- ABC des Médias Tactiques David Garcia et Geert Lovink, nettime

Transcription

- ABC des Médias Tactiques David Garcia et Geert Lovink, nettime
media tactiques
1 sur 8
http://volt.lautre.net/txt/mediatactic.htm
- ABC des Médias Tactiques
David Garcia et Geert Lovink, nettime, 16 mai 1997
suivit de
GHI des Médias Tactiques
Interview accordée à Andreas Broeckmann en juillet 2001, publiée dans transmediale.01 : DIY
Media, Berlin 2001, automne 2001.
- ABC des Médias Tactiques
David Garcia et Geert Lovink, nettime, 16 mai 1997
Les Médias Tactiques, c’est ce qui se passe quand les médias bon marché issus de la
révolution de l’électronique domestique et permettant une diffusion étendue (que ce soit les
chaînes d’accès public ou l’Internet), sont exploités par des groupes ou des individus qui se
sentent lésés ou même rejetés par l’environnement culturel existant. Les Médias Tactiques ne
se contentent pas de rendre compte des événements ; n’étant jamais impartiaux, ils y
prennent toujours part, et c’est cela, plus que toute autre chose, qui les distingue des médias
dominants.
Une esthétique et une éthique tactiques particulières sont apparues qui ont une influence
culturelle, que ce soit sur MTV ou sur le travai1 vidéo récent de certains artistes. Cela a
commencé par une image rapide et brute, et bien qu’il ne s’agisse que d’un autre style, ce
dernier en est venu à symboliser (au moins sous la forme de l’image caméscope) une sorte de
cinéma vérité pour les années quatre-vingt-dix.
Les Médias Tactiques sont des médias de crise, de critique et d’opposition. C’est à la fois leur
force (“ la colère, c’est de l’énergie ” a dit John Lydon), et leur limite. Ils ont pour héros
l’activiste, le guerrier nomades des médias, le mystificateur, le hacker, le rappeur le kamikaze
du caméscope ; de joyeuses forces obscures, toujours à la recherche d’un ennemi. Mais une
fois que l’ennemi a été identifié et vaincu, c’est au tour du praticien tactique de connaître une
crise. Alors (en dépit de ce qu’ils ont pu accomplir), il devient facile de les railler, avec les
accusations classiques de la droite : “ politiquement correct ”, “ culture de la victime ”, etc.
Alors que du point de vue théorique, la politique de l’identité, la critique des médias et les
théories de la représentation, qui étaient à la base de la plupart des Médias Tactiques
occidentaux, sont elles-mêmes en crise : ces modes de pensée ne sont plus considérés que
comme les vestiges opprimants d’un humanisme dépassé.
Croire alors que les problèmes de représentation n’ont plus aujourd’hui de pertinence, c’est
refuser d’admettre que les chances de survie, pourtant bien réelles, de certains groupes ou
individus ne sont plus fonction de l’influence déterminante des images qui circulent dans
n’importe quelle société donnée. De plus, le fait que nous ne considérions plus les médias de
masse comme la source de données unique et centrale permettant de nous définir rend
peut-être ces questions plus difficiles. Or cela ne les rend pas pour autant moins récurantes.
Les Médias Tactiques sont une forme particulière d’humanisme. Ils sont un antidote pratique
non seulement contre ce que Peter Lamborn Wilson a décrit comme “ le règne sans partage
de l’argent sur le monde humain ”, mais aussi contre des formes émergentes de scientisme
technocratique qui, sous couvert de post-humanisme, tendent à restreindre le débat
concernant leur utilisation par les hommes et leur réception sociale.
Qu’est-ce qui rend nos médias tactiques ? Dans “ Pratique de la vie quotidienne ”, de Certeau
analyse la culture populaire non comme une “ somme de textes ou d’objets, mais plutôt un
ensemble de pratiques et d’opérations appliquées à des structures textuelles ou de type
textuel ”. Il a ainsi déplacé l’accent des représentations en elles-mêmes aux “ utilisations ” de
ces représentations. En d’autres termes, comment utilisons-nous, en tant que
consommateurs, les textes et les objets qui nous entourent ? Et la réponse, nous suggéra-t-il,
est : “ tactiquement ”. C’est-à-dire, de manière beaucoup plus créative et rebelle qu’on aurait
pu l’imaginer jusqu’alors. Pour lui, le processus de la consommation est un ensemble de
23. 01. 12 11:15
media tactiques
2 sur 8
http://volt.lautre.net/txt/mediatactic.htm
tactiques dont les faibles usent pour manipuler les forts. Il a ainsi qualifié l’utilisateur rebelle
(terme qu’il préfère à consommateur) de tactique et le producteur présomptueux (dont, selon
lui, l’auteur, l’enseignant, le commissaire ou le révolutionnaire) de stratégique. En établissant
cette dichotomie, il a pu inventer un vocabulaire tactique assez riche et complexe pour
constituer une véritable esthétique caractéristique et reconnaissable. Une esthétique
existentielle. Une esthétique du braconnage, du piège, de la lecture, de la parole, de la
promenade, du shopping et du désir. Des bonnes astuces, de la ruse du chasseur, des
manœuvres, des situations polymorphes, des joyeuses découvertes, poétiques autant que
guerrières.
