Les « chats - Page personnelle de Jacques Audran

Transcription

Les « chats - Page personnelle de Jacques Audran
Les « chats » à l’école : quels apprentissages ?
Parmi les différentes modalités qu’offre Internet en matière de communication, les relations
langagières synchrones ont peu été étudiées, en France, du point de vue éducatif. Les réseaux
informatiques ont pourtant l’intérêt de permettre un affranchissement théorique des contraintes
géographiques de ces relations entre humains et l’on sait l’importance des interactions sociales
interpersonnelles sur les processus d’apprentissage (VYGOTSKI, 1962 ; BRUNER ET OLSON, 1973).
Cette convergence supposée nous a amenés à construire des dispositifs de suivi d’expériences
d’échanges télématiques en classe comme ont pu le faire des chercheurs dans un passé récent sur le
Minitel (GUIHOT 1996). Bien que les ordinateurs actuels offrent désormais plus de souplesse que les
anciens terminaux (notamment en termes de stockage et d’affichage) ces expériences ne suscitent
pas l’enthousiasme et l’adhésion spontanée des enseignants et des décideurs institutionnels du monde
éducatif. D’une certaine manière, elles perturbent les modes de fonctionnements traditionnels de la
classe et demandent à ceux qui désirent les mettre à l’épreuve une aptitude certaine à une forme de
« bricolage » pédagogique qui n’est pas du goût de chacun (AUDRAN, 1998). Néanmoins, pour ne
pas céder au débat qui oppose les tenants d’une vision idéalement positive de l’évolution technique
aux héritiers de la critique post-industrielle d’une société technocratique, nous avons, dans une
optique compréhensive, observé des groupes d’élèves utilisant des moyens rudimentaires mais
efficaces de communication sur Internet dans le temps scolaire.
Un faux consensus institutionnel ?
En France, le semblant de consensus à propos de l’utilité, voire la nécessité, de l’usage des
TIC dans l’Education Nationale, tant dans le secteur de l’enseignement général que celui de la
formation des enseignants, dissimule parfois des divergences de vues importantes aussi bien chez les
acteurs de l’école en prise avec le terrain, que dans la sphère institutionnelle en charge de la prise de
décision (le ministère de l’Education Nationale mais aussi les collectivités territoriales chargées de
l’équipement des établissements). Ces divergences portent aussi bien sur le contenu des
enseignements (faut-il faire de l’enseignement des TIC une discipline scolaire ?), que sur les
modalités de la formation continue ou initiale des enseignants (faut-il proposer des stages, des
ordinateurs, former sur le terrain ?) sans parler des débats sur l’ouverture ou la fermeture de l’école
à la société civile (les TIC sont-elles dangereuses par les risques de rencontres inopportunes, ou au
contraire permettent-elles, justement, de sortir du cercle scolaire à moindres frais ?).
Un de ces sujets « sensibles » concerne le choix instrumental. En effet, le thème 5 du rapport
de l’Inspection Générale de l’Education Nationale française, consacré à l’observation des pratiques
existantes impliquant l’usage des technologies de la communication, se prononce à propos de la
pratique des chats d’une manière quelque peu radicale : « La pratique de la discussion en direct
semble très peu répandue, sans qu’il y ait lieu de le regretter en l’état actuel des choses »
(MEN, 2000, V, p. 9-10). Les pratiques observées chez les élèves semblent ne porter que sur des
échanges vains et régulièrement perturbés par des interventions inopportunes d’automates
informatiques sollicitant les élèves en discussion. Il faut noter que cette critique est quasiment le seul
élément discordant dans un rapport globalement bienveillant envers l’intégration des technologies
réseau dans le système scolaire.
1
La recherche présentée ici est donc partie de cette assertion relative à la mise en doute de
l’intérêt pédagogique que peut représenter la pratique de la discussion électronique1 dans les
situations concrètes de classe. Cette position nettement tranchée a le mérite d’attirer l’attention sur
une modalité des TIC qui, semblant n’offrir vraiment aucun intérêt éducatif pour l’institution, se
trouve, du point de vue de la recherche, dotée d’une caractéristique singulière. Cette situation est
parfois plus riche en enseignements que l’observation de pratiques qui semblent porter leurs fruits,
parce qu’elle permet de comprendre ce qui singularise l’instrument du point de vue de l’usage et ainsi
de cerner mieux les caractéristiques qui conditionnent d’éventuels apprentissages. Les conditions
sociales et matérielles du dispositif de mise en œuvre, les savoir-faire des enseignants qui intègrent
plus ou moins efficacement cet instrument de communication, ainsi que les limites et les potentiels
d’usage de l’instrument lui-même peuvent donc faire l’objet d’une observation attentive.
