critique permanente du président en fuite. Ben Ali est soudainement accablé de milles piques. Lui qui la veille encore était encensé par l’ensemble du pays, le voici désormais se retrouvant incarner ouvertement le mal absolu. Quand on rappelle ce que l’on a dit sur le RCD et si l’on rappelle que le parti comptait un peu plus de deux millions d’adhérents, il n’est pas farfelu d’imaginer que ce procédé ait été calculé pour éviter de parler de sujets plus fâcheux et plus risqués pour ceux qui possèdent encore le pouvoir et cherchent à le garder. Il est possible d’émettre la théorie selon laquelle le RCD a fait croire à la population tunisienne que l’ensemble des maux politiques qu’elle a connu étaient de la seule responsabilité de Ben Ali et de sa famille. ! Il n’y a plus de censure quant aux articles de presse, les gens peuvent publier ce qu’ils veulent, les gens peuvent imprimer ce qu’ils souhaitent, les gens peuvent dire ce qui leur passe par la tête. Mais cela ne signifie pas que la surveillance est relâchée. Pour preuve une émission radiophonique diffusée en direct sur la chaine nationale Radio Tunis Chaine Internationale où le propos était, justement, les médias et la liberté dans l’après Ben Ali. Cette émission aborda des problématiques de sociologie politique et de philosophie politique. Elle fit également une mise au point sur un certain nombre de questionnements politiques plus profonds. Elle porta enfin sur le malaise quant aux médias, pointant la superficialité de leur libéralisation sur un ton très cru et avec un registre linguistique encore jamais entendu sur une chaine nationale tunisienne. Le lendemain l’animatrice et productrice appris que les techniciens de la radio avaient reçu un appel téléphonique pour exiger l’envoi une copie de l’émission au 44 ministère de l’intérieur. Par ailleurs une réflexion fut faite par l’un des supérieurs hiérarchiques de cette animatrice quant à l’emploi abusif de certains termes critiques comme celui de «stalinien» pour caractériser le système de communication mis en place par le système politique tunisien. Ces termes, disaiton, étaient déplacés. Dans le même ordre de choses, une jeune journaliste qui animait jusqu’à récemment une émission de radio sur une chaine privée s’est retrouvée de nombreuses fois en opposition directe avec sa direction. Cette dernière lui interdisait clairement de traiter de certains sujets politiques concernant le système lui-même. Notons, pour finir d’illustrer ce que l’on essaye d’avancer, que durant la période des sit-in devant le siège du premier ministère, il y eut une campagne médiatique extrêmement violente destinée à enlever tout crédit aux revendications de ces sit-in, ainsi qu’au mouvement plus général qui portait ce genre d’actions. La campagne était axée autour du discours sur les sauvages qui envahissaient la capital pour la saccager. Les images montrées étaient celles d’actes de vandalisme qui n’avaient rien à voir avec le mouvement de protestation pacifique. Or ces sit-in avaient pour but de destituer le gouvernement rcdiste et d’instaurer un gouvernement révolutionnaire. La campagne médiatique a été orchestrée de manière à légitimer un assaut des forces de police qui eut lieu et qui obtint l’assentiment d’une grande partie de la population. Les images montrées après l’assaut étaient filmées du côté des forces de sécurité qui montraient la drogue qu’elles avaient soi-disant retrouvé sur place. Il est à noter que je me suis trouvé sur cette place pendant de nombreux jours et que je n’ai jamais assisté à aucune scène de vandalisme ni à aucune scène impliquant de la drogue. Le mouvement était un mouvement dont les membres avaient une culture et une lucidité politique très critique et très pointue mais sans qu’ils ne se revendiquent d’aucun parti politique ce mouvement était complètement pacifique. ! De ce que nous venons de dire, que peut-on tirer comme analyse permettant de comprendre un peu mieux le système politique tunisien ? Nous affirmons que 45 là aussi ce qui apparaissait comme un système reposant sur la censure était un système qui reposait plus sur l’autocensure. Par ailleurs l’absence de liberté d’expression n’était qu’une absence de liberté d’expression politique et celle-là, si elle a été acquise, n’empêche pas la surveillance active de la part des services de sécurité. La censure est donc devenue plus insidieuse, elle n’est plus à proprement parlé brutale. Elle n’attaque pas de front les sujets à censurer, mais elle noie les sujets importants dans des choses superficielles. Semblant donner la parole, elle retire l’intérêt. Finissons avec une réflexion de Riadh Ferjani, sociologue, chercheur en science de l’information et de la télécommunication à l’université de la Manouba, sur le Journal Télévisé de 20h de la chaine nationale, le 25 mai 2011 : Aujourd'hui le discours a changé, mais les mécanismes de la propagande demeurent. C'est toujours le récit qui prime sur l'information. On privilégie le traitement unilatéral, le point de vue unique, et on retrouve une voix officielle au détriment d'un compte rendu objectif et pluriel. En cela le JT est en rupture avec les attentes des Tunisiens dans leur diversité. La parole alternative pose encore problème. Si les plateaux télévisés s'ouvrent peu à peu aux anciens opposants, la manière de passer en plan large ou de 3/4, d'incruster des éléments textuels à l'écran, de faire défiler des newsbars au moment où le propos se fait trop dérangeant trahi ce malaise. On donne la parole mais la façon de la donner n'est pas anodine. Le discours dissident, auquel on opposait hier l'argument de la non-objectivité, peut être tué par la façon de le filmer.31 31 h_p://www.telerama.fr/monde/au-‐jt-‐tunisien-‐la-‐propagande-‐fait-‐de-‐la-‐resistance,69135.php 46 Les dessous des médias et la collusion d’intérêt comme risque d’étouffement. ! Notre analyse arrive à un tournant. Effectivement à partir de maintenant nous abordons une zone d’étude relativement désertique, un champ qui n’a été que peu étudié et analysé : La question de l’économie des médias en Tunisie. La raison principale en est que cette question se confondait jusque-là avec la pratique népotique du pouvoir. Effectivement l’ensemble des médias privés était la propriété exclusive d’individus proche du système politique tunisien. Qu’il s’agisse de la famille proche du président ou de personnalités proche du pouvoir : - La fille du président, Cyrine Ben Ali Mabrouk, était la propriétaire de Shem’s FM - Son gendre Sakher El-Materi le propriétaire de radio Zitouna - Son beau-frère détient 13 % du capital de Mosaïque FM, le reste appartenant à Nouredine Boutar, homme proche du RCD - Larbi Nasra, propriétaire de Hannibal TV, l’une des deux chaines télévisées privées du paysage audio-visuel tunisien, était un ami intime de Ben Ali - Nessma, la deuxième chaine privée dont deux des actionnaires principaux sont : - Nabil Karoui, partenaire par ailleurs dans le cabinet de communication Karoui et Karoui qui a eu en charge les campagnes de communication de grandes sociétés nationales - et Tarek Ben Ammar, propriétaire d’une maison de production cinématographique internationale et neveu de l’ancienne présidente Wassila Ben Ammar, épouse Bourguiba. Dès lors critiquer le système économique tunisien signifiait englober dans la critique la pratique économique de la sphère médiatique. De même l’autre versant à partir duquel a été attaquée cette sphère était le versant de la liberté d’expression. La question des médias nationaux a été abordée précédemment et nous avons déjà expliqué que leurs gestionnaires ne pouvaient être que des rcdistes, donc des hommes du système politique. 