Chapitre 1 Fondation et histoire

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Chapitre 1 Fondation et histoire
 Chapitre1
Fondationethistoire
Sociologie de la comptabilité Les sources de la comptabilité ne sont pas claires. D’un côté, certains font remonter ses origines à la Mésopotamie : L’invention de la comptabilité (‐3 600 av. J.‐C.) a précédé l’invention de l’écriture (‐3.300 av. J.‐C.). L’histoire de la comptabilité a en fait commencé au milieu du quatrième millénaire avant notre ère à Su‐
mer, entre le Tigre et l’Euphrate, où l’on a retrouvé les premiers té‐
moignages écrits de l’inventaire de biens et de l’enregistrement d’échanges au moyen de tablettes d’argile gravées de pictogrammes. (Colin, 2014) Mais est‐ce bien de comptabilité dont nous parlons ou de « comptage »? Compter ses avoirs a toujours été une activité importante dans toutes les sphères des sociétés et à tous les âges de la vie. Les enfants comptent leurs jouets comme les adultes comptent leurs sous, leurs voitures et parfois même leurs conjoints. Des exemples célèbres existent, d’Henry VIII à Eliza‐
beth Taylor. 1.1DELASIMPLEÀLADOUBLEPARTIE
Le type de registre de l’époque tenait plutôt du mémorial au sens de Pacioli (1494) que des journaux ou des grands livres. Nous avons un exemple de comptabilité à partie simple. Elle vient d’un meunier québécois et se trouve dans les Cahiers de linguistique de l’Université Laval. Ce texte, écrit par un meunier sans éducation, servait à illustrer les façons de parler de l’époque. Pour nous, il montre comment un tel registre était plutôt une histoire racontée selon la syntagmatique des évènements qu’une comp‐
tabilité comme nous l’entendons. L’original étant très difficile à lire, on l’a transcrit lisiblement. C’est ce que montre la figure 1. Ce texte est d’autant plus intéressant qu’il sert aussi d’aide‐mémoire général. D’un côté, il inscrit les heures travaillées par ses employés, les achats, bref, toutes les transactions au fil des jours. Mais il écrit aussi, à l’envers dans l’ori‐
ginal, des renseignements généraux; dans ce cas‐ci, il s’agit d’une promesse de mariage entre deux personnes de sa paroisse. 12 Fondation et histoire Figure 1 Page du livre de comptes d’un meunier québécois1 Gaétan Breton - UQAM
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Source : Juneau et Poirier, 1973, Livre de comptes d’un meunier québécois. Pacioli, qui arrive avant ce registre, est résolument moderne à côté de celui‐
ci. De fait, il n’y a aucune commune mesure entre la comptabilité ancienne, simple liste d’actifs, et la comptabilité à partie double, capable de dégager les excédents spécifiques d’activités ciblées. De plus, Pacioli ne prétend pas inventer, mais rassembler ce qu’il considère être ce qui se fait de mieux dans ce domaine. Nous suivrons le mode de Venise, qui est certainement préférable à tous les autres, et pourra servir de guide dans l’application à ces derniers. (Pacioli, 1494, p. 27.) Ce faisant, il devient un précurseur des principes comptables généralement reconnus. Notons que, 500 ans plus tard, pour l’essentiel, nous en sommes encore à cette approche. 1
Cet extrait a été reproduit aux termes d’une licence accordée par Copibec. 13 Sociologie de la comptabilité 1.1.1 Essor de la comptabilité Malgré la propagation de la partie double et le fait que le livre de Pacioli res‐
semble beaucoup aux manuels de comptabilité écrits récemment (non par le style, mais par les méthodes proposées), la comptabilité ne pouvait vraiment prendre son essor qu’avec l’apparition de certaines conditions. Le concept de permanence de l’entreprise semble une évidence aujourd’hui. Cependant, il date, en gros, du XIXe siècle, avec l’apparition d’usines de plus en plus grandes dans lesquelles des machines énormes remplacent les outils de l’artisan. Cet artisan, ne pouvant plus se retirer avec ses outils quand le cours des choses lui déplait, devient prolétaire et ainsi tributaire des condi‐