Le dispositif de recherche
Quel observable ?
La question de la pertinence de l’emploi d’un instrument technologique dans une séquence
de classe interroge à la fois les modèles d’action pour l’apprentissage (DEL PERUGIA, 2000), les
questions pratiques d’ingénierie éducative (POUTS-LAJUS et RICHE-MAGNIER, 1998) et le rôle et les
habiletés de l’enseignant comme concepteur du dispositif pédagogique (AUDRAN, 2000). La
recherche présentée ici a porté essentiellement sur l’observation des apprentissages en jeu dans une
situation de communication s’appuyant sur des chats en ligne. La pratique des chats occupe un
espace de communication électronique synchrone au sens où l’entendent BEAUDOIN ET
VELKOVSKA (1999) adaptant à la sphère Internet la notion de cadre de participation de
GOFFMAN (1971) : au sein de cet espace de communication, le support chats correspond à un type
de focalisation caractérisé par des interactions synchrones et bien focalisées (par opposition à
d’autres supports comme par exemple le support forum qui est asynchrone et non-focalisé). Les
chats seront donc traditionnellement utilisés pour correspondre par écrit « en direct » entre
personnes ou entre « classes » (en tenant compte des décalages horaires liés à l’éloignement
géographique), et sur des thèmes clairement identifiables par chaque interlocuteur. Les chats ont la
particularité, comme d’autres supports de communication sur Internet, de contraindre à expliciter et
à rendre manifeste par écrit des éléments appartenant habituellement à l’implicite. En employant la
terminologie de LEONTIEV (1978) on pourrait dire que les usagers des chats doivent donc se donner
des moyens (une certaine maîtrise de l’environnement, du thème, …) pour atteindre un but
(communiquer de manière signifiante) et passer ainsi de la tâche à l’activité. Ces moyens reposent
nécessairement sur des habiletés à générer des messages signifiants pour les correspondants. Mais il
faut aussi que les messages fassent sens pour chacun. Or, il n’est pas acquis que les élèves de deux
classes distantes aient suffisamment d’expériences à partager (ou d’expérience pour partager), de
références communes pour donner suffisamment de sens à leurs échanges pour déclencher un
processus psychologique de formation (BOURGEOIS, 2000).
Nous nous sommes donc particulièrement attachés à varier les situations de causette à
travers les consignes afin de voir comment ces variations pouvaient affecter le sens de la
conversation à distance et ainsi conduire à différentes situations d’échange aussi bien celles
1
Des causettes au Québec ou plus généralement des chats anglo -saxons.
2
médiatisées par le chat (entre les participants tenus à distance) que localement quand la
médiatisation est orale ou gestuelle (les élèves entre eux de part et d’autre du dispositif).
La configuration logicielle
Pour notre recherche, plutôt que de nous orienter vers l’emploi de canaux IRC 2 classiques,
nous avons choisi de nous reposer sur l’emploi du logiciel ICQ3. Le choix de cette messagerie
instantanée a été dicté par plusieurs impératifs : le rapport de l’IGEN soulignait que la pratique de
chats observée avait été perturbée par des messages automatiques envoyés par des robots qualifiés
de « peu convenables », or ICQ est un environnement qui se distingue du support traditionnel IRC
par le fait que les communicants peuvent se protéger de l’arrivée intempestive de messages
inopportuns par la demande d’une autorisation de participation. De plus, le paramétrage permet de
multiples présentations des conversations et, si le mode « talk » est activé, les correspondants
peuvent voir le message frappé par le correspondant s’afficher lettre par lettre dès le début de
l’action de frappe. Enfin, la légèreté de l’application nous l’a fait préférer à des produits plus
performants mais plus exigeants en ressources système comme Netmeeting (qui, de plus, s’éloignait
vraiment de l’activité de chatting). Notre espace de communication (chatroom) est donc ici bien
particulier puisque limité à deux groupes d’interlocuteurs et se situe clairement dans la famille des
salons privés, donc dans un cadre sensiblement plus étroit que celui des pratiques observées par
TURKLE (1997) dans les MUD, notamment.
Le recueil des traces
Cette correspondance par ICQ a été menée dans deux classes d’école primaire (première
année de cycle 3, enfants de 8 et 9 ans) distantes d’une centaine de kilomètres dans le sud-est de la
France, chaque classe étant équipée depuis plus d’un an d’un ordinateur relié au réseau par modem.
