Du substantif de Port-Royal à la substance jouissante de Lacan, de

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Du substantif de Port-Royal à la substance jouissante de Lacan, de
Du substantif de Port-Royal à la substance jouissante de Lacan, de Maryvonne Lemaire
Du substantif de Port-Royal à la substance jouissante de Lacan
Et l’étreinte, l’étreinte confuse d’où la jouissance prend sa cause, sa cause dernière, qui est
formelle, est-ce que ce n’est pas beaucoup plus quelque chose de l’ordre de la grammaire qui
la commande ?
Encore, 12 décembre 1972
De 1711 à 1713, L’abbaye de Port-Royal des Champs, située dans la vallée de Chevreuse, est
détruite sur l’ordre de Louis XIV. Le roi voit une menace dans le prestige intellectuel, moral et
religieux de ce lieu clôturé, qui, sous l’autorité de l’abbé de Saint-Cyran et de la mère Agnès
Arnauld, abrite le courant janséniste du catholicisme. Outre les Pensées de Pascal, publiées de
façon posthume par les Messieurs – on les appelle aussi les Solitaires-, deux textes survivent
dans le temps à la destruction de l’édifice:
La Grammaire générale et raisonnée
d’Antoine Arnauld et de Claude Lancelot, publiée en 1660, et
La Logique ou l’art de penser
d’Antoine Arnauld et de Pierre Nicole, publiée de façon anonyme en 1662. Ces deux ouvrages
sur « l’art de parler » et « l’art de penser »renouvellent l’étude du langage en s’appuyant sur les
avancées de Descartes et de Pascal ; ils substituent à l’autorité du « bon usage » l’autorité de
la raison et à l’étude des mots pris isolément, l’étude des
opérations de la pensée
à l’œuvre dans la parole. Ces textes, par la force et la nouveauté du propos, convainquent
même les jésuites, peu favorables pourtant aux jansénistes, et qui ont la haute main sur
l’enseignement. C’est ainsi que ces ouvrages, très souvent réédités, ont fait référence dans
l’étude de la langue pendant deux siècles jusqu'à son renouvellement par la linguistique au XX°
siècle. Les grands grammairiens du XVIII° siècle comme Du Marsais ou Beauzée s’en inspirent
et Chomsky, dans sa
Linguistique Cartésienne
de 1966, voit dans la grammaire générale l’ancêtre de la grammaire générative.
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La théorie du langage élaborée à Port- Royal est une théorie de la substance et du signe. Forte
de l’appui trouvé dans les avancées de Descartes et en particulier dans sa distinction entre
substance de la pensée et substance de l’étendue, cette grammaire invoque aussi,
implicitement, la caution divine pour faire du langage le signe de la pensée, ce qui reste un
thème philosophique vivace.
La confiance accordée au sens et la préférence donnée sur tout métalangage à la langue
naturelle sont deux aspects de cette réflexion sur le langage qui m’ont retenue. Ce sont deux « valeurs » de la culture littéraire qui font débat encore actuellement. Alors qu’elles se trouvent
associées dans la Grammaire Générale, Lacan les dissocie complètement. On sait les limites
qu’il assigne à l’imaginaire du sens. Quant à la langue naturelle, il en joue jusqu’au baroque,
mais elle reste pour lui la référence, on peut dire, absolue, du parlêtre et de l’humain, le
mathème et la logique étant subordonnés à la parole.
Le titre choisi, Du substantif à la substance jouissante, introduit au déplacement qui s’opère
dans l’appréhension du langage, de Port-Royal à Lacan. Alors que le nom même de
substantif,
un néologisme créé par Port-Royal, est révélateur de l’accord entre substance de la pensée et
substance de l’étendue qui fait du mot dans sa matérialité un signe de la pensée, la seule
substance qu’invoque Lacan, de façon un peu provocatrice, est celle de la
substance jouissante
. La
substance jouissante
, c’est la jouissance du savoir inconscient, savoir fait d’un pur texte de signifiants. Elle a quelque
chose d’absolu, au sens de libre d’attaches, en rapport avec la
substance
classique.
Ce qui m’a intéressée, c’est donc de relire les textes de Port- Royal, avec pour fil conducteur le
jeu des signifiants de substance, signe, sens, naturalité de la langue. J’ai pu constater en
suivant pas à pas les quatre opérations de l’esprit qui structurent sa conception du langage,
concevoir, juger,
raisonner, ordonner
une sorte de fuite en avant, qui met à mal la notion même de substance. Cependant le souci
permanent de Port-Royal de ne pas dissocier l’
art de parler
de l’
art de penser
, la dialectique revendiquée entre les deux arts, rapproche d’une certaine façon Port-Royal de
Lacan et anticipe sur les réserves de Lacan à l’égard de la théorie linguistique de la
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communication, qui pourtant se revendique plus ou moins de l’autorité rationaliste de PortRoyal.
Je présenterai quelques éléments importants de cette théorie du langage, si toutefois on peut
parler d’une seule théorie, puisqu’ il y a deux ouvrages, la Grammaire et La Logique. La
Logique
est publiée deux ans après
la Grammaire
, ce qui a son importance.
LA GRAMMAIRE GENERALE ET RAISONNEE 1660
Le titre complet de l’ouvrage est : Grammaire générale et raisonnée contenant les fondements
de l’art de parler expliqués d’une manière claire et naturelle; les raisons de ce qui est commun à
toutes les langues et des principales différences qui s’y rencontrent; et plusieurs remarques
nouvelles sur la langue française.
Parler est un art. C’est une pratique, un exercice du langage. Cette pratique, selon la théologie,
met l’homme au-dessous de l’ange. L’ange, comme le rappelle Lacan dans la leçon III du
séminaire
Encore , baigne dans le signifiant suprême ; il n’a pas besoin de
mots, même s’il est
messager, par l’ étymologie .Au
contraire
la
nécessité de se servir de mots pour exprimer ses pensées étant un défaut à l’homme, elle
l’incommode effectivement ; il voudrait s’en passer s’il le pouvait. L
a Perpétuité de la foi.
