JG Ballard| Rêveur illimité, Michael Powell

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JG Ballard| Rêveur illimité, Michael Powell
J. G. Ballard| Rêveur illimité, Michael Powell
Les films, comme les souvenirs, semblent se « re-tourner » au fil des années pour refléter
nos obsessions et nos besoins les plus récents. Dans de nombreux cas, ils peuvent se transformer totalement, révéler des profondeurs et des futilités inattendues. Quatre mariages
et un enterrement sera-t-il vu un jour comme une satire sociale virulente ? Les Dents de la
mer pourrait-il devenir aussi larmoyant et sentimental que Bambi ? Crash pourrait-il être
regardé comme une tendre histoire d’amour ?
Plus précisément, en cette année où l’on fête le centenaire de la naissance de Michael
Powell, ses films flamboyants et excessifs pourraient-ils passer pour des drames psychologiques acérés sur la nature de la conscience humaine ? Ces films remarquables, qui planent
vertigineusement tels des cerfs-volants au-dessus des sommets du cinéma de divertissement, sont-ils en fait beaucoup plus proches des cas psychiatriques que leurs spectateurs
ne l’ont jamais soupçonné ?
Je me suis mis à aller au cinéma à mon arrivée en Angleterre en 1946, un peu perdu
parmi ses foules grises et désemparées. Comme il n’y avait rien d’autre à faire, une bonne
partie de la population allait au cinéma trois fois par semaine. Dans d’immenses Odeons art
déco pareils à des cathédrales enfumées, j’ai vu à leur sortie les films réalisés après-guerre
par Alfred Hitchcock, Howard Hawks, John Ford et Roberto Rossellini. Encore plus
excitant, j’ai vu Robert Mitchum, Marlon Brando et James Dean avant qu’ils deviennent
des stars.
Par de mornes après-midi, alors que j’aurais dû être en train de disséquer des cadavres 1,
j’allais voir Sunset Boulevard, Orphée et Rome, ville ouverte. Une culture et un climat
social totalement neufs étaient en train de se former, plus internationaux dans l’esprit et
d’une plus grande urgence que n’importe quel roman. Je savais qu’il était plus important
de voir T-Men ou White Heat que d’écouter une conférence de F. R. Leavis sur Virginia
Woolf.
Compte tenu de leur énorme impact à l’époque, on s’étonne de voir comme ces films
ont paru changer au cours du dernier demi-siècle. Le Troisième Homme semble
aujourd’hui un peu opératique, conte d’amour terni et de pénicilline, sa scène jonchée de
gravats dominée par un Orson Welles affecté. Pourtant, à sa sortie dans une Angleterre
grisâtre et soumise au rationnement, le Troisième Homme avait le grain du réalisme. Les
ruines et les gravats sur l’écran se confondaient avec les zones bombardées à l’extérieur de
la plupart des cinémas anglais.
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| 1 Ballard entreprit des études de médecine qu'il n'acheva pas. [NdT.]
Mark Rappaport| Le touriste qui en savait trop
Il y a des années, si on allait à San Francisco et connaissait là-bas quelqu’un qui s’intéresse
tant soit peu au cinéma, il vous proposait invariablement de vous faire faire l’itinéraire
Vertigo. Ça se fait toujours aujourd’hui, que je sache. Pourquoi pas ? J’imagine que n’importe quel passionné du film peut vous indiquer les neuf ou dix sites qui y figurent. J’ai
décliné l’invitation. Aujourd’hui, il est probable que nombre de ces sites ont disparu : le
fleuriste, le restaurant Chez Ernie, l’extérieur de la maison où vit Scottie. Quand j’habitais San Francisco, je suis tombé sur la mission Delores, dans le quartier de la Mission. Pas
difficile d’y arriver, cachée en pleine vue comme elle était et donnant sur la rue. Pas de frisson, pas de chair de poule. Même pas quand je suis entré. J’ai fait une excursion à Muir
Woods, pas parce que la forêt figure dans Vertigo, mais pour voir les séquoias, qui sont
impressionnants. Mais soudain… il était là ! La section du séquoia où Kim Novak avait
dit un jour, en montrant les cercles concentriques : « Je suis née là et je suis morte là. » Ce
n’était pas juste un accessoire du film. C’était réel. Hitchcock l’a utilisé parce que c’était
là. Comme dans le film, les cercles sont accompagnés de dates : la naissance du Christ, la
Magna Carta, la découverte de l’Amérique par Christophe Colomb, la Révolution américaine, la Révolution française, la guerre de Sécession, et ainsi de suite. Je suis né ici et je
suis mort ici. Quelque part – même si je ne l’ai pas vue depuis des années – j’ai une photo
de moi qui tends le doigt vers l’arbre, exactement comme Kim Novak. On ne peut pas se
trouver plus près d’être dans le film. Moi et Kim. Je ne suis sans doute pas le seul à s’être
fait prendre en photo dans ce geste.