Nous avons donc observé des enfants novices en matière de dialogue direct, mais dotés d’une
certaine expérience du clavier. Cette recherche s’est appuyée sur l’observation directe de moments
de communication et l’étude des dispositifs mis en place par les enseignants pour tirer parti de ces
situations. Nous avons fait l’hypothèse qu’il existe des invariants, observables, liés à l’instrument qui
peuvent nous éclairer sur la manière dont se réalisent certains apprentissages.
Nous nous sommes principalement intéressés à deux types de traces :
•
d’abord, grâce à ICQ nous avons pu enregistrer les conversations écrites médiatisées dans
cet environnement sémio-techno-pragmatique (PERAYA , 2000). La fonction
« magnétophone4 » d’ICQ nous a ainsi permis d’observer les opérations de frappe (lettre à
lettre nous avons pu observer les effacements, les retours, les tâtonnements). Cette fonction
d’ICQ a pu donc être utilisée pour analyser après coup une conversation médiatisée avec les
enfants en temps réel ou en accéléré, noter leurs réactions, leurs explications, et ainsi vérifier
2
L’International Relay Chat (IRC) a été le support traditionnel depuis le début d'Internet de la discussion
en temps réel sous forme de texte (Cf. Anis, 1998, p. 233-237 pour une étude sur les pratiques de l’IRC).
3
La version utilisée d’ICQ était la 99b bêta 3.19. Depuis plusieurs versions plus performantes ont été
proposées par l’éditeur Mirabilis (www.mirabilis.com).
4
« ICQ chat file player » permettant de retracer la conversation est dans le menu Archives, dispose d’une
horloge de chronométrage et de fonctions de sauvegarde et d’exportation et d’importation de fichiers .exp.
3
nos hypothèses.
•
par ailleurs, pour l’observation des interactions verbales locales entre pairs, nous disposions
de deux caméras vidéo synchronisées qui filmaient et enregistraient les conversations des
groupes d’enfants aux commandes, à chacune des extrémités de la correspondance. Le
choix de l’angle de prise de vue nous a toutefois posé quelques problèmes pour à la fois
éviter de perturber le groupe aux commandes et pour restituer des indicateurs pertinents.
Le dispositif global de recherche était le suivant :
Les variations de contexte
Comme cela a été dit, plusieurs situations ont été observées et nous avons fait varier les
consignes afin de noter quels étaient les observables invariants. Dans les trois cas suivis, les enfants
ont pu discuter durant des périodes d’environ quinze minutes à la lisière des moments de récréation
et de classe, moments traditionnellement réservés chez les uns et les autres à un travail autonome en
ateliers. Ces contraintes expliquent que l’on n’ait pu observer et filmer que trois causettes car
plusieurs rendez-vous ont du être différés (une classe manquait parfois à l’appel ou avait un emploi
du temps modifié, le serveur ICQ décrochait parfois de manière inopinée…) et le fait de mobiliser
des deux côtés un chercheur et un enseignant de manière synchrone a encore alourdi le dispositif.
Les trois situations ont été les suivantes :
•
•
•
Discussion autour d’un échange de figures géométriques
Prise de rendez-vous pour une rencontre
Elaboration d’un texte en commun
Dans le cadre de cet article court, les deux premières tentatives seront brièvement évoquées
et nous insisteront plus sur la troisième situation.
4
Trouver une figure géométrique
La première tentative de causette a fait l’objet d’une préparation minutieuse. Des figures
géométriques (5 en tout pour chaque classe) élaborées par les enfants en fonction de leurs
compétences du moment avaient fait l’objet d’un échange par e-mail, l’idée était de proposer un jeu
consistant à les désigner par leurs propriétés géométriques, par chat interposé, afin que les
correspondants les reconnaissent. Après quelques tentatives infructueuses, le dialogue s’est malgré
tout établi et tour à tour les énigmes ont été résolues. Toutefois, alors que nous attendions des
échanges du type “trouvez le dessin avec un carré et un triangle en dessous” pour désigner la figure
A, nous avons obtenu “<Moustiques> trouvé la maison posé sur le toit” ou encore “<Rustrel>
trouvé le carré qui est come une tortue” pour désigner la figure B. Il semble, à partir de cette
expérience, qu’il ait été beaucoup plus simple aux enfants de désigner métaphoriquement les images
que de réinvestir, comme le voulait la consigne, le vocabulaire mathématique étudié quelques temps
auparavant. On trouve là une forme d’économie d’énergie cognitive (COHEN, 1978) qui n’est pas
surprenante.
