Souffrance et violence à l`adolescence : Du repérage des

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Souffrance et violence à l`adolescence : Du repérage des
Souffrance et violence à l’adolescence :
Du repérage des signes au choix de réponses
adaptées
Intervention de
Xavier Pommereau,
Psychiatre des Hôpitaux, Chef de Service
Unité médico-psychologique de l’adolescent et du jeune adulte
Centre Abadie - CHU de Bordeaux
lors de la Journée d’Etude du G.N.D.A. du 13 Décembre 2002 à Paris sur le thème :
« Délinquance et éducation :
articulation entre parcours et réponse sociale –
Si le jeune m’était conté »
1. Avoir mal, faire mal, mettre à mal
On estime aujourd’hui qu’environ 15 % des adolescents vont mal au point de développer des
conduites de rupture qui doivent être interprétées pour ce qu’elles sont : des tentatives plus
ou moins désespérées de se sentir exister autrement. Garçons et filles en situation de malêtre présentent des conduites de rupture dont la forme n'est pas la même. Il convient
cependant d’en percevoir les points communs et les équivalences pour éviter l’éparpillement
et, surtout, l’incohérence des réponses proposées dans les champs sanitaires, socioéducatifs et judiciaires.
Les garçons en détresse privilégient typiquement le recours à l'agressivité patente et à la
violence projetée. Ils mettent bruyamment en actes la « casse », la « déchirure » au sens
propre et au sens figuré. C a sser, pour eux, c'est d’abord mettre fin à une relation
sentimentale. Les garçons les plus en difficulté le font brutalement, sans explication, alors
même qu’ils semblaient massivement investir l’autre au point de se montrer exclusifs et
jaloux. Ce n’est évidemment pas le fait de rompre qui les caractérise – l’expérience
amoureuse se constituant à l’adolescence à travers de brefs essais dont la durée croît avec
l’âge – mais l’intensité de ces brusques revirements qui les font se coller à l’autre puis s’en
décoller de manière tranchante et provocante, comme s’ils risquaient de perdre leur identité
en se confondant avec l’élu(e) de leur cœur. Les mêmes jeunes gens se montrent
particulièrement sensibles aux blessures amoureuses lorsqu’ils s’en estiment les victimes,
répondant à la rupture par d’autres ruptures.
Rompre au masculin, c’est aussi « casser son image ». Certes, tout adolescent s’y emploie
peu ou prou pour se différencier de ceux qui l’ont conçu et définir ses propres marques,
expression traitée prosaïquement avec le succès que l’on sait par la mode et l’industrie
textile. Qu’il adopte ou qu’il rejette les marques et démarques commerciales, l’adolescent est
en quête de contours tranchant avec le monde adulte ; il revêt parures et postures rebelles
exprimant au sens propre ou au figuré le contraste, voire le déchirement, à travers la
« seconde peau » que constituent les vêtements (tenues rapiécées ou dépareillées, accrocs
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laissés en l’état, tons jurant entre eux, insignes provocateurs…), la peau elle-même
(percements divers, faux ou vrais tatouages saisissants…) ou la chevelure (qu’elle soit rasée,
« taillée à coups de serpe » ou hirsute). Mais les adolescents qui doutent davantage que les
autres d’être reconnus, respectés, écoutés, multiplient les « signes distinctifs » avec une
nette prédilection pour les empreintes indélébiles. A l’extrême, le marquage peut aller
jusqu’aux stigmates que les sujets s'infligent à eux-mêmes (coups de poings ou de tête
contre des surfaces dures, brûlures de cigarettes, éraflures...).
Casser, c'est encore commettre certains actes anti-sociaux (vandalisme, tag...) dont
l’apparence « gratuite » est souvent flagrante. Ne nous y trompons pas : du corps propre au
corps social, les adolescents qui s’acharnent littéralement à y apposer leur sceau tentent de
s’approprier ce qu’ils perçoivent comme insuffisant à les définir et à les contenir. Percer ou
graver sa peau, les murs de son immeuble ou de sa rue, son pupitre de classe, etc., signifie
« laisser des traces » de son passage pour se sentir exister. La colère, le ressentiment ou
l’émulation collective peuvent faire aboutir ces dégradations au saccage pur et simple,
l’« appropriation » prenant alors toutes les formes délictueuses possibles. Un aspect mérite
d’être souligné : les sujets les plus vulnérables ou les plus démunis sur le plan narcissique et
identitaire s’associent dans ces entreprises selon le vieux principe du « qui se ressemble
s’assemble ». Ils font corps pour satisfaire un fort besoin d’appartenance, croient se fortifier
au travers d’étayages de fortune en partageant signes distinctifs, attributs déterminés et
agissements collectifs. Un « corps à corps » peut alors s’établir contre tout ce qui incarne
l’ordre établi, les exigences éducatives ou les instances jugées morales et castratrices. La
famille, l’école, la société et les divers représentants de cet « ordre » sont susceptibles d’en
faire les frais, de même que ceux qui – à des degrés divers – incarnent non le semblable
mais l’« étranger » dont la différence est vécue comme une menace à l’intégrité du groupe.