Chris Marker, explorateur intrépide, a visité les lieux de Vertigo et rapporte ses aventures
à la recherche d’artefacts dans Sans soleil. Il cherche la maison victorienne transformée en
hôtel louche, où Madeleine passe des heures l’après-midi avant de continuer ses errances
sans but apparent. Il découvre que la maison, l’hôtel, autrefois au coin des rues Eddy et
Gough, a disparu. Le commentaire anglais de Sans soleil, dit par Alexandra Stewart, prononce « Gough » « Go », au lieu de « Guff », la prononciation correcte. Cela a déclenché
les rires quand le film est passé à San Francisco.
Plus tôt encore, je m’intéressais beaucoup aux palais et aux églises baroques. Lors d’un
séjour à Cologne, j’ai fait plusieurs excursions en prenant des photos. L’un des palais que
je tenais le plus à voir était celui de Würzburg. Le Treppenhaus – le grand escalier – passe
pour un exemple majeur d’architecture baroque. J’en avais vu beaucoup de photos et il
paraissait splendide. En personne, pourtant, il ne ressemblait pas du tout aux photos, qui
suggéraient une échelle plus impériale. Quelle déception ! C’était un escalier commun qui
avait l’air – puis-je le dire ? – un peu vulgaire, comme un escalier d’hôtel. Le tapis rouge,
si grandiose dans les photos, avait un aspect fatigué et lugubre. Le lustre était poussiéreux
et n’avait pas l’air vrai. Et il était si petit. D’accord, les gens étaient plus petits à l’époque
Émile Breton| Thomas Mann, Jean-Claude Guiguet
Du leurre au mirage
« Wie wäre der Frühling ohne den Tod ? » dit à la dernière page de la nouvelle Die Betrogene 1 (le Mirage) Rosalie, la femme de cinquante ans, amoureuse du jeune précepteur de
son fils, qui avait cru voir, un matin de printemps, dans les saignements marquant l’attaque
d’un cancer, le retour de ses règles. Tout près de la mort, elle s’adresse ainsi à sa fille : « Anna,
ne parle pas de leurre ou de cruelle raillerie. C’est à regret, certes, que je m’en vais loin de
vous, et de la vie en ce printemps. Mais que serait donc le printemps sans la mort ? C’est
elle qui est la grande pourvoyeuse de la vie et quand elle prend pour moi les couleurs de la
renaissance et de la joie de vivre, ce n’est pas mensonge, mais bonté et miséricorde 2. » Cette
mort acceptée d’une femme qui tint longtemps pour évident que le printemps venait toujours après l’automne, les crocus de février après les colchiques d’octobre, cette association
du déclin et du renouveau, on les retrouve dans le film le Mirage (1992) que Jean-Claude
Guiguet a tiré de la nouvelle, la transportant d’Allemagne vers une région qu’il connaissait
et aimait, les rives du lac d’Évian. Le cinéaste, qui n’a pas besoin comme le romancier de
présenter d’abord de l’extérieur ses personnages et le cadre dans lequel ils évoluent, introduit ce thème de l’exubérante générosité de la nature dès les tout premiers plans, glissant
lentement des montagnes proches à une prairie sur laquelle flottent, neige légère, les éclats
des bourgeons de peuplier. S’avancent et se parlent, l’une suivant l’autre, la mère et la fille.
