Approche participative, approche coopérative
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Approche participative, approche coopérative
Approche participative, approche coopérative Bernard Bel Démocratie participative, développement participatif, recherche-action participative… Tous ces termes apparemment novateurs possèdent un lien de parenté avec «!l’observation participante!», une méthode d’investigation préconisée en anthropologie culturelle et sociale, depuis B. Malinowski (1884-1942), pour se substituer aux enquêtes basées sur des questionnaires. Le chercheur est supposé abolir la distance avec l’objet de son étude en devenant lui-même un «!acteur!» de la culture qu’il étudie. Le musicologue, par exemple, devient un apprenti musicien parmi d’autres. !L’observation participante met en exergue les dimensions subjectives et réflexives de l’enquête de terrain!: l’observateur, par sa présence même, n’influe-t-il pas sur les faits observés!? N’est-il pas lui-même un sujet d’observation!? Ce changement de perspective a suscité un renversement fondamental des méthodes et des motivations des chercheurs en sciences humaines, dans un contexte de «!décolonisation du savoir!». L’étape suivante était «!l’approche participative!» qui se focalisait sur les «!acteurs!» et les «!processus!», incluant une implication personnelle du chercheur dans les problématiques du groupe humain étudié. L’articulation entre recherche et action devenant de plus en plus étroite, le concept de participation a migré naturellement du domaine de la recherche à celui de l’action sociale, sous l’étiquette de «!rechercheaction participative!» (Participatory Action Research, PAR). Selon l’approche participative du développement, les bénéficiaires de toute action humanitaire doivent être associés aux décisions qui affectent leurs conditions de vie. L’idée sousjacente est qu’il est toujours possible à des citoyens vivant en démocratie d’arriver à un consensus par la pratique du «!dialogue culturel!» entre les diverses parties en cause!: […] la mise en œuvre et la méthodologie de la PAR libèrent l’énergie créatrice des gens, instaurent un système d’acquisition de connaissances, et mettent en action une dynamique politique cohérente, d’un point de vue écologique, dans chaque culture, ce qui peut amener à un nouveau type de chemin transitoire vers le développement durable. On peut aussi y voir un signe précurseur d’une nouvelle structure étatique qui serait participative, pluraliste, vraiment démocratique, et favorable aux «!graines!» émergentes du niveau «!micro!». Ce système de soutien favorise aussi la multiplication du processus de manière non aliénante. [Ces processus] ne suivent pas les principes de formation conventionnelle des états socialistes ou capitalistes, ni les traditions des institutions de la démocratie parlementaire «!représentative!» ou de la bureaucratie. Ce système encourage un nouveau type de direction [leadership], à la fois externe et interne!; et un système étatique ouvert basé sur l’échange libre de connaissances avec les organisations du niveau «!micro!», constituant ainsi un contrepouvoir. En d’autres termes, la PAR a pour objectifs un meilleur partage du pouvoir, un meilleur équilibre entre l’État et les organisations de la base, ainsi que, bien entendu, entre les hommes et la Nature. Wignaraja & Sirivardana 1998, p.!334-335. Qui sont ces «!gens!» dont parlent les promoteurs de la PAR!? Quel est ce monde où peut s’exercer «!l’échange libre de connaissances!»!? L’approche participative est aujourd’hui incontournable dans le monde de la coopération nord-sud. Promues au rang de principaux acteurs de la société civile, les ONG se sont professionnalisées et obéissent aux injonctions des organismes financeurs, en plus de la pression de leurs donateurs. Les bailleurs de fonds exigent que leurs dons concourent de manière substantielle (et quantifiable) au mieux-être Source!: http://ccrss.ws/vcda-fr/docs/ParticipationCooperation.pdf économique et social des populations pauvres, d’où la vague des activités «!génératrices de revenu!»!: micro-crédit, soutien de programmes d’éducation, etc. Dans cette approche dominante du développement et de l’action humanitaire, la critique des rapports sociaux à l’origine de la pauvreté n’est plus à l’ordre du jour!; il faut à tout prix croire au consensus, même si cela implique un simulacre de dialogue culturel qui s’apparente plutôt à du marketting social. A New Delhi, Priya Basu, ONG soutenue par la Banque Mondiale, a pour mission essentielle d’aider les ONG indiennes à monter des projets conformes aux guidelines de l’approche participative, condition stricte pour bénéficier d’un financement. D’autres ONG régionales se consacrent exclusivement à la sous-traitance de rapports d’activités qui permettront de pérenniser ces financements… La critique de l’observation participante est ancienne. La dimension subjective de ce mode d’observation en augmente la pertinence, mais cela se fait au détriment de la précision et de la généralité!: il n’y a plus de protocole expérimental reproductible, et toute comparaison entre les sources se heurte aux spécificités de catégorisation introduites par la méthode. Ce qui est plus grave, c’est que le chercheur, tout en s’appuyant sur une terminologie, des idées et des pratiques locales, en arrive à des conclusions généralisatrices qui reflètent principalement son point de vue, y compris — le plus souvent à son insu — les limites de son expertise. Ce décalage est particulièrement visible dans des domaines comme l’ethnomusicologie, où le niveau d’expertise peut faire l’objet d’une évaluation. John Blacking, qui dirigeait le département d’anthropologie sociale à l’Université de Belfast dans les années 1980, en était donc venu à préconiser une approche «!dialectique!» selon laquelle les informateurs devraient participer aussi bien à la construction des modèles théoriques qu’à leur évaluation. Le chercheur ne serait qu’un simple catalyseur de ce processus, sa propre subjectivité pouvant être prise en compte comme une folk view parmi d’autres. En confiant