tions qu’on lui offre, puisqu’il n’y a plus vraiment d’alternative; et plus d’al‐
ternative, plus de contrat au sens de la théorie et, de ce fait, plus de marché. Par ailleurs, les machines coûtent très cher et demandent des investisse‐
ments qui vont souvent au‐delà de ce que l’entrepreneur d’origine peut in‐
vestir. La définition de la firme va ainsi être transformée, car la rémunération de l’entrepreneur ne sera plus l’augmentation de rendement apportée par son organisation du travail, mais devra devenir un rendement ne correspon‐
dant à aucune implication des personnes dans la firme, seulement du capital. C’est donc la firme moderne qui apparaît et son caractère de « market failure » qui s’accentue de plus en plus, menant au managérialisme (Coase, 1937; Berle et Means, 1937). La permanence de l’entreprise oblige à arrêter périodiquement les comptes pour déterminer combien a été gagné ou perdu durant la période. Avant, le petit commerçant pouvait s’en tenir au profit économique, c’est‐à‐dire com‐
parer son degré de richesse à n’importe quel moment avec la richesse établie au moment précédent. Bref, les listes d’actifs suffisaient en gros à remplir ces fonctions. D’ailleurs, jusqu’à récemment, la comptabilité mettait l’accent sur l’établissement du bilan. Avec l’arrêt périodique, mais aussi la rémunéra‐
tion de capitaux venus de l’extérieur, la notion de profit va prendre une im‐
portance nouvelle. Dans la deuxième moitié du XIXe siècle, de nouvelles pra‐
tiques vont apparaître pour tenir compte de ces exigences. Par exemple, l’amortissement, corolaire comptable de la permanence de l’entreprise et de l’obligation de verser des dividendes qui n’entament pas le capital, va voir le jour. Le concept de la comptabilité inclura ainsi l’idée d’enregistrer, d’inscrire dans des registres, au sens propre. Mais cet enregistrement syntagmatique de transactions ne saurait devenir reddition de comptes sans une capacité de 14 Fondation et histoire synthétiser ces listes interminables. Pour ce faire, la comptabilité a déve‐
loppé un langage. En tant que comptable, je n’ai jamais entendu la comptabilité être assimilée à un langage, mais je l’ai entendu très souvent être poussée dans la catégorie des objets de chiffres, jouissant d’un prestige quasi magique, mais dont il est de bon ton de prétendre, dans un certain monde, que l’on n’y comprend rien. Si la comptabilité participe des mathématiques parce qu’elle utilise des chiffres, la sociologie est de la littérature parce qu’elle utilise des mots. D’ail‐
leurs que sont les chiffres, sinon des mots raccourcis? 1.2.LACOMPTABILITÉCOMMELANGAGE
« L’information comptable est un bien collectif, un bien que tout un chacun peut se procurer et qui peut être “consommé” simultanément par plusieurs utilisateurs; en raison de ces caractéristiques, la production et l’échange d’un tel bien échappent aux lois du marché et doivent être par conséquent régulés. » Bernard Colasse Pour commencer, il faut expliquer ce que nous entendons par sociologie et par comptabilité et par définir les liens qui les unissent. Il existe plusieurs façons de définir un même objet, selon le point de vue utilisé. À l’intérieur d’un même point de vue, il existera aussi plusieurs définitions. Par exemple, la sociologie en produira plus d’une pour la comptabilité selon que l’on con‐
sidère différents aspects, ou selon la méthode sociologique mise de l’avant, par exemple : Définition sociologique 1 La comptabilité est une technique produite dans la société. Cette technique est utilisée dans plusieurs domaines, particulièrement ce‐
lui des affaires. En survolant son histoire, on voit la comptabilité se développer parallèle‐
ment aux activités commerciales et industrielles et aux conceptions, notam‐
ment de la richesse, qui y prévalent. D’abord instrument privilégié de la me‐