En reconnaissant cette dichotomie tactique/stratégique, nous avons pu identifier une classe
de producteurs qui semblent avoir une conscience particulièrement aiguë de l’intérêt de ces
revirements du pouvoir et qui, plutôt que de tenter d’empêcher ces rébellions, font tout ce qui
est en leur pouvoir pour les amplifier. Ils inscrivent ainsi la création d’espaces, de canaux et de
tribunes permettant ces changements au centre de leurs pratiques. Nous avons donné à leur
(notre) travail le nom de “ Médias Tactiques ”.
Les Médias Tactiques ne seront jamais parfaits, toujours en devenir, performatifs et
pragmatiques, pris dans un processus continu de questionnement des principes des canaux
qu’ils utilisent. Il faut donc s’assurer que le contenu peut voyager d’interface en interface sans
être altéré. Nous ne devons pourtant jamais oublier que les médias hybrides trouvent leur
contraire, leur Némésis, dans le Medialen Gesamtkunstwerk, ultime programme d’un Bauhaus
électronique.
Bien sûr, il est beaucoup moins risqué de s’en tenir aux rituels classiques de la scène
underground et alternative. Mais les Médias Tactiques sont basés sur le principe d’une
réponse flexible, d’un travail avec différentes coalitions où ils sont capables de se mouvoir
parmi les différentes entités du vaste paysage médiatique sans trahir leurs motivations
initiales. Les Médias Tactiques peuvent être hédonistes, aussi bien qu’ardemment
euphoriques. Même les modes ont leur utilité. Mais c’est avant tout la mobilité qui caractérise
le plus le praticien tactique. Ce désir et cette capacité à combiner ou à passer d’un média à un
autre en fournissant continuellement de nouveaux mutants et hybrides. Franchir les limites,
connecter et ré-écrire une variété de disciplines et toujours profiter pleinement de ces espaces
libérés dans les médias qui ne cessent d’apparaître du fait de la vitesse à laquelle se font les
changements technologiques et d’un flou dans la réglementation.
Bien que les médias alternatifs soient inclus dans les Médias Tactiques, nous ne nous en
tenons pas à cette seule catégorie. D’ailleurs, nous avons utilisé le terme “ tactique ” afin de
brouiller et de dépasser les dichotomies rigides qui depuis si longtemps empêchent toute
réflexion dans ce domaine : amateur/professionnel, alternatif/dominant, et même privé/public.
Les formes hybrides que nous adoptons sont toujours provisoires. Seules comptent les
connexions temporaires que l’on peut établir. Ici et maintenant. Pas un vaporware dont on ne
pourra profiter que plus tard, mais ce que nous pouvons réaliser ici-même avec les médias
auxquels nous avons accès. Ici à Amsterdam, nous avons accès à une chaîne de télé locale,
des cités numériques et des forteresses d’anciens et de nouveaux médias. Ailleurs, cela peut
être du théâtre, des manifestations de rues, du cinéma expérimental, de la littérature ou de la
photographie.
La mobilité des Médias Tactiques les inscrit dans le mouvement plus large de la culture des
migrants. Un mouvement qu’embrassent les tenants de ce que Nie Ascherson a décrit comme
l’enrichissante pseudo-science du Nomadisme. Pour ses représentants : “ la race humaine
serait en train de connaître un nouvel âge de mouvement et de migration. L’Histoire, après
s’être intéressée aux fermiers et citoyens sédentarisés, se tourne vers les migrants, les
réfugiés, les Gastarbeiters, les demandeurs d’asile, les SDF des villes. ”
[…] “ Le chassé doit découvrir comment devenir le chasseur. ”
Mais le capital aussi s’est déterritorialisé. C’est pour cela que nous apprécions d’être basés
dans un bâtiment comme De Wagg, vieille forteresse au centre d’Amsterdam. Nous acceptons
tout à fait ce paradoxe qui fait qu’il y a des centres pour les Médias Tactiques. Nous avons
23. 01. 12 11:15
media tactiques
3 sur 8
http://volt.lautre.net/txt/mediatactic.htm
autant besoin de forteresses de briques et de mortier que de châteaux en Espagne pour
résister à un monde où le capital n’a pas de frontières. Des espaces permettant de prévoir et
pas seulement d’improviser, ainsi que la possibilité de capitaliser sur nos avantages acquis,
ont toujours été du ressort des médias “ stratégiques ”. En tant que tacticiens des médias
flexibles, qui n’avons pas peur du pouvoir, nous sommes heureux de faire nôtre cette
approche.
