Quand le naturel revient au galop

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Quand le naturel revient au galop
SANTÉ MENTALE
Jacques Lafleur1
Quand le naturel
revient au galop
PHOTO : ISTOCKPHOTO
Si le naturel revient si souvent au
galop lorsque nous voulons changer
des choses, c’est que nous abordons
le changement d’une façon qui va
à l’encontre du fonctionnement de
notre système nerveux. N’en déplaise
à Descartes, l’être humain n’est pas
surtout rationnel. Cela explique que,
même quand on a toutes les raisons
du monde de changer certaines
choses dans sa vie, l’avenir sait
rapidement nous montrer que la seule
argumentation, si bonne soit-elle,
n’est pas suffisante pour induire un
changement durable.
N
otre système nerveux est une ma­
gnifique machine à apprendre. Et
qui dit apprentissage dit acquisition
d’automatismes. Par exemple, on lit ce texte Peu de bébés se reprochent de réveiller leurs parents la nuit. L’autocritique négative n’est
sans trop de difficulté. Si j’introduis le mot pas naturelle.
preaesteizeuokw, il est probable qu’on va de­
voir ralentir. Un peu comme on butait sur de voir la vie. Nous apprenons en quelque sorte du processus d’apprentissage qui mène à
nouveaux mots lorsqu’on a appris à lire. Un à lire les évènements, à leur donner une si­ la programmation d’une nouvelle attitude
mot comme aiment, les premières fois où on gnification ; puis on réagit ensuite à ces mêmes plutôt que de s’y opposer comme on le fait
le rencontre, crée une véritable confusion : situations de façon automatique, ce qui ren­ trop souvent. Habituellement, notre attitude
est-ce aimant, éman, èman, émante, ème ? force… l’automatisme acquis ! Nos parents concernant le changement ne tient en effet
Puis on apprend et aiment devient ce qu’il ont été nos premiers professeurs, puis ensuite pas compte de la nécessité d’une program­
est, le verbe aimer à la troisième personne du d’autres personnes significatives nous ont à mation. Grosso modo, cette façon apprise de
pluriel de l’indicatif présent. On n’a plus ja­ leur tour enseigné comment comprendre la voir le changement se base sur l’idée fausse
mais de doute, c’est de l’ordre du réflexe, la vie, influençant ainsi la formation de nos selon laquelle nous serions des êtres libres
lecture devient automatique.
opinions et attitudes. Une fois intégrées dans de réagir comme nous le voulons : on croit
notre système nerveux, les attitudes ont une qu’il suffit simplement de décider de réagir
Les conditionnements
très forte tendance à rester stables, même comme ceci ou cela pour que ça fonctionne
Ce processus d’apprentissage est aussi à quand nous voulons les changer.
dès maintenant et tant qu’il nous plaira.
l’œuvre lorsque nous intégrons nos façons de
Il n’est évidemment pas impossible de
Un peu comme si le changement personnel
changer ses façons de voir et de réagir, mais était un changement de logiciel. On installe
1. PSYCHOLOGUE ET FORMATEUR.
il est préférable, pour ce faire, de se servir le nouveau en deux clics et voilà, ça devrait
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marcher. Quand l’ancien logiciel reprend le
dessus, on s’accuse de manquer de volonté,
on se sent coupable ou on vit autre chose qui
tourne autour du thème le problème, c’est nous.
Peut-être, le remarquez-vous, mais ce thème
fait aussi partie des conditionnements qui ont
formé nos attitudes : le changement dépend
uniquement de la volonté, et quand vous n’y
arrivez pas, c’est de votre faute. Une fois qu’on
est arrivé à la conclusion qu’on est incapable de
changer, les efforts cessent. Et le naturel peut
reprendre du service à temps complet.
Une autre approche
Ah ! La nouvelle orthographe… Écrivezvous évènement ou événement ? Couts ou
coûts ? Ognon ou oignon ? En ce qui me
concerne, je dirais que mon naturel me dicte
d’écrire oignon. Mais voilà, mon naturel n’est
rien d’autre que ce que j’ai pratiqué depuis
des années. Quand j’aurai lu et écrit ognon
assez souvent, le mot me semblera tout aussi
normal qu’oignon et il deviendra un nou­
veau naturel. Mais, que voulez-vous, pour
l’instant je préfère oignon. J’ai la tête dure ?