Ainsi est donnée à voir et à entendre l’étroitesse du lien entre ce qui se passe dans ce pré
bruissant d’une vie neuve et ce que vont vivre les deux femmes. « Im Abendroth » (« Au
crépuscule »), un des Quatre Derniers Lieder de Richard Strauss, s’est tu, on entend un
merle, puis un coucou, la mère dit à sa fille : « Le printemps m’adresse un sourire. » Tout
y est, aussi bien la montée de la sève et les bourdonnements d’insectes que les rapports
inversés entre une mère sensuelle « fille du printemps » et une fille intellectuelle, « née une
nuit de l’Avent », mère mutine et fille maternelle.
Cette rencontre d’un romancier et d’un cinéaste n’est pas le fait du hasard. Malade, et
le sachant, Jean-Claude Guiguet a sans doute trouvé dans la nouvelle de Thomas Mann
réponse à des questions qu’il se posait. En témoigne cette lettre 3 non datée mais sans doute
écrite au milieu des années 1980. Il parle de sa mère, morte depuis peu. « […] Ma mère,
écrit-il, n’était pas venue là sur les galets par curiosité. Elle était déjà envahie par ce mal qui
la faisait tellement souffrir en silence. Elle était venue “prendre l’air” et voir la mer de près
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| 1 In Sämtliche Erzählungen, S. Fischer Verlag, 1971. | 2 Les traductions sont de Louise Servicen pour l’édition
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française (Albin Michel, 1954, rééd. 10/18, 1999), à l’exception de celle-ci, légèrement modifiée. |3 Communiquée
par Jacques Parsi dont l’aide fut précieuse pour la rédaction de cet article.
Luc Moullet| Le raptus chez King Vidor
S’il me fallait définir par un seul trait l’art de Vidor, je choisirais, sans l’ombre d’une hésitation, la faculté à créer le raptus chez le spectateur : son pouls, sa tension montent, il a la
chair de poule. C’est un domaine où aucun autre cinéaste ne peut surpasser Vidor, pas
même Hitchcock, où le raptus est plus réduit, j’y reviendrai.
On pourrait certes déprécier Vidor en soutenant que le raptus filmique est toujours
créé par des effets très artificiels, physiques et donc superficiels. Un art de l’extraordinaire,
primaire, un art de la grosse caisse (mais c’est la plus grosse de toutes), probablement
moins digne d’estime que cet art classique qui reproduit ou respecte la monotonie de la
vie humaine ordinaire, celui, parfois, de Griffith (True Heart Susie), Pialat (Nous ne vieillirons pas ensemble), Straub (Bach), Bresson (Une femme douce), Kazan (Wild River), les
Ray (They Live by Night, Aparajito), Mizoguchi (Zangiku monogatari) et bien sûr Ozu :
un art peut-être plus oriental qu’occidental.
II serait facile d’abonder en ce sens en soulignant que Vidor ne dépasse guère une
médiocrité insipide lorsqu’il doit se cantonner dans la convention (Wine of Youth, Billy
the Kid, Texas Rangers, Solomon and Sheba) ou dans la normalité (Cynara, H.M. Pulham,
Esq., Japanese War Bride).
C’est vrai, mais il a quand même tourné un chef-d’œuvre du quotidien, The Crowd,
lequel, sans doute en raison de sa nature, l’emporte auprès des critiques sur tous les autres
Vidor : au référendum du Bicentenaire, en 1976, il obtint 67 voix, contre 22 seulement au
Vidor suivant. En outre, certains films comme Street Scene, Truth and Illusion ou la trilogie Marion Davies, séduisent pour des raisons qui n’ont guère à voir avec le raptus. Éclectisme de Vidor.
Ceci dit, on se refuserait de grands plaisirs si l’on rejetait les romantiques au seul profit des classiques, le rêve au nom de la réalité (ou l’inverse d’ailleurs). À bas Wagner, vive
Mozart, ce n’est pas un discours très intéressant...
Chez Vidor, la stratégie du raptus se présente sous plusieurs formes.
La première, c’est le raptus unique.
Dans la vie, le phénomène est déjà assez rare : certaines personnes ne l’ont jamais
connu. Alors à plus forte raison, en deux petites heures de film... Il est donc normal qu’il
soit exceptionnel, unique. On pourrait d’ailleurs prétendre qu’une suite de scènes destinées à créer divers raptus serait difficile à envisager, la répétition amoindrissant considérablement le choc. Mais ce n’est pas impossible, nous le verrons.
