Idéologie allemande 2014, les premières pages

Transcription

Idéologie allemande 2014, les premières pages
L’Idéologie allemande
premier et deuxième chapitres
La Geme,
grande édition Marx et
Engels, est la collection
permanente de la nouvelle traduction des œuvres de
Karl Marx et de Friedrich Engels en français.
Volumes déjà parus
Karl Marx, Critique du programme de Gotha, 2008, Les
poches Geme.
Karl Marx, Le Chapitre VI, 2010, Les poches Geme.
Karl Marx, Contribution à la critique de l’économie
politique, 2014, Geme.
L’édition allemande du texte ici traduit a été publié
dans le Marx-Engels Jahrbuch 2003. Nous remercions
la Mega (Marx Engels Gesamt-Ausgabe, édition
complète des oeuvres de Karl Marx et Friedrich Engels
dans la langue d’écriture), l’Imes (Internationale
Marx-Engels-Stiftung) d’Amsterdam et les éditions
De Gruyter de nous avoir permis d’en publier la
reproduction photonumérique.
La Geme bénéficie du soutien
de la Fondation Gabriel-Péri.
© 2014, les éditions sociales (LDES)
73, rue Pixérécourt, 75020 Paris
[email protected]
www.editionssociales.fr
Diffusé par CDE, distribué par Sodis :722816.6
ISBN 978-2-35367-017-8
Karl Marx, Friedrich Engels
et Joseph Weydemeyer
L’Idéologie
allemande
Premier et deuxième chapitres
Édition bilingue
Traduit de l’allemand
par Jean Quétier et Guillaume Fondu
et présenté par Jean Quétier
les poches
une traduction Geme
2014
les éditions sociales
Remerciements
Le travail de traduction et d’édition réalisé ici s’inscrit dans la
continuité du séminaire « Lectures de Marx » que nous co-animons depuis 2009 à l’École normale supérieure Ulm. Un tel projet
n’aurait pas pu être mené à bien sans le cadre à la fois souple et
propice au travail collectif dont nous avons pu bénéficier lors de
notre scolarité dans cet établissement. Ce cadre est malheureusement aujourd’hui menacé, aussi bien par des réformes internes
que par la restructuration de l’ensemble du monde universitaire.
Nous nous associons à celles et ceux qui dénoncent ces dangers
et nous espérons vivement que d’autres après nous pourront
bénéficier de la même liberté de travail et de recherche que celle
que nous avons connue.
Nous souhaiterions ici remercier Richard Lagache pour sa
confiance, Isabelle Garo et Lucien Sève pour leur relecture, François Avisseau pour son éclairage historique et – tout particulièrement – Alexandre Feron et Victor Béguin pour leurs remarques et
leurs suggestions extrêmement approfondies.
Guillaume Fondu et Jean Quétier
Jean Quétier, agrégé de philosophie, ancien élève de
l’ENS de la rue d’Ulm.
Guillaume Fondu, agrégé de philosophie, ancien élève
de l’ENS de la rue d’Ulm.
Préface
En 2004,
l’avancement de la recherche sur les
manuscrits de Marx et Engels a rendu
possible la publication d’une nouvelle version, plus rigoureuse, des deux premiers chapitres de L’Idéologie allemande.
Ce texte central, jamais publié du vivant de ses auteurs,
constitue un tournant dans l’élaboration de ce qu’on a ensuite
nommé la conception matérialiste de l’histoire. La GEME propose aujourd’hui la première traduction française de cette
édition scientifique et critique de l’ouvrage. En présentant les
manuscrits dans l’ordre chronologique, elle permet de rendre
compte fidèlement des différentes étapes du travail de Marx
et Engels, sans considérer L’Idéologie allemande comme un
tout achevé.