47 Par ailleurs le fonctionnement de la sphère médiatique impliquait la nécessité d’une cooptation par l’un des grands groupes existant pour réussir à exister. Une maison de production ne pouvait espérer réussir à s’imposer si elle n’était pas, au sens premier du terme, un client de son employeur potentiel. N’étaient choisis pour travailler avec les médias que ceux qui avaient d’une manière ou d’une autre un lien avec les propriétaires des médias, avec la famille présidentielle, avec le RCD ou, dans certains cas assez rares, une compétence reconnue et nécessaire et/ou une place telle qu’ils étaient incontournables. Le cas le plus probant qui illustre cette manière de fonctionner est le cas de Cactus Production. Fondé par Sami Fehri et Belhassen Trabelsi, cette maison de production audiovisuelle avait développé une relation symbiotique avec la chaine nationale. Profitant des avantages que lui apportaient la présence du beau-frère du président, elle se permettait de traiter avec la chaine de la même manière autoritaire que la chaine traitait avec les maisons de productions privées, reproduisant à son avantage le rapport de pouvoir et de domination qui plaçait d’ordinaire les sociétés de production au service de la chaine nationale. Ainsi l’affaire constitue une véritable mine d’or pour la société de production alors que la chaine de télévision se trouve ruinée. Dans des contrats ordinaires pour ce genre de partenariat la chaine de télévision ne garde pas seulement ses revenus publicitaires mais oblige la société productrice de l’émission de lui apporter un taux d’au moins dix pour cent d’annonces publicitaires supplémentaires. 32 Par ailleurs cette société de production entra en guerre ouverte avec la chaine Hannibal TV. Le but était bien évidemment d’accroitre les profits économiques, car, il ne faut pas s’y tromper, l’argent est le motif de presque toutes les actions dans le système politique tunisien, la course à l’argent, qu’il provienne de la rentre 32 h_p://nawaat.org/portail/2009/02/10/lhistoire-‐de-‐cactus-‐prod-‐ou-‐la-‐priva3sa3on-‐deguisee-‐de-‐notre-‐ television-‐na3onale/ 48 étatique ou qu’il soit obtenu grâce à son rapport de proximité à l’État. Pour l’ensemble de ces acteurs, ce secteur n’est considéré qu’en tant que source de revenu financier. L’objectif est de rapporter de l’argent. Ce n’est pas pour rien que Nessma est fondée par un communicant qui possède une agence publicitaire avec des contrats de sociétés nationales importantes. L’autre chaine privée est fondée par un homme d’affaire dont l’origine de la fortune reste un mystère. L’objectif de ces groupes médiatiques et proches du secteur médiatique d’une manière plus générale, n’est pas d’informer, de cultiver ou de renseigner, cela on s’en doutait, mais il ne s’agit pas non plus de faire de la propagande progouvernementale excessive. Non, il s’agit simplement de divertir au sens fort et de vendre des espaces publicitaires. Le système politique tunisien ne se fonde donc pas particulièrement sur un discours propagandiste excessif. Il est certain que les brèves d’actualité font l’apologie du chef de l’État et de l’action gouvernementale, mais si cette figure est présentée chaque jour accomplissant une action forte, cela ne dépasse pas le cadre du journal d’information. Le reste des programmes n’est qu’en de rares occasions (évènements nationaux, échéances électorales) occupé par des programmes de propagande. Les programmes TV sont principalement des programmes de divertissements, de séries télévisées égyptiennes ou brésilienne doublées en tunisien, plus récemment des feuilletons tunisiens et des jeux télévisés. En ce qui concerne la presse écrite, les propriétaires sont plus discrets. Par contre ce qui est analysable c’est le contenu. Un contenu qui se veut souvent élogieux à l’égard du système politique. L’art du journaliste de presse en Tunisie consiste à ne parler de rien. Le fait divers national étant bien souvent politique car montrant un dysfonctionnement dans la capacité du système à éviter les accidents, il est banni. Ce dont on parle, en somme, ce sont des informations internationales. 49 ! Le départ de Ben Ali fut mis en scène par les médias audiovisuels d’une façon purement spectaculaire. Si la chaine nationale et Nessma s’accordent sur la version des évènements et mettent à disposition du public un numéro d’urgence destiné à l’information sur les progressions de ce qui aura été appelé les «milices» mais dont nous n’avons, à ce jour, aucunes preuves de ce qu’ils étaient33 . La chaine Hannival TV, plus proche de Ben Ali que du système politique dans sa globalité, ne s’accorde pas avec les autres chaines sur la narration de l’évènement, contestant la légitimité de la passation constitutionnelle du poste de président de la république. Larbi Nasraa dans les premières semaines continuera à faire de la propagande à l’encontre de la direction politique que prenait le pays, il sera arrêté avec son fils et inculpé dans un premier temps pour complot contre la sureté de l’État. Une annonce sera faite que l’origine de sa fortune provient du trafic d’armes et qu’il est en contact téléphonique permanent avec Ben Ali. Son incarcération durera 24h pendant lesquels sa chaine cessera d’émettre. Puis il sera relâché. Aucune charge ne sera retenue contre lui. Sa chaîne se remettra à émettre et Hannibal TV rejoindra le discours communs des autres chaines et des autres médias : « vive la révolution, vive le changement politique, vive le peuple, vive la transition démocratique si bien organisée par le pouvoir politique ». ! Cet évènement nous indique que le secteur médiatique audiovisuel n’a pas vraiment vacillé à la suite du départ de Ben Ali. Mais il y eut donc, en apparence, une nécessité pour les propriétaires et gestionnaires des médias d’adapter le contenu de leurs programmes à l’actualité politique tunisienne. En fait il s’est agit de commencer à faire de la propagande active. Sous couvert d’aborder pour la première fois la question politique et avec l’argument de la soudaine liberté 33 Les faisceaux d’indices à notre disposi3on nous font tendre vers l’explica3on selon laquelle les chefs du secteur sécuritaire (armée comprise) ainsi que les caciques du RCD ont mis en place une stratégie du spectacle de la terreur dans le but d’assoir et de légi3mé la récupéra3on du pouvoir par l’explica3on du retour à l’ordre grâce à leur travail combiné. Les milices étant donc des forces de sécurités déguisés qui 3raient en l’air en roulant à travers le territoire na3onal dans le but de semer le désordre. 