Vit et travaille à la villa Savoye

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Vit et travaille à la villa Savoye
« Vit et travaille à la villa Savoye »
Fiction écrite par Hervé Bacquet, février 2007.
Portrait
Né en 1908, Monsieur Hébert est nommé instituteur à Poissy en 1931 où il enseigne
pendant 38 ans en classe de Cours élémentaire. Ce qu'il préférait enseigner, et de très
loin, était « les sciences naturelles » et les « sciences physiques » car elles lui
permettaient de concevoir et de réaliser des expérimentations, un quasi rituel qui
déterminait la configuration de sa salle de classe, quotidiennement.
Pendant toute sa carrière, il avait inventé des panneaux didactiques peints sur bois d’un
mètre de haut environ, posés sur des socles, qu’il installait solennellement sur son bureau
pour faire des « leçons de choses ». Pour accompagner ce travail expérimental, il avait
rédigé aussi des fiches analytiques sur des cartes de bristol de différentes couleurs, par
centaines et sa voix changeait dès qu’il se mettait à les lire, il en faisait tout un monde.
Son domaine de prédilection était l'interaction de lumières colorées projetées sur des
surfaces colorées, un procédé qu'il avait cru redécouvrir alors qu'il avait été utilisé pour
les décors de théâtre depuis le dix-neuvième siècle...
Pour lui le secret de la pédagogie c'était donc le fait expérimental et, pour cela, il avait
aménagé une sorte de laboratoire dans une classe vide juste à côté de la sienne. Cette
pièce était remplie d'outils, de panneaux peints, de pièces métalliques, de volumes en
bois, de câbles, d'ampoules et de pots de peintures posés sur de vielles étagères grises. Ce
lieu était également son atelier dans lequel il passait son temps libre pour réaliser son
matériel pédagogique. Mais au bout de deux ans ce local étant totalement rempli, il dû en
chercher un autre…
Eté 1933
Il s’installa pendant l’été 1933 à la villa Savoye, chez ses cousins absents pendant deux
mois. Tout a commencé par la sensation que les couleurs des murs du salon n’avaient pas
la même intensité d’un jour à l’autre. Il n’avait jamais eu l’opportunité de vivre dans la
couleur avant d’arriver à la villa Savoye.
En quinze jours, son matériel pédagogique avait envahi progressivement tout l’espace, la
villa devint un lieu de vie et un atelier, un lieu de déambulation, à mi-chemin entre le
laboratoire et le cabinet de curiosité. La chambre et la salle de bains étaient devenues un
bureau où s’entassaient des livres scolaires, périodiques pédagogiques et revues
scientifiques, la cuisine un laboratoire de colorimétrie. Le salon était un atelier de dessin
et de menuiserie mais, avant tout un lieu de monstration où il rassemblait ses productions
plastiques pour tester leur visibilité et leur efficacité. Pour lui cette expérience a été
immédiatement pure jubilation, mais c’est à la lecture des textes de Le Corbusier qu’il a
peut-être pris conscience de cette mutation. « Il faut jouer de sa lumière et en jouer juste :
question d’accord, d’intensité, de situation, etc. Vos murs s’éclairent bien ou mal, sont
joyeux ou sereins, ou sont brutaux, creux et cafards. »1 « (…) Les forces agissantes des
couleurs et des valeurs. »2
jungle
Au bout de quelques semaines, les sols et les murs étaient recouverts par de curieux
schémas peints sur papier journal, de grands formats qui rendaient ses déplacements de
plus en plus difficiles. Cet apparent désordre était, en réalité, le fruit d’une organisation
kinesthésique méticuleuse : ses perceptions visuelles et les mouvements de son corps
étaient articulés selon une double logique, celle d’une volonté didactique et celle d’un
débordement artistique.
Il avait tenté de domestiquer l’espace architectural de la villa à travers ses
expérimentations graphiques qu’il n’osait montrer à personne car ses croquis, pensait-il,
n’entraient dans aucune catégorie : schémas théoriques, études didactiques, croquis
personnels, environnements utopiques, tous ces mondes se cherchaient intuitivement.
Il habitait une toile géante et il était lui-même l’un des éléments de sa toile. Par exemple,
les carreaux ocre jaune du salon jouaient à la fois un rôle pictural et un rôle topologique
au sens cartographique du terme. Ses livres, toiles, panneaux et outils étaient localisés par
centres d’intérêts et révélaient ses différentes méthodes de travail. On trouvait des tas
pyramidaux constitués de planches de bois, des tas de pots de peinture, des combinaisons
d’instruments pour la géométrie, on trouvait des gradins sur lesquels il réalisait des
dispositifs expérimentaux, des alignements de cubes et de sphères au sol et sur les
étagères en applique. Parfois, avec ces matériaux pauvres il composait un paysage un peu
comme une fausse archéologie, des morceaux de fusain avaient été retaillés et placés à
proximité d’une colonne. Tout ceci était de l’ordre de la scénographie et ne répondait pas
à une simple fonction de classement, il en faisait un décor qu’il photographiait et
réutilisait pour peindre des paysages antiques.