L’histoire du texte
Le contexte de rédaction : Marx et Engels à Bruxelles
La rédaction des différents textes qui composent L’Idéologie
allemande s’étend entre le mois de novembre 1845 et le mois de
juin 1846. Marx et Engels résident alors depuis peu à Bruxelles,
terre d’exil. Alors qu’il s’était installé à Paris à la fin de l’année
1843 pour fuir la censure prussienne, qui avait frappé d’interdiction la Gazette rhénane, Marx reçoit l’ordre de quitter le territoire français le 25 janvier 18451. Son expulsion, décidée par le
1. Concernant l’expulsion de Marx et la répression qui frappe les collaborateurs du Vorwärts ! au mois de janvier 1845, cf. Auguste Cornu, Karl Marx
et Friedrich Engels, tome III, Marx à Paris, PUF, Paris, 1962, p. 251 sq.
Préface
7
ministre de l’Intérieur français, Tanneguy Duchâtel, était réclamée avec insistance par le gouvernement prussien. Mis en cause
notamment par les articles qu’il avait publiés dans le Vorwärts !
[En avant !], journal animé par des Allemands établis à Paris,
Marx est désormais clairement identifié comme un opposant
farouche à la politique du roi de Prusse, Frédéric-Guillaume IV,
et comme un agitateur communiste. Il obtient du roi des
Belges, Léopold Ier, l’autorisation de s’établir à Bruxelles à condition de ne publier « aucun ouvrage sur la politique du jour »2.
Au même moment, au début de l’année 1845, Friedrich Engels
organise, avec Moses Hess3, de nombreuses réunions communistes à Elberfeld en Rhénanie4. Ces initiatives ne tardent pas à
connaître à leur tour la répression prussienne : dès la fin du mois
de février, ces réunions sont interdites5. Par crainte des poursuites, Engels rejoint Marx à Bruxelles le 5 avril 1845. Peu après
l’arrivée d’Engels, les deux hommes entreprennent ce que
Franz Mehring nomme un « voyage d’études »6 en Angleterre.
Ce séjour de quelques semaines à Manchester puis à Londres
est en effet l’occasion pour eux de se plonger dans la lecture
d’ouvrages d’économie politique anglaise. Marx et Engels
profitent également de leur séjour outre-Manche pour nouer
des contacts étroits avec les dirigeants de la Ligue des justes7
2. « Archives de la Sûreté publique belge, dossier Karl Marx, pièce 10 »,
cité par Auguste Cornu, in Karl Marx et Friedrich Engels, tome IV, La formation du matérialisme historique, PUF, Paris, 1970, p. 121, n. 5.
3. Cf. index, infra, p. 476.
4. Concernant l’agitation communiste menée par Engels en Rhénanie, cf.
Auguste Cornu, Karl Marx et Friedrich Engels, tome IV, op. cit., p. 63 sq.
5. Lettre de Friedrich Engels à Karl Marx des 22-26 février 1845, in Karl
Marx, Friedrich Engels, Correspondance, tome I, Éditions sociales, Paris,
1971, p. 361 : « Nous avons appris hier soir que notre prochaine réunion
serait dispersée par les gendarmes et que les orateurs seraient arrêtés. »
6. Franz Mehring, Karl Marx – Histoire de sa vie, Bartillat, Paris, 2009, p. 138.
7. Bund der Gerechten : société secrète d’inspiration communiste fondée
en 1836, issue d’une scission de l’aile radicale de la Ligue des bannis
(Bund der Geächteten), groupe d’Allemands libéraux émigrés en France
après la révolution de 1830. L’un des principaux dirigeants et doctrinaires
de la Ligue des justes était Wilhelm Weitling (à ce sujet cf. Auguste Cornu,
Karl Marx et Friedrich Engels, tome II, Du libéralisme démocratique au communisme, PUF, Paris, 1958, p. 146 sq.). Le 12 mai 1839, la Ligue des justes
participe à la tentative d’insurrection parisienne menée par la Société des
saisons d’Auguste Blanqui. Suite à l’échec de cette tentative révolution-
8
Préface
et du mouvement chartiste8. De retour à Bruxelles, Marx envisage dans un premier temps de terminer un ouvrage intitulé Critique de la politique et de l’économie politique9, dont il
s’était engagé par contrat à livrer le manuscrit à un éditeur de
Darmstadt, Karl Wilhelm Leske, dès le mois de février 184510.