Le corps de l’homme fait obstacle ; il oblige à parler.
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Le même langage met l’homme au-dessus de l’animal : Si la parole est l’un des plus grands
avantages de l’homme, ce ne doit pas être une chose méprisable de posséder cet avantage
avec toute la perfection qui convient à l’homme, qui est aussi de n’en avoir pas seulement
l’usage mais d’en pénétrer aussi les raisons et de faire par science ce que les autres font
seulement par coutume. Préface GPR p 2.
Dans le séminaire
Encore
, Lacan renverse la distinction de la théologie et parle au contraire de la
bêtise
du signifiant. Qui veut faire l’ange fait la bête, dit Pascal. Et si quelque chose dans l’homme
baigne dans le signifiant, c’est bien son corps. Le corps de l’homme, en particulier par le
symptôme, est messager de ses signifiants.
La grammaire, générale et raisonnée, contient les fondements de l’art de parler. Les
fondements de l’art de parler relèvent donc de l’écrit (gramma). Les auteurs suivant une
ambition du XVII° siècle veulent donner au français, par leur réflexion sur la grammaire, le
statut de langue universelle, comme le latin et le grec, peut-être pour rivaliser avec les langues
de traduction de la Bible, l’allemand et l’anglais. Et cela par la mise à jour de mécanismes
logiques généraux. Leur théorie du langage est d’abord une théorie du signe : le langage est
signe de la pensée, il ne fait que codifier la pensée. D’autre part la grammaire est
raisonnée
car la signification se réfère aux
opérations de la pensée
.
Une théorie du signe :
Dans le séminaire Encore, Lacan rappelle que la subversion de Saussure ne tient pas à la
distinction entre signifiant et signifié, cette barre entre signifiant et signifié qui distingue la
représentation imagée de l’arbre de son écriture phonétique /arbr /. Elle tient à la priorité et à la
primauté des oppositions distinctives de la chaîne signifiante sur le signifié. Ce que reprend
Lacan dans sa doctrine du signifiant.
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Les Stoïciens, Saint Augustin avaient déjà fait la distinction entre signifiant et signifié. C’est
précisément cette distinction entre signifiant et signifié qui donne sa structure à La Grammaire :
la grammaire, art de parler, use de
signes
que sont
les sons et les voix
(les mots) pour
expliquer
les pensées. D’un côté, la substance phonétique et graphique, de l’autre la signification. C’est le
plan de l’ouvrage tel que l’annonce la fin de la première page :
La grammaire est l’art de parler.
Parler, est expliquer ses pensées par des signes que les hommes ont inventés à ce dessein.
On a trouvé que les plus commodes de ces signes étaient les sons et les voix.
Mais parce que ces sons passent, on a inventé d’autres signes pour les rendre durables et
visibles, qui sont les caractères de l’écriture, que les Grecs appellent: d’où est venu
le mot de grammaire.
Ainsi l’on peut considérer deux choses dans ces signes. La première ; ce qu’ils sont par leur
nature, c'est-à-dire en tant que sons et caractères.
La seconde ; leur signification, c’est-à-dire, la manière dont les hommes s’en servent pour
signifier leurs pensées
Nous traiterons de l’une dans la Première partie de cette Grammaire, et de l’autre, dans la
seconde.GPR p 3 et 4
Phonétisation, plutôt que prononciation, et écriture de la parole s’opposent toutes deux en tant
que signes au signifié de la pensée. Les auteurs se sont même interrogés sur la possible
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élaboration d’une écriture phonétique, unifiant son et lettre. Mais en dépit de quelques
simplifications, ils ont reconnu une autonomie de la lettre : pour eux, le choix du
caractère
est porteur de
sens
, comme dans l’opposition entre
chant
et
champ.
La majuscule aussi a son importance
pour commencer les périodes et distinguer les noms propres.
La distinction entre voyelles, consonnes, syllabes et mots s’appuie sur leur matérialité et leur
rapport au corps : sont voyelles les sons simples nécessitant la simple ouverture de la bouche.
Lancelot en
dénombre dix
;
sont consonnes
les autres sons simples ;
les syllabes, des
sons complets (
liés au repos de la voix, ce que prennent en compte les écritures syllabiques) ; le mot se
distinguerait par son
accent
. Ce qui est important, c’est que sons, caractères et mots soient des signes dans leur
matérialité physique et même corporelle.
De l’autre côté, ce que la parole a de spirituel, qui fait l’un des grands avantages de l’homme
au-dessus de tous les autres animaux, et qui est une des plus grandes preuves de la raison :
c’est l’usage que nous en faisons pour signifier nos pensée, et cette invention merveilleuse de
composer de vingt-cinq ou trente sons cette infinie variété de mots, qui, n’ayant rien de
semblable en eux-mêmes à ce qui se passe dans notre esprit, ne laissent pas d’en découvrir
aux autres tout le secret, et de faire entendre à ceux qui n’y peuvent pénétrer, tout ce que nous
concevons et tous les divers mouvements de notre âme. GPR p 45-46
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La première partie de la Grammaire, Où il est parlé des Lettres et des caractères de l’Ecriture,
s’oppose donc à la seconde partie,
Où il est parlé des principes et des raisons sur lesquelles sont appuyées les diverses formes de
la signification des mots,
comme la substance étendue se distingue pour Descartes de la substance pensante. La
phonétisation et l’écrit, c’est le corps ; la signification, c’est l’âme.