Régulièrement, nous tenons une conférence sur les Médias Tactiques du monde intitulée “
Les 5 prochaines minutes ”. Nous disposons enfin d’une base à partir de laquelle nous
espérons consolider notre position et préparer l’avenir. Nous voyons ce bâtiment comme un
endroit permettant d’organiser régulièrement des événements et des réunions, dont les
prochaines “ 5 prochaines minutes ”. Nous voyons ces prochaines “ 5 prochaines minutes ”
(en janvier 1999), et les discussions préparatoires pour cette réunion, comme faisant partie du
mouvement pour créer un antidote à ce que Peter Lamborn Wilson a décrit comme “ le règne
sans partage de l’argent sur le monde humain ”.
GHI des Médias Tactiques
David Garcia et Geert Lovink
Interview accordée à Andreas Broeckmann
en juillet 2001, publiée dans transmediale.01 : DIY Media, Berlin 2001, automne 2001.
En 1997, vous avez écrit ABC des médias tactiques, et à cette époque, le concept de “
médias tactiques ” existait déjà depuis quelques années. Il était le fait de la coopération
d’artistes et d'activistes travaillant sur les médias à Amsterdam et a été associé aux cycles de
conférences intitulées The Next 5 Minutes (Les Cinq prochaines minutes), même si des
modèles importants de médias tactiques ont pu émerger ailleurs. Le concept avait trait à cette
époque avant tout à l'activisme vidéo et télévisuel, pratiques qui, ces dernières années, ont
été éclipsées par l’Internet. En 1999, vous avez écrit une suite : DEF des médias tactiques,
pour tenter de faire état de certains de ces changements. Pensez-vous que l’on puisse parler
des médias tactiques comme d’une attitude et d’une pratique générales qui traversent
différents médias, ou bien s’agit-il d’un terme renvoyant à toutes sortes de pratiques des
médias, chacune avec sa propre culture et sa propre politique ?
gl : Ou même son esthétique ? Non, je ne crois pas. Tactique veut vraiment dire tactique.
C’est un concept à court terme, très ouvert, qui est né du dégoût de l’idéologie. C’est un
phénomène très post-1989, qui surfe sur la vague des événements, profitant de l’ouverture de
nouvelles scènes comme des frontières, à l’affût d’alliances nouvelles. Un phénomène curieux
de tout, qui n’a pas peur des différences. Je ne suis pas sûr que les médias tactiques relèvent
de tels ou tels médias ou plate-formes. Il s’agit plutôt de la rencontre entre une forme d’art et
d'un activisme avec une attitude positive envers la technologie numérique contemporaine. On
a affaire à un mode plus exploratoire que conflictuel. Dans une certaine mesure, c’est un
mode réflexif. On doit se débarrasser de nombreux rituels et de nombreuses expressions pour
pouvoir recommencer et toucher de nouveaux publics. Rendons-nous à l’évidence :
l’excitation du début a pris de l’ampleur et a fait apparaître une toute nouvelle génération de
(Net) activistes, relayée par les médias dominants. Nous vivons une époque intéressante. On
ne peut pas en dire autant des arts des nouveaux médias qui connurent leur apogée du début
à la moitié des années quatre-vingt-dix. Pourtant, l'activisme actuel a profité de tout cela. Nous
n’avons pas connu de retour flagrant à une non-esthétique grise et dogmatique, ce qui n’est
pas sans me surprendre.
ab : L'orientation plus “ pop ” de l’attitude activiste, est elle le résultat de la “ non-esthétique
grise et dogmatique ” des médias tactiques plus anciens ? Existe-t-il une nouvelle génération,
moins dépendante des idéologies fondamentalistes bien propres ? Les activistes Java contre
l’ancienne génération Telnet ?
gl : Non, je crois que la distinction est plus basique que cela : connectés contre non connectés
(qui, soit dit en passant, ne sont pas des pratiques contradictoires). Il ne s’agit même pas
d’opposer les punks aux technos. L’esthétique du Fait par Soi-même (DIY ) dont je parle ici se
23. 01. 12 11:15
media tactiques
4 sur 8
http://volt.lautre.net/txt/mediatactic.htm
préoccupe d’elle-même (de son image), elle est le fait d’une curiosité et elle est appliquée
avec précision. Elle rejette ces attitudes désinvoltes qui considérent, même si ce n’est
qu’implicite, que la forme n’a de toute façon que peu d’importance. Je parle d’un activisme qui
ait du style. Pas nécessairement un style en particulier. Ces temps-ci, avoir un style et le
garder, ce n’est pas rien. C’est dur. Je ne suis pas sûr que je le qualifierais de “ pop ” car, pour
moi, ce terme renvoie à “ populaire ”, et ce n’est pas ce que je veux dire. Les styles
sophistiqués et riches que les activistes emploient sont souvent impopulaires. Il n’est même
pas nécessaire que le programme esthétique corresponde à un “ look ” en particulier. Je parle
d’une conscience critique, plus élevée, de ce qu’est le style plutôt que d’une utilisation
correcte de tels ou tels icône, logiciel, jeu de couleurs, motif ou police actuels.
ab : David, tu as toujours défendu le rapprochement étroit entre activisme et art des médias.
