Me Marc Bonnant
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Me Marc Bonnant
L’interview Texte: Quan Ly Photos: Julie de Tribolet Depuis le 1er juillet, il est interdit de fumer à Genève dans les lieux publics fermés. Le célèbre avocat Marc Bonnant s’insurge contre cette interdiction et clame urbi et orbi qu’il ne changera rien à ses habitudes, dût-il en assumer les conséquences. Il s’en explique avec sa verve légendaire, la clope au bec. «Fumer est détestable, mais j’aime ça» N ous ne sommes pas encore assis dans son somptueux bureau haut de plafond que l’avocat, toujours élégant, nous demande malicieusement s’il peut allumer sa Marlboro rouge, munie d’un fume-cigarette. Un plaisir qu’il affectionne depuis l’âge de 15 ans. «La fumée ne vous indisposera pas puisque j’avale tout», assure-t-il d’une voix grave, tout en tirant sur la sèche. Etes-vous hors-la-loi depuis hier? Je sais qu’une décision majoritaire a proclamé cette interdiction. Mais là où il y a force de la loi, il n’y a pas nécessairement l’intelligence et la perspicacité. Lorsqu’un consensus se fait autour d’une idée, cela dit quelque chose sur la force de cette idée, mais rien sur sa justesse ni sa justice. J’ai en détestation le consensuel. Je suis surpris de penser que la bêtise, parce qu’elle est plurielle, devient intelligente. Que reprochez-vous à cette loi? Entre hommes libres, on doit pouvoir se donner le consente48 L’ILLUSTRÉ 27/08 ment de fumer. Je ne vois pas pourquoi l’Etat nous interdirait cette liberté et viendrait nous dire, par une loi transcendante, qu’elle veille à notre santé à notre place. Selon moi, ce qu’il y a de faux dans cette loi qui participe d’une sorte d’hygiénisme collectif, ce n’est pas qu’elle interdit de fumer, mais qu’elle se substitue à ma liberté d’appréciation sur ce qui est acceptable. L’étape suivante sera que l’Etat – toujours animé de bonnes intentions, comme l’Enfer en est pavé – vous dira qu’il considère que votre santé et votre dignité supposent que vous vous nourrissiez de telle manière. Big Brother, c’est exactement ça. «Nul n’est au-dessus des lois», sauf vous et quelques irréductibles? Pas du tout. La loi a été voulue et doit donc être respectée. Ce que je me borne à dire, c’est que je n’exclus pas de violer la loi. Je ne dis pas que ce comportement est juste. J’ai immédiatement ajouté que je paierai les amendes. Non seulement ce n’est pas contester la loi, mais c’est la reconnaître puisque je dis que si je la viole, j’appelle de mes vœux que l’on me punisse. Vous avez dit que les «amendes vous sont indolores». Comprenezvous que cela puisse choquer ceux qui n’ont pas 100 à 1000 francs à débourser mais qui s’en grilleraient bien une au café? On a donné à cette phrase une portée économique, et de surcroît de mépris, qu’elle ne se proposait pas d’avoir. J’ai voulu dire par là que j’accepte volontiers de payer les conséquences de mes fautes. Il y a un déplaisir à devoir payer une amende, mais il y a un plaisir, non pas à la transgression, mais à fumer. Concernant ceux qui n’ont pas les moyens de payer, permettez-moi d’être paradoxal: s’ils utilisent cet argent pour les amendes, ils en auront moins pour s’acheter des cigarettes. Et voilà que l’amende devient un facteur de salubrité publique. Au fond, j’organise leur pureté. Que pensez-vous du tabagisme passif qui tue plus de 600 per- Philosophe «La cigarette n’est pas la bataille de ma vie. Ce n’est qu’une révolution clochemerlesque», sourit Marc Bonnant dans ce bureau qui lui ressemble. De quoi rêvez-vous? L’interview Je n’ai aucune compétence scientifique pour vous dire si c’est vrai ou faux. Il est vrai cependant que la seule explication raisonnable de l’interdiction de fumer, c’est la fumée passive, qui touche au bienêtre des autres. Mais quand les partisans de la loi donnent comme un fait scientifique qu’il y a x morts qui sont la conséquence directe de la fumée passive, je dis que c’est aussi la conséquence d’autres choses encore. C’est-à-dire? Faiblesse congénitale, structure approximative du corps, physiologie défaillante... Les gens exposés à la fumée passive sont innombrables, mais ne sont pas innombrables à en mourir. La causalité entre la fumée et la mort n’est pas établie. Et j’ajoute immédiatement qu’il y aurait un mort dû à la fumée que ça serait un mort de trop. Mon propos est différent: si celui avec qui je suis en relation accepte le mal hypothétique que je peux lui faire, je ne vois pas pourquoi une force extérieure, fût-elle légale, s’y opposerait. Mais la notion de liberté individuelle n’est-elle pas un écran de fumée qui masque l’essentiel: le tabac tue près de 8000 personnes par an en Suisse? Je ne suis pas sûr de ça. Admettons. Mais il y a dans ma revendication de l’égoïsme en ce sens que mon plaisir de fumer me conduit à rechercher les formules qui me permettent de le