Je ne veux pas changer ? Non, je suis conditionné. La nouvelle orthographe s’oppose à ce
conditionnement. (Heureusement, Travail et
santé a adopté la nouvelle orthographe ; cela
me donnera de multiples occasions de me
faire au changement…)
Le conditionnement est le processus par
lequel des réactions automatiques s’installent
dans notre système nerveux. Grosso modo, il
s’implante avec la répétition, ces répétitions
étant plus probables lorsqu’elles permettent
d’obtenir certains avantages ou d’éviter cer­
tains ennuis. Ainsi, valorisé parce qu’il mai­
trise bien l’orthographe, un individu sera
enclin à aller encore plus loin : il répètera
ses efforts et en sera récompensé. Il en va
de même de presque tout ce que l’on ap­
prend : des valeurs morales à respecter à ce
qu’il faut faire pour être aimé, en passant par
la valeur de l’argent ou la signification de la
toux. Élevé par des hypochondriaques, un
individu pourra voir dans chaque épisode de
toux les prémices de la pneumonie qui risque
de le tuer, alors qu’une personne ayant ap­
pris à « être dure à son corps » pourra cracher
ses poumons pendant plusieurs jours sans
avoir le réflexe de consulter en médecine. Et
tous les deux croiront avoir raison de réagir
comme ils le font.
Têtes dures ? Non : têtes conditionnées. Et
dures aussi, mais parce que conditionnées.
Changer ou répéter ?
Le changement est lui-même vu et mis
de l’avant à travers nos conditionnements.
Cela a l’effet pervers de faire en sorte que, si
l’on n’y prend garde, on va gérer les change­
ments que l’on voudrait faire en se basant,
sans s’en rendre compte, sur ses conditionne­
ments antérieurs, c’est-à-dire sur ce que l’on
veut changer. On risque alors beaucoup plus
de répéter que de changer. On dira que le
naturel est revenu au galop, mais, en fait, il
n’est jamais parti puisque c’est à lui qu’on
avait — sans s’en rendre compte — confié la
charge du changement.
Supposons que quelqu’un qui vit sa vie à
la course prenne conscience qu’il lui vaudrait
mieux ralentir. Les chances sont grandes qu’il
veuille ralentir vite. C’est encore la vitesse
qui le mène. L’habitude ou la compulsion de
faire vite ne reviendra pas au galop après les
quelques efforts que notre individu aura faits
pour ralentir : elle sera toujours restée là !
Ou supposons que quelqu’un qui se fait
continuellement des reproches en ait assez et
décide de cesser. Les prochains reproches qu’il
se fera et, cela arrivera vite s’il a passé sa vie
à se faire des reproches, seront sources de…
reproches ! Car, il ne devrait plus se faire de
reproches maintenant qu’il l’a décidé. Encore
une fois, le naturel acquis mène le change­
ment. Il est peu probable que notre individu
prenne conscience qu’il s’est reproché de se
faire des reproches, car, justement, cela lui est
naturel. Il pensera plutôt naturellement qu’il
est incapable de changer…
Mais peu de bébés se reprochent de réveiller
leurs parents la nuit quand ils ont faim.
L’autocritique négative n’est pas naturelle : il
faut apprendre à se faire des reproches si on
veut performer dans cet art. Une fois qu’on
l’a appris, cela devient naturel. Et on oublie
qu’on l’a appris, on ne fait que le répéter.
Un peu comme on lit sans se dire qu’on l’a
appris.
C’est ici qu’une certaine psychologie co­
gnitive peut nous aider.