En lisant son journal, on comprend que les volumes et les couleurs de la villa lui sont
apparu très différents en fonction des éclairages diurnes et nocturnes et que, d’une
manière générale, il vivait ce lieu comme un observatoire météorologique : le climat, la
course du soleil et de la lune dans chacune des pièces de la maison étaient spectacle…
Cette expérience omniprésente de la lumière du point de vue de son intensité, de sa
coloration et de son positionnement lui avait donné le goût d’écrire, de photographier
puis de peindre et de dessiner par plaisir, en oubliant de préparer son matériel
pédagogique. Il s’accordait de plus en plus souvent, des heures de peintures sans projet,
sans fiches de bristol, les pots de peinture ouverts devant lui guidaient ses aspirations, il
choisissait ses couleurs comme une abeille butine un champ de fleur.
Epiphanie.
Pour amplifier et apprivoiser ces résonances, il avait construit des écrans/capteurs
monochromes ou bichromes ainsi que des demi sphères qu’il plaçait à proximité des murs
1
2
Le Corbusier, Note à la suite, Cahiers d’art n°3, Mars 1926.
colorés et des baies vitrées. Il cherchait aussi à prélever, visuellement et par la
photographie, les couleurs fugaces d’un rayon de soleil qui n’était visible que deux ou
trois secondes une épiphanie entre deux nuages…
A partir de la notion de luminance3 à laquelle il se référait souvent, ce dispositif vacillait
entre couleur lumineuse et lumière colorée…Les reflets lumineux sur ses panneaux
didactiques se confondaient avec la luminosité de la couleur elle-même, il était difficile
voire impossible de cerner la différence entre luminosité et saturation.
De plus, il aurait mené l’essentiel de ses recherches la nuit, conditions privilégiées pour
contrôler les éclairages mais qui réduisaient l’étendu du spectre visible car les sources
lumineuses artificielles sont le plus souvent très orangées et ne permettent pas de
distinguer avec autant d’acuité les nuances chromatiques des surfaces éclairées.
Saturation, inhibition
La notion de discrimination des teintes était au centre de ses activités : l’observation
visuelle monoculaire ou binoculaire de la frontière entre deux surfaces colorées pouvait
donner lieu à des questionnements sans fin notamment à partir des phénomènes de
saturation et d’inhibition au niveau des cellules de l’aire 17 du cerveau. Il jouait à faire
apparaître et disparaître la saturation d’une couleur simplement en déplaçant son regard
de quelques centimètres. Un jour, en classe, il avait proposé à ses élèves d’observer un
rond divisé en deux dans le sens de la hauteur, vert vif sur la partie gauche et rouge sur la
partie droite, il leur demandait de fermer un œil, de fixer un petite croix tracée au milieu
du demi cercle vert puis de fixer une petite croix tracée au milieu du demi cercle rouge, et
là contrairement à ce que nous pourrions imaginer ce n’est pas un phénomène de
mémorisation ou de compensation qui apparaissait mais une ligne courbe blanche qui
bordait le rouge pendant quelques millisecondes. Il n’avait pas eu d’explications très
rationnelles à donner si ce n’est de poser une fois de plus la question de persistance
rétinienne, mais à partir de ce rond de couleur, les élèves avaient inventé d’autres
protocoles et d’autres effets (psychophysiologiques). Pendant une heure ils avaient pu
explorer bien d’autres curiosités optiques et mesurer l’étendu de nos ignorances dans ce
domaine. Depuis M. Hébert n’avait jamais renouvelé ce type d’expérimentation qui lui
avait fait perdre un peu de son aura de professeur savant, mais il avait continué à explorer
ces phénomènes troublants par sa pratique quotidienne de la peinture et de temps en
temps par la photographie. Pour M. Hébert, utiliser de la couleur, c’était jouer à voir, un
jeu infini, une occupation plutôt boulimique de l’espace et la nécessité de voir et de
revoir ses panneaux posés en rang d’oignons en modifiant sans cesse leur disposition. Il
lui fallait toujours pouvoir leur faire face et dialoguer avec eux, comme en classe avec ses
élèves. Ses peintures envahissaient son espace vital et mental, depuis qu’il vivait à la
villa, il n’y avait quasiment plus de frontière entre le théorique et le ludique.