Marx n’écrira jamais cet ouvrage et donnera à Leske l’explication suivante : « J’avais momentanément interrompu le travail
que je menais sur l’économie. Il me semblait en effet très important de publier d’abord un écrit polémique contre la philosophie allemande et contre le socialisme allemand qui lui a succédé, avant d’aborder des développements positifs. »11 L’écrit
polémique dont il est fait mention est L’Idéologie allemande,
un ensemble de textes auquel Marx et Engels travailleront
ensemble et auquel collaboreront également Moses Hess
et Joseph Weydemeyer12. L’ouvrage projeté comporte deux
parties. La première, consacrée à la critique de la philosophie
allemande mais à laquelle on ne connaît pas de titre, inclut :
« I. Feuerbach », « Le concile de Leipzig », « II. Saint Bruno »
naire, Karl Schapper, membre influent de la Ligue des justes, est expulsé
du territoire français et s’installe à Londres, où il anime à partir de 1840
une section très active de la Ligue des justes.
8. Issue du mécontentement provoqué par la réforme électorale britannique de 1832, réforme qui mettait en place un système censitaire au
bénéfice des possédants, la Charte du peuple (People’s Charter), élaborée
en 1838 par l’Association des travailleurs londoniens (London Working
Men’s Association) de William Lovett, réclamait notamment le suffrage
universel et l’éligibilité des non-propriétaires. L’aile révolutionnaire du
mouvement chartiste, représentée notamment par George Julian Harney, rédacteur du Northern Star [L’Étoile du Nord], se rapproche de la Ligue
des justes au début des années 1840.
9. Cet ouvrage devait très vraisemblablement consister en un approfondissement des travaux engagés par Marx dans les Manuscrits économico-philosophiques de 1844. C’est ce que suggère la lettre de Friedrich
Engels à Karl Marx de début octobre 1844 (Correspondance, tome I, op.
cit., p. 339 et particulièrement la n. 18). Cf. également à ce sujet la présentation de Franck Fischbach, in Manuscrits économico-philosophiques
de 1844, Vrin, Paris, 2007, p. 11.
10. Le texte du contrat éditorial est reproduit in Karl Marx, Friedrich
Engels, Correspondance, tome I, op. cit., p. 394, n. 2.
11. Karl Marx, Friedrich Engels, Correspondance, tome I, op. cit., p. 395 sq.
(traduction modifiée).
12. Cf. index, infra, p. 478.
Préface
9
contre Bruno Bauer13, « III. Saint Max » contre Max Stirner14,
« Fin du concile de Leipzig » et « IV. Dottore15 Graziano »16
contre Arnold Ruge17. Bert Andréas et Wolfgang Mönke soutiennent également qu’un essai sur le crime écrit par Karl Ludwig Bernays, l’un des rédacteurs du Vorwärts !, était censé y
figurer18. La deuxième partie s’intitule « Le socialisme vrai »19
et inclut au moins cinq chapitres, dont le premier prend pour
cible les Annales rhénanes de Hermann Püttmann, le quatrième Le Mouvement social en France et en Belgique de Karl
Grün20 et le cinquième Georg Kuhlmann21. On ignore tout du
contenu des chapitres II et III, mais on sait qu’Engels continuera
à travailler à cette deuxième partie jusqu’en avril 1847 et projettera d’y inclure notamment une critique du livre de Karl Grün,
13. Cf. index, infra, p. 475.
14. Cf. index, infra, p. 477.
15. Docteur.
16. Ce chapitre devait être rédigé par Moses Hess, en collaboration avec
Karl Marx. L’original destiné à l’impression n’a pas été retrouvé mais on
dispose d’un article publié dans la Deutsche Brüsseler Zeitung [Gazette
allemande de Bruxelles] en août 1847 qui semble reprendre le contenu du
chapitre.