A
B
Ceci nous a amené à proposer un dispositif reposant sur une consigne beaucoup plus
élémentaire qui était la prise de rendez-vous pour une séance de chats ultérieure.
Préparer une rencontre
Comme précédemment, nous avons constaté que si le sens de l’activité est bien là, la
réalisation et termes de normes orthographiques ou de langage écrit glissait vers des graphies
phonétisantes ce qui semble être une constante dans les discussions par chats (ANIS, 1999). La
nécessaire économie de signes, de temps et la brièveté du message sont au cœur des préoccupations
des groupes. Une tentative d’exploration des effets sonores d’ICQ donne :
(envoi de “rire”)
(envoi de “carreau cassé”)
<Moustiques>vousu entend quoi ?
<Rustrel>voila
<Moustiques> aaaa aoui ?
<Rustrel>non ce pas ca
Les membres n’hésitent pas à appuyer sur la touche que le préposé au clavier tarde un peu
à trouver, à montrer une icône du doigt, à presser le responsable, à lui souffler des mots ou des
répliques. Les conseils de rédaction fusent. Certains membres passent ainsi fugitivement du rôle du
spectateur-contrôleur attentif à celui d’intervenant dans le déroulement de l’activité.
On note bien ici l’importance de la séquence filmée pour la recherche qui seule peut rendre
compte des conditions qui ont servi de cadre à ce qui peut hâtivement apparaître comme une erreur
5
si on s’en tient à examiner le texte produit seul. Ce qui est le plus frappant dans cette séquence est la
différence d’ambiance qui règne dans les deux classes. Dans la classe rurale celui (ou celle) qui est
au clavier prend l’ensemble des décisions (y compris la décision d’expédier la contribution) et les
négociations locales sont limitées à quelques points rapidement échangés (la plupart du temps sur des
questions qui concernent la forme du message). Dans l’autre classe, en Zone d’Education Prioritaire5
(ZEP) le débat local est beaucoup plus animé ; la négociation (parfois vive) porte autant sur le sens
du texte que sur sa mise en forme. Le déroulement du chat semble donc largement marqué par les
règles de fonctionnement propres à la classe, par l’influence de ce que HESS et AUTHIER (1981)
appellent le groupe institutionnel, et qui définit un mode d’action qui conditionne la majorité des
pratiques sociales quand le groupe est réuni.
Pourtant, quand on examine les textes produits, on ne constate pas de différences majeures
en termes de syntaxe, de richesse de langage ou de coquilles. Les répliques semblent s’accorder,
s’ajuster l’une à l’autre à distance dans une architecture qui ne marque pas de rupture. Les rares
exceptions sont dues à des erreurs de manipulation (notamment l’appui involontaire sur la touche
<entrée>). Le rapprochement entre oral et écrit est donc bien nécessaire pour tirer quelques
enseignements. C’est ce qui est montré dans la situation suivante.
Elaboration d’un texte en commun
Des trois situations c’est la dernière qui a été la plus riche pour la recherche. Nous avons
tenté une conversation en ligne sur le principe du « cadavre exquis ». La consigne était simple :
chaque groupe devait proposer un début de phrase que l’autre groupe était chargé de compléter afin
de réaliser un texte (une histoire) en commun. Le chat reproduit ci-dessous entre le groupe
Moustiques et le groupe Rustrel a duré un peu plus de trente minutes (le texte est reproduit avec les
erreurs tel qu’il a été composé). Du côté des Moustiques deux enfants sont aux commandes dont un
au clavier et du côté de Rustrel deux enfants sont assis dont l’un au clavier et deux autres debout
observent mais interviennent fréquemment. Le clavier est parfois “kidnappé” par celui qui veut
frapper.
<Moustiques> Salut,
<Moustiques> On commence une nouvelle histoire.
<Rustrel> d'acord
<Moustiques> vous commencé.
<Rustrel> il était une fois 7géant
<Moustiques> qui habitait une grotte.
<Rustrel> Le premier s'appelait Bob
<Moustiques> le dexième s'appelait John.
<Rustrel> le troisième et la quatrième etaient jumaux
<Moustiques> et s'appelait tout les deux Tom.
<Moustiques>
<Rustrel> la cinquième s'appelait fanny
<Moustiques> le sixième s'appelait Stèfanie.
<Rustrel> et le dernier s'appelait jaque risso
<Moustiques>
<Moustiques> Un jour , ils avez très faim et décida d partire Chicago.
<Rustrel> cela leur pris des dizaine de jours
<Rustrel>
<Moustiques> Arrivé
<Rustrel> il ce reuposère dans l'herbe des heurs
5
En France, les Zones d’Education Prioritaires (ZEP) regroupent des établissements où l’on a constaté
que les enfants étaient plus fréquemment en échec scolaire, et qui bénéficient d’aides spécifiques matérielles.