50 d’expression, les médias ont pu commencer à faire ce qui jusque-là n’avait pas été fait : le travail de propagande afin d’aider activement le système politique. Cette thèse peut apparaitre surprenante au premier abord, mais ainsi que nous l’avons dit, la majorité sinon tous des propriétaires des médias se sont compromis avec le pouvoir politique passé. C’était là la condition pour posséder un média. Dès lors leur première nécessité est de faire oublier ce point de l’histoire. La seconde nécessité est de se maintenir à leurs postes, de ne pas perdre leurs propriétés. Par ailleurs le système politique composé du secteur sécuritaire et du RCD possédaient des dossiers politiques sur eux. Il n’est pas fantasque de se dire qu’un travail coopératif s’est mis en place dans le but d’orienter l’opinion populaire dans les directions souhaitées et calculées. D’autant plus lorsque l’on se rappelle la campagne de diabolisation qui eut lieu sur l’ensemble des médias lors des sit-in pacifiques dans le but de soutenir le gouvernement rcdiste. Cette lecture des évènements médiatiques peut être faite pour l’ensemble des évènements s’étant déroulés en Tunisie pendant toute l’année 2011. Cette lecture des faits nous fait émettre l’hypothèse que le système politique tunisien n’avait jusqu’au départ de Ben Ali que peu utilisé les médias. Il trouvait sa justification dans un ensemble d’autres structures de domination et de consentement. Mais une fois que s’est effondré la figure du Chef sur laquelle reposait l’apparence et le symbole du pouvoir, le secteur médiatique (qui était un secteur à part entière du système politique tunisien même s’il pouvait être considéré comme «dormant») a été réquisitionné afin de consolider la défense de ce système et de détourner la plupart des attaques sur la figure précédente et sur laquelle s’était appuyé ce système. Ainsi des émissions qui furent régulièrement émises à des heures de grande écoute mettaient en scène des découvertes macabres ou scandaleuses dans les résidences présidentielles. Ainsi fut mis en scène les confessions du présumé majordome de Leïla Ben Ali qui raconta des anecdotes sulfureuses. Ainsi l’ensemble de la corruption de ce système fut mise sur le compte de la seule figure présidentielle. 51 ! Au-delà de ce secteur institutionnel, il y a le non-institutionnel, le non sectorisé, qui est le lieu d’où s’est échappé la parole libérée dans un premier temps : l’internet. De très nombreux médias en ligne ont été créés depuis le départ de Ben Ali, s’ajoutant aux nombreux autres qui existaient déjà. La levée de la censure a impliqué la légalisation des sites qui étaient auparavant interdits et à l’apparition d’un nouveau genre de sites. Dans le temps de la censure l’activité médiatique sur internet se résumait à de l’activisme et du militantisme destiné à sensibiliser à la cause de la liberté d’expression et au droits de l’Homme. Une fois ces droits censément obtenus, ou en tout cas en voie de l’être, une nouvelle demande et une nouvelle offre apparurent. De nombreux individus se sont mis à écrire sur ce à quoi ils assistaient et de nombreux sites d’information dits alternatifs ont vu le jour. Par ailleurs cette myriade de sites informatifs venait pallier à la critique générale faite à l’encontre des journalistes qui n’avaient pas évolué. De l’aveu même de Riadh Ferjani, les formations n’étaient pas suffisantes pour former des journalistes, le système politique ne voulait pas de journalistes efficaces. Une ONG allemande MICT international s’est installée en Tunisie et a mené une campagne de formation au journalisme par le terrain. Un site internet dédié à cette expérience a été ouvert et des jeunes gens repérés par leur activité d’écriture journalistique amateur sur internet ont été approchés afin de se voir proposer cette formation rémunérée à l’article. Une vingtaine de jeunes ont ainsi été formée et même s’il est trop tôt pour connaitre les conséquences sur leur employabilité ou sur l’intérêt que peuvent porter les médias du secteur traditionnel à ce type d’initiatives, elle marque néanmoins un tournant dans la pratique et la considération du journalisme. Si nous pouvons affirmer que la liberté d’expression est effective en Tunisie (on va plus difficilement en prison pour des délits d’opinions), Nous ne pouvons pas dire que le secteur médiatique a connu une révolution, car les changements qu’il a 52 été forcé de subir n’ont guère été structurels, mais purement formels. Par ailleurs, le positionnement de l’internet comme vivier de talents et comme potentiel concurrent en ce qui concerne l’information est encore loin de ce qu’il devra être si l’on veut pouvoir considérer cela comme un facteur pouvant impliquer un changement de structurel des médias. Mais il est intéressant de noter qu’internet est devenu une zone considérée dans la plupart des business plans des entrepreneurs du secteur médiatique. Le vivier qui existe est tout de même approché par les professionnels qui cherchent des compétences nouvelles et un vernis de légitimité. 53 La Justice ou la condition de la liberté ! Eric Gobe, dans son dernier article sur les avocats tunisiens dans la Tunisie de Ben Ali, explique le fondement de ce que nous nommerons le secteur judiciaire du système politique tunisien ainsi : Les avocats du parti présidentiel étaient utilisés par le pouvoir aux fins d’instrumentalisation de l’institution judiciaire. Ils étaient chargés de saisir la justice et d’utiliser l’arme de la procédure pour limiter autant que faire se peut toute volonté d’émancipation trop forte. L’objectif était de faire condamner les dirigeants de l’Ordre ayant des postures contestataires. Cette technique de domestication des institutions de la « société civile » avait l’avantage de participer à la fiction de l’existence d’un État de droit puisque c’était des membres de l’organisation qui saisissaient la justice et que les procédures engagées en justice se rapportaient à des affaires internes concernant lesdits membres.34 Ainsi le secteur judiciaire est également une partie du système politique tunisien. Il agit comme les autres secteurs dans le but de préserver ce système politique. La différence réside ici dans le fait qu’il est le secteur clef, fondamentale de la maîtrise du territoire et de la suprématie du système sur le reste. Il est le secteur où se détermine l’enjeu le plus important, plus important que l’enjeu politique, plus important que l’enjeu médiatique, plus important, même, que l’enjeu sécuritaire : l’enjeu de la légalité. Il est le siège de la loi, le cœur du système est là. Le droit positif, la déclaration de ce qui est autorisé, permis, licite, illicite, interdit, réprimé, ainsi que les peines encourues. Tout est là. Le système politique tunisien est un système ultra-légaliste, au point qu’il concurrence ses adversaires sur la notion d’État de droits. Dans sa perspective ce sont ses détracteurs qui ne sont pas des partisans de l’État de droit, car il incarne la force du droit et de la loi. Ainsi que le dit Béatrice Hibou : 34 Gobe Éric, (2011/3), Les avocats tunisiens dans la Tunisie de Ben Ali : économie poli3que d'une profession juridique, Droit et société, n° 79, p. 744. 