C’est ainsi que sont commises de graves transgressions réalisées en bandes. De l'effraction
de lieux interdits ou du « cassage » de commerces à l'expédition hostile à l'égard d'autres
groupes, il existe toute une gamme de conduites agies confinant parfois à des passages à
l'acte médico-légaux d'une extrême gravité, allant du viol collectif à la chasse à l'homme et au
meurtre.
Quant à prendre le risque de « se casser », c'est adopter toutes sortes de conduites de
risque, qu'elles soient motorisées (« fureur de vivre » rejouée sur les parkings déserts,
« roulettes urbaines »...), para sportives (challenges sur des lieux élevés, épreuves de
vitesse...) ou pseudo initiatiques (bizutage, jeux dangereux au moyen d'explosifs...). De tels
comportements sont favorisés par la désinhibition qu'induit la prise d'alcool et de stupéfiants
(au premier rang desquels se situe le cannabis). Notons à ce propos que pour un nombre
croissant de jeunes, « se casser » équivaut à absorber massivement des substances
psychoactives, généralement lors des soirées de fin de semaine. Les mots employés parlent
d’eux-mêmes : il s’agit de « se défoncer », « se déchirer », « se fracasser », « se diffracter »,
etc. Les quantités absorbées, les mélanges réalisés et la rapidité avec laquelle ces produits
sont incorporés n’ont pas seulement pour effet de « couper » au plus vite les consommateurs
de la réalité et de « liquider » leurs angoisses existentielles ; l’auto-destruction s’exprime à
travers les vomissements et les états comateux qui en résultent, troubles revendiqués par
certains pour s’imposer aux yeux des autres. Bien que les garçons soient encore majoritaires
dans l’usage de tels expédients, les filles hésitent aujourd'hui beaucoup moins qu’auparavant
à recourir à l'alcool et au cannabis pour « se déchirer ».
Les comportements de rupture scolaire ou professionnelle accompagnent de telles mises en
acte, certaines étant d'ailleurs à l'origine de la déscolarisation ou de la désinsertion sociale.
S’en prendre au « corps scolaire » ne consiste pas uniquement à attaquer l’institution. Les
conduites d’auto-sabotage, responsables de nombreuses situations de mise en échec
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« active », relèvent d’une même revendication : faute de reconnaître ses contours, le sujet en
détresse tente désespérément de les tracer en « tranchant dans le vif » de sa chair, de sa
scolarité et de ses relations à autrui. Ces événements forment une succession de cassures
qui rappellent, dans leurs formes, l'instabilité propre à ce que l'on nomme en psychiatrie les
« états limites », appellation interrogeant la qualité des enveloppes et des interfaces à
différents niveaux (entre soi et autrui, entre corps et psyché).
On mesure combien ces agissements possèdent une dimension auto-destructrice, même si
les attaques s’effectuent dans un va-et-vient constant entre soi et l’autre. Il n’est donc pas
étonnant de les voir précéder ou accompagner l’envie « d’en finir ». En l’absence de volonté
délibérée de mettre fin à ses jours, on admettra également que la plupart de ces conduites
représentent d’authentiques équivalents suicidaires. Quoi qu’il en soit, chez les jeunes suicidants de sexe masculin, se soustraire à un intolérable vécu de « non existence » passe par
un acte de rature – ultime ou non – du corps propre. Pour les garçons en détresse, ce trait
rageur et désespéré prend souvent la forme d'une balle ou d'une corde. La violence
potentielle du moyen utilisé est en soi fortement mobilisatrice, tout échec ou reculade étant
perçu comme lâche et méprisable. Leur masculinité est en quelque sorte mise en jeu, ce qui
explique sans doute le recours plus ou moins conscient à des méthodes exprimant la
puissance phallique : pendaison, arme à feu ou collision automobile. S’exhiber « raide » à
jamais au bout d’une corde ou « faire gicler » sa souffrance à la face du monde constituent
des représentations masculines répandues du triomphe suicidaire.