La formulation Les diverses formes de la signification des mots, loin de renvoyer à l’équivoque
signifiante de l’inconscient, introduit tout de même un retournement dans la mesure où les mots
ont une signification dépendant de quelque chose qui relève de la forme. Si la phonétisation
des mots relève de l’agencement de vingt-cinq à trente sons, leur signification relève avant tout
des opérations de la pensée qui leur donnent leur forme :
C’est pourquoi on ne peut bien comprendre les diverses sortes de significations qui sont
enfermées dans les mots, qu’on n’ait bien compris auparavant ce qui se passe dans nos
pensées, puisque les mots n’ont été inventés que pour les faire connaître.(ibidem)
Grammaire et opérations de la pensée
Dans la grammaire, art de parler, il est déjà question de la logique, art de penser. L’une et
l’autre ont pour base commune, selon Port-Royal, l’affirmation présente dans le verbe et la
proposition. Dire
La terre est
ronde
ou Pierre
vit
, ce
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qui est analysé par la paraphrase canonique
Pierre est vivant
, est moins une affaire de savoir ou de vérité qu’un
acte
volontaire.
La Grammaire de 1660 fait alors dépendre les faits de langage de trois opérations de la pensée
:
concevoir, juger, raisonner. Mais elle s’en tient aux deux premières : d’abord,
en ce qui concerne le
concevoir, elle fait
l’étude des
o
bjets de la
pensée ;
cela conduit à la définition du
substantif
et de ce qui se rapporte au groupe nominal : adjectif, article, préposition, pronom et adverbe.
Ensuite, pour l’opération de
juger,
celle des
manières de penser,
qui n’est qu’esquissée, avec l’étude du
verbe
, de la proposition ; y sont reliés la conjonction et l’interjection.
Les champs respectifs de la grammaire et de la logique se recouvrent. Et comme il est plus
court de dire que tout ce qui est utile à la fin de chaque art lui appartient,
une sorte de dialectique s’opère entre les deux ouvrages,
Grammaire
et
Logique
. Par exemple, l’étude
d’un pronom appelé relatif
ou
l’examen d’une règle, qui est qu’on ne doit pas mettre le relatif après un nom qui est sans article
(
texte introduisant une réflexion sur la notion de déterminant) sont deux chapitres de la
Grammaire.
Mais c’’est dans la
Logique
qu’est approfondie la distinction entre les incidentes (ou relatives) déterminatives et
descriptives, importante pour la théorie du syllogisme. La limitation en fait trop stricte du
domaine de
La Grammaire
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de 1660 découle de cette théorie des opérations de la pensée. Tout ce qui relève de l
’affirmation
et du
jugement
est déjà de la logique:
la logique, étant fondée sur les mêmes principes que la grammaire peut extrêmement servir
pour l’éclaircir.
LA LOGIQUE OU L’ART DE PENSER 1662
Dans La Grammaire, la logique se définit de référer les faits de langage aux opérations de la
pensée.
La Logique de Port-Royal étudie l’une après l’autre ces opérations de la pensée ; c’est ce qui
donne sa composition à l’ouvrage. Les auteurs ajoutent aux trois opérations de
concevoir, juger, raisonner
celle d’
ordonner. Ordonner, ou la méthode,
s’inspire largement de Descartes et en particulier de ses
Regulae
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(
écrites dès 1627, publiées seulement en
1701, dont Arnauld avait eu entre les mains un exemplaire) et des
Pensées
de Pascal (il vient de mourir en 1660), que n’avait pas encore publiées Port-Royal, en particulier
des textes sur l’infiniment petit, les puissances trompeuses, les trois ordres et le pari.
Concevoir, ou les objets de la pensée
Une première définition du néologisme qu’est le nom substantif sert de point de départ à la
présentation :
On appelle concevoir la simple vue que nous avons des choses qui se présentent à notre
esprit, comme lorsque nous nous représentons un soleil, une terre, un arbre, un rond, un carré,
la pensée, l’être, sans en former aucun jugement exprès ; et la forme par laquelle nous nous
représentons ces choses s’appelle idée LPR I 1(30)
Concevoir est autre chose qu’imaginer ; alors qu’on peut (se) représenter par l’imagination un
triangle, on n’imagine pas une figure à mille angles mais on en conçoit l’idée. On en a l’idée. Le
mot
idée repris à
Platon remplace celui de
concept
de la scolastique.
Nous ne pouvons avoir aucune connaissance de ce qui est hors de nous que par l’entremise
des idées qui sont en nous LPR I 1
Cette adéquation entre mots et pensée est toutefois capricieuse : comment rendre compte par
exemple du genre des mots s’il est vrai qu’il est lié à une différence extrêmement considérable
qui est celle des deux sexes ? GPR II 5(54-55) Comment rendre compte du
sens des prépositions à, de, par, pour etc…J’ajouterais: quelle signification concevoir pour
l’indéfini
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non ami ?
Concevoir, simple regard de notre esprit sur les choses permet de distinguer entre les objets de
nos
pensée
s : Les objets de nos pensées sont ou les choses, comme la terre, le soleil, l’eau, le bois, ce
qu’on appelle ordinairement substances ; ou la manière des choses, comme d’être rond, d’être
rouge, d’être dur, d’être savant, etc…, ce qu’on appelle accident(…) Les substances subsistent
par elles-mêmes, au lieu que les accidents ne sont que par les substances(…)Ceux qui
signifient les substances ont été appelés noms substantifs, ceux qui signifient les accidents,
noms adjectifs »
Cette distinction d’ordre philosophique et sémantique entre les néologismes que sont noms
substantifs et noms adjectifs fait bientôt place à une distinction plus formelle : Il se trouve qu’on
ne s’est pas tant arrêté à la signification qu’à la manière de signifier. Car, parce que la
substance est ce qui subsiste par soi-même, on a appelé noms substantifs tous ceux qui
subsistent par eux-mêmes dans le discours sans avoir besoin d’un autre nom, encore même
qu’ils signifient des accidents. Et au contraire on a appelé adjectifs ceux mêmes qui signifient
des substances, lorsque par leur manière de signifier ils doivent être joints à d’autres noms
dans le discours»
Ainsi
rouge
ou
humain
marquant
confusément
le
sujet
de la rougeur ou de l’humanité ne peuvent subsister seuls dans le discours ; ce sont des
adject
i
fs
tandis que
homme, rougeur
mais aussi
humanité,
n’étant pas marqués de cette
confusion
sont substantifs même s’ils « signifient » un accident.