le rôle d’expertise à une machine, dans un champ d’application soigneusement balisé, il est possible de maintenir une distance suffisante entre observateurs et modèles théoriques (Kippen et Bel 1989). En dehors de ce cadre méthodologique (systèmes experts, apprentissage formel, modèles cognitifs…) l’approche dialectique nous paraît difficile à concilier avec les exigences d’une démarche académique. Par contre, le domaine de l’action sociale est par excellence celui de la «!dialectique!», au sens large du dialogue, de la négociation et de l’affrontement. Les citoyens-militants-chercheurs, contrairement aux observateurs du monde académique, peuvent se livrer à une critique des rapports sociaux et des relations de domination — économique, politique, culturelle. L’approche dialectique de Blacking s’apparente donc fortement, dans le champ du social, aux expériences d’auto-éducation de Paolo Freire (1973) qui ont inspiré à Guy Poitevin les «!ateliers d’auto-apprentissage!» (self-learning workshops) des groupes d’animateurs sociaux au Maharashtra (Poitevin 1997). Ce travail de «!conscientisation!» (terme utilisé par Freire mais récupéré aujourd’hui par des militants de la droite nationaliste indienne) vise l’émergence d’une conscience de responsabilité solidaire capable de dépasser des motivations corporatistes naturelles. Il s’appuie pour cela sur «!la capacité des marginalisés d’articuler les mécanismes qui expliquent leur état en termes de raisons sociales, économiques et finalement culturelles, au-delà des simples réclamations!»1. 1 Voir le site de Village Community Development Association, <http://vcda.ws> 2 Les différences entre l’approche participative et l’approche coopérative apparaissent clairement dans un tableau comparatif, proposé par Guy Poitevin (1997), entre le travail social et l’action sociale!: Travail social Action sociale Modèle de participation subalterne Modèle de coopération démocratique Profil de l’agent Travailleur social Animateur ou «!catalyseur!» Diplômé Habituellement non diplômé Entraîné de manière formelle à l’accomplissement de tâches spécifiques Convictions personnelles et capacités analytiques Travaille selon des consignes Travaille par lui même, de par son engagement Bénéficie d’un salaire pour services rendus Peut percevoir des honoraires à titre exceptionnel Employé d’une institution étrangère au milieu d’intervention Volontaire issu de la population concernée Nature des tâches Développement, service!: projet spécifique Prise de conscience et étude de problèmes collectifs Résolution de problèmes spécifiques Recherche des causes socio-culturelles systémiques Travail planifié par un cahier des charges après enquête Travail à partir des besoins définis par les gens euxmêmes Objectifs principalement matériels, spécifiques et mesurables Attention portée aux personnes et à une approche pédagogique Relations avec la communauté Le programme est lancé de l’extérieur L’initiative et les décisions appartiennent au groupe local La direction et le suivi sont assurés par des experts étrangers à la population Les actions s’appuient sur les initiatives et les capacités de chacun Rapports privilégiés avec les leaders locaux Engagement collectif de toutes les personnes concernées Les relations se réduisent aux bénéficiaires ciblés par le projet Attention portée aux schémas relationnels préexistants Perspectives Amélioration des conditions de vie, croissance, résultats en termes économiques Éveil social, cuturel, éducationnel La rationalité moderne se substitue aux traditions Auto-analyse et réévaluation du passé Transfert de connaissances, de savoir-faire, de valeurs S’appuyer sur ses propres compétences Aide apportée à certains individus ou fragments de la population Organisation des démunis dans n’importe quel groupe social Objectifs sectoriels délimités par l’institution Au-delà des problèmes, désir de changement global et structurel Formes de communication Obtenir des personnes dans le besoin qu’elles répondent et s’impliquent effectivement dans l’implémentation de projets visant l’amélioration de leur condition Accès au pouvoir, organisation des populations marginalisées dans la lutte contre les causes du dénuement et pour l’éradication de la pauvreté 3 La méthodologie de «!recherche-action coopérative!», que nous appelons aussi «!démocratisation active!», réhabilite la notion d’expertise puisqu’elle repose sur une démarche (auto-)éducationnelle et productrice d’une «!culture!». En cela, elle s’oppose radicalement au populisme consensuel de la démocratie participative. Il ne suffit pas de faire le choix entre une participation «!descendante!» (top-down) et «!ascendante!» (bottom-up) selon que les initiatives proviennent des «!experts!» ou des «!bénéficiaires!»!; l’approche coopérative est plutôt un processus dynamique d’acquisition de pouvoir (empowerment) que l’on pourrait qualifier de «!chaotiquement constructif!», là où la démocratie participative ne fait qu’ordonnancer la répartition et la délégation des pouvoirs. Il ne s’agit donc plus seulement, pour l’individu, de s’adapter à des conditions nouvelles qui lui ont été imposées, mais «!d’intégrer!» les niveaux de réalité, au sens de Freire (2002 [1973], p.!4)!: L’intégration résulte de la capacité de s’adapter à la réalité plus la capacité critique de faire des choix et de transformer cette réalité. Bibliographie Freire, Paolo, 2002. Education for Critical Consciousness. New York!: Continuum. (1e!édition!1973). Kippen, Jim!; Bel, Bernard, 1989. Can a computer help resolve the problem of ethnographic description? Anthropological Quarterly, 62, 3, 131-44. Poitevin, Guy, 1997. Between Subaltern Participation And Democratic Cooperation. A perspective lecture in seminar “Culture, Communication and Power”, Centre de Sciences Humaines de New Delhi & Centre for Cooperative Research in Social Sciences, 21-23 April. http://ccrss.ws/partcoop.htm Wignaraja, Poona!; Sirivardana, Susil, 1998 (eds.). Readings on Pro-Poor Planning Through Social Mobilisation in South Asia. Vol.!I: The Strategic Option for Poverty Eradication. New Delhi: Vikas. 4