54 En Tunisie, il apparait très clairement : dans la lignée réformiste du XIXème siècle, le pouvoir central veut se présenter comme constitutionnaliste. (...) L’État de droit ne fait pas seulement parti de la démocratie de façade. Le leitmotiv de la communauté internationale trouve un écho favorable dans la tradition tunisienne de formalisme juridique. Bailleurs de fonds et autorités nationales mettent d’avantage l’accent sur les procédures, les règles et la loi que sur la substance de l’action publique, les modalités d’intervention, le concret des pratiques. Ils partagent aussi une même conception apolitique du pouvoir : on sait que les organisation internationales ont adopté le langage de la gouvernance et de l’État de droit précisément pour échapper au «problème» politique, suivant en cela une certaine lecture de l’État de droit en science sociale qui entendait revendiquer l’hégémonie du droit dans la régulation sociale. En Tunisie l’État de droit est vu comme «le règne du consensus, de la sécurité et de la raison», à l’inverse du politique, «règne de la division, de l’incertitude, des coups de force».35 Le droit est donc ce bloc constitué, pensé et conçu pour maintenir et défendre le système politique tunisien. Il est évident que nous ne pouvons pas faire le tour des codes en vigueur sous Ben Ali, mais nous nous attarderons un instant sur le code de la presse tel qu’il était avant son abrogation et son remplacement en novembre 2011. CHAPITRE IV. - Des crimes et délits commis par voie de presse ou par tous autres moyens de publication Section 1. - Provocation aux crimes et délits Article 42. - Seront punis, comme complices d'une action qualifiée crime ou délit selon les définitions prévues par les articles 43 et suivants, ceux qui, par voie de presse ou par tout autre mode intentionnel de propagation auront directement provoqué l'auteur ou les auteurs à commettre ladite action, si la provocation a été suivie d'effet. Cette disposition sera également applicable lorsque la provocation n'aura été suivie que d'une tentative de crime prévue à l'article 59 du Code pénal. Section 2. - Délits contre la chose publique Article 48. -. L'offense au Président de la République commise par l'un des moyens énoncés dans l'article 42 du présent Code, sera punie d'un emprisonnement de 1 an à 5 ans et d'une amende de 1.000 à 2.000 Dinars. 35 Hibou, B. (2006). La force de l'obéissance économie poli3que de la répression en Tunisie. Paris, Éd. la Découverte, p.345-‐346 55 Section 3. - Délits contre les personnes Article 50. - Il y a diffamation dans toute allégation ou imputation publique d'un fait qui porte atteinte à l'honneur ou à la considération de la personne ou du corps constitué auquel le fait est imputé. La publication par voie directe ou par voie de reproduction de cette allégation ou de cette imputation est punissable, même si elle est faite sous forme dubitative ou si elle vise une personne ou un corps constitué, non expressément nommés, mais dont l'identification est rendue possible par les termes des discours, cris, menaces, écrits ou imprimés, placards, dessins ou affiches incriminés. Article 51 (nouveau) La diffamation commise par l'un des moyens énoncés dans l'article 42 du présent code envers les cours et les tribunaux, les armées de terre, de mer ou de l'air, les corps constitués et les administrations publiques sera punie d'un emprisonnement d'un an à trois ans et d'une amende de 120 à 1.200 dinars. Article 52 (nouveau) Est punie de la même peine, la diffamation non prouvée, commise par les mêmes moyens précités, en raison de leurs fonctions ou de leur qualité, à l'encontre d'un ou de plusieurs membres du Gouvernement, d'un ou plusieurs députés, d'un fonctionnaire public, d'un dépositaire ou agent de l'autorité publique, d'un citoyen chargé d'un service ou d'un mandat public, temporaire ou permanent, ou d'un témoin en raison de sa déposition. La peine prononcée ne pourra être abaissée en dessous du minimum prévu à l'alinéa précédent. En outre la juridiction ordonnera la publication, par extrait, de sa décision, dans les colonnes de l'un des quotidiens et dans l'un des hebdomadaires, et ce aux frais de la personne condamnée. Voilà donc l’arsenal de loi qui était fait pour être respecté et qui était la justification du silence sur le système politique. Observons le raffinement avec lequel, une fois de plus, le système politique met en avant la figure présidentielle, tout en cadenassant les autres secteurs de ce système. La figure présidentielle figure dans une section à part, sous l’intitulé Délit contre la chose publique, tandis que le reste du système politique : le secteur politique, le secteur sécuritaire, le secteur administratif, est sous une autre section Délit contre les personnes. La distinction est donc inscrite dans la loi, et si ce qui attire le plus la protestation est l’interdiction de pouvoir parler du président, il n’en reste pas moins que de parler des membres du gouvernements ou des responsables sécuritaires est tout aussi interdit. 56 ! Le départ de Ben Ali a amené le pouvoir à devoir trouver une issue constitutionnelle pour le remplacer. Dans les premières heures suivant son départ il est annoncé que le premier ministre Mohamed Ghannouchi le remplacera en vertu de l’article 56 de la constitution tunisienne. Cet article prévoit qu'« en cas d'empêchement provisoire, le Président de la République peut déléguer par décret ses attributions au premier ministre à l'exclusion du pouvoir de dissolution de la Chambre des députés». Le lendemain le conseil constitutionnel désigne Foued Mbazaa président par intérim et, ce, en vertu de l'article 57, qui prévoit qu'« en cas de vacance de la présidence de la République pour cause de décès, démission ou empêchement absolu le président de la Chambre des députés est immédiatement investi des fonctions de président de la République par intérim pour une période variant entre 45 jours au moins et 60 jours au plus ». Ainsi malgré l’attachement extrême pour la loi et le droit positif il y eut une tentative de la part du premier ministre de récupérer la fonction présidentielle. ! À partir de ce moment s’engagera un débat crucial quant à la suite des évènements. S’opposèrent alors dans ce débat deux partis : d’un côté les partisans de la continuité de l’État, du maintien de la constitution de 1959, de l’autre les partisans de son abrogation et de la tenue d’une assemblée constituante. Les partisans de la continuité de l’État opposait l’argument que la constitution pouvait être nettoyée de ces amendements les plus liberticides et qu’il suffirait d’y atteler une instance composée de juristes. Les partisans du changement radical considéraient que puisqu’il semblait y avoir eu une révolution, il fallait que l’on change la structure de l’État et que cela ne pourrait se faire que si l’on réécrivait une constitution. Le parti prônant une nouvelle constitution gagna, mais cela ne signifia pas un échec total du parti de la continuité. Car si la mise en place de la future assemblée constituante débuta, aucun des codes législatifs ni 57 des lois ne furent abrogées. Ce qui signifie que la Tunisie vit depuis le 14 janvier 2011 dans une sorte de schizophrénie juridique. ! Le cas du code de la presse est parfait pour illustrer ce propos. Suites aux évènements qui venaient de se dérouler et à la stratégie politique des responsables du système politique dans son ensemble qui consistait, on l’a vu, à charger le président en fuite de l’ensemble des responsabilités du système politique, il était impossible de maintenir le code de la presse en l’état. Ainsi il ne fut plus considéré comme actif et l’on chargea une commission (l’instance supérieure de Ben Achour) d’en rédiger un nouveau. Ce qui fut fait et promulgué par décret-loi en Novembre 2011. Or ce code de la presse est très loin de représenter un code de la presse libre. Quoi qu’il s’éloigne radicalement de la formule pénale qui caractérisait le code précédent, il reste liberticide sur de nombreux points. Et, surtout, il donne la prééminence à la discrétion en ce qui concerne la publicité des procès. Ainsi la question de la justice ne sera pas publicisée. Or compte tenu du nombre de procès qui a été entamé pour juger les responsables politiques et sécuritaires de la période Ben Ali, ce manque de publicité érigé en loi ne peut être qu’inquiétant. Il s’agit de l’article 62 du code de la presse : Article 62 troisième alinéas : ﺇإﻝلﺍا ﺇإﺫذﺍا ﺹصﺩدﺭرﺕت ﻑفﻱي ﺫذﻝلﻙك ﺭرﺥخﺹصﺓة ﻡمﻥن ﺍاﻝلﺱسﻝلﻁطﺓة ﺍاﻝلﻕقﺽضﺍاﺉئﻱيﺓة ﺫذﺍاﺕت ﺍاﻝلﻥنﻅظﺭر "À moins que n'existe une autorisation émanant du président de la cours qui siège." (traduction approximative personnelle)36 S’il est normal que dans certains cas les séances de prétoires ne soient pas filmées, il est tout de même étonnant que dans le cas de procès historiques cela 36 h_p://translate.google.fr/translate?sl=ar&tl=fr&js=n&prev=_t&hl=fr&ie=UTF-‐8&layout=2&eot=1&u=h_p %3A%2F%2Fwww.legisla3on-‐securite.tn%2Ffr%2Fnode%2F30548%3Fsecondlanguage%3Dar%26op%3DOK %26form_build_id%3Dform-‐d91373f8bf235d0cd451973f3da820a4%26form_id %3Ddcaf_mul3language_form_render : code de la presse tunisien pas encore traduit en Français. 