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Dans cette seconde étape, la définition du substantif ou de l’adjectif n’est plus sémantique, elle
est syntaxique. Le mot qui a besoin d’un sujet est l’adjectif, par exemple rouge, humain. Est
substantif au contraire le mot qui peut occuper la position de noyau d’un groupe nominal ou de
sujet d’une proposition, par exemple
homme, rougeur, humanité
;
un mot subsistant par lui-même dans le discours.
L’idée associée au substantif peut alors être définie en compréhension ou en étendue :
J’appelle compréhension de l’idée, les attributs qu’elle enferme en soi, et qu’on ne peut lui ôter
sans la détruire, comme la compréhension de l’idée de triangle enferme extension, figure ,trois
lignes, trois angles, et l’égalité de ces trois angles à deux droits, etc…La compréhension est
collection de prédicats, dit Recanati, dans la leçon II d’
Encore.
Le triangle est une figure/a trois angles/a trois lignes etc…
J’appelle étendue de l’idée les sujets à qui cette idée convient(…) comme l’idée du triangle en
général s’étend à toutes les diverses espèces de triangles. La rougeur s’étend à l’homme, au
soleil, etc L’extension de prédicat, rouge donnant rougeur, est une nominalisation, un
substantif. C’est différent de l’étendue de l’idée, qui s’étend aux diverses espèces de sujets,
comme une nominalisation est différente d’une structure de groupe.
Par un retournement et une anticipation sur l’opération de la pensée suivante, qui est celle de ju
ger,
le substantif trouve donc sa
substance
, sa capacité à se soutenir par soi-même, dans la syntaxe de la proposition : il est support du
jugement
en tant que sujet ou attribut. Le changement d’opération de la pensée de
concevoir
à
juger
fait passer le substantif de substance dans la pensée à substance dans la proposition, de
substance sémantico-philosophique à substance syntaxique.
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On comprend alors que l’étude de l’article n’a plus grand-chose de philosophique ni de
sémantique ; elle débouche sur sa fonction grammaticale qui est de
déterminer la signification
des substantifs : ce statut de
déterminant
est une nouvelle fonction dans l’analyse du groupe nominal qui permet d’unifier la fonction
syntaxique de tous les autres déterminants du nom, démonstratifs, numéraux. Cette première
opération de
concevoir
implique une fuite en avant vers celle de
juger
et met à mal la
théorie du signe.
Juger, ou l’affirmation
On appelle juger l’action de notre esprit par laquelle, joignant ensemble diverses idées, il
affirme de l’une qu’elle est l’autre ou nie de l’une qu’elle soit l’autre, comme lorsqu’ayant l’idée
de la terre et l’idée de rond, j’affirme de la terre qu’elle est ronde, ou je nie qu’elle soit ronde
LPR30
Ce n’est qu’au chapitre XIII de la seconde partie de la Grammaire qu’intervient le verbe, qui met
en jeu une seconde opération de la pensée,
juger
. Le
jugement
est un élément commun à la grammaire et à la logique; Le
jugement
n’est plus simple
vue de l’esprit
. Il n’est pas non plus vérité, la vérité relevant pour une large partie de Dieu. Il est acte. Il
permet d’affirmer ou de nier.
Le jugement prend la forme d’une proposition constituée d’un sujet et d’un prédicat est Attribut
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(ce qui était déjà l’analyse scolastique)
La terre est ronde.
Pierre vit, est analysé par la paraphrase Pierre est vivant
L’homme court, est analysé par L’homme est courant
L’homme est, par l’homme est étant
Une question se pose : pourquoi les Messieurs, qui considèrent le langage naturel comme
suffisant pour argumenter, ont recours à une paraphrase aussi peu naturelle pour leur analyse
de la proposition ?
L’importance accordée à, disons cette fois-ci, la périphrase est Attribut est liée à la fonction du
verbe :
Le verbe est un mot dont le principal usage est de signifier l’affirmation, c’est-à-dire de marquer
que le discours où ce mot est employé, est le discours d’un homme qui ne conçoit pas
seulement les choses, mais qui en juge et qui les affirme
Les modalités non déclaratives( non affirmatives) sont subordonnées à cette modalité principale
:
J’ai dit que le principal usage du verbe était de signifier l’affirmation, parce que nous ferons voir
plus bas que l’on s’en sert encore pour signifier d’autres mouvements de notre âme, comme
désirer, prier, commander, etc.GPR p 109
Le verbe être se voit attribuer le statut particulier de verbe substantif. En quoi est-il substantif ?
Comme n’importe quel verbe, il soutient
l’affirmation
. Mais lui seul soutient l’analyse de n’importe quel prédicat par la paraphrase canonique
est Attribut
; il est la forme sémantiquement vide du prédicat : il marque l’acte d’affirmer. Parler est acte de
l’
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entendement
et de la
volonté
.
Etre marque moins le lien que l’affirmation. Il ne marque pas l’existence. Il ne marque pas
l’essence. La vérité n’est pas vraiment en jeu, nous l’avons vu.
Port-Royal présente comme une évidence l’homologie entre l’analyse aristotélicienne de la
proposition en parties du discours : Sujet / Prédicat et l’analyse cartésienne du jugement,
faisant intervenir l’entendement pour le sujet et l’attribut et la volonté pour l’affirmation ou la
négation: Sujet/ est/ Attribut
La négation est réduite à l’acte de nier le lien entre sujet et attribut.
Pourquoi cette décomposition entre substances de l’entendement (sujet et attribut) et
substance de la
volonté
(verbe
être
) ? Pourquoi ne pas garder l’analyse aristotélicienne en sujet/prédicat , quitte à donner au
verbe du prédicat la
substance
de l’
affirmation
? Une hypothèse serait qu’il s’agit de préparer ainsi au syllogisme de la troisième opération de
la pensée,
raisonner,
qui repose sur des
inférences prenant appui sur le verbe
être
.