poursuivre. Je le répète, ma revendication se limite au droit de fumer lorsque chacun est d’accord pour soi, sans que l’Etat intervienne. J’ai une sorte de détestation instinctive de l’Etat qui fait que je suis de sensibilité plutôt anarchique. L’Etat sécrète des lois, des règlements et n’en finit pas de veiller au bonheur des hommes. Le bonheur est une aventure individuelle et on y veille tout seul par sa volonté claire. Pourtant, la liberté des uns ne s’arrête-t-elle pas là où commence celle des autres? Et réciproquement: ma liberté s’arrête là où commence la vôtre, mais la vôtre s’arrête là où commence la mienne; on est donc renvoyés dos à dos. Mais je comprends ce «Je rêve éveillé, car je crois plus à la vigilance qu’à l’assoupissement, à l’action qu’à l’illusion onirique. Et mon rêve absolument indicible est de pouvoir, dès le 1er juillet, fumer une cigarette au restaurant Roberto.» Photos: Julie de Tribolet sonnes par an en Suisse (plus que les accidents de la route)? que vous voulez dire: la liberté ne peut pas être utilisée sans limites quand on vit en société; c’est une évidence. Ma liberté ne doit pas vous nuire. Mais la vôtre est d’accepter ou non que je vous nuise. Mais l’employé d’un restaurant ou d’un café est-il libre de refuser que vous l’importuniez avec votre fumée? C’est l’objection qu’on peut me faire: les êtres ne sont pas égaux. L’employé n’est pas tout à fait libre de refuser que je fume parce qu’il est menacé dans son emploi. C’est pour cela que je dis que, entre hommes libres, d’égales force et dignité, le consentement prévaut. Mais dès qu’il y a des tiers dont on doute de la liberté, alors appliquons sans restriction la loi. Le bourgeois anarchiste que vous êtes n’est-il pas devenu le propagandiste des fabricants de cigarettes? Vous pouvez me considérer comme leur allié objectif puisque je fume. Je suis leur client dépendant, leur débiteur. Mais plus que le propagandiste involontaire, je suis ce qu’on appelle en terminologie marxiste l’«idiot utile», puisque effectivement je fume et que je sers une cause. Je ne fume cependant pas pour la servir, mais pour mon vice et ma dépendance propres. (Il toussote.) ça. C’est sensuel et agréable. Je ne paie pour l’instant aucun tribut à cela, je sais que les additions se régleront plus tard, avec intérêts. Et je ne doute pas qu’il y en aura quelques-uns qui viendront ricaner sur ma tombe. Et de là où je serai, leurs rires me feront rire. Avez-vous peur de mourir? Mais d’aucune manière! La mort, c’est le problème des autres: le chagrin de ceux que j’aime serait le seul inconvénient. Au fond, n’est-ce pas un peu «petit-bourgeois» que de voir dans la cigarette le dernier refuge de la liberté individuelle? Ce n’est absolument pas la bataille de ma vie sur la liberté. La cigarette est un phénomène mineur, dérisoire, mais qui peut poser des principes. Et celui que je pose n’est pas le droit de fumer, mais celui de consentir. Par ailleurs, je n’ai rien d’un «petit», ni d’un «grand» bourgeois. En tant qu’ancien bâtonnier et membre du Conseil supérieur de la magistrature, ne devez-vous pas être un exemple pour vos concitoyens, notamment les jeunes? Je n’ai rien dit qui fût un appel à la désobéissance civile. Je me suis exprimé à titre personnel, avec une part de provocation et de boutade. Je récuse toute idée d’être un exemple. Je ne suis pas un homme politique, ni un maître à penser. La jeunesse d’aujourd’hui ne ressemble pas à la mienne. Nos modèles étaient de l’ordre de la pensée et non Zinedine Zidane. Mille pardons! Je ne saurais être un modèle, car les valeurs qui sont les miennes ne correspondent absolument pas à la modernité. Et je n’ai en aucune manière l’intention de l’incarner. Finalement, n’avez-vous pas l’impression d’avoir dit une grosse bêtise et que vous êtes obligé de l’assumer? Il m’arrive fréquemment de dire des bêtises; ça m’amuse. Ceux qui n’en disent pas, je les soupçonne de manquer d’imagination et de ressources. Concernant la fumée, c’est une petite mésaventure, une révolution clochemerlesque. Ce qui m’a beaucoup intéressé, c’est la découverte de centaines de messages tirés d’un blog: je ne savais pas ce qu’était un blog. Je l’apprends: c’est un lieu de démocratie, donc de fiel et de fiente. Un lieu de liberté où on peut exhaler anonymement ses haines et ses rancunes. Certains appellent à ce qu’on me frappe. J’adore le blog! Q. L. ▪ Vous n’êtes donc pas le cow-boy Marlboro de la rue des Granges? Il est vrai que je monte bien à cheval, mais je porte rarement le chapeau et pense avoir un viatique langagier qui excède légèrement celui d’un cow-boy. Combien de cigarettes fumezvous par jour? Je fume trois paquets par jour. Et je trouve cela détestable; mais j’aime La ligne de vie «Personne ne s’y est jamais intéressé. Mais je pense que dans mon entourage on ne doute pas que je sois éternel.»