La relation entre les deux a été très forte au sein d’une frange particulière de l’art des médias,
mais elle s’est aussi parfois trouvée coincée entre l’art contemporain établi et l'activisme
politique. Comment décrirais-tu le lien qui existe entre les deux ; ou peut-être le complexe
dans lequel ils s’articulent ?
dg : C’est vrai et ma position là-dessus n’est pas théorique, elle découle de mon expérience :
lorsque, pour la première fois j’ai pu voir de près, et à l’œuvre, ce que sont les médias
tactiques. Ce fut, à mon avis, l’une des campagnes les plus importantes et les plus efficaces
de ces dernières années. Il s’agissait d’ACT UP, mobilisation contre la politique du
gouvernement Reagan concernant le SIDA, qui, parce qu’elle décidait d’ignorer le problème,
était une politique de silence. Les artistes eurent un rôle capital dans l’organisation d’ACT UP,
aidant à lui donner corps et à lui conférer un élan charismatique. Je crois que c’est le collectif
d’artistes Gran Fury, dans leur exposition Let the Record Show, qui furent à l’origine du slogan
(ou équation) qui allait devenir le symbole du mouvement de lutte contre le SIDA à travers le
monde :
SILENCE = MORT
Les activistes qui brandissaient des banderoles ou qui portaient les badges ou les sweat-shirts
avec ce slogan ne se contentaient pas de transmettre un message polémique hérité de
politiques anciennes et de leurs structures de commande rigides. Ils avaient inventé un
langage nouveau adapté à l’ère des réseaux de communication. Ces activistes “ portaient ”
littéralement sur eux une proposition appelant à être complétée par d’autres ; porter ce logo,
c’était entamer la discussion avec les gens. Pas un ordre, mais une invitation au dialogue :
médias intimes, “ langage utilisateur ” à l’usage de l'activisme et des arts visuels. Les tropes
réthoriques de gens comme Jenny Holzer et Barbara Kruger touchèrent alors à une nouvelle
dimension tactique.
ab : Tu veux parler de ce que Geert a appelé le “ style ”, les médias tactiques comme attitude
plutôt que comme définition technique ?
dg : Oui, plutôt que l’utilisation d’un média particulier, c’est cette capacité à créer un langage
utilisateur (virtuel ou non) efficace qui “ invite ” et “ se déploie ” plutôt qu’il n’“ autorise ” et ne “
requiert ” qui caractérise le praticien tactique. Les posters, les vidéos, les installations, les
fresques et les chaînes de télévision comme The Gay Men’s Health Crisis n’étaient pas
seulement réussis en tant qu’art et comme geste activiste, mais furent réussis comme art
PARCE qu’ils étaient efficaces comme geste activiste. Les praticiens tactiques du SIDA, des
collectifs comme Gran Fury ou des individus comme Greg Bordowitz (qui travaille encore
aujourd’hui), sont de véritables hybrides qui laissent derrière eux les vieilles catégories afin de
construire quelque chose d’autre, quelque chose de nécessaire, quelque chose qu’il fallait
nommer. Lors de N5M (Next 5 Minutes), nous avons choisi de l’appeler médias tactiques.
Peut-être ce terme lui-même est-il une solution tactique, une improvisation qui s’est révélée
être un terme curieusement efficace, et qui fonctionne un peu comme le X en algébre. Il y a un
texte de Critical Art Ensemble qui, selon moi, offre le meilleur résumé de ce que sont les
médias tactiques : “ Il y a eu une prise de conscience de plus en plus importante d’une
pratique culturelle qui, depuis plusieurs décennies, a échappé à la nomination et à la
catégorisation. On trouve ses racines dans l’avant-garde moderne, dans la mesure où ses
acteurs valorisent l’expérimentation et travaillent sur le lien indéfectible qui existe entre la
représentation et le changement social et politique. Le plus souvent, ce ne sont pas des
artistes au sens traditionnel et ils rejettent le cortège d’inscriptions métaphysiques, historiques
23. 01. 12 11:15
media tactiques
5 sur 8
http://volt.lautre.net/txt/mediatactic.htm
et romantiques qui s’attachent à cette appellation. Ils ne sont pas non plus de simples
activistes politiques car ils refusent d’adopter une position purement réactive et agissent
souvent au mépris de l’efficacité et de la nécessité... Car ceux d’entre nous qui sont dans les
médias tactiques furent en quelque sorte soulagés de pouvoir nous déclarer comme étant
n’importe quelle sorte d’hybride entre artiste, scientifique, technicien, artisan, théoricien ou
activiste, que nous puissions nous mélanger ainsi et créer des combinaisons en insistant plus
ou moins sur chaque facette. Tous ces rôles : devenir artiste, devenir activiste, devenir
scientifique, etc., qui prenaient forme au sein de chaque groupe ou chez chaque individu,
pouvaient être reconnus et mis en valeur. Beaucoup furent soulagés de ne plus avoir à se
présenter au public en tant que spécialistes et à n’être considérés qu’en tant que tels. ” Je ne
peux pas l’expliquer mieux, je ne m’y risquerai donc pas. Mais j’ajouterai que ce modèle et
son utilisation ininterrompue en font quelque chose de plus qu’un simple “ concept à court
terme ”.