Le présupposé de départ que le mot est signe de l’idée, que le langage est signe de la pensée,
expose à une fuite en avant qui fait que le mot est se trouve être le signe de l’affirmation, au
détriment du
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naturel
de la formulation cher à Port-Royal.
N’est-ce pas de là que provient le faux problème de l’
être
, de supposer un être métaphysique là où il n’y a que signe de l’affirmation ?La paraphrase
canonique de la proposition à l’aide du verbe
être
perpétue une
confusion
, pour employer les termes de Port- Royal, sur le statut de ce verbe
être
: simple copule marquant l’
affirmation,
pour les Messieurs, en relation avec la doctrine cartésienne de la
volonté
, il favorise en fait les développements sur l’essence et peut-être l’existence relevant du
glissement du signifiant.
En tout cas il semble bien que l’on peut situer dans cette articulation le glissement de l’emploi
du mot substance comme étant le propre du substantif au propre de la substance pensante de
Descartes : la
pensée
ou
substance pensante
caractérise le sujet qui pense avec son
entendement
et sa
volonté
. I 15
La substance d’Aristote lorsqu’elle devient substantif, avec Port-Royal, devient substance
syntaxique. Descartes à son tour déplace la substance de la phrase au je du sujet, à celui qui
pense, à la pensée.
S’inspirant de la substance pensante de Descartes, Lacan propose le nouveau signifiant de su
bstance jouissante
où la
jouissance
relève des
opérations psychiques
de
l’inconscient et prend la forme de la répétition signifiante. Comme le montrent les
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développements du séminaire
Encore,
ce signifiant nouveau subvertit la division cartésienne entre substance pensante et substance
étendue, entre âme et corps : c’est peut-être l’enjeu du développement sur
la bêtise du signifiant
dans la leçon III
.
Le signifiant est pour Lacan du côté du corps ; la pensée est jouissance du signifiant.
Raisonner, ou le syllogisme
On appelle raisonner l’action de notre esprit par laquelle il forme un jugement de plusieurs
autres ; comme lorsqu’ayant jugé que la véritable vertu doit être rapportée à Dieu, et que la
vertu des païens ne lui était pas rapportée, il en conclut que la vertu des païens n’était pas une
véritable vertu LPR 30
Le raisonner n’a pas la cote à Port-Royal.
Le peu d’estime de Port-Royal pour les développements de la logique comme « nécessité de
discours » se reconnaît au fait qu’Arnauld se fait fort d’apprendre en quatre ou cinq jours au
jeune duc de Chevreuse
tout ce qu’il y avait d’utile dans la logique
.LPR p 7. Le lecteur est autorisé à sauter les chapitres III à XII,
contenant des choses subtiles et nécessaires
pour la spéculation de la logique, mais qui sont de peu d’usage.
Cette désaffection apparaît surtout dans le maniement de la logique :
Un indice en est le désintérêt pour l’affirmation logique élémentaire A est A, sur laquelle
pourtant s’appuyait déjà la logique scolastique :
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Une proposition oiseuse et vaine, vaine et ridicule .
Perpétuité de la foi
ALP p263. Lacan met en évidence la coupure signifiante entre d’un côté le principe d’identité de
la logique
A est A
et de l’autre le glissement du signifiant dans une proposition comme
La guerre, c’est la guerre
ou
Mon grand-père, c’est mon grand père.
Cette opposition distinctive est une façon de reconnaître la pertinence du principe d’identité
pour la logique !
Le refus des variables et la préférence donnée à l’exemple concret est à relier à la faveur
attribuée à la parole et à l’intelligence du sens. Mais ils masquent l’importance de l’écrit des
places A ou B désignée par les variables et bloquent le déploiement discursif de la logique.
Le raisonner se fait comme pour Aristote et la scolastique par le syllogisme, c'est-à-dire par le
détour qui consiste, pour prouver que A est B, à recourir à un troisième terme appelé
moyen terme, C,
grâce auquel un jeu d’inclusion se fait, mettant en rapport, pour le premier type de syllogisme
trois propositions de la façon suivante : Tout C est B ; A est C ; A est B
Port-Royal récusant l’emploi de variables, le syllogisme du premier type a pour exemple :
Tous les animaux sont mortels ; Les hommes sont des animaux ; Les hommes sont mortels.
Insensibles à l’équivoque signifiante de ce syllogisme, les auteurs rappellent que la conclusion
du syllogisme n’apporte pas plus d’information que les prémisses ; le cheminement logique a
donc pour visée l’identification d’un élément à une catégorie, un genre, une espèce. Comme le
propose J.C Pariente dans L’Analyse du langage à Port-Royal, la conclusion se réduit à la
proposition : le sujet de l’idée de C est sujet de l’idée de B. Toute idée qui est le sujet de l’idée
d’homme est le sujet de l’idée d’animal.
Du raisonnement logique, Port-Royal retient le détour par une plus grande complexité (le
recours au moyen terme) mais pas les possibilités d’invention propres à la stricte nécessité de
discours
qu’e
st la logique.
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Du substantif de Port-Royal à la substance jouissante de Lacan, de Maryvonne Lemaire
Le syllogisme d’Aristote, présenté sous forme de condition, est lui aussi constitué d’une seule
phrase avec des variables mais, à la différence de Port-Royal, il s’agit d’une phrase complexe
sans verbe « être » (on trouve les verbes « est affirmé, est dit de » « revient, appartient à ») ;
ce qui rend non pertinentes les discussions sur l’ontologie à partir de ce verbe. Le syllogisme
est de la forme : Si A est dit nécessairement de B et B de C, il est alors nécessaire que A
appartienne à C.