Changer de…
conditionnement
Si on arrive à se voir comme quelqu’un
qui a intégré des automatismes et qui a
par consé­quent de très fortes tendances à
les répéter, on abordera le changement dif­
féremment. On cessera peu à peu de croire
qu’on devrait être totalement souverain de
sa propre pensée, de ses émotions et de ses
réactions, capable de changer ipso facto quoi
que ce soit dans tout cela quand bon nous
semble et pour toujours. Si on accepte de
voir qu’on a de fortes tendances à répéter ce
qu’on a appris, on verra l’intégration de tout
changement comme l’aboutissement d’un
nouvel apprentissage qui viendra remplacer
le premier. Et qui dit apprentissage dit désir
d’apprendre et entrainement.
Le désir d’apprendre est issu du moteur de
croissance qui habite chaque être humain en
bonne santé mentale. On veut apprendre parce
que, quelque part en soi, on veut s’améliorer,
devenir une meilleure personne, acquérir des
compétences, etc. Attention ici, on n’est plus
dans la motivation extérieure des il faut, mais
bien dans le monde intérieur des je veux. Il y
a toute la différence du monde entre il faut
que je cesse de boire, il faut que je perde du
poids, il faut que je maitrise ma colère, et je
veux cesser de boire, je veux perdre du poids,
je veux maitriser ma colère. Le il faut relève
le plus souvent du cerveau émotionnel et les
émotions sont changeantes : aucune émotion
ne peut venir à bout d’un solide condition­
nement. Le je veux montre une intention,
laquelle peut se maintenir malgré les varia­
tions d’humeur. On touche ici à un test es­
sentiel : si il faut changer, mais qu’on ne peut
pas dire je veux faire ce changement, cela ne
fonctionnera fort probablement pas.
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santé mentale
Car tout changement personnel nécessite
un entrainement. Et cela s’oppose à notre no­
tion conditionnée du changement, qui veut
que ce dernier s’appuie uniquement sur la
force de décision. Il serait bon d’apprendre à
vouloir changer progressivement, avec disci­
pline, efforts, et… rechutes.
On préfère voir le changement comme
une affaire de volonté, plutôt qu’une affaire
de discipline… un peu comme cette image
de l’ange et du diable. C’est normal, c’est
naturel, mais… ça ne fonctionne habituelle­
ment pas.
L’entrainement
Le principe de l’entrainement, c’est de per­
mettre au cerveau d’arriver à faire progres­
sivement certaines choses de plus en plus
facilement, jusqu’à ce qu’il les fasse presque
sans effort. C’est ainsi que les gens polis
sont habituellement polis sans effort. Les
premiers mercis ou s’il vous plait d’un enfant
ne viennent pas naturellement, tous les pa­
rents en savent quelque chose. Mais la répé­
tition des consignes accompagnée du refus
de donner quoi que ce soit s’il n’y a pas le
mot magique dans la demande vont amener
de plus en plus l’enfant à faire ses demandes
en disant s’il vous plait. Il passera de la
contrainte, au début, à une façon de plus
en plus naturelle de faire ses demandes poli­
ment, sans se forcer et peut-être même avec
plaisir s’il se sent valorisé d’être poli.
Si on veut que notre enfant soit poli, on
lui imposera donc une discipline. Rien de
bien terrible. La discipline n’est pas une pu­
nition, c’est une façon d’arriver à quelque
chose. C’est le rappel qu’on a une intention,
aux moments où la présence d’une certaine
émotion ou d’une pulsion intérieure pour­
rait nous ramener à de vieilles habitudes.
L’émotion ou la pulsion passeront et notre
intention demeurera, si elle est solide.
Dans le cas où on souhaite un change­
ment personnel, les mêmes dispositions
s’appliquent : on s’impose de la vigilance et
une certaine discipline concernant l’objet
du changement, de façon à ce que notre
cerveau s’habitue à traiter autrement les
informations qui déclenchaient autrefois la
réponse qu’il avait apprise. Un peu comme
on éduquerait un enfant-en-soi : mon pre­
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mier réflexe est de réagir comme ceci,
c’est normal, car c’est ce que j’ai appris.
Cependant, comme je veux réagir comme
cela à l’avenir, je vais saisir l’occasion pour
m’entrainer.