58 ne soit pas possible. Mais cela est-il si étonnant que nous le disons ? Reporters sans frontières a publié un commentaire de ce nouveau code de la presse et euxmêmes notent dans leur commentaire à l’article 62. ARTICLE 62 – Le paragraphe 3 concerne «toutes les affaires civiles » alors que le principe relève de la publicité des audiences. Le premier paragraphe limite pourtant, à quelques cas, la restriction de la couverture médiatique. Cette restriction peut être décidée de façon discrétionnaire, voire arbitraire : «les chambres et les tribunaux peuvent interdire ».Si le souci de garantir la sérénité des débats est compréhensible, le paragraphe 4 ne prévoit aucune exception. Or, il est nécessaire de prévoir des aménagements pour certains jugements emblématiques où l’intérêt de l’information est important. Surtout, les juridictions doivent appliquer strictement cette disposition qui réprime uniquement «l’utilisation des appareils » et non leur possession, et doivent favoriser le dialogue avec les journalistes plutôt que la répression pénale.37 Ainsi à la suite de l’audience du procès de Nabil Karoui dans l’affaire Persépolis 38, un journaliste, Chaker Bessbess s’est vu confisqué ses appareils d’enregistrement et s’est retrouvé inculpé, jugé et condamné à payer une amende de 200 dinars tunisiens (100 euros). Ainsi le système politique tunisien tend à reconstituer un voile protecteur autour de lui, ainsi la justice et le droit sont encore l’argument derrière lequel vont se dissimuler la censure et la dissimulation de l’information. La liberté a pu apparaitre dans le champ politique tunisien après le départ de Ben Ali, mais l’absence de réforme structurelle des grands médias et cet appareil juridique qui se métamorphose en n’abandonnant pas l’esprit qui le caractérisait ne sont pas des indices qui permettent de penser que le système politique tunisien va évoluer rapidement vers plus de liberté civiques. Il apparait, au contraire, que ces indices montrent une transformation, un glissement d’une technique de contrôle brutale, à une technique plus sophistiquée et plus douce. 37 h_p://www.scribd.com/doc/83684798/Code-‐de-‐La-‐Presse-‐Analyse 38 Suite à la diffusion par sa chaine du film d’animation de Marjane Satrapi Persepolis, un comité d’avocat proche du parti Ennahdha ou présenté comme tel, a déposé une plainte visant Nabil Karoui et sa chaine Nessma pour pour la diffusion au public d'un film troublant l'ordre public et portant atteinte aux bonnes mœurs. Cette affaire a accentué la polarisation de la société tunisienne et semble être aux yeux des observateurs attentifs une affaire assez obscure. 59 Considération additionnelles : La préparation de l’après Ben Ali ! Nous nous trouvons là au point limite que nous avions imposé à notre travail. Pourtant les évènements qui suivent ne peuvent être laissé sous silence compte tenu de ce qu’ils apportent comme enseignement quand à notre sujet. Certes le système politique tunisien tel qu’il était avant le départ de Ben Ali ne peut être considérer comme étant similaire à ce qu’il est en train de devenir depuis son départ. Mais le travail sous terrain d’un grand nombre de forces qui le constituaient donne des indications certaines tant sur le rôle réel qu’elles pouvaient en fait avoir et qu’elles dissimulaient, que sur la nature de ce qu’était ce système. Durant toute la progression de notre étude nous avons employé pour définir les éléments de ce système le terme de secteur. Et nous voudrions maintenant revenir sur notre conception de ce système politique. Pour nous, ce système politique possède comme caractéristique déterminante une parcellisation et une sectorisation des espaces de pouvoir. Cette spécialisation du pouvoir divise l’État, la société et le territoire en une subdivision qui sont chacune autonomes dans leur développement, mais toutes soumises à l’objectif supérieur qui est la pérennisation et la préservation de ce système. Il s’agirait, si l’on voulait schématiser cela d’une sorte de pyramide en trompe l’oeil peinte sur un mur. Le système politique tunisien est un mur, une construction solide dont le seul objectif est l’efficacité, la stabilité, la sécurité, mais pour durer il lui est nécessaire de pouvoir être sur de survivre à des crises que la situation générale du pays en terme de développement ne peuvent qu’immanquablement déclencher. Ces crises structurelles nommées le syndrome de janvier par V. Geisser et M. Camau peuvent apparaitre comme fatale à un système rigide et fondé sur le droit. Ainsi le système se préserve en faisant accroire qu’il repose sur un pouvoir présidentiel tout puissant, omniscient et omniprésent. Si une crise véritablement puissante survient, alors le pouvoir présidentiel sert de fusible qui permet de sauver l’ensemble de la structure politique réelle. Chaque secteur est donc solidaire, 60 interdépendant, mais autonome dans la mesure où il possède l’intelligence de la survie du système. C’est cette lecture du système politique tunisien que nous nous sommes efforcé de démontrer dans ce travail, et ce en montrant ce qui ne pouvait apparaitre que lorsque le pouvoir présidentiel disparaitrait. En attendant nous allons parcourir rapidement les différents éléments politique de l’après Ben Ali où se sont affrontés ce système politique qui souhaitait se survivre et ses détracteurs et ennemis qui ont trouvé dans l’effondrement du pouvoir présidentiel et une communication médiatique axée sur le mot révolution une brèche pour attaquer ce système dans ces fondements. 