Le syllogisme étant réduit au jugement, la lumière naturelle du sens, suffit à distinguer les
syllogismes bien et mal formés :
Nous raisonnons naturellement ;
il faut
examiner la solidité d’un raisonnement par la lumière naturelle…car c’est le sens qui doit
permettre d’interpréter la forme
Perpétuité de la foi
Le raisonnement est considéré comme un simple déploiement du jugement ; on ne peut avoir
plus dans la conclusion que dans les prémisses. Et la plupart des erreurs proviennent de
prémisses fausses et non d’erreurs d’articulation logique dans les inférences. C’est ainsi que
même un syllogisme apparemment mal formé, puisque les sujets grammaticaux ne sont pas les
sujets logiques, peut être d’emblée reçu comme acceptable :
Dieu veut qu’on honore les rois ; Louis XIV est roi ; Louis XIV doit être honoré
Le sujet logique de la première phrase est d’après la lumière naturelle du sens « Les rois ».Le
s acquis
de la linguistique transformationnelle permettent d’articuler formellement ce qui était alors
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Du substantif de Port-Royal à la substance jouissante de Lacan, de Maryvonne Lemaire
intuition, puisqu’il suffit de trois transformations pour rendre canonique la première phrase :
1=Dieu dit qu’on doit honorer les rois
2=On doit honorer les rois, selon Dieu
3=Les rois doivent être honorés, selon Dieu
Cet exemple fait sentir que ce que l’on comprend par la lumière naturelle, c’est un « non su »
qui peut être su par le développement d’articulations pertinentes. Le syllogisme n’ayant que
trois
variables
l’intelligence du sens peut suppléer au cheminement logique. C’est loin d’être toujours le cas
dans le raisonnement. De toute façon, il faut distinguer ce
non su
de l’esclave Ménon qui peut être su du
non su
de l’inconscient, rappelait Jorge Cacho, lors de la première séance des Mathinées
Lacaniennes. Ce
non su
-là, inaccessible par la pensée rationnelle est plutôt de l’ordre de la surprise.
La constitution d’un savoir intéressait moins Port-Royal que l’intelligence des choses. C’est
peut-être l’ « angélisme » de Port-Royal qui se manifeste dans son souci de réduire le
raisonnement au jugement. Jean-Claude Pariente souligne l’opposition entre Chomsky et
Arnauld : Si une grammaire générative est une théorie de la production des énoncés, une
grammaire générale du moins dans la version de Port-Royal s’assigne pour objectif de
retrouver derrière l’expression la trace des opérations spirituelles et elle dépend et s’ordonne
presque toute entière à ce paradoxe d’être une théorie de la dissolution des énoncés.
Port-Royal traduit en un sens une régression par rapport à la scolastique médiévale: par
méfiance du langage, les Solitaires sous-estiment la fécondité du discours de la logique.
Partant du signe et du signifié, Port-Royal est contraint à une fuite en avant d’une opération de
l’esprit à l’autre, du fait de l’intrication des opérations entre elles, jusqu’à s’engager dans le Pari
de la vie éternelle. La démarche de Lacan comme celle de Saussure part de la chaîne
signifiante, La vérité je parle, et s’en tient à la scansion de la répétition et des oppositions, qui s’
éventaille
du phonème à la locution figée, si ce n’est à l’histoire qu’on se raconte à soi-même.
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Ordonner, ou la méthode
On appelle ordonner l’action de l’esprit par laquelle, ayant sur un même sujet, comme le corps
humain, diverses idées, divers jugements et divers raisonnements, il les dispose de la manière
la plus propre pour faire connaître ce sujet. C’est ce qu’on appelle encore méthode.
La quatrième partie de La Logique, consacrée à l’opération d’ordonner, écrite par Arnauld seul,
n’apparaît pas dans
La
Grammaire
. Elle concerne moins la théorie du langage que la question du savoir, que ce soit le savoir
qu’on acquiert ou celui qu’on démontre, dont on veut persuader ou convaincre. Elle est centrée
sur les limites de la raison. Présentant avant leur publication les grands textes de Pascal mort
en 1660 sur les deux infinis, les puissances trompeuses (de l’imagination, de l’amour- propre,
de la coutume), le pari, les trois ordres, elle met l’accent sur l’infirmité humaine : il existe des
non concevables par la raison ; la raison même conduit à accepter des non démontrables.
Selon Arnauld, la connaissance procédant de l’évidence s’appelle intelligence. Nous en avons
vu un exemple avec l’intelligence du syllogisme mêlant sujet grammatical et sujet logique. Celle
qui procède de l’
autorité
des
hommes ou de Dieu s’appelle
foi.
Celle qui procède de la
raison
s’appelle
opinion
si elle
s’accompagne d’un doute
et science,
si la raison produit une entière conviction
.
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La science ; la raison
La science, selon Port-Royal, permet d’accéder à des connaissances certaines et à des
connaissances
incertaines
comme le sont celles des philosophes.
Les règles de la méthode, inspirées par Descartes, visent moins à maîtriser un savoir par la
raison qu’à trouver les moyens d’éviter l’erreur. Le travail de la raison est de lever les
équivoques d’intention, de hasard, d’erreur (Comment comprendre par exemple Le sens de
Jansénius est hérétique,
texte de la condamnation de Jansénius par l’Eglise ?
)
, de traquer les erreurs qui tiennent au corps, au langage, à la formulation linguistique, au
raisonnement (LPRI 9 I 10 III 20). Et comment parer à la
semblance
de Montaigne, qui fait que je me trompe et que je n’en sais rien ?
Les connaissances incertaines de la philosophie sont d’autant moins accessibles que l’on ne
reconnaît pas que certaines connaissances sont impossibles, qu’il existe une
ignorance
nécessaire
.
Notre esprit qui est fini et borné ne peut comprendre l’infini ni Dieu, ou plutôt, ce sont choses
incompréhensibles dans leur manière mais certaines dans leur existence. En témoignent
l’infiniment petit, l’incommensurabilité de deux longueurs, la divisibilité à l’infini de la matière.
Les problèmes qui consistent à trouver un espace infini égal à un espace fini nous obligent à
avouer
qu’il y a des
choses
qui
sont, quoique
(notre esprit)
ne soit pas capable de les comprendre.