ab : Geert, dans un nouveau texte intitulé “ The New Actonomy ” (la nouvelle actionomie) que
tu as écrit avec Florian Schneider, tu décris les nouvelles possibilités de activistisme
médiatique qui se développent actuellement, mais tu signales aussi les dangers potentiels
dont les gens doivent prendre conscience. L’Internet comme média prépondérant des années
quatre-vingt-dix connaît ces deux ou trois dernières années une sorte de dépression. Certains
disent que la fête est terminée, d’autres, que nous entrons dans une phase réaliste où
l’importance du Net comme média va continuer de croître, alors que les espoirs utopiques
vont se dissoudre dans des mises au points réalistes et critiques. Ces mises au point sont liés
à une crise de confiance vis-à-vis de la globalisation et d’une “ nouvelle économie ” qui vieillit
vite. Cette crise favorise-t-elle les pratiques des médias tactiques, ou bien rend-elle la vie des
activistes des médias plus difficile ?
gl : Il est vrai que le Net activisme évolué (qui n’est plus “ l’hacktivisme ” adolescent) est plus
proche de l’e-commerce que certains veulent bien le croire. La nouvelle actionomie est prête à
faire des affaires, constamment à la recherche de fonds, tout comme les médias tactiques qui
ne dépendent plus seulement du financement public. Et ceci pour une bonne raison : tous
deux ont un intérêt commun pour les concepts innovants en matière d’Internet, pour les
logiciels, les interfaces, l’utilisation de médias en "streaming", les logiciels libres, les sources
ouvertes, etc. Cela pourrait vouloir dire que la vague actuelle de Net activisme pourrait bientôt
connaître des difficultés parce qu’elle est en retard sur l’e-commerce. La pénurie de bande
passante, par exemple, touche également les activistes. Il en va de même pour la crise de
l’argent électronique et l’absence d’un système de micro-paiement fiable. Les activistes, qui
manipulent un contenu explosif, auraient vraiment intérêt à la création de systèmes
d’e-commerce alternatifs qui ne reposent pas sur les cartes de crédit. Evidemment, le travail
politique et social profite de la disparition de la mentalité cyber-égoïste d’e-commercants
enclins au pillage. Mais il ne faut pas oublier le revers de la médaille. Si les théories libertaires
perdent leur hégémonie, on risque de jeter le bébé avec l’eau du bain et de laisser les
grandes compagnies et l’Etat seuls en charge de la cyber-liberté. Ceci ne doit jamais arriver. Il
est aussi du ressort des activistes de lutter contre la censure, de faire du lobbying contre
toutes ces lois désastreuses dont nous sommes submergés, etc.
ab : Le théoricien français Felix Guattari a employé le terme “ post-médias ” pour décrire un
système potentiel dans lequel les médias de masse sont relégués au second plan par une
multiplicité de petits médias numériques hétérogènes, un réseau, ou rhizome, de pratiques qui
encourageraient l’émergence de subjectivités individuelles et de subjectivités de groupe
différentiées et moins homogènes. Howard Slater a repris cette idée et a souligné le fait que
tout une joyeuse pagaille des médias indépendants : sites Web, labels de disques, fanzines,
manifestations, listes de diffusion, etc. correspondent à ces mêmes types d’opérations
post-médias dont Guattari avait vu l’origine dans le Minitel et les radios libres en France dans
les années soixante-dix et quatre-vingt. Pourtant, plutôt que de répondre aux attentes
utopiques de Guattari, il semble que la diffusion de masse des médias numériques soit
inexorable et qu’elle menace de transformer le Net, ainsi que l’ordinateur d’une manière
générale, par l’intermédiaire du logiciel, en un média unidirectionnel. Est-il futile d’espérer un
média “ Fait par Soi-même / DIY ”, ce que nous avons aussi tenté de promouvoir lors de
transmediale.01 ?