À niveau de souffrance psychologique égal, les filles manifestent leur désir de rupture par des
comportements plus souvent de l'ordre de l'effacement, du retrait. « Se casser », pour elles,
c'est d’abord faire une fugue ou – ce qui revient au même – quitter précipitamment l’école ou
le lieu de travail sans dire où elles se rendent. L’absentéisme plus ou moins chronique en est
d’ailleurs le corollaire. « S’évanouir dans la nature » figure le premier mode d’échappement
auquel se livrent les adolescentes en difficulté. L’apaisement est également recherché à
travers la prise de « calmants », c’est-à-dire de médicaments tranquillisants qu’elles se font
prescrire et, de façon croissante, d’alcool et de cannabis. Il s’agit en somme de faire
disparaître les problèmes en escamotant sa « présence », l’évanouissement revêtant tour à
tour un sens concret ou abstrait. Comment rendre compte autrement de ces disparitions
subites de jeunes filles survenant à la suite d'une dispute ou d'une déception et de ces pertes
de connaissance affectant celles qui – placées dans une situation analogue – sont victimes
de malaises ou de syncopes ?
En matière de comportement suicidaire, la volonté d'échappement vis-à-vis d'une réalité
externe ou interne insupportable est – de ce point de vue – typiquement féminine. Si trois
suicides aboutis sur quatre sont masculins, les trois quart des tentatives de suicide sont
féminines, 90 % d’entre elles étant réalisées par absorption de médicaments. Chez les jeunes
filles, plusieurs facteurs se conjuguent pour faire de l'intoxication médicamenteuse le mode
suicidaire par excellence. Aussi curieux que cela puisse paraître, elles ont moins souvent recours à des moyens violents, parce qu'elles désirent préserver – même dans la mort – leur
intégrité physique. Chez elles, la représentation mentale d'une mort violente s'accompagnant
d'éclatement ou de morcellement corporel est d'ailleurs fréquemment associée à une intolérable idée de souffrance. L’envie de « disparaître sans souffrir » conduit ainsi un grand
nombre de jeunes filles en détresse à opter pour un moyen suicidaire non traumatique. Dans
l'intoxication volontaire, on constate que les substances employées sont pour la plupart censées induire un « profond sommeil ». Pour beaucoup d’adolescentes suicidaires, « mourir en
s'endormant » représente une modalité « douce » et d'autant plus tentante à mettre en
oeuvre que ces médicaments sont banalisés et facilement disponibles. L'absorption massive
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de calmants ou de somnifères réalise une représentation métaphorique de la mort (sommeil
éternel) et du repos transitoire (sommeil réparateur). Il s'agit d'une mise « entre parenthèses » laissant le destin décider si « l'arrêt sur image » sera momentané ou définitif : « Ou
bien je me réveillerai et les choses auront changé... ou bien je ne me réveillerai pas et peu
importe ce qu'il adviendra ». C'est aussi s'en prendre à la tête, contenu de la psyché, cette
partie de l’espace corporel qui est le siège de tensions insoutenables. D’ailleurs, hormis les
psychotropes, les médicaments avalés en excès sont des antalgiques et/ou des
antipyrétiques (aspirine, paracétamol), c’est-à-dire des produits réputés pour leur action
contre les maux de tête et les états fébriles. Leur emploi dans le contexte suicidaire semble
bien, là encore, pouvoir être saisi comme une réponse métonymique à l'intolérable étau
psychique dont l’adolescente se sent victime. « Calmer l’esprit enfiévré », « ne plus penser »
sont les objectifs de celles et ceux pour qui le sommeil – fût-il comateux – est un moyen de
neutraliser en les figeant des représentations psychiques douloureuses. La léthargie toxique
est recherchée parce qu'elle anéantit les pensées en les endormant. On retrouve là ce que
cherchent aussi les garçons dans l’ivresse et la défonce à l’alcool et/ou au cannabis. Il s’agit
d’escamoter les problèmes, de les dissoudre, de voir s’évanouir en même temps que soi ses
difficultés existentielles et, comme dans la fugue, de sommer autrui de reconnaître cette
« absence ». Chez les jeunes filles en détresse, perdre connaissance représente à la fois une
fuite (conjuguant oubli, immobilité, évitement de la douleur et préservation de l'intégrité corporelle) et un pathétique espoir de reconnaissance. Une fois réveillées au sortir de leur coma,
les jeunes suicidantes tentent d'ailleurs souvent d'expliquer leur geste moins par un désir de
mort que par celui de suspendre le cours du temps dans l’attente de jours meilleurs : « Je ne
voulais plus penser à rien », « Il fallait que ça s'arrête », « ça ne pouvait plus durer », etc.