6
<Moustiques> arrivé là bas, ils était très embété parce qu'ils ne parlé pas leurs lang.
<Moustiques> Alors , ils prennait des cours de leurs langues.
<Rustrel> mais il ne trouvère pas de nouriture a leur taille
<Moustiques> Alors, ils mangé les bâtiment et les animaux avec leurs maître.
<Rustrel> ils fure obligé de partir
<Moustiques> mais ils était trop gros pour partire et ne pouvez plus marché.
<Rustrel> allors des personne les ont trouvé
<Moustiques> En tombent ils les ont écraser.
<Rustrel> d'autre personnes sont arrivé et les ont attaché
<Moustiques> grace aux grue.
<Rustrel> une gente dame est arrivée et a charmé tous les garçons
<Moustiques> Les garçons on quitté Fannie et Stéfanie.
<Rustrel> et sont partie a jamais...
<Moustiques> les filles se cont débrouiller pour rétrécire.
<Rustrel> à suivre...
On trouve, sans surprise, dans cette causette en ligne, certains éléments qui montrent que le
sens et la volonté de faire vite l’ont emporté sur le soin apporté à la rédaction et à l’orthographe,
mais globalement la consigne a conduit les enfants à rédiger plus longuement et à s’éloigner de la
graphie phonétisante qui marquait les précédents échanges. On observe aussi quelques ratés et
entrelacements habituels dans ce type d’échange (ANIS, 1998) où parfois les éléments textuels se
téléchargent avec un temps de décalage. Les quatre premiers échanges et le dernier appartiennent au
méta-discours, “accordent” les participants selon des principes de bienséance et, pour la fin, laissent
présager une nouvelle rencontre. La structure narrative est peu ou prou celle du conte, ce qui n’a rien
d’étonnant car familière aux enfants de ces deux classes. L’histoire est interrompue compte-tenu du
temps passé, mais une tentative de conclusion est perceptible.
L’histoire, avec sa longue présentation répétitive, montre que si les enfants recourent à des
structures bien rodées, ils n’en introduisent pas moins des éléments incongrus (un prénom féminin
pour le premier géant) ce clin d’œil étant tout de suite repris par les correspondants (l.12, l.13).
Arrivés dans le corps de l’histoire les hésitations sont plus visibles, les erreurs et corrections se font
nombreuses. Parfois l’échange tourne à la lutte (l.27-28 <Rl> allors des personne les ont trouvé
/<Ms> En tombent ils les ont écraser) pour influer sur le cours de l’histoire. Les incohérences des
uns sont immédiatement corrigées par les autres (l.29-30<Rl> d'autre personnes sont arrivé et les
ont attaché /<Ms> grace aux grue) par un élément rendant la situation vraisemblable. La fin de
l’histoire témoigne de la volonté d’en finir (même si un nouveau rendez-vous est implicitement
proposé par le à suivre).
Si, en soi, ce texte nous dit peu de choses sur les apprentissages développés par les enfants,
sa mise en parallèle avec les élément oraux échangés, comme a pu le faire POUDER (1996) pour
l’étude du travail sur traitement de texte, permet de mettre en évidence des indicateurs beaucoup
plus intéressants pour l’analyse.
Prenons un exemple.
Si on observe la vidéo des Moustiques : deux enfants Ch et E sont devant l’ordinateur E est
au clavier en début de séquence. Ils viennent tout juste de recevoir un message du groupe Rustrel
(min 15) :
Ecrit (deux groupes)
Oral (Moustiques)
<Rustrel> cela leur pris des dizaine de
jours
<Rustrel>
<Ch. et E. lisent la phrase>
<Ch. qui dicte sur le ton du conteur>
Arrivés là-bas ils ne parlaient pas leur
7
Arrivés là-bas ils ne parlaient pas leur
langue… arrivés…
<E. au clavier, intrigué> Pourquoi ?
<Ch.> J’sais pas. Arrivés là-bas…
allez !
<E.> Non…
<Ch.> Mais si ! C’est à Chicago c’est
pas en France ! … Arrivés la bas…
<E. commence à frapper>
<Ch.> Eh ! Arrivé … deux R !
<E.> Quoi ?