17. Cf. index, infra, p. 477.
18. Bert Andréas, Wolfgang Mönke, « Neue Daten zur Deutschen Ideologie », in Archiv für Sozialgeschichte [Archive d’histoire sociale], tome VIII,
Hanovre, 1968, p. 28 sq.
19. Tendance socialiste qui se développe surtout en Allemagne
entre 1844 et 1848, le « socialisme vrai » a pour principaux représentants
Karl Grün, Otto Lüning et Hermann Püttmann. S’opposant à la société
de libre concurrence, qu’ils considèrent comme une manifestation de
l’égoïsme, les « socialistes vrais » s’inspirent souvent de Feuerbach et
voient dans l’amour la principale solution de la question sociale. À ce
sujet, cf. Auguste Cornu, Karl Marx et Friedrich Engels, tome IV, op. cit.,
p. 20 sq.
20. Cf. index, infra, p. 476.
21. Georg Kuhlmann semble avoir été un agent provocateur, stipendié par
l’Autriche. Il prophétisait la venue proche d’un paradis sur terre. Auguste
Cornu affirme que le chapitre V, « Le Dr Georg Kuhlmann de Holstein ou
la prophétie du socialisme vrai », est rédigé par Moses Hess (cf. Auguste
Cornu, Karl Marx et Friedrich Engels, tome IV, op. cit., p. 284 sq.).
10
Préface
Über Goethe vom menschlichen Standpunkte [À propos de Gœthe
considéré du point de vue humain]22.
Le destin d’un texte malmené par l’histoire
La majeure partie des manuscrits destinés à constituer
les deux volumes de L’Idéologie allemande est déjà achevée
au mois de mai 184623. Joseph Weydemeyer, qui a quitté
Bruxelles à la fin du mois d’avril pour retourner en Prusse,
entreprend des négociations pour faire publier l’ouvrage en
Westphalie, auprès de Julius Meyer et Rudolf Rempel, deux
démocrates aisés proches du « socialisme vrai ». Cette tentative de publication échoue, comme toutes celles qui suivront
pendant près d’un an, jusqu’à ce que Marx et Engels finissent
par renoncer. Les raisons de cet échec sont diverses : difficultés
liées à la censure prussienne mais aussi inimitiés personnelles.
Comme Marx l’écrit à Annenkov le 28 décembre 1846 : « Vous
ne croirez jamais quelles difficultés une telle publication rencontre en Allemagne, d’une part de la police, d’autre part des
libraires, qui sont eux-mêmes les représentants intéressés de
toutes les tendances que j’attaque. Et quant à notre propre
parti, il est non seulement pauvre, mais une grande fraction
du parti communiste allemand m’en veut parce que je m’oppose à ses utopies et à ses déclamations. »24 Marx ne parvient
finalement qu’à faire publier en 1847, dans le Westphälisches
Dampfboot [Le Vapeur de Westphalie], une partie de la critique
du « socialisme vrai »25. La suite des événements a été rendue
célèbre par une formule de l’avant-propos de la Contribution
à la critique de l’économie politique de 1859 : « Nous abandonnâmes d’autant plus volontiers le manuscrit à la critique rongeuse des souris que nous avions atteint notre but principal,
22. Lettre de Friedrich Engels à Karl Marx du 15 janvier 1847, in Correspondance, tome I, op. cit., p. 466 : « À propos de Grün, je vais refondre mon
article sur le Goethe de Grün, le réduire à un ½ placard ou à ¾ de placard
et le préparer pour notre livre, si cela te convient : écris-moi vite ce que
tu en penses. »
23. Lettre de Karl Marx à Joseph Weydemeyer du 14 mai 1846, in Correspondance, tome I, op. cit., p. 384.
24. Karl Marx, Friedrich Engels, Correspondance, tome I, op. cit., p. 458 sq.
25. Il s’agit de « Karl Grün : Le mouvement social en France et en Belgique
(Darmstadt, 1845) ou Comment le socialisme vrai écrit l’histoire », in
L’Idéologie allemande, Les Éditions sociales, Paris, 2012, p. 495 sq.