sure de l’avoir de quelqu’un, elle devient un outil de gestion et de prise de décision; sinon un moteur de l’action, du moins un déclencheur. L’outil de gestion demeure profondément interne à l’entreprise, c’est la comptabilité 15 Sociologie de la comptabilité financière qui est sensée informer les investisseurs éloignés. L’investisse‐
ment devenant une activité autonome, presque indépendante de ce qui se passe dans la firme, elle est gérée en fonction de la nouvelle théorie du por‐
tefeuille. Basée sur la diversification du risque, la théorie du portefeuille veut que l’investisseur diminue son risque en répartissant son capital dans plu‐
sieurs investissements. N’ayant alors qu’une faible partie de sa fortune dans une entreprise donnée, l’investisseur se désintéressera de sa ges‐
tion, et préfèrera plutôt changer ses fonds de place que d’intervenir si ja‐
mais la gestion ne lui convenait plus. Naît alors cette nouvelle entreprise, dirigée par des « managers » professionnels dont les intérêts ne concor‐
dent pas nécessairement avec ceux des propriétaires répartis un peu par‐
tout sur la planète. La théorie du portefeuille, si on y regarde bien, sonne la fin de l’entreprise avec un entrepreneur. Les théories de la firme ont toutes en commun de tenter de justifier l’existence de cette forme d’organisation qui se pose en négation du marché. La firme est, elle‐même, une zone de non marché. Certaines de ces justifications sont très connues : coût de transaction, or‐
ganisation du travail, impossibilité des négociations constantes, etc.; mais, la représentation de la firme conserve l’image de l’entrepreneur qui prend des risques. Avec la théorie du portefeuille, on est sensé diversifier le risque, c’est‐à‐dire le réduire grandement. Comment alors justifier le pro‐
fit? Surtout que l’entrepreneur ne participe plus à l’organisation du travail qui était son apport à la valeur ajoutée. Maintenant, on rémunère carré‐
ment l’argent et non plus le risque encouru par quelqu’un qui serait pré‐
sent dans l’entreprise ou un quelconque travail d’encadrement. Cela cons‐
titue une déviation fondamentale du système d’économie de marché. Comme instrument de prise de décision, la comptabilité revêt une impor‐
tance sociale nouvelle. Elle est un des moyens privilégiés par lesquels l’en‐
treprise rend des comptes aux investisseurs. Ces comptes sont très impor‐
tants et doivent être crédibles. Ainsi, se développe le champ de la certifica‐
tion des comptes ou « audit ». Cet audit est essentiel dans les pays anglo‐
saxons, puisqu’on veut que l’actionnariat soit le plus diffus possible, des na‐
tions d’actionnaires. Dans d’autres pays, la diffusion de l’actionnariat n’étant ni un but essentiel, ni réalisée dans les faits, l’audit sert beaucoup plus à des fins étatiques. 16 Fondation et histoire Définition sociologique 2 La comptabilité est un instrument qui soutient la prise de décision individuelle et collective. La comptabilité s’est très souvent définie comme servant à la prise de déci‐
sion, mais on a toujours évité de discuter de la façon dont ces décisions sont prises. Zimmerman (1995) intitule son livre Accounting for Decision Making and Control. Mais la pauvre page dévolue à la décision répertorie les types de décisions qui doivent être prises, mais ne dit rien du processus décisionnel et ainsi de l’information qui devrait être fournie à cette fin. Meigs, Meigs et Sylvain (1985) vont un peu plus loin dans leur livre La comp‐
tabilité, un instrument nécessaire à la prise de décision. Cependant, là en‐
core, bien que les utilisateurs soient nommés, personne ne s’intéresse au processus décisionnel qui pourrait déterminer les informations utiles. On part des états financiers en les déclarant utiles de facto. Ils ajoutent même : La comptabilité est effectivement une science dont l’objet est de mesurer le rendement d’une entreprise et sa solvabilité. (Meigs et al., 1985, p. 12.) Cette prétention à la scientificité tient, comme on le disait, à l’utilisation de chiffres, alors qu’elle serait mieux fondée dans l’étude des processus déci‐