<Ch.> Deux R à arrivés
<Moustiques> Arrivé
<E. corrige et frappe sur Entrée>
<Ch.> Oh ! Non ! Tu as frappé sur
<Rustrel> il ce reuposère dans l'herbe des
“Entrée”… Vite, vite écris avant qu’ils… !
heurs
<Ch. voit la réponse et prend
brusquement le clavier des mains de E. et frappe
rapidement les lettres en les scandant
<Moustiques> arrivé là bas, ils était très
phonétiquement> a r r i v é l a b a….
embété parce qu'ils ne parlé pas leurs lang.
On observera que les interactions orales et gestuelles entre les participants qui se concertent
pour répondre sont très importantes. Ce travail demande à la fois de prendre connaissance sans
erreur de l’élément proposé par les correspondants, de se mettre d’accord localement sur les
événements du récit à proposer, de se préoccuper du sens global de l’histoire, de gérer les
contraintes contingentes (clavier, orthographe), de corriger les correspondants en apportant une
précision dans la réponse (orthographe du mot langues, par exemple), voire même d’anticiper les
réactions des correspondants (Vite écris avant qu’ils…[oral l.15]). Cet exercice est très
contraignant, mais rempli de sens. Il est à la fois très sollicitant en matière de compétences relatives à
la maîtrise de l’oral et de l’écrit, mais, de plus, demande à tout moment de sauter du sens général à
la procédure locale, de la structure du récit au sens du récit, des préoccupations d’écriture à la
recherche des touches du clavier, de la recherche d’une idée à la mise en mots de l’idée, et la
négociation pour la faire accepter localement… Ce sont donc de multiples niveaux de négociations
sociales et de manipulations de langue qui sont constamment en jeu. Cette activité autour des chats
pourrait entraîner une prise de distance dans ces façons de parler repérables au jeu, et aux rôles
pour reprendre la métaphore théâtrale de GOFFMAN (1981), à condition que la situation favorise le
développement d’une prise de conscience collective des stratégies en actes. Ici, le passage continuel
du discours (l’histoire construite) au méta-discours (du moment réel à la fiction intemporelle et
inversement), du sens général de l’activité (préservation de la signifiance) à la procédure locale
(respect des règles explicites et implicites) montre une variation permanente de la distance à l’activité
et une distinction claire entre ce qui est de l’ordre de l’activité et ce qui est de l’ordre de la
procédure dans la complexité de la tâche.
8
Chats et apprentissages
L’aspect disciplinaire
Bien que les compétences en lecture et écriture soient fortement sollicitées, il est difficile
d’attribuer à la pratique des chats un bénéfice direct sur ces apprentissages disciplinaires. Nous
avons tenté de monter plusieurs scénarii en collaboration avec les enseignants des classes où se sont
déroulées les expériences et nous avons eu le plus grand mal à faire en sorte que les enfants
réinvestissent au sein de ces activités des connaissances scolaires que l’on puisse nettement identifier
(comme cela a été vu avec le vocabulaire géométrique). Le bénéfice didactique que l’on peut
espérer de la pratique des chats semble donc fortement lié à l’habileté de l’enseignant à organiser sa
séquence sous la forme d’un dispositif intégrant ponctuellement le recours aux chats, mais surtout
tissant des liens avec les enseignement ex ante et/ou ex post. Il est donc essentiel, dans tous les cas,
que dans la classe se développent des techniques permettant à la fois à l’élève et à l’enseignant de
relier la pratique du chat aux contenus disciplinaires, ce que SENSEVY (1998) appelle travail
d’institution didactique. C’est ce qui est placé avant ou après la séquence de chats, et en lien avec
elle, qui semble déterminant dans la portée du dispositif global. Dans le cas de notre élaboration de
texte en commun, on voit bien comment le produit obtenu à la sortie de la causette peut constituer
une excellente base de travail pour construire une ou plusieurs séquences de réécriture.
L’organisation didactique est donc très importante et le moment des chats nécessite de s’insérer en
cohérence avec d’autres activités.
Signification, sens et compétences stratégiques
Mais pour nous, l’intérêt principal de la pratique des chats se situe ailleurs. Le texte produit
et la capture des interactions qui ont présidé à sa création montrent que ce moment a été
simultanément un temps de production de significations (approche communicative du langage, au
niveau du texte) et de construction de sens (approche cognitive pour chacun des acteurscorrespondants et établissement d’une relation interpersonnelle). Le travail discursif de la causette
aura été une situation propice au développement du rapport établi entre une signification donnée
à un sens construit singulier (BARBIER, 2000). Nous percevons ici notamment un faisceau d’indices
montrant la manière dont la pratique des chats instrumente ce rapport dans les élaborations
stratégiques réalisées par les correspondants et de ce fait introduit une relation entre acteurs (locaux
et distants).