Préface
11
voir clair en nous-mêmes. »26 En 1888, après la mort de Marx,
Engels se replonge dans la philosophie allemande et relit le
manuscrit. S’il édite à cette occasion les « Thèses sur Feuerbach », il juge L’Idéologie allemande impropre à la publication27. Il faut attendre 1903 pour qu’Eduard Bernstein commence à publier certains extraits de « Saint Max » et 1921
pour que Gustav Mayer publie « Le concile de Leipzig » et
« Saint Bruno ». C’est à David Riazanov, directeur de l’Institut
Marx-Engels de Moscou, que l’on doit le premier vrai travail
d’établissement du texte de L’Idéologie allemande. En 1923, il
passe plusieurs semaines à Berlin et parvient à obtenir, malgré
les réticences de Bernstein28, des photographies de tous les
manuscrits et l’autorisation de les publier. La première publication du chapitre sur Feuerbach29 a lieu dès le début du mois
de janvier 1926. L’Idéologie allemande dans son ensemble n’est
publiée qu’en 1932, après le limogeage de David Riazanov,
accusé de « sabotage » éditorial. C’est donc son successeur à la
tête de l’Institut, Vladimir Adoratski, qui présente pour la première fois au public l’intégralité de l’œuvre sous la forme du
volume I/5 de la MEGA130. La découverte de nouveaux manuscrits en 1962 par Siegfried Bahne ainsi qu’une étude plus précise des manuscrits déjà disponibles permettent, dès 1972, la
réalisation d’un Probeband [volume-test] de la MEGA231.
26. Karl Marx, Contribution à la critique de l’économie politique, Les Éditions
sociales, Paris, 2014, p. 64.
27. Friedrich Engels, Ludwig Feuerbach et la fin de la philosophie classique
allemande, Éditions sociales, Paris, 1979, p. 3 : « Avant d’envoyer ces lignes
à l’impression, j’ai ressorti et regardé encore une fois le vieux manuscrit
de 1845-1846. Le chapitre sur Feuerbach n’est pas terminé. La partie rédigée consiste en un exposé de la conception matérialiste de l’histoire, qui
prouve seulement combien nos connaissances d’alors en histoire économique étaient encore incomplètes. La critique de la doctrine même de
Feuerbach y faisant défaut, je ne pouvais l’utiliser pour mon but actuel. »
28. Eduard Bernstein, partisan d’une « révision » réformiste du marxisme,
était l’exécuteur testamentaire d’Engels.
29. Cf. index, infra, p. 476.
30. Il s’agit de la première version des œuvres complètes de Marx et
Engels (Marx-Engels Gesamtausgabe).
31. Il s’agit de la seconde version des œuvres complètes de Marx et Engels
(Marx-Engels Gesamtausgabe). Elle est l’édition de référence et porte une
ambition scientifique et critique.