S’il n’y a qu’un seul raptus dans le film, il est logique qu’il arrive à la fin. S’il se situe
au milieu de la projection (I comme Icare d’Henri Verneuil) ou, pire, tout au début (Dark
Passage de Delmer Daves), le public sera fort déçu par la baisse de tension qui perdure
après la scène-choc…
Stéfani de Loppinot| Play it again, King
Hallelujah (1929)
Hallelujah est connu en tant que premier film parlant de King Vidor, c’est aussi le premier
film issu du système hollywodien entièrement joué par des Noirs, acteurs professionnels
ou non. Il a été projeté dans le Nord et dans le Sud des États-Unis, et y a rencontré un vrai
succès auprès des populations blanches ou noires. Vidor, qui a grandi à Galveston au
Texas, a côtoyé pendant toute son enfance les communautés noires ; il a partagé leurs jeux
et leurs berceuses – il en témoigne, de façon presque jalouse dans son autobiographie A
Tree Is a Tree 1 : sa petite sœur y avait droit, manifestement pas lui, c’est très exactement
ce qui arrive dans le film pour le plus grand des enfants –, et a eu le désir de raconter leur
manière de vivre, directement de l’expérience qu’il en avait eue, c’est-à-dire directement
de ses phantasmes d’enfant sans doute extrêmement impressionné par cette force et spontanéité des corps.
Hallelujah n’a rien de réaliste, et ne prétend pas l’être. Vidor ne se prive d’ailleurs pas
d’accuser certains traits (les corps touchent souvent à la caricature, comme cette femme
bonne à marier et mère de onze enfants, bâtie comme la fiancée de Popeye). Le réalisme
en soi ne l’a jamais intéressé, même si ses réalisations sont souvent fortement documentées : The Big Parade s’ouvre sur de vrais plans d’usine au travail alors que la suite, en
France, est totalement fantasmée (dans Metaphor, il se moque avec Andrew Wyeth du
costume de bohémienne que porte la petite froggie) ; An American Romance est bluffant
par le circuit de l’acier qu’il retrace – extraction du minerai, travail en hauts-fourneaux,
jusqu’aux différentes étapes de fabrication d’automobiles puis de bombardiers lourds (!) à
la chaîne –, mais lorsque le film a dû être raccourci, Vidor a toujours regretté qu’un
employé de la MGM ait choisi de garder ces scènes hallucinantes aux dépens de la continuité de l’histoire d’amour (nous, on ne le regrettera pas). Certains passages de Hallelujah
seront donc de précieux témoignages sur le travail du coton, depuis leur cueillette à leur
envoi en balles serrées dans un bateau vers la Nouvelle-Orléans (on pense à la scène similaire de travail du jute dans le Fleuve de Renoir).
Plus que l’aspect document, il semble que ce soient les différentes étapes de transformation du matériau qui retiennent l’attention de Vidor, ce processus s’accompagnant d’un
rythme, ce qui a été à l’origine de son désir de filmer. Dans A Tree Is a Tree, un passage
très émouvant décrit sa première émotion « cinématographique » : au bout d’une jetée,
King, 10 ans, attend de prendre sa première leçon de natation. Il voit au loin des garçons
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| 1 King Vidor, A Tree Is a Tree, Hartcourt, Brace and Company, New York, 1953. Trad. la Grande Parade.
Autobiographie, Catherine Berge et Marquita Doassans [trad.], Paris, J.C. Lattès, 1981.