sionnels. En France, on dit la même chose : La comptabilité de l’entreprise a pour mission de produire de l’in‐
formation financière aussi bien pour éclairer la gestion de ses diri‐
geants que pour satisfaire à des obligations à l’égard de tiers. (Eglem et al., 1998, p. 9.) Évidemment, nous pourrions enfiler à la suite des pages de définitions de la comptabilité proposée à travers les époques. Terminons avec un des fameux essais de Devine que l’American Accounting Association publiait en 1985 : Donc la tâche à laquelle font face les comptables et d’autres spé‐
cialistes des systèmes inclut l’observation de l’environnement afin de découvrir les comportements récurrents, et (normalement) de leur imputer les objectifs et les buts qui établissent ces « patterns ». Typiquement, les comptables ont adopté une sorte d’approche té‐
léologique, observant l’action, inférant les buts, acceptant l’évalua‐
tion sociale de la valeur de ces buts, et reconnaissant les « patterns » acceptables qui tendent vers ces buts. (Devine, 1985, p. 3.) (Notre traduction). 17 Sociologie de la comptabilité Voilà qui est très habile. On mêle un « jargon » scientifique : observation, patterns, avec un processus d’établissement des normes qui n’est que sug‐
géré. À cette époque, l’établissement des normes se faisait supposément par la cristallisation des comportements observés dans la pratique et qu’on ap‐
pelait les PCGR (Principes Comptables Généralement Reconnus). Devine élève ainsi ce processus de normalisation au rang de procédé scientifique. Notons qu’aucune association professionnelle ne s’est vraiment questionnée sur la manière dont les décisions se prennent. L’ACAEW (Association des comptables agréés d’Angleterre et du Pays de Galles) a été jusqu’à recon‐
naître de nouveaux besoins en accord avec la liste étendue des utilisateurs et a même tenté de définir le lien entre l’entreprise et l’État. Cependant, ils sont vite rentrés dans le rang et ont fini par conclure ce que même le soi‐
disant cadre conceptuel de la comptabilité internationale finit par dire : Le Comité des Normes comptables internationales (IASC) s’est en‐
gagé à réduire ces différences en cherchant à harmoniser les régle‐
mentations, les normes comptables et les procédures liées à la pré‐
paration et à la présentation des états financiers. Il pense que la meilleure manière de faire progresser l’harmonisation est de se concentrer sur les états financiers préparés afin de donner une in‐
formation utile aux prises de décisions économiques. Le Conseil de l’IASC pense que des états financiers qui sont préparés dans ce but satisfont les besoins communs à la plupart des utilisa‐
teurs. En effet, presque tous les utilisateurs prennent des décisions économiques, […]. (IASC, 2006.) Donc, si les investisseurs sont satisfaits, les autres parties prenantes de‐
vraient l’être aussi. Tous les beaux discours sur les parties prenantes n’ont donc abouti qu’à ce misérable statu quo. Malgré tout, la définition sociale, c’est‐à‐dire la compréhension de ce qu’est la comptabilité dans la société, évolue, bien que très lentement et, de ce fait, ses rapports avec la société évoluent également. Il convient alors de tenter une définition de base de la comptabilité comme langage. 1.2.1 Le langage comptable La comptabilité est un langage; pas dans le sens métaphorique utilisé par Belkaoui (1989), mais dans un sens compatible avec les définitions produites par la linguistique. Le rôle de la comptabilité est de relater des évènements qui arrivent dans la société d’une façon telle que ceux qui parlent le langage vont comprendre ces évènements d’une manière globale. La comptabilité relate, elle n’exprime ni ne décrit. 18