Les indices les plus marquants nous semblent :
• L’incorporation d’un rôle (conteur, typographe, correcteur, critique)
• La marque du souci de cohérence formelle (il faut être compris)
• La marque du souci de gestion du temps (on ne perd pas de temps)
• La volonté de coordonner les actions (négociation de la réponse de l’autre)
• La marque du souci d’originalité (introduction d’éléments inventifs)
• La marque du souci de cohérence sémantique (il faut trouver des astuces pour résoudre
les situations proposée par l’autre dans l’histoire)
Chaque indice est socialement marqué par la tension entre volonté de contrôler la situation
(clôture) et en même temps de proposer des éléments heuristiques au destinataire pour faire durer les
dialogue (ouverture). Ces relations ne s’établissent bien sûr pas de la même manière : localement
elles prennent la forme d’interactions langagières de négociation telles qu’a pu les décrire GOFFMAN
9
(1981), tandis qu’à distance c’est précisément la réduction aux mots, le jeu des identités semi
fictives, l’absence des sens de la vue de l’ouïe et de l’odorat qui alimente l’imaginaire et pimente le
jeu (JOUËT, 1993).
Pour éclairer mieux la question des apprentissages on peut dire qu’un travail de mise à jour
des règles (en termes de préparatifs, de dévoilement…) s’opère sur plusieurs niveaux autorisant une
forme sociale d’écologie cognitive. Ici nous avons relevé trois niveaux (procédural, socio-linguistique
et sémantique) qui portent plus particulièrement sur des points pouvant laisser penser que les enfants
obéissent à des mobiles socio-stratégiques :
1. Développement des pratiques d’évaluation-contrôle (stratégies procédurales)
• limitation du temps de concertation pour la prise de décision
• contrôle de l’action à la place du partenaire (conseil appuyé)
• prises de pouvoir (clavier) momentanée
2. Souci d’économie rhétorique portant sur l’inventio (stratégies socio-linguistiques)
• utilisation de la répétition, des schémas structuraux canoniques du récit
• réinvestissement des connaissances partagées et reconnues par le groupe
• économie de négociations locales sur la signification
3. Développement de stratégies spécifiques à une appréhension globale de la situation
(stratégies du sens de l’activité)
• Compréhension et réponse aux sollicitations implicites des correspondants
• Autonomie qui se manifeste dans l’exploration du logiciel et les concertations durant
les temps d’attente
• Anticipation des actions des correspondants
On peut faire l’hypothèse que, dans cette expérience, l’évaluation de la plus procédurale à la
plus processuelle a un caractère formatif très important. Si l’on en croit ARDOINO (1988) une
véritable situation de communication (plus soucieuse du paraître que de l’être) est caractérisée par le
recours permanent à la stratégie. Ce qui ressort le plus nettement ici, est bien que nous avons affaire
à un apprentissage par les élèves de diverses formes de communication qui se réalisent dans les
interrelations entre technique, communicationnel et pédagogique. Par ailleurs, les enfants élaborent
également de l’informatif (travail du contenu et de l’action sur le contenu) et assurent ainsi un travail
d’organisation, de structuration essentiel dans toute activité pédagogique ARDOINO (2000). C’est ce
travail simultané sur la communication et l’information qui nous semble caractériser et faire tout
l’intérêt de cette situation de chats.
En conséquence, l’usage pédagogique de la causette nous semble bien répondre à la
définition écologique de niche pédagogique, technologique et communicationnelle que propose
PERAYA (2000) pour qualifier les usages de la communication médiatisée sur ordinateur (CMO) qui
se développent plus volontiers dans des environnements contextualisés, spécifiques et articulés à
d’autres pratiques. Si cet usage nous semble peser moins sur le plan des apprentissages scolaires
que sur le développement des stratégies évaluatives développées par les participants, cette activité
permet néanmoins de renforcer, selon les niveaux stratégiques, des apprentissages relatifs à la prise
de décision rapide (contrôle), mais aussi au repérage, à la négociation sur la signification, à la
structuration des contenus ou encore au troisième niveau, le plus distancié, d’activer des processus
d’auto-questionnement (VIAL,1997). On voit bien alors l’intérêt pour l’enseignant de se familiariser
10
avec les pratiques de conversation sur les réseaux afin d’intégrer et de faire vivre ces situations dans
sa pratique de classe. C’est à ce prix, en sachant ce qu’il peut attendre de cette activité, qu’il
concevra des dispositifs innovants où l’apport spécifique de la situation pourra aider l’élève dans ses
apprentissages.