Tomber dans un profond sommeil s'offre comme mode de résolution magique de la situation
de crise : il ne s'agit pas de se mobiliser pour « s'en sortir », mais au contraire d'immobiliser le
conflit dans l'espoir que l'autre procédera à son dénouement. Est-ce à dire que l’adolescent
suicidaire anticipe, au moment où il passe à l’acte, sa probable survie ? Le plus souvent,
l’ambiguïté est totale : même lorsqu’il s’imagine gisant, il ne concède à la mort que la
matérialité de son cadavre et aspire secrètement à sa survivance brûlante dans la mémoire
des siens.
Un processus analogue articulant perte de connaissance et espoir de « nouvelle naissance »
caractérise d’autres conduites à risque féminines : certaines adolescentes se saoulent et
s’abandonnent sexuellement dans la perspective d’un changement d’état susceptible de
résoudre leurs difficultés existentielles. L’ivresse aidant, elles acceptent sciemment d’avoir
des relations sexuelles non protégées, s’exposant au risque d’une grossesse. A travers cet
abandon consenti, il en est même qui réalisent de véritables passages à l’acte suicidaires en
imaginant contracter une maladie sexuellement transmissible. « Si l’amour est une maladie
mortelle, dit Vanessa, 17 ans, alors autant mourir tout de suite du sida ».
De la fugue au coma et à l’abandon de soi, les jeunes filles en détresse sont ainsi
nombreuses à se jeter « à corps perdu » hors des réalités qui leur sont intolérables. Quant à
la phlébotomie grave, celle qui correspond à la section profonde des veines pouvant aller
jusqu’à provoquer de sévères lésions tendineuses, elle est moins fréquente et moins
typiquement féminine qu’on ne le dit. Chez les hommes et les femmes qui se tranchent ainsi
les poignets, les plis du coude, les abords du cou, etc., l’acte suicidaire exprime
généralement deux aspects : d’une part, le retournement contre soi d’une violence indicible
dirigée contre autrui, « coupant court » à l’échange ou à la relation ; d’autre part, l’incapacité
à « se contenir » (dans tous les sens du terme), comme le restitue le fait de se vider de son
sang, c’est-à-dire de voir fuir hors de soi son énergie vitale. La plaie et l’hémorragie figurent la
rupture des limites et la vacuité identitaire qui en résulte. Il n’est donc pas surprenant que les
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passages à l’acte de cette nature s’observent surtout chez les sujets ayant des troubles
graves de la personnalité. Mais d’autres déclinaisons de la rupture au féminin appartiennent à
un registre voisin, bien que leurs conséquences soient moins fâcheuses : il s’agit des
entailles cutanées superficielles (réalisant ce que les jeunes filles nomment « tailladage ») et
des scarifications, gestes de plus en plus fréquents qui annoncent ou accompagnent de
nombreuses tentatives de suicide par intoxication. Pratiquement toujours effectuées au
niveau de l’avant-bras, ces incisions souvent multiples et parallèles sont faites à l’aide
d’objets divers (morceau de verre, fragment de lame de rasoir, compas scolaire, punaise,
etc.) ; elles rappellent étrangement les scarifications rituelles des sociétés traditionnelles,
même si elles n’ont d’initiatique que l’apparence. Elles ne traduisent en tout cas ni la volonté
de se saigner à blanc ni celle d’estropier son corps. Il est donc impropre de les appeler
« auto-mutilations ». Rarement destinées à en finir avec la vie, ces coupures ou éraflures
sont habituellement attribuées par leurs auteurs à l’impérieux besoin de « se faire mal pour se
soulager ». Qu’expriment ces estafilades d’où le sang perle ou coule sur l’avant-bras
meurtri ? Consciemment, les jeunes filles parlent de saignée ayant pour objet de purger le
corps d’un excès de tensions ou de déviation de la souffrance intérieure vers une blessure
extériorisée et maîtrisée qu’elles peuvent montrer ou cacher. A leur insu, ces incisions
révèlent, là encore, le caractère ténu, voire l’inconsistance des barrières symboliques entre
contenant corporel et contenant psychique. L'attaque porte sur l'enveloppe – la peau – dont
l'effraction (superficielle et presque indolore lorsqu'elle se réduit à des scarifications) vise à
« se couper » de représentations psychiques intolérables. L’épanchement a aussi pour
fonction de prouver – comme le ferait une pièce à conviction – combien l’adolescente saigne
secrètement dans la profondeur de son intimité identitaire.