Suit une expérience illustrant ce double constat :
Si l’on prend la moitié d’un carré, et la moitié de cette moitié et ainsi à l’infini, et que l’on joigne
toutes ces moitiés par leur plus longue ligne, on en fera un espace d’une figure irrégulière, et
qui diminuera toujours à l’infini par l’un des bouts, mais qui sera égal à tout le carré.
LPR p 280
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La foi ; l’autorité des hommes et de Dieu
Le miracle
Arnauld n’écarte pas à la différence de la religion prétendue réformée la possibilité de miracles.
Sans doute en avait-il une expérience personnelle ; Philippe de Champaigne a représenté dans
un tableau de 1662 la guérison miraculeuse d’une paralysie en 1652 de sa propre fille
Catherine, religieuse à Port- Royal, après une neuvaine prescrite par la mère Agnès Arnauld.
Il argumente en s’appuyant sur un chapitre de la troisième partie, concernant non la foi divine
mais la foi humaine : De la loi concernant la croyance dans les événements qui concernent la
foi humaine
LPR III 20, selon laquelle la
seule possibilité d’un événement n’est pas une raison suffisante pour me le faire croire(…)
qu’
il faut prendre garde à toutes les circonstances qui l’accompagnent, tant intérieures
qu’extérieures
et d’autre part sur sa condamnation de la
présomption :Il y a une sotte simplicité qui croit les choses les moins croyables ; mais il y a
aussi une sotte présomption qui condamne comme faux tout ce qui passe les bornes étroites de
son esprit
Le sommeil et la folie
Arnauld accepte l’éventualité d’un sujet pensant dans le sommeil et la folie: Soit qu’il dorme ou
qu’il veille, soit qu’il ait l’esprit sain ou malade, soit qu’il se trompe ou qu’il ne se trompe pas, il
est certain au moins, puisqu’il pense, qu’il est et qu’il vit, étant impossible de séparer l’être et la
vie de la pensée et de croire que ce qui pense n’est pas, et ne vit pas.LPR p
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Comme Descartes, Arnauld parvient à ces indémontrables que sont les termes de pensée,
d’être. Ils sont du nombre de ceux qui sont si bien entendus par tout le monde qu’on les
obscurcirait en voulant les expliquer
LPR I 1
Pourtant ce qu’il décrit est moins la pensée telle qu’elle est définie dans la Logique par ses
quatre
opér
ations
que l’activité psychique en général. Se pose alors la question d’un sujet de l’activité psychique,
dans l’erreur, le rêve et la folie.
L’Autre non barré
De l’observation que la raison n’interdit pas la foi religieuse, La raison et la foi s’accordent
parfaitement,(
LPR p 8) Arnauld
passe directement à l’injonction de croire, assumée avec un sainte désinvolture, puisque pour
paraphraser Pascal, selon lui,
la logique se moque de la logique :
Ce qui suffit à toutes les personnes raisonnables pour leur faire tirer cette conclusion, par
laquelle nous finirons cette logique, que la plus grande de toutes les imprudences est
d’employer son temps et sa vie à autre chose qu’à ce qui peut servir à en acquérir une qui ne
finira jamais, puisque tous les biens et les maux de cette vie ne sont rien en comparaison de
ceux de l’autre, et que le danger de tomber dans ces maux est très grand, aussi bien que la
difficulté d’acquérir ces biens.
Cette phrase montre un lien entre ce qu’on peut appeler une défense (se garantir de la plus
grande de toutes les imprudences
) et le basculement dans la foi religieuse, l’Autre non barré.
Une telle expérience ne décrit-elle pas l’entrée dans la jouissance Autre dont parle Lacan dans
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Du substantif de Port-Royal à la substance jouissante de Lacan, de Maryvonne Lemaire
le séminaire Encore ? Peut-on dire qu’elle s’accommode trop bien de l’impasse faite par les
Solitaires sur la sexualité?
L’ignorance nécessaire d’Arnauld peut évoquer l’importance du manque dans la doctrine
psychanalytique. Pas de forclusion de la castration à Port-Royal. Mais Arnauld ne fait pas pour
autant le pas qui consisterait à continuer à élaborer sa théorie du langage avec son
n’en vouloir rien savoir,
dans la subversion signifiante que donne Lacan à l’expression freudienne :
Je me suis aperçu que ce qui constituait mon cheminement, c’était quelque chose de l’ordre du
j’n’en veux rien savoir Encore Leçon I
S’il faut conclure sur ce qui est un survol de la Grammaire Générale et Raisonnée et de la Log
ique de Port-Royal
, je mettrai l’accent sur les points suivants :
Le cheminement de Lacan se caractérise par une dialectique avec les autres savoirs. Le
rationalisme de la Logique de Port- Royal l’a vivement intéressé parce que Port-Royal prend en
compte la matérialité de la parole et les opérations de la pensée, mises en lumière avant eux
par Aristote et Descartes. Ces opérations de la pensée rationnelle sont un pas fait vers la
reconnaissance des opérations psychiques en général.
Mais Port-Royal donne aussi l’illustration de certaines impasses du rationalisme, en particulier
la façon dont coexistent pour le même sujet l’extrême rationalité et la jouissance Autre de la foi
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Du substantif de Port-Royal à la substance jouissante de Lacan, de Maryvonne Lemaire
religieuse, comme si le fait de parvenir rationnellement aux indémontrables que sont la pensée
et l’
être
avait pour seule issue le basculement dans le mysticisme.
Néanmoins, revenant à mon interrogation de départ - pourquoi cette prévalence de la langue
naturelle à Port-Royal, pourquoi cette dialectique revendiquée entre l’art de penser de l’art de
parler ? – je dirais que c’est un garde-fou contre trop de rationalisme.