61 L’instance supérieure de Yadh Ben Achour, l’impossible choix de la réforme ou de la rupture ! L’histoire de cette instance est à écrire. Originellement instituée par le premier gouvernement d’union national, elle était censé être une commission de juristes dont le travail serait de «nettoyer» la constitution de 1959 des dérives de l’autoritarisme. Yadh Ben Achour, notable tunisien, universitaire reconnu, sa notoriété pour avoir refuser d’être l’un de ceux qui amenderaient la constitution tunisienne permettant à Ben Ali de se présenter en 2004 l’amène à être un choix légitime pour les membres du gouvernements Ghannouchi qui recherchait alors des figures pouvant servir à donner une image révolutionnaire, mais qui seraient facilement contrôlable. Une forte personnalité comme Sadok Belaid, doyen de l’université de Tunis, aurait été beaucoup plus difficilement tenable. ! Lorsque les partisans de la rupture complète arrivent à imposer la dissolution du gouvernement Ghannouchi et la tenue d’une assemblée constituante, cette instance (originellement intitulé Commission supérieure de la réforme politique) n’est déjà plus ce qu’elle était au départ. Effectivement, en mars 2011, elle fusionne avec le Conseil de protection de la révolution qui est un regroupement de l’ensemble des forces politiques qui appelaient à la dissolution du gouvernement Ghannouchi et à la convocation d’une assemblée constituante. Et se retrouve avec 71 membres. Ensuite c’est l’escalade et avant même que son rôle, son pouvoir ou ses attributions ne soient clairement défini les demandes et la contestation de la nomination de ces 71 membres font trembler à nouveau Tunis. La question de la légitimité des individus chargés de la responsabilité de siéger dans cette instance est très grande et agite tout le territoire. D’autant que les 71 membres initiaux ont été coopté sur la base de la simple appartenance à un même milieu culturel et social. Certaines personnes recevant des appels en France pour en faire parti parce qu’ils avaient été recommandé par un ami à eux 62 qui avait été choisi mais qui ne pouvait finalement pas s’y présenter. Le scandale de ces nominations s’est fait sentir très vite et, alors qu’il n’y avait pas encore de local destiné à accueillir cette instance et encore moins de missions définies, il y eut une procédure de candidature et de sélection des candidatures. Ce qu’il est intéressant de noter dans toute cette procédure de création, c’est que, pendant que l’opposition politique était occupée à cette histoire d’instance, un gouvernement de transition dit «technocratique» avait été fondé par un premier ministre (ancien haut responsable politique sous Bourguiba) parachuté par miracle et dont l’origine de la nomination est à ce jour une énigme. Et que cette instance avait reçu des locaux dans les anciens locaux désaffectés de la banque de l’Habitat ainsi que des services administratifs, dont on ne connu jamais l’origine de la sélections. Et Yadh Ben Achour se vit attribuer un référent au ministère de l’intérieur chargé d’examiner avec lui les candidatures et de l’aider à faire sa sélection. Le RCD maintenait son pouvoir politique et décisionnel, les hauts cadres du secteur sécuritaires continuaient à agir et à choisir qui écrira l’avenir du pays. ! Mais le plus important n’est pas là, cela n’est que du détail comparé à ce que fut cette instance. Lors de sa création elle fut divisé en deux commissions. D’une part la commission des experts, dont les membres étaient les membres initiaux de la commission de réforme politique, et d’autre part la commission plénière où siégeraient les 155 personnes cooptés par le ministère de l’intérieur et Yadh Ben Achour. La commission des experts était chargé d’écrire le code électoral qui codifierait les élections pendant qu’étaient dévolu à la commission plénière la possibilité d’amender le code, puis de le voter. Le travail de la commission des experts se fit dans le plus grand secret, nul n’appris jamais comment les experts travaillaient et ce qui leur faisait préférer tel ou tel choix. La communication qu’ils firent de leur travail était toujours sous un angle de provocation médiatique (pour 63 ou contre la parité) et jamais sur des questions fondamentales et propre au cas tunisien : la taille des circonscriptions ? le nombre de député ? l’enjeu du rapport taille des circonscriptions/nombre de député/nombre de votant. Il apparaissait que l’objectif était, d’une part de volontairement amené à une polarisation de la société tunisienne entre les islamistes et les laïques et d’autre part d’occuper les personnes politisées de sorte à les tenir éloigné du pouvoir. Ce qui, au demeurant a bien fonctionné a son origine dans cette commission et ce code électoral, qui on le voit est devenu un enjeu politique et une arme politique. Face aux néophytes du droit qu’étaient la plupart (pas tous bien sur, mais les quelques avocats étaient avant tout des militants et leur combat et leur parti passait avant des questions de représentation réelle) des personnes sélectionnées pour siéger dans la commission plénière, le combat était gagné d’avance. Cette commission eut aussi pour tache de voter pour le président et la constitution de L’Instance Supérieure Indépendante pour les Élections, L’ISIE. 64 L’ISIE de Kamel Jendoubi, ou l’indépendance relative au pouvoir et aux compromis ! Cette instance se retrouva à être dirigée par Kamel Jendoubi, opposant politique affaibli et malade. Elle fut chargée d’organiser des élections d’une manière indépendante et avec l’aide d’organisations internationales de contrôles et de surveillance. Elle eut un budget très important 40 000 000 de dinars. Là aussi il a été très dur, voir impossible d’obtenir des renseignements digne de foi quant à la méthode de travail de cette instance et ce qu’elle accomplissait réellement en dehors de l’autorité du gouvernement. La transparence ne semblait pas faire parti des prérogatives de cette instance. Le secret et l’opacité par contre semblait avoir été le maitre mot résumant leur travail. Plusieurs faits doivent être rappelé pour saisir ce que cette instance a pu être. Tout d’abord, et même si elle n’en était pas directement responsable, elle n’a jamais fait pression pour le réclamer, la loi sur le financement des partis n’a jamais été appliqué et cela a provoqué un déséquilibre majeur dans la campagne électorale. Certains partis recevant des fonds de l’étranger tandis que d’autres n’avaient que des moyens modestes. Ensuite la plupart des dépassements enregistrés par les observateurs n’ont pas été comptabilisés et n’ont pas pénalisé les partis qui ont perturbé les élections. Enfin la question de la transparence des comptes de l’instance, il n’y a, à ce jour, aucun compte rendu de la manière dont l’argent public et les aides internationales ont été dépensée. Pour donner une idée du scandale que cette affaire représente, un observateur chargé de surveiller les journées des élections a été salarié à 40 dinars la journée de travail, tandis que les membres du bureau de l’instance se sont attribués des salaires qui pouvait atteindre avec les primes de logement dans les 4000 dinars la mensualité. Ces chiffres n’ont pas été communiqué de manière officielle et nous avons pu les obtenir par des sources travaillant dans l’équipe administrative de l’instance. Ce 65 que l’on peut tirer de ces faits, c’est le simple constat que la pratique du pouvoir n’a pas changé avec le départ de Ben Ali. ll y a toujours le même manque de transparence, la même absence d’accountability et le même mépris à l’égard de la chose publique considérée comme une possibilité d’enrichissement personnel. 66 Le résultat des urnes, du rééquilibrage de la légitimité à la remise en cause de ce que la société pensait d’elle-même ! Les résultats de ces élections ont été une surprise pour une certaine partie de la population tunisienne. D’une part la plupart des partis politiques qui pensaient et prétendaient représenter la Tunisie dans leur combat oppositionnel à Ben Ali se sont retrouvé en position minoritaire, d’autre part les rcdistes n’ont pas mobilisé tant de votes que ce qui aurait pu être attendu. Et puis la surprise du résultat des islamistes en était-elle vraiment une ? Car enfin ce qui était apparu comme évident depuis l’adoption du code électoral c’est que ces élections seraient remportées par des listes de partis, et des listes de partis ayant assez de moyens (c’est à dire beaucoup) pour se déplacer dans des circonscriptions très large. Ont été exclu dès le départ les petites formations indépendantes et les individus politisés mais hors du circuit partisan. Au final selon tout les calculs logiques ce code électoral aurait du favoriser les rcdistes. Et pourtant cela ne s’est pas produit. Quoi qu’il en soit cette nouvelle réalité politique signifie selon notre analyse et notre hypothèse l’expulsion hors de la sphère du pouvoir du secteur spécifiquement politique du système politique tunisien. Cela signifie que le secteur sécuritaire, le secteur administratif, le secteur judiciaire et le secteur médiatique sont encore opérationnel et l’observation de la médiatisation des évènements en Tunisie montre bien que cette analyse n’est pas tout à fait invalidée. 