Jean Narboni| Dangers de la voie droite
Northwest Passage (le Grand Passage, 1940)
Premier film en couleurs de leur auteur, Northwest Passage (le Grand Passage) de King
Vidor et Drums Along The Mohawk (Sur la piste des Mohawks) de John Ford datent tous
deux de 1939 et traitent d’épisodes fondateurs de l’Amérique, mais presque vingt années
et une guerre séparent les événements qu’ils relatent. Dans le film de John Ford, qui commence en 1776, la guerre d’Indépendance est engagée, les Américains combattent les
Anglais alliés aux Indiens Mohawks, et le récit se clôt sur leur victoire et la proclamation
de la naissance des États-Unis. Dans celui de Vidor, qui s’ouvre en 1759 à Portsmouth en
Nouvelle-Angleterre, les futurs Américains sont encore Anglais, ici déjà alliés aux
Mohawks (alliés d’ailleurs montrés comme peu sûrs, que le héros du film et la fiction évacuent assez vite), et disputent des territoires aux Français appuyés sur les Indiens
Abénakis, qui vivent dans la région de la rivière Saint-François et sont décrits dès le début
comme extrêmement cruels. Le Grand Passage relate la périlleuse expédition punitive en
deux temps menée non par des troupes régulières anglaises, Tuniques rouges à l’uniforme
trop vite repérable par l’ennemi, mais par un groupe de Rangers habillés d’un vert éteint
facilement confondu avec la couleur des paysages qu’ils traversent (Vidor, on le verra, attachait la plus grand importance au rendu de ce vert à l’écran). Ils sont commandés et
conduits par le célèbre major Rogers (qui a vraiment existé), explorateur, aventurier,
considéré comme l’inventeur des opérations commando et de la tactique de guérilla,
adepte de l’offensive à outrance (porter le combat au cœur même du fief ennemi au lieu
d’attendre qu’il se manifeste), homme de fer et de miel que ses hommes adulent, redouté
de ses ennemis et dont la tête a été mise à prix par les Français.
La différence principale entre le film de Vidor et celui de Ford, décisive pour l’image
de l’un et l’autre cinéaste qu’elle a contribué à forger, ne tient pas à la nature de l’intrigue
et des personnages qui y sont engagés, ni à l’écart dans le temps de l’histoire. Elle porte
sur ce qui s’y dit, se montre, s’éprouve et se donne à ressentir de la violence et de la guerre.
Il est aujourd’hui largement reconnu que chez Ford, guerre et violence, loin d’être valorisées ou exaltées, sont parcimonieusement montrées et parfois même seulement restituées
dans le récit de ceux qui en ont soutenu l’épreuve avec angoisse et dégoût, comme celui,
célèbre, que Henry Fonda halluciné, fiévreux, délirant fait après coup de la bataille
d’Oriskany, là où Zanuck souhaitait que cette bataille fût mise en images. Dans le Grand
Passage, Vidor ne nous épargne rien de ce que Tag Gallagher désignait dans un numéro de
Trafic comme « ce qui reste aujourd’hui encore le plus terrifiant carnage de l’histoire du
cinéma1 », celui des Abénakis attaqués par les Rangers dans leur campement, moment central
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| 1 Trafic, n° 14, printemps 1995.
Jean-François Buiré| Banjo, whisky et sarsaparilla
Man Without a Star (l’Homme qui n’a pas d’étoile, 1955)
« Un jour, en 1954, mon agent m’appela. Il voulait me rencontrer aux studios Universal
pour un film. Et c’est là que le producteur m’annonça qu’il avait en contrat l’acteur Kirk
Douglas pour quatre semaines, entre deux autres films. Il me demandait si je voulais tourner un western. À cette époque ma réponse fut, je me le rappelle très bien : “Si n’importe
qui peut le faire, pourquoi pas moi !” [...] Le film ensuite fut réalisé très rapidement, en
vingt-deux jours au lieu des vingt-quatre prévus. Nous finissions deux jours en avance sur
notre emploi du temps ! »
« Après The Racers (le Cercle infernal), je tournai pour Universal Man Without a Star,
un western simple, divertissant, commercial, écrit par de bons scénaristes, Borden Chase
et D. D. Beauchamp. Je cherchais un bon réalisateur. Ray Stark me demanda de donner
une chance à son client, King Vidor. Celui-ci avait eu son heure de gloire dans les premiers
temps de Hollywood, depuis 1915, mais il n’avait rien réalisé depuis longtemps. Il avait
tourné tellement de films importants dans le passé, The Big Parade, The Crowd, Duel in
the Sun. Nous faisions un petit film, avec un budget et un temps de tournage limités. Ray
Stark se portait garant de Vidor. Je pris le risque.