23. 01. 12 11:15
media tactiques
6 sur 8
http://volt.lautre.net/txt/mediatactic.htm
gl : Ce n’est pas futile. C’est un combat. La liberté des médias a un prix. Et surtout, la “ liberté
technologique ” ne s’achète pas. Elle n’est pas fournie avec l’équipement ou même avec le
logiciel. Ce n’est qu’une question de temps avant que nous assistions à des milliers de morts
causées par la première guerre civile grandeur nature, livrée avec du logiciel Linux de chaque
côté. Et pourquoi pas ? Y a-t-il des logiciels qui soient bons par nature ? Non. L’Internet n'est
ni dieu ni diable, il ne fait que refléter la nature humaine avec tous ses défauts. Ce sont les
gens, et leur capacité à entrer en contact avec les autres pour créer une “ culture ”, qui
produisent une infrastructure médiatique indépendante, ouverte et radicale. Les médias Faits
par Soi-Même / DIY ne vont pas bien loin s’ils sont juste Faits Tout Seul. Le truc, c’est de créer
des liens assez lâches et de prévoir une autonomie relative pour des unités séparées. Ces
unités peuvent être des individus, des groupes, des collectifs, des associations, des cercles
d’amis, appartenant à la même discipline ou à la même génération, en contact avec le reste.
Le contraire du Fait par Soi-Même, c’est le Fait par les Autres / DBO (done by other). Mais on
court le risque de voir l’Internet devenir un média professionnel, contrôlé par d’autres. C’est
seulement le cas pour la macro-structure. Au niveau des micro-structures, beaucoup de
choses sont encore possibles, surtout pour ceux qui ne tiennent pas à apparaître trop vite sur
le radar.
ab : David, dans quelle mesure l’éducation peut-elle jouer un rôle dans ce genre de pratiques
post-médiatiques ? Tu enseignes aux Beaux-Arts d’Utrecht depuis quelques années déjà :
t’a-t-il été possible d’intégrer au programme ces aspects liés à l’art et à l'activisme médiatique
?
dg : En fait, j’enseigne dans le département de Design Interactif dans un bâtiment qui se situe
très loin de l’école d’art principale et qui est dédié à l’art, aux médias et à la technologie. A ma
grande surprise, j’ai trouvé dans le design interactif des questions clefs qui s’appliquent tout à
fait aux problèmes centraux de l’art et de l'activisme. Il s’agit des problèmes du rapport entre
action et observation. Historiquement, il y avait une séparation entre observation et action
dans la science du XVIIème siècle qui était reflétée à la même époque par des artistes qui
quittaient leur atelier d’artisan pour s’isoler dans leur studio privé. Mais dans tous les
domaines de la science et de la culture, il y a eu un regain d’intérêt pour ce domaine qui avait
été exclu, c’est-à-dire l’action. On le voit en analysant la discipline de l’art et du design
interactifs puisque l’action, ou “ l’attitude ” s’y trouvent au centre. Des formes plus anciennes
d’art ont pu être perçues comme découlant de trois composantes primaires : l’apparence, le
contenu et la structure. Les artistes et designers interactifs ont ajouté à cette liste une
quatrième composante capitale : “ l’attitude ”. Pas simplement l’attitude de l’utilisateur, mais
aussi du système entier composé de l’ordinateur ET de ses utilisateurs. Suivant ce modèle,
l’œuvre d’art inclut le système entier, ordinateurs et personnes. Pour que ces formes
nouvelles d’art interactif fonctionnent, il faut pouvoir intégrer dans le travail lui-même une
visualisation du comportement ou de l’action du système. C’est dans ce contexte à la fois de
design interactif et de médias tactiques que j’applique cette même maxime : “ on n’acquiert
pas la visibilité par la prédiction, mais grâce à de bons appuis”. Cet été, au Centre Pompidou
à Paris, l’artiste George Legrady et l’informaticien d’Helsinki, Timo Honkela travaillèrent
ensemble (avec d’autres) sur l’installation Pockets Full of Memories
(www.pocketsfullofmemories.com) dans laquelle des réseaux neuronaux sont utilisés pour
créer une œuvre d’art qui change avec le temps, affinant ses décisions en fonction des
différentes contributions au système faîtes par chaque visiteur du musée. Voilà une œuvre
d’art — et son environnement-soutien — qui apprend ! Des œuvres comme celle-ci ouvrent un
nouveau chapitre dans l’histoire de la culture. Mais nous sommes confrontés au fait que ce
changement s’accompagne d’une nouvelle série de problèmes. Comme l’a écrit Gerard de
Zeeuw, enseignant et intellectuel important qui a récemment quitté l’université d’Amsterdam
pour prendre sa retraite : “ L’action demeure le domaine de l’inattendu, de l’invisible, de ce qui
change sans suivre un schéma pré-établi. Entrer dans la rivière semble toujours un
événement aussi unique qu’il y a 2500 ans ! ”
ab : Pour moi, cette fusion entre une interactivité dans les arts des médias, l’action au sens
politique, et le comportement — qui semble être une forme d’action non subjective entraînée
par des forces extérieures — n’est pas sans problèmes et je me demande s’il est possible de
regrouper tout cela sous la même appellation de “ médias tactiques ”.