67 CONCLUSION Nous terminons notre étude sur une note sombre concernant la situation politique actuelle et à venir de la Tunisie. La situation politique est sombre non pas parce que les gagnants des élections du 23 octobre 2011 proviennent d’une faction politique ou d’un bord idéologique qui peut sembler inquiétant. Nous avons sur ce point tenu à rappeler que le cheikh de cet islamisme politique est résolument orienté vers une certaine libéralisation de la société et qu’il prône le multipartisme. Ce qui nous apparait comme inquiétant, ce sont les différents éléments à la base du système politique tunisien. Ces derniers ont été rendu particulièrement visibles grâce au départ de Ben Ali. Les éléments à la base du système politique tunisien sont de plusieurs sortes. Il s’agit d’abord de la classe politique des Destouriens, ces anciens caciques du parti-État, le RCD. Leur capacité de nuisance future est potentiellement forte. En effet, cette classe politique rejette le partage du pouvoir. Elle le considère comme sien et conçoit ses adversaires politiques comme des ennemis. Pour cette classe, la politique n’est pas le lieu de la discussion, parfois, souvent même, du désaccord et donc de la négociation nécessaire. C’est au contraire une zone de guerre au sens propre du terme, le lieu où l’ennemi doit être abattu et le terrain occupé par tous les moyens. De l’autre côté, les partis politiques qui se disent «démocrates » sont divisés entre des leaders à fort tempérament et difficilement conciliables entre eux. Ces partis ne semblent pas capables à court terme de produire dans l’espace public encore en construction autre chose que du bruit et une contestation frontale et brutale à toute décision politique d’origine adverse. Bien que déclarés « démocrates », il n’y a pas chez ces partis la culture et la recherche du compromis politique. Or on ne construit pas le pluralisme politique en étant 68 hermétiquement fermé à la discussion, ou même à la négociation. Ici, l’esprit partisan est exacerbé et entrave clairement l’intérêt national. Le cas du secteur sécuritaire et de son impossible réforme est également un élément problématique au cœur du système politique tunisien et c’est pourquoi nous nous sommes attardés dessus. En effet, ce bloc profondément antidémocratique détient le monopole de la force brute et a tendance à choisir les ordres qu’il reçoit. Parfois, il va jusqu’à les inventer lui-même afin de conserver ses intérêts en tant que structure autonome. Ce secteur de l’État est d’une importance vitale, il s’agira pour le pouvoir politique à venir - qu’il soit de nature démocratique ou non - de réussir se le subordonner sous peine d’aboutir à un Etat sécuritaire. Un Etat sécuritaire qui ne pourra qu’entrainer la chute de tout gouvernement potentiel et avec elle la fin de tout espoir d’une construction politique libérale. Toutefois, certaines caractéristiques du système politique tunisien ont effectivement changé à la suite des évènements. La liberté d’expression est le domaine qui a fondamentalement été bouleversé. Il est certain qu’il reste des tensions, que les réflexes de censures sont toujours ancrés dans certaines pratiques, mais il s’est constitué un front de défense des libertés d’expression qui semble tenir bon et même gagner du terrain. Ainsi que cela a été montré, il n’y a pas eu jusqu’à présent d’apparition de nouveaux médias, mais de nombreux projets sont en voie de réalisation. Et si l’avance que possèdent certains milieux d’affaires dans ce secteur est grande, quelques patrons de groupes commencent à se tourner vers ceux qui sont apparus en défenseurs des libertés d’expression. On peut considérer en conséquence que le paradigme des médias est en train de radicalement changer et que, dans ce cas précis, le terme de “révolution” est valide. Cependant ici aussi la prudence est de mise. Le code de la presse révisé et promulgué en novembre 2011 n’a pas réussi à anticiper l’exigence de 69 transparence de la vie publique et des affaires judiciaires. Ce code est certes incomparable avec le code de la presse précédent car ce dernier bâillonnait et interdisait purement et simplement la liberté d’expression, il reste néanmoins en deçà d’un code de la presse libre. Le fait que ce code de la presse, malgré sa nouveauté, soit déjà en-deçà des attentes populaires s’explique aisément si l’on considère la méthode choisie pour composer les instances constituées au lendemain du départ de Ben Ali. Ainsi que nous l’avons montré, la composition de ces instances relevait de la cooptation entre pairs, entre clans, entre partis. Nous constatons une nette différence du côté des origines sociales entre les émeutiers qui défilaient dans les rues et la majorité des individus qui composa ces instances. Ces derniers ne proviennent pas du peuple mais d’une élite bien déterminée. Par ailleurs, ces instances étaient co-dirigées par des hauts-fonctionnaires appartenant au parti RCD. Les équipes administratives de ces instances ont été sélectionnées par des fonctionnaires du RCD et composées par des fonctionnaires du RCD. Ainsi que nous l’avons rappelé, la corrélation entre État et RCD était tellement forte que l’indépendance à l’égard de ce parti et de la doctrine politique qu’il véhicule est encore un horizon lointain. La véritable obscurité que recèle le cas politique tunisien se trouve d’ailleurs ici. L’obscurité de la situation politique tunisienne réside dans l’influence toujours bien présente du parti RCD et de ses membres les plus puissants. Ce parti est une pieuvre administrative politisée qui déploie ses tentacules dans toutes les instances politiques qui régissent la direction du pays. Le RCD est un parasite symbiotique attaché au politique. Tant que ses membres resteront accrochés au pouvoir - et cela malgré la dissolution « officielle » du parti -, le gouvernement du peuple par lui-même, soit la liberté politique, demeurera un mieux une illusion, au pire une tromperie. Notre recherche comporte un angle mort : les relations internationales. Il nous parait important de mentionner cette dimension de la question politique car même s’il est difficile de prouver les influences et les rapports de force qui se jouent 70 secrètement entre les Nations, nous avons à plusieurs reprises cru sentir l’action d’une main invisible. Tout au long de cette année 2011 se sont déroulées des pressions internationales dont on ne pouvait deviner l’existence que par des inflexions étonnantes, parfois douteuses, dans le cours de la construction de la nouvelle politique nationale. La chose fut par exemple visible dans la nomination de tel ou tel ministre bien précis à la suite de visites de diplomates étrangers. Par ailleurs, il est possible de s’interroger – et il s’agit ici de s’en tenir à la simple