La langue naturelle véhicule l’imaginaire du sens mais elle reste lestée par le symbolique et le
réel. J’opposerai Port-Royal à Chomsky. Chomsky subordonne l’étude de la langue à la
logique, en privilégiant la structure profonde de la phrase, une structure arborescente, par
rapport à la structure de surface. Pour Port-Royal, la « structure de surface » qu’est la langue
naturelle est prévalente, et le métalangage de la grammaire reste subordonné à la langue
naturelle, de même que le raisonnement en œuvre dans le syllogisme reste subordonné au
jugement
présent dans la
proposition
. Est-ce que la bande de Moebius de Lacan ne fait pas de ces oppositions une dialectique,
dialectique de la profondeur et de la surface, du métalangage et du langage, de l’écrit et de la
parole. Les phrases inachevées de Schreber en sont un témoignage clinique et mettent à
découvert ce jeu entre grammaticalité et langue naturelle. Mais si Lacan par ses mathèmes
propose une formalisation des faits de langage, il subordonne ses mathèmes à une parole qui
les prend en compte. Sil n’y a pas quelqu’un pour en parler, ils restent lettre morte
Lacan conteste aussi un autre aspect du rationalisme de la linguistique, en s’en prenant en
particulier à la théorie de la communication. Là où le schéma de la communication de Jakobson
fait état d’un transfert de message entre un émetteur et un récepteur, transfert rendu possible
par la simple existence d’un
référent commun
, d’un
contact
et d’un
code
, Lacan s’interroge. La notion de
référent
? Celui qui parle ne sait pas ce qu’il dit. Le transfert de
message
? Toute parole est cri et demande. (Peut-on dire, par parenthèse, qu’en dépit de son caractère
d’écrit, cette
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Du substantif de Port-Royal à la substance jouissante de Lacan, de Maryvonne Lemaire
Logique
est un cri. C’est le cri d’une œuvre engagée, pour défendre Jansénius, Descartes, Pascal
contre l’Eglise). La notion de
contact
, celle d’
émetteur
et de
récepteur
? Le sujet reçoit son propre message sous une forme inversée. Le
code
? Lalangue propose des ressources infinies qui dépassent celles d’une langue précise. Que
l’on pense à l’exemple donné par Freud d’un mot allemand
Glanz
noué au mot anglais
glance
dans un symptôme qu’il décrit.
.
Lacan reprend la découverte freudienne : « Moi la vérité je parle ». Comme Freud, il fait du
langage le lieu de la vérité, une vérité seulement mi-dite. Mais il subvertit les mots de Socrate :
« Je sais que je ne sais rien. » Socrate parle d’un savoir insu qui peut être su ; Lacan fait du
trou dans le savoir, le savoir même. Pour faire référence de nouveau au séminaire d’ouverture
des Mathinées 2009-2010, le je ne peux rien en savoir devient un je n’ veux rien en savoir, pe
rmettan
t
de prendre les choses autrement.
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Du substantif de Port-Royal à la substance jouissante de Lacan, de Maryvonne Lemaire
NOTES
Substance ; nom que l’on peut associer au verbe latin substare : se tenir sous, tenir bon. C’est
un mot de la scolastique qu’on pourrait définir comme
ce qui se soutient par soi-même.
Le Père, le Fils
l’Esprit-Saint sont trois
substances
du Dieu chrétien; l’étymologie latine du mot ne doit pas faire oublier qu’il provient, par le biais de
la traduction en latin des textes transmis par les Arabes au moyen-âge, d’un Grec, Aristote.
Aristote, lecteur de Platon, se détache de lui en opposant au concept d’idée ou eidos celui d’hy
postase
, traduit en latin
substance
. L’
idée
platonicienne est à la fois forme et intelligibilité : l’
idée
de cheval, c’est le cheval en soi, comme le beau, le bon en soi, à côté desquels un cheval, un
homme beau ou bon ne sont que des ombres. Pour Aristote, on ne peut parler que de ce qui
existe, d’une
hypostase,
qu’on peut traduire par
support, point de départ, appui.
La scolastique traduit en latin
hypostase
par
substantia
, traduit en français dans la tradition savante
substance
. Mais le mot fait aussi référence à l’
ousia
, l’
être
de la tradition philosophique.
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Du substantif de Port-Royal à la substance jouissante de Lacan, de Maryvonne Lemaire
Qu’est-ce que donc que la substance ? C’est la chose qui est. La chose qui subsiste. Ce n’est
pas certes la matière ; des cailloux en tas sont matière de la maison, ainsi que les poutres.
Mais on n’habite pas un tas de cailloux. Encore faut-il que les matériaux soient ordonnés selon
un certain plan, une certaine idée, et qu’à la cause matérielle, s’ajoute une cause formelle, qui
est le plan ou si l’on veut la forme et la disposition qu’ont pris les éléments matériels qui
composent la maison.(…)Matière et forme sont donc les deux premières causes de la
substance.(…) A ces deux causes s’ajoute la cause efficiente ou motrice, l’agent transmettant à
l’élément passif sa forme(…)enfin l’analyse des causes se trouve complétée par la postulation
de la cause finale , qui ne fait qu’un avec l’essence, la fin étant la forme non encore possédée
ou conquise, à laquelle aspire la matière (….) On comprend que la science de la substance soit
en même temps la science des quatre causes. La Philosophie Antique , Jean- Paul Dumont.
Lacan dans la seconde leçon d’Encore s’inspire de cette analyse pour évoquer les quatre
causes que constitue le signifiant
Bibliographie
Arnauld, A. et Lancelot, C : Grammaire générale et raisonnée, Paris, 1660. Abrégé en GPR.
Les références renvoient à la réimpression par Slatkine Reprints, Genève, 1993 de l’édition de
1846.
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Arnauld, A. et Nicole, P.: La Logique ou l’art de penser, Paris, 1662. Abrégé en LPR. Réédition
1992, Collection Tel gallimard.
Arnauld, A. : La perpétuité de la foi (…), Paris, 1669-1672
Blanché, R. : La logique et son histoire, Paris, 1970, Armand Colin
Pariente, J-C : L’analyse du langage à Port-Royal, Paris, 1885, Editions de Minuit. Abrégé en
ALPR.
Et le séminaire Encore
Maryvonne Lemaire, 21 janvier 2010
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