Jacques AUDRAN [email protected]
Brigitte DEL PERUGIA
Université de Provence, Département des Sciences de l’Education
Laboratoire CIRADE, Groupe de Recherche en Evaluation et Apprentissage (GREA)
F-13410 Lambesc (Aix-en-Provence) - France
Bibliographie :
ANIS J. (1998), Texte et ordinateur, Bruxelles : De Boeck
ANIS J. (1999), “Chats et usages graphiques”, in ANIS (Dir.) Internet, communication et
langue française, Paris : Hermes-Sciences
ARDOINO J. (1988), “Logique de l’information, stratégie de la communication”, in La société
de communication, Pour n°114, GREP, Toulouse : Privat
ARDOINO J. (2000), “Infomation et communication”, in Ardoino J. Les avatars de
l’éducation, Paris : PUF
AUDRAN J. (1998), Du bricolage en éducation, mémoire pour le DEA, Aix-en-Provence :
Université de Provence
AUDRAN J. (2000), “Formation des enseignants et TIC à l'école primaire : un "bricolage"
pédagogique”, Actes de la 5° biennale de l’Education et de la Formation, Paris : INRP, [on line]
www.educaix.com/enseignants/audran
BARBIER J.-M. (2000), “Rapport établi, sens construit, signification donnée”, in BARBIER J.M, GALATANU O. (Dir), Signification, sens, formation, Paris : PUF
BEAUDOIN V., VELKOVSKA J. (1999), “Constitution d’un espace de communication sur
Internet”, in Internet, un nouveau mode communication, Réseaux n°97, Paris : Hermes-Sciences
BOURGEOIS E. (2000), “Le sens de l’engagement en formation”, in BARBIER J.-M..,
GALATANU O., Signification, sens, formation, Paris : PUF
BRUNER J.S., OLSON D.R. (1973), “Learning through Experience and Learning through
Media” in GERNER G ; GROSS L.P., MELODY W. (Eds.) Communication, Technology and Social
Policy : understanding the new “Cultural Revolution”, New-York : Willey
COHEN S. (1978), “Environmental Load and the Allocation of Attention”, in BAUM A.,
SINGER JE, VALINS S. (Dir.) Advances in environmental psychology, Hillsdale : LEA
DEL PERUGIA B. (2000), “Apprendre à lire en apprenant à communiquer ses procédures”,
Actes de la 5° biennale de l’Education et de la Formation, Paris : INRP
GOFFMAN E. (1971), Relations in Public : microstudies of the public order, New York :
Basic Books
GOFFMAN E. (1981), Forms of Talk, Oxford : Blackwell
11
GUIHOT P. (1996), “Communication par voie télématique à l’école”, in Glickman V. G.L.
BARON : Technologies nouvelles et éducation, Paris : INRP
HESS R., AUTHIER M. (1981), L’analyse institutionnelle, Paris : PUF
JOUËT J. (1993), “L’amour sur minitel”, in BOUGNOUX D. : Textes essentiels , sciences de
l’information et de la communication, Paris : Laroussse
LEONTIEV A.N. (1978), Activity, Consciousness, and Personality (translated from Russian
by HALL M.J.) Englewood Cliffs : Prentice-Hall
MINISTERE DE L’EDUCATION NATIONALE MEN (2000), Thème 5 “Les Technologies de
l’Information et de la Communication, évaluation des dispositifs académiques, bilans disciplinaires,
accompagnement de la mise en œuvre des décisions ministérielles”, in IGEN Rapport IGEN 98-99,
Paris : La Documentation Française
PERAYA D. (2000), “Le cyberespace, un dispositif de communication et de formation
médiatisée”, in ALAVA S., Cyberespace et formations ouvertes, Bruxelles : De Boeck
POUDER M.-C. (1996), “Thèmes et variations ou le travail de l’oral vers l’écrit, Ecriture sur
ordinateur et interactivité”, in Les Sciences de l’éducation pour l’ère nouvelle, vol. n°29, n° 5,
CERSE, Université de Caen
POUTS-LAJUS S., RICHE-MAGNIER M., (1998), L’école à l’heure d’Internet, Paris :
Nathan
SENSEVY G. (1998), Institutions didactiques, Paris : PUF
TURKLE S. (1997), Life on the Screen, Identity in the age of the Internet, New-York :
Touchstone
VIAL M. (1997), “Essai sur le processus de référenciation”, in BONNIOL J.-J. & VIAL M.
Les modèles de l’évaluation, Bruxelles : De Boeck
VYGOTSKI L.-S. (1962), Thought and Language, Cambridge : MIT Press
12