interrogation prudente – sur le fait de savoir si le code électoral aurait pu être une œuvre produite en partie, ou du moins influencée, par des éléments extérieurs à la seule chambre des experts de l’instance Ben Achour. Hélas, il n’existe à ce jour aucune preuve ni aucune personne qui aurait accepté de témoigner. C’est pourquoi cette question attendra encore sa réponse. Comme souvent en histoire, il faut attendre que les événements se soient passés, parfois aussi que les protagonistes aient disparu, pour que les archives s’ouvrent et que la vérité apparaisse. La question qui guida notre travail était : est-ce que le départ de Ben Ali a provoqué un changement du système politique tunisien ? Y-a-t-il eu une révolution politique en Tunisie ? Y’a-t-il eu un changement radical du système politique tunisien ? Il est encore trop tôt pour pouvoir répondre avec certitude. La chose que l’on peut toutefois affirmer c’est que le départ de Ben Ali a permis d’ouvrir un champ de possibles. Ce champ de possibles a très vite été récupéré par les forces politiques déjà constituées. Mais ce champ des possibles n’a pas été confisqué. Ce qui a radicalement changé dans le système politique tunisien c’est l’ouverture de celui-ci. Il s’agit certes d’une ouverture relative, mais il s’agit néanmoins d’une ouverture. En tout cas d’une possibilité d’ouverture. Il n’est pas dit que cette possibilité s’actualise, il est même fort probable que cette possibilité ne s’actualise pas, que cette ouverture se referme et que le système se reforme, se recristallise autour d’un nouveau référentiel fort, que ce référentiel soit une figure forte, une 71 idée forte, ou un parti fort. Cela demeure une possibilité envisageable du fait des facteurs qui évoluent et de factions qui s’affrontent en ce moment même. Il est possible qu’une des factions l’emporte sur les autres et reprenne à son compte la structure du précèdent pouvoir – structure toujours présente - pour assoir son nouvel autoritarisme. La démocratie n’apparait jamais automatiquement par la seule chute du tyran. Si cette étude ne nous aura pas permis de répondre à la question qui l’a initiée, elle nous a permis en tout cas de déterminer un certain nombre de choses plus clairement quant à la situation politique tunisienne. Elle a confirmé l’ensemble des analyses qui ont été faites dessus par V. Geisser, M. Camau et B. Hibou. Il semble qu’effectivement il y ait un « syndrome autoritaire » qui soit la marque du système politique tunisien et que celui-ci ne prenne pas tant corps dans la figure d’un chef, d’un tyran ou d’un dictateur. Ce « syndrome autoritaire » ne se trouve pas sur le devant de la scène publique, visible aux yeux de tous. Il ne s’organise pas autour d’elle. Le chef, la figure du dictateur, n’étant dans le fond que la personnification désincarnée du pouvoir politique de la société. Ainsi Ben Ali flottait partout sur le territoire, ses portraits étaient placés tant dans la moindre boutique qu’à presque tous les carrefours. Mais l’autoritarisme n’était pas principalement de son fait. Le RCD qui se revendiquait de lui, on l’a vu, avait son propre agenda et comptait lui survivre. Si on considère cette imbrication entre pouvoir politique, administration et parti-unique (qui est une expression politique d’un désir social de la pensée unifiée, c’est à dire de l’exclusion de la différence), on trouve certainement l’origine de cette inclination à l’autoritarisme. En tout cas on retrouve une explication de cette tendance à se rallier au camp du vainqueur. Quoi qu’il en soit, la Tunisie offre un terrain très dense pour poursuivre des recherches en sciences politiques. D’une part il n’existe plus de pression politique s’opposant à la recherche scientifique par peur de la vérité ou de la parole libre. 72 D’autre part, de nombreux chantiers sont en cours et ne demandent qu’à être observés et analysés. Il s’agit des travaux de l’assemblée constituante sur sa propre activité ; du rapport des commissions la divisant ; des débats au sein de ces mêmes commissions ; des débats tenus dans l’hémicycle ; des nouveaux rapports de pouvoir qui sont en train d’être définis entre les représentants du peuple et le peuple ; du nouveau rapport à la citoyenneté et au politique qui est en train de se constituer dans la sphère quotidienne ; de l’apprentissage du pluralisme politique et de ce que cela implique dans la vie quotidienne et dans la perception de l’autre ; du rapport au lien social dans une société qui a été complètement démontée par une pratique du pouvoir politique qui voulait déterminer arbitrairement quelle forme devait prendre la société. Tout cela et bien d’autres thèmes devraient faire l’objet d’une étude plus approfondie. 73 Bibliographie -Ouvrages : Camau, M. and V. Geisser (2003). Le syndrome autoritaire politique en Tunisie de Bourguiba à Ben Ali. Paris, Presses de Sciences po. Hibou, B. (2006). La force de l'obéissance économie politique de la répression en Tunisie. Paris, Éd. la Découverte. Lamloum, O. and B. Ravenel (2002). La Tunisie de Ben Ali la société contre le régime. Paris Budapest Torino, l'Harmattan. Perrault, G. and R. s. frontières (2002). Tunisie, le livre noir préf. de Gilles Perrault. Paris, Éd. la Découverte. Salamé, G. (1994). Démocraties sans démocrates politiques d'ouverture dans le monde arabe et islamique. Paris, Fayard. -Articles : Vincent Geisser et Éric Gobe, (2007) Des fissures dans la "Maison Tunisie"? Le régime de Ben Ali face aux mobilisations protestataires , L’Année du Maghreb 2005-2006, Paris, CNRS Editions, p. 353-414. Sous les pseudonymes de Mohamed Abdelhaq et Jean-Bernard Heumann, (avriljuin 2000) Opposition et élections en Tunisie, Monde arabe Maghreb-Machrek, n° 168, p. 29-40. Vincent Geisser et Éric Gobe, (2005) Le président Ben Ali entre les jeux de coteries et l’échéance présidentielle de 2004, Annuaire de l’Afrique du Nord 2003, Paris, CNRS Editions, p. 291-320. Larbi Chouikha et Éric Gobe (2009) La Tunisie entre la « révolte du bassin minier de Gafsa » et l’échéance électorale de 2009, L'Année du Maghreb, 5 p. 387-420 Rached Ghannouchi (1993) The participation of Islamics in a non-Islamics government in Azzam Tazzim (ed) Power-Sharing Islam (London, Liberty for Muslim world publications) p. 51-63 Gobe Éric, (2011/3), Les avocats tunisiens dans la Tunisie de Ben Ali : économie politique d'une profession juridique, Droit et société, n° 79, p. 733-757. 74 Au théâtre, la simple intuition ferait voir d’emblée, sans aucun effort de raisonnement, qu’un tel procédé de calcul politique justifie d’avance tous les crimes possibles. Elle ferait comprendre qu’avec de tels principes, même si les choses les plus affreuses ne s’exécutent pas, c’est plutôt l’effet de la chance ou de la malchance des conspirateurs que celui de leur parcimonie de sang et de trahison. Le public de théâtre verrait aussitôt qu’une fois tolérés, les moyens criminels ne tardent pas à être préférés. Ce sont des raccourcis qui permettent d’aller plus droit au but qu’en suivant la grand-route des vertus morales. Si l’on justifie la perfidie et le meurtre par la considération du bien public, le bien public devient bientôt le prétexte, et la perfidie et le meurtre, le but véritable ; jusqu’à ce que la rapacité et la malveillance, l’esprit de vengeance, enfin la peur, plus redoutable encore que la vengeance, aient fini d’assouvir leurs insatiables appétits. Edmund Burke Réflexion sur la révolution de France 75