D’autres coupures charnelles s’expriment dans le registre alimentaire : dans une société de
l’apparence et de l’abondance, certaines jeunes filles pratiquent la rupture alimentaire par
excès (boulimie) ou par défaut (anorexie), interrogeant les limites, la nature des besoins et
des manques affectifs que la matérialité ne parvient pas à assurer et à combler, et illustrant le
« trop peu » ou le « trop plein » ressenti intérieurement.
A l’adolescence, les conduites de rupture s’expriment ainsi à travers une différenciation par
sexe marquée, selon un rapport d’environ trois pour un. Mais il faut savoir que lorsqu’un
adolescent présente des comportements de rupture typiquement observés dans l’autre sexe
(ex. : un garçon qui se scarifie ou qui développe des troubles alimentaires ; une fille qui est
violente contre autrui ou qui « se déchire » de façon répétée), cette « inversion » représente
en elle-même un facteur de gravité supplémentaire. D’autre part, les conduites de rupture
doivent être évaluées en fonction de quatre paramètres essentiels constituant des indicateurs
de gravité :
• la précocité d’apparition des premiers signes (notamment avant l’âge de 15 ans) ;
• le cumul des conduites de rupture déclinées au propre et/ou au figuré ;
• l’intensité des manifestations ;
• la récurrence et la durabilité des troubles.
2. Le choix de réponses adaptées et cohérentes
Toutes les violences dont nous venons de rappeler les diverses formes ont pour
dénominateur commun d’exprimer un intense sentiment de « non-existence ». C’est la
paradoxe de notre modernité : on ne s’est jamais autant préoccupé du bien-être des enfants
et ceux-ci n’ont jamais autant éprouvé de difficultés à trouver leur place, à définir leurs
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contours, à se sentir exister et reconnus en tant qu’eux-mêmes. L’essor considérable des
sciences et des techniques a bouleversé les mentalités et les modes de vie au point que l’un
des principaux enjeux du développement psychoaffectif de l’enfant est aujourd’hui
l’intégration de ses limites propres et de celles des autres. Le terme « limite » doit
évidemment s’entendre dans plusieurs registres : celui des enveloppes charnelles et
psychiques ; celui des interfaces entre le réel, l’imaginaire et le symbolique ; celui des
repères, des règles et des lois, tout autant que celui des espaces spatio-temporels les plus
manifestes. Si l’on admet que la construction de la personnalité n’est possible, pour tout sujet,
que dans l’intégration de la différence des sexes et des générations, encore faut-il ajouter que
l’accès à l’altérité suppose des assises narcissiques et des relations objectales s’étayant
dans la différenciation parents-enfant (« La chair de ma chair est une autre chair »), la
délimitation d’espaces d’évolution distinguant soi de l’autre, et la confrontation tolérable
permettant la conflictualisation des rapports interpersonnels selon des modalités acceptables
soutenues par l’éducation et la culture, c’est-à-dire capables de contenir la violence
fondamentale inhérente au genre humain (interdits fondamentaux du meurtre, de l’inceste et
du cannibalisme). Comme on le sait, ces différents axes conditionne le « devenir adulte ». Or,
force est de constater que la modernité complique cette problématique : elle consacre la
primauté de l’individu sur le groupe, tout en réduisant les différences et les frontières à travers
divers effets de « collage » et de « gommage » qui confinent au flou, à la confusion des
repères. Quels en sont les traits les plus saillants ? Citons en vrac la quête du jeunisme de la
part des adultes qui, en refusant le vieillissement et la mort, « collent » aux adolescents et
attisent la sexualisation des liens ; ou encore le culte de l’enfant-roi qui chosifie ce dernier
comme un « objet d’amour » dont les parents ne peuvent se séparer et qui doit continuer à
« épouser » leurs désirs (qu’il grandisse sans risque, qu’il ne les déçoive pas, qu’il leur soit à
jamais redevable) ; évoquons également les déclinaisons du concept d’égalité ou de parité
dans des domaines aussi éloignés de la simple citoyenneté que celui de la parentalité ; le
déplacement des enjeux moraux du couplage autorisé/interdit vers celui du
possible/impossible avec, pour toile de fond, les nouvelles perspectives techniques du
clonage, de la procréation artificielle et des manipulations génétiques ; citons encore le
triomphe de la transparence, de l’exhibition et de l’immédiateté sur le caché et le ressenti,
excitant les désirs et amoindrissant la perception du principe de réalité, ce qui produit de plus
fortes intolérances aux frustrations, « phénomène-limite » qui accompagne la dissolution des
frontières dont les formes variées vont jusqu’à la mondialisation socio-économique.