Il s’appropriait le phénomène expérimental intuitivement et rappelait à son auditoire que
nous percevons ce que nous connaissons, ce que nous reconnaissons. Fin juillet, il ne
pensait pas que ses panneaux didactiques deviendraient un jour des « tableaux » parce
que, pour lui, l’art était encore plus complexe que la science, encore moins maîtrisable...
Parfois on lui demandait s’il s’agissait de figures totémiques et bien que ce ne soit pas le
cas, il avait fini par répondre que oui afin de déplacer la question du côté de l’Afrique,
dans une forme de nébulosité exotique.
Luminance : au sens physique du terme, quantité de lumière émise ou reflétée par un
corps.
3
Du mélange additif des couleurs primaires aux lumières artificielles qu’il combinait pour
éclairer ses natures mortes, tout passait par la rédaction d’un cahier qui a déterminé les
séries : les cubes bicolores, les sphères, les pyramides, les doubles cônes, une orientation
plus cézanienne que scientifique. De nombreuses photos de la villa pendant l’été 1933
montrent que ses volumes colorés étaient une façon de réfléchir aux jeux de lumière de la
villa et de s’approprier l’espace, notamment, à partir de la question du point de vue qui
est particulièrement présent dans cette maison. Il instaurait par ses dispositifs très
ordonnés, une mise en abyme du regard qui se faisait l’écho des dessins de Le Corbusier.
Il réalisait plusieurs séries de photographies de ses installations à différentes heures du
jour et la nuit pour montrer comment la lumière influe sur la perception des volumes au
cours de la journée, principe comparable à celui que Monet avait utilisé devant la façade
de la cathédrale de Rouen ou les Nymphéas dix ans plus tôt, en 1923.
Il entassait d’abord des cylindres colorés dans l’espace avant de concevoir ses peintures.
La lumière entrait de plusieurs côtés, surtout dans le salon et il guettait le dessin des
rayons sur le sol pour les utiliser comme des lignes de fuite. Après avoir lu Note à la
suite, Le Corbusier était omni présent. Il se demandait si ces rayons de soleil qui traçaient
de larges lignes au sol et sur les murs n’avaient pas été anticipées et intégrés aux lignes
par l’architecte lui même…
Il changeait quotidiennement la disposition de ses panneaux peints, en les regroupant, et
il constituait des familles chromatiques, des combinaisons dont les formules devaient, en
théorie renouveler notre sensibilité visuelle…Questions de vibrations physiques ou effets
d'optique? Autant de perspectives qui débouchaient toujours sur le constat que le système
visuel est un domaine méconnu... Un des schémas les plus spectaculaires était celui de la
tache aveugle : il avait installé sur le mur qui fait face à la rampe, une petite croix noire
sur un fond gris qui disparaissait et revenait au bout de quelques secondes en se
rapprochant et en se reculant et tout en fermant un œil, la rampe d’accès au premier étage
se prêtait parfaitement à ce type d’expérimentation.
Les mots de la couleur
Pour identifier ces variations il lui fallait des mots et il fallait parfois des phrases entières
pour expliciter ces mots, il lui fallait concevoir la notion de couleur comme image,
comme monde et non plus comme simple caractéristique plastique au sens technique du
terme. Dans un premier temps, M. Hébert appréciait cet exercice d’écriture un peu
poétique, il se sentait à l’affût lors de chacun de ses déplacements dans la villa pour
trouver ces qualificatifs mais, au bout d’une dizaine de pages, comment se renouveler
face à chacune de ces couleurs ? Comment différencier ces nuances de couleur, comment
leur donner une famille ? Il ne pouvait pas se contenter de définir leur nuance, il devait,
avant tout définir leur impact visuel et émotionnel car la villa Savoye révèle fortement la
consistance de tout ce qui s’y trouve... Les murs, les sols, les rampes d’escalier, les
meubles intégrés aux volumes des pièces, tout est articulé et relié comme un polyptyque.
Le regard de Le Corbusier est palpable à travers les volumes et les matériaux. L’espace
de la villa Savoye est probablement d’une nature sculpturale avant d’être un lieu à vivre.
M. Hébert avait perçu cette identité architecturale en observant les ouvertures, aussi bien
les portes ou les fenêtres, car elles jouaient systématiquement un rôle de focalisation, de
cadre au sens filmique du terme.