23. 01. 12 11:15
media tactiques
7 sur 8
http://volt.lautre.net/txt/mediatactic.htm
gl : Non. Pour moi, le tactique est l’expression d’une temporalité spécifique aux années
quatre-vingt-dix, à la recherche d’une nouvelle alchimie, afin de se débarrasser de l’opposition
grand art-activisme brut de la fin des années quatre-vingt avec ses querelles de dogmes et
ses nouveaux mouvements sociaux institutionnalisés. Pour moi, toute cette idée des médias
tactiques fut une préparation pour les phénomènes de Seattle et de l’OMC. On assiste à une
renaissance phénoménale de l'activisme médiatique à travers le globe. Je reviens juste de la
seconde conférence Media Circus à Melbourne (www.antimedia.net/mediacircus). J’avais déjà
assisté à la première, qui avait duré un jour, en septembre 1999, pendant la crise du Timor
Oriental. Media Circus est devenu une manifestation deux fois plus importante. 350
personnes, surtout des jeunes, sont venus participer au week-end. La nuit dernière, à Sydney,
s’est tenue la première Active Sydney Fair (www.active.org.au/sydney/fair), qui a rassemblé
au moins 500 personnes. Naomi Klein y a parlé et nous a alerté sur les problèmes du “
tourisme des sommets anti-mondialisation ” et de la répression des autorités contre les
grandes manifestations de rue. Il y a un gouffre entre des sujets abstraits comme la dette du
Tiers-Monde, les accords commerciaux mondiaux et les politiques financières et la misère
quotidienne et ses luttes concrètes et locales. Je ne crois pas que l'activisme Internet, ou
même les médias tactiques, peuvent combler ce gouffre. Ce que nous pouvons faire, c’est
échanger des concepts. La montée rapide des groupes anti-frontières qui soutiennent les
migrants illégaux est un bon exemple ici. Un combat dans lequel l’imagination tactique joue un
rôle central (voir www.deportation-alliance.com).
[...]
ab : Une dernière question. [...] Bien que les institutions soient bien sûr nécessaires pour créer
une pratique et des infrastructures qui soient viables, le tactique semble aussi toujours
sous-entendre une propension aux raids éclairs, ceux-ci ne peuvent se développer dans de
telles structures. Comment voyez-vous cette tension et comment pensez-vous que le champ
puisse être développé le plus efficacement ? Prévoyez-vous l’émergence de nouvelles
alliances, plus fortes ?
gl : Je ne vois pas cela comme une tension pour le moment. L’institutionnalisation est un
problème qui vient avec le temps. Disons au bout de cinq ou dix ans, lorsque la scène des
débuts aura été réduite à des fragments. Il y a en effet des gens qui creusent sans jamais
savoir comment passer à autre chose. Ce sont des intermédiaires, des courtiers du pouvoir.
Ils finissent par récolter tous les honneurs, par récolter l’argent des ministères, des fondations
et des sponsors. Mais dans la plupart des cas, ce pouvoir s’exerce sur un territoire mort. Les
individus créatifs ne s’y retrouvent pas dans le type de bureaucratie qui entoure les institutions
actuelles. J’aimerais voir plus d’entreprises avec cette mentalité du "raid éclairs" se
développer dans le secteur des arts des nouveaux médias et du activisteisme. En ce sens,
l’e-commerce peut nous apprendre des choses. Ceci est dû principalement au fait que les arts
et la culture dépendent toujours des ressources gouvernementales. Ils n’ont pas trouvé de
moyens de générer leurs propres revenus, et ne savent pas négocier avec des sponsors. Le
résultat, c’est une formidable perte de temps. J’aimerais trouver un fonds que l’on puisse
solliciter, et qui donnerait une réponse sous quelques semaines. Nous avons besoin d'art et
d'activisme qui fonctionne comme le capital risque. Le seul moyen de faire quelque chose
rapidement et d’initier quelque chose de nouveau en ce moment, c’est de le faire sans argent,
ce qui met en route les cycles d’auto-exploitation bien connus. Il doit exister des moyens de
sortir de cette logique.