On le voit, sociogenèse et psychogenèse sont étroitement intriquées, tandis que les effets de
l’une potentialisent ceux de l’autre, faisant plus que jamais de la « crise d’adolescence » une
période douloureuse et durable d’interpellation des limites à différents niveaux. Il est d’ailleurs
troublant de constater que nombre d’enfants développent, pendant la phase de latence, des
signes annonciateurs des « irritations » à venir, sous la forme d’« allergies de contact »,
qu’elles soient cutanées ou respiratoires et attribuées à différents allergènes extérieurs, ou
relationnelles et intra-familiales, caractéristiques aujourd’hui de l’entrée en adolescence (refus
des câlins, des bisous parentaux et, plus généralement de tout ce qui se traduit par un « effet
de rapproché » avec les adultes). Quant aux manifestations pathologiques observées en
psychiatrie, elles interrogent avec insistance – tous les cliniciens en témoignent – davantage
la notion d’« état-limite » que les symptômes caractéristiques des états névrotiques.
L’adolescent en crise est celui qui ne parvient pas à trouver dans son environnement
matériel, affectif et relationnel les clés de la différenciation, de la délimitation et de la
conflictualisation. Souvent, parce que c’est lui qui manifeste avec le plus d’éclats
l’indistinction et les questionnements identitaires dont son entourage souffre, c’est à
l’adolescent en crise qu’est souvent attribuée la crise familiale, institutionnelle ou sociale,
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stigmatisation qui accentue ses troubles des conduites en en faisant l’objet de toutes les
attentions. Les « foyers en dérive » sont ceux où la place et l’identité de chacun demeurent
indistinctes et indifférenciées, que les personnes concernées vivent ensemble ou séparées.
Comment les aider, dans nos pratiques ? En prenant en compte combien la fonction de tiers
se révèle aujourd’hui centrale en matière de prise en charge des adolescents qui vont mal et
de leurs familles. L’offre de médiations destinées au « travail de la crise » prend dès lors tout
son sens. C’est également pourquoi la définition de cadres d’évolution pour « contenir sans
détenir » se révèle indispensable. Il s’agit de proposer des temps et des espaces d’évolution
permettant à l’adolescent et à ses proches de trouver une place singulière évitant la
confusion, le mélange. L’« alliance » avec les familles doit être, à cet égard, davantage
entendue comme une invitation à utiliser les interfaces de conflictualisation aménagées
(rencontres familiales, modalités institutionnelles définies en matière d’accueil et de visites,
etc.) que comme la simple acceptation passive de ce qui est proposé à l’adolescent. L’enjeu
est à la fois de proposer à chacun une prise en charge différenciée et d’établir des espaces
de confrontation qui ne menacent ou n’excluent aucun des protagonistes. C’est enfin en
déterminant comment les différents intervenants amenés à s’impliquer dans la prise en
charge de l’adolescent et/ou de ses parents peuvent évaluer la cohérence et la synergie de
leurs actions, sans compromettre la spécificité et la confidentialité de ces dernières. En
d’autres termes, les intervenants doivent appliquer pour eux-mêmes les principes de la
différenciation, de la délimitation et de la conflictualisation, pour éviter que le travail de la crise
qu’ils sont censés favoriser chez les protagonistes de la famille prise en charge ne soit
parasité par leurs propres fonctionnements critiques. Ne nous y trompons pas : une crise peut
toujours en cacher une autre.
Xavier Pommereau
13 décembre 2002
Références
Pommereau X., Quand l’adolescent va mal, Coll. « J’ai lu », N° 7147.
Pommereau X., L’adolescent suicidaire, 2ème édition revue et augmentée, Paris : Dunod,
2001.
Baudry P., Blaya C., Choquet M., Debarbieux E., Pommereau X., Souffrances et violences à
l’adolescence : Qu’en penser ? Que faire ? », Paris : Eds ESF, 2000.
Pommereau X., Santé des jeunes : Orientations et actions à promouvoir en 2002, Rapport
remis au ministre délégué à la Santé, avril 2002 (disponible sur le site internet du Ministère de
la Santé).
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