Chaque jour, Il se plaçait à deux mètres de la porte qui donne sur la terrasse en regardant
vers la rampe qui descend jusqu’au rez de chaussée, à cet endroit précis, l’escalier en
colimaçon blanc offrait, par sa courbure, un ensemble inépuisable de dégradés, de
couleurs imprévisibles, en un mot, l’escalier lui apparaissait comme un prisme capable de
décomposer la moindre variation d’éclairage, une mine d’expérimentations qui alimentait
ses peintures...
C’est à partir de cette multiplicité de nuances en fonction de la lumière extérieure qu’il a
réalisé une série de panneaux jaune et blanc, un travail de pure vibration entre le jaune
qui est la plus lumineuse des couleurs sur le plan psychophysiologique et le blanc qui
peut renvoyer jusqu’à 98% de lumière.
Cette concurrence entre couleur et non couleur, cette rivalité concernant la luminosité l’a
occupé pendant plusieurs semaines, à toute heure du jour et de la nuit. Il ne s’agissait pas
de reproduire des couleurs observées mais d’explorer les multiples combinaisons et
graduations du jaune à l’orangé, du jaune au blanc, du jaune au gris, du gris au blanc
ainsi que les contrastes, de la sérialité avant la lettre.
Couleur insondable
Identifier et nommer les colorations de la lumière était devenu un vrai défi lorsqu’il
s’agissait de surfaces en contre jour car il aurait fallu juxtaposer une surface neutre pour
confronter cette couleur dans l’ombre avec un référent éclairé fortement. Or, la villa
Savoye, par ses surfaces vitrées orientées aux quatre points cardinaux, donne à voir de
violents contrastes qui, parfois, font perdre toute consistance visuelle aux murs dont les
couleurs deviennent insondables, innommables. C’est donc principalement dans le
couloir qui relie la cuisine à la chambre que M. Hébert avait pris place pour rédiger son
lexique de la couleur, un mur d’un bleu charron profond à la limite du bleu de Prusse et
qui, à la tombée du jour, prenait un aspect glauque indéfinissable à cause du mélange
avec la lumière orangée du crépuscule. C’est donc dans ce no man’s land que M. Hébert
recevait des amis et il ne manquait pas de leur demander de quelle couleur était ce mur. Il
consignait consciencieusement sur son journal toutes les expressions qui étaient utilisées
pour définir ce drôle de gris bleuté qui se mélangeait parfois aux couleurs des vêtements
de la personne qui l’observait, d’où une réelle complexité. En deux mois il avait réussi à
collectionner vingt quatre termes différents dont « bleu d’Alexandrie », « bleu de
chauffe », « bleu de Pouzzoles », « bleu de Lyon », « bleu ardoise », « bleu argent »,
« bleu de lune », « bleu corbeau », « bleu de Nanterre », mais le plus souvent on lui
proposait banalement un gris foncé. Le bleu avait tout simplement disparu par manque
d’éclairage, les scientifiques diraient que nous sommes dans une observation mésopique
ou scotopique.
Pour étudier le plus précisément possible ces phénomènes d’interaction entre couleur et
lumière, il avait également installé des feuilles transparentes colorés et des sphères de
couleurs vives le long des fenêtres de la chambre orientée au sud-est pour étudier la
graduation des ombres et les teintes de la couleur dans l’ombre.
« Que fait le soleil dans la maison ? »4 se demandait M. Hébert en prenant chaque jour,
plusieurs photos de ses installations ? L’observation de ses peintures mi-expérimentales,
mi-artistiques qu’il disposait par famille dans le salon ne lui permettait pas, pour autant,
4
Le Corbusier, Note à la suite, Cahiers d’art n°3, Mars 1926
de comparer les moindres variations dues aux différentes qualités de lumière, il entreprit
alors de les photographier mais il se rendit compte qu’une très légère sur ou sous
exposition pouvait annuler la validité des nuances de teinte d’un cliché à l’autre. Il réalisa
alors une série de nuanciers assortis d’un numéro de référence qu’il approchait à
quelques millimètres de ses panneaux pour tenter d’identifier toutes les modifications de
ses couleurs. M. Hébert ne pensait plus qu’à la nuance, chaque chose visible le ramenait à
cette question, « de quelle couleur est cette chose ? ».
Fin août, un courrier de ses cousins mit un terme à ces questions obsédantes, ils rentraient
chez eux dans trois jours, il fallu démonter, ranger, classer, répertorier, M. Hébert remplit
encore plusieurs cahiers de colonnes et de chiffres, il s’évertua à donner un titre et un
numéro d’inventaire à chacune de ses productions dans son journal. Il fallut quitter ce
merveilleux laboratoire, mais la villa Savoye lui avait ouvert quelques perspectives…