Les résistances
Certains changements d’habitudes (alimen­
tation plus saine, mise en forme physique,
consommation plus éclairée) ou d’attitudes
(vouloir bien faire, mais sans perfectionnisme,
confiance en soi, optimisme, calme intérieur,
etc.) peuvent s’avérer fort désirables à cer­
tains égards. Mais les bénéfices attendus sont
toujours en compétition avec les avantages
(souvent à court terme) liés aux habitudes ou
attitudes actuelles. Comment réduire mon
anxiété ou calmer certaines émotions sans me
bourrer la bedaine comme je le fais depuis si
longtemps ? Comment prendre du mou sur le
perfectionnisme si j’ai encore et toujours ter­
riblement peur des reproches dont j’essaie de
me protéger en faisant tout à la perfection ?
Les rechutes dans les anciens patterns ou
l’abandon des tentatives de changement peu­
vent ainsi venir du manque de moyens pour
composer avec les émotions difficiles ou dou­
loureuses que les anciennes habitudes nous
aidaient à maitriser (malgré leur impact négatif
à d’autres égards). Plutôt que de condamner
aveuglément nos mauvaises habitudes, on
aurait donc avantage à prendre conscience de
leurs bons côtés de façon à trouver d’autres
moyens moins dommageables de conserver
ces effets positifs. Le changement s’en trou­
verait d’autant facilité.
Dur, dur de changer…
La première attitude à changer reste celle
qui veut que le changement personnel soit
chose facile et rapide pour qui a de la volonté.
Faux : un changement important prendra au
contraire le plus souvent de longs mois ou
quelques années à s’implanter. Il sera fort
probablement parsemé de petites et de grandes
rechutes.
Ensuite, on portera une attention parti­
culière à ce que ce ne soit pas l’attitude que
l’on veut changer qui mène le changement : on
est pressé de ralentir, on se déteste de ne pas
s’aimer, on se juge de ne pas arriver à cesser de
juger, on n’a pas vaincu son perfectionnisme
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à la perfection, on tient absolument à lâcher
prise, etc.
On verra le changement non pas comme
une sorte d’obligation (il faut que…), mais
comme le résultat d’une intention soutenue
par un entrainement. On se fera une image
claire du résultat que l’on veut obtenir et de
comment on souhaiterait réagir dans telle
ou telle circonstance. On répètera quoti­
diennement ces scénarios, dans le calme,
intérieu­rement, en dehors des moments où
notre vieux pattern est habituellement sol­
licité. Puis, on s’entrainera aussi à répondre
selon notre désir de changement dans les mo­
ments appropriés.
On analysera ses rechutes : Ai-je bêtement
oublié ? — auquel cas je me mettrai des aidemémoires pour me rappeler. Est-ce une émo­
tion qui a fait en sorte que « ça a été plus fort
que moi » — auquel cas je devrai être plus vigi­
lant et travailler cette émotion pour apprendre
à y répondre autrement. Ai-je cédé trop facile­
ment à l’assaut de mon ancien pattern ? — au­
quel cas je m’imposerai un délai avant de céder,
je soutiendrai mieux ma motivation, etc.
Les arguments invoqués pour justifier un
changement ou le voir comme nécessaire
font partie de la motivation à changer. Mais
ils ne constituent que rarement une force
suffisante pour renverser les résistances qui
se dressent dès que l’on s’engage dans une
bonne résolution. Nos arguments gagneront
à être soutenus par une répétition intérieure
fréquente de notre intention et par une pra­
tique concrète de ce que nous voulons déve­
lopper. Idéalement, le tout s’appuiera sur une
aspiration fondamentale à devenir une belle
personne, plus libre et plus saine.
Les infos-lettres de Robert Richards, actuel­
lement disponibles sur le site Internet de
Travail et santé, nous montrent comment uti­
liser certains de ces principes en SST. Désir
et enthousiasme concernant le changement,
intention d’apporter du meilleur, cibles bien
définies, vigilance quant aux résistances du
système devant le changement, patience,
éducation, etc. Je vous les recommande.
Oui, le changement est long là aussi… Si
la pertinence d’un changement est une chose,
sa mise en place en est une autre. Alors at­
tention à ne pas se mettre soi-même trop de
bâtons dans les roues…