dg : Je veux souligner que lorsque je vois N5M comme une entreprise de recherche, je veux
parler de recherche orientée vers l’action et pas de la recherche pour elle-même. J’ajouterai à
l’accent que Geert a mis sur la vitesse et la mobilité (sans l’y substituer), un ralentissement
permettant l’analyse, la réflexion et l’évaluation ; pas tant pour creuser que pour véritablement
approfondir. Laissez-moi le démontrer avec une archéologie de médias locaux. J’ai relu le
compte-rendu de la première réunion à laquelle j’ai participé avec Geert, et où je l’ai rencontré
: le “ Bal séropositif ” tenu à Amsterdam en 1990. Le projet résultait de la nécessité de
dépasser notre perception du SIDA comme un problème exclusivement médical. Il alliait
activisme et toutes les formes d’art à une culture embryonnaire de communications
informatiques. Mais à l’époque, nous fûmes très critiqués (et dans une certaine mesure à juste
titre) par les activistes new yorkais. Voilà ce que Gregg Bordowitz nous disait, il y a plus de dix
ans : “ La conférence est organisée autour de la notion utopique d’un échange d’informations
23. 01. 12 11:15
media tactiques
8 sur 8
http://volt.lautre.net/txt/mediatactic.htm
libre, institué par la technologie. Une utilisation de la technologie qui n’est ni remise en
question, ni critiquée, ni problématisée. Cette notion qu’un espace universel puisse être établi
par des liens téléphoniques, des faxes et des modems. S’il y a une chose qui est établie par le
travail que nous faisons, c’est qu’il n’existe pas de catégories, de principes ou d’expériences
universels. A l’avenir, j’aimerais voir des conférences qui reflètent l’intérêt des gens qui sont le
plus concernés, où il y a une acceptation de ces différences qui ne sont pas effacées ou
aplanies par une notion de libre échange par des moyens neutres qui restent non
questionnés... Pour moi, cela détruit la communauté... la collectivité. ” Next 5 Minutes 1
(1993), à la suite du "Bal séropositif" au Paradiso, fut dans une certaine mesure organisé afin
de répondre à cette critique. Mais je ne suis pas sûr qu’aucune des conférences N5M aient
été réussies jusqu’à maintenant. Il fut intéressant de rencontrer à nouveau Gregg au
séminaire des médias tactiques à New York. Il est toujours activiste contre le SIDA et vidéaste
et a pris part à des campagnes réussies qui s’attaquèrent aux industries pharmaceutiques qui
tentaient d’empêcher l’utilisation de médicaments génériques en Afrique du Sud (un cas où le
problème de la propriété intellectuelle est une question de vie ou de mort). Gregg est toujours
résolu à lutter contre le SIDA à travers le monde. Pour moi, la continuité de cette lutte, ce “
creusement ” de valeurs qui ne sont pas celles du raid éclair est édifiant. Personnellement, j’ai
aussi trouvé important d’étudier de plus près le passé de notre “ scène ” aujourd’hui
éparpillée, pas pour l’histoire, mais pour éviter de répéter des erreurs et de reinventer la roue.
Il est temps de questionner cette notion qui veut que l’éphémère soit nécessairement une
vertu. Les manifestes tactiques (le nôtre compris) postulent que nous devons rejeter le
permanent et le monumental. Dégrader les monuments publics est un réflexe chez beaucoup
de manifestants. Je crois qu’il y a quelque chose à apprendre du mouvement américain pour
les droits civiques et de Martin Luther King lorsqu’ils s’approprièrent le mémorial Lincoln,
exploitant ainsi une mémoire communautaire largement partagée. Nous avons aussi un très
bon exemple à Amsterdam, le Monument Homo qui est un site public de réflexion et de
mobilisation beau et efficace. Sur la question de la tension entre tactiques informelles et
institutionnalisation, comme Geert, je ne vois pas non plus de tension, mais pour des raisons
différentes. La tension qu’on perçoit est basée sur un malentendu : les médias tactiques
seraient par définition toujours hors du pouvoir institutionnel. Le pouvoir existe là où il
s’exerce, au sein des institutions ou en dehors. Je connais beaucoup de "courtiers du pouvoir"
qui opèrent hors des institutions. Je n’accepte pas non plus le romantisme de cette affirmation
: “ les individus créatifs ne s’y retrouvent pas dans la bureaucratie ”. Une raison importante qui
justifie l’introduction du terme tactique fut de laisser de côté les dichotomies rigides entre
dominant et underground, amateur et professionnel, ou même “ individus créatifs et individus
non-créatifs ”. De Paper Tiger TV aux journaux vidéo de la BBC, nous avons découvert que le
tactique transcende le clivage marginal/dominant. Ce sont les contextes dans lesquels les
médias tactiques sont réalisés qui influencent la tactique mise en œuvre, et ces contextes (et
leurs tactiques) sont multiples.
Traduction : Nathalie Magnan, Charlotte Gould
in "Connexions Art, réseau, Media" Annick Buread et Nathalie Magnan
ENSB-A, 2002.
23. 01. 12 11:15

Documents pareils