12
Préface
Le Marx-Engels Jahrbuch 2003 :
un nouvel établissement du texte
Néanmoins, le Probeband de 1972 n’est pas encore satisfaisant au regard des exigences éditoriales que la prudence
impose d’avoir quand on a affaire, comme c’est le cas avec
L’Idéologie allemande, à un texte fragmentaire. Il faut attendre
la parution, en 2004, de la prépublication, par l’Internationale
Marx-Engels Stiftung [Fondation internationale Marx-Engels]
d’Amsterdam, d’un long extrait du volume I/5 de la MEGA232
pour disposer d’un établissement du texte que l’on puisse
considérer comme réellement fiable. Le Marx-Engels Jahrbuch
2003 met ainsi à notre disposition l’ensemble des manuscrits
composant les chapitres I (« Feuerbach ») et II (« Saint Bruno »)
de L’Idéologie allemande. C’est cette nouvelle version du texte
que nous présentons ici pour la première fois au public francophone33. L’intérêt du Marx-Engels Jahrbuch 2003 est qu’il nous
permet de nous défaire de l’idée, véhiculée par toutes les éditions depuis celle de Vladimir Adoratski, selon laquelle L’Idéologie allemande offrirait « le premier exposé systématique de
leur [Marx et Engels] conception historico-philosophique de
l’histoire du développement économique des hommes »34. En
effet, la systématicité affichée n’a souvent été que le masque
de la reconstruction. L’exemple le plus frappant est sans doute
le chapitre sur Feuerbach : présenté jusque-là comme un texte
unifié et structuré, il provient en réalité de sept manuscrits
autonomes que le Jahrbuch 2003 choisit de présenter dans
l’ordre chronologique de leur rédaction, sans chercher à les
mettre en ordre a posteriori. Le titre qui est ordinairement
donné à l’ensemble du chapitre (« Opposition entre la vision
matérialiste et la vision idéaliste ») n’est lui-même en réalité qu’une note marginale d’Engels, qui peut très bien avoir
été écrite après la mort de Marx ! Le nouvel établissement
du texte, qui inclut l’article de Marx intitulé « Contre Bruno
Bauer », permet aussi d’éclairer la genèse de l’ouvrage et de
32. Il s’agit du Marx-Engels-Jahrbuch 2003 [Annales Marx-Engels 2003],
Akademie Verlag, Berlin, 2004. Notre édition suit ce volume.
33. Seuls quelques extraits de l’ouvrage avaient été traduits par Lucien
Sève, in Karl Marx, Écrits philosophiques, Champs Flammarion, Paris, 2011.
34. Vladimir Adoratski, « Einleitung » in MEGA1 I/5, Berlin, 1932, p. X.
Préface
13
montrer notamment qu’à l’automne 1845 le projet d’une Idéologie allemande en deux volumes n’était pas encore arrêté,
mais que celui-ci s’est bien plutôt constitué progressivement,
en réaction à l’attaque de Bruno Bauer contre La Sainte Famille
dans son « Portrait de Ludwig Feuerbach »35. Le Jahrbuch 2003
permet également d’élever Joseph Weydemeyer au rang
d’auteur de l’ouvrage en intégrant l’article « Bruno Bauer et
son apologète », écrit en collaboration avec Karl Marx et probablement extrait de la cinquième partie du chapitre II, intitulée « Saint Bruno sur son “char triomphal” ». La prépublication
proposée par le Jahrbuch 2003 ne contient que les deux premiers chapitres de L’Idéologie allemande, il faudra attendre la
prochaine parution de l’intégralité du volume I/5 de la MEGA2
pour disposer d’une édition satisfaisante de l’intégralité de
l’ouvrage36.
La conception matérialiste de l’histoire
Une nouvelle manière de faire de l’histoire
Le statut fragmentaire du texte invite à la prudence : loin de
constituer un exposé systématique de la « conception matérialiste de l’histoire »37, L’Idéologie allemande présente bien
plutôt un ensemble d’analyses et de critiques inachevées ou
incomplètes, parfois simplement juxtaposées les unes aux
autres. Toutefois, le statut problématique de ces manuscrits
n’enlève rien à leur caractère novateur et à la place décisive
qu’ils occupent dans l’œuvre de Marx et d’Engels. L’Idéologie
allemande semble en effet porteuse d’une ambition assez
nette : offrir une base fondamentale (Grundlage) à la science
de l’histoire38. Il s’agit, pour Marx, d’une perspective assez
35. Cf. infra en annexe p. 453.
36. La parution de cette édition intégrale est annoncée pour 2015.
37. Le syntagme « conception matérialiste de l’histoire » n’apparaît d’ailleurs même pas dans le texte. C’est surtout l’Avant-propos de Ludwig
Feuerbach et la fin de la philosophie classique allemande (op. cit., p. 1) qui
incite à introduire de manière rétrospective l’expression dans L’Idéologie
allemande.
38. Cf. infra, p. 271 : « Nous ne connaissons qu’une unique science, la
science de l’histoire. » Ou encore, p. 301 : « Là où cesse la spéculation,
dans la vie effective, débute donc la science effective et positive, la pré-
14
Préface

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