J’avais l’impression qu’en réalisant l’Homme qui n’a pas d’étoile, King Vidor s’encanaillait. Je n’étais pas seulement la vedette du film, j’étais aussi producteur associé. Pour
moi, c’était un coup de poker. Je devais sans cesse le pousser en avant. “Allez, King, c’est
un petit film, il faut y aller.” Lui, il me parlait du bon vieux temps, et moi je ne pensais
qu’au film que nous tournions. »
« La scène du bar où Douglas danse avec un banjo, c’est du Vidor. Il a ajouté des trucs
merveilleux... Voilà un film totalement influencé par son metteur en scène. »
Soit trois citations : la première de King Vidor 1, réalisateur de l’Homme qui n’a pas
d’étoile, la deuxième et la troisième de Kirk Douglas 2 et de Borden Chase 3, respectivement
vedette et scénariste du film. Les deux premières inclinent à considérer l’antépénultième
œuvre hollywoodienne de Vidor comme une sorte de série B améliorée, tournée un peu
par-dessus l’épaule, à la manière désinvolte de Kirk Douglas/Dempsey Rae faisant jongler
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| 1 La Grande Parade (trad. fr.), Jean-Claude Lattès, coll. « Cinéma et littérature », Paris, 1981, p. 225.| 2 Le Fils du
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chiffonnier (trad. fr.), Presses de la Renaissance, Paris, 1989, p. 252.| 3 Jim Kitses, « Borden Chase, An Interview », in
Richard Corliss (dir.), The Hollywood Screenwriters, A Film Comment Book, New York, Avon Books, 1972, p. 160.
Bernard Cohn| Ombre et substance
Truth and Illusion. An Introduction to Metaphysics (1965)
Poètes et romanciers, peintres et sculpteurs n’ont jamais cessé de s’exprimer sur leurs créations.
Sous toutes les latitudes, ils ont, par des manifestes, préfaces, interviews, essais, conférences,
voulu dire le pourquoi et le comment de leur art. De Renoir à Eisenstein, de Bergman à
Truffaut et Pasolini, les cinéastes aussi ont volontiers théorisé et valorisé leur moyen d’expression, jusqu’à en faire, du moins certains d’entre eux, une philosophie de la vie. Or on
peut compter sur les doigts d’une main les réalisateurs classiques qui ont utilisé la caméra
et le magnétophone pour transmettre cette philosophie, ou ce qui en tenait lieu. Aux ÉtatsUnis, de sa génération (Ford, Walsh, DeMille, Dwan, pour ne citer que ceux-là) Vidor est
le seul, tout au long de sa carrière, à avoir émis des théories sur le septième art. S’il réalise,
à plus de 70 ans, en 16 mm, un court métrage de vingt-cinq minutes, ce n’est pas seulement
parce qu’il n’arrive pas à financer les projets qui lui tiennent à cœur.
On le sait, Vidor a sauvé du désastre Solomon and Sheba (Salomon et la reine de Saba,
1959) après la mort de Tyrone Power en plein tournage, et le film a été un grand succès. Au
début des années 1960, il n’est donc pas un réalisateur sur la touche. Pourtant, il n’arrive à
matérialiser aucun de ses projets. D’après lui, Max Youngstein, de United Artists (qui a produit Solomon and Sheba), et les autres responsables des studios ne comprennent rien à ses
intentions.
« Ils ne comprenaient simplement pas ce que je faisais quand je mettais ma propre
individualité dans le script. C’était comme si un peintre expliquait à quelqu’un ce
qu’il va peindre . » (Oral History 1, p. 279-281)
Les projets ne manquent pas : Bright Answer, une vie de Mary Baker Eddy, fondatrice
de la Christian Science dont Vidor est un adepte, interprétée par Audrey Hepburn. Une biographie de Cervantès, scénario de Vidor et Herbert Dalmas (son collaborateur déjà pour An
American Romance), d’après A Man Called Cervantes de Bruno Frank. Le film aurait dû
être produit en 1965 par Oliver A. Unger, interprété par Horst Buchholz et Yul Brynner,
sur un scénario de Charles Peck Jr. Cervantes (Young Rebel) est finalement réalisé deux ans
plus tard, de manière très différente, par Vincent Sherman. Jusque dans cette production,
un des thèmes chers à Vidor apparaît : l’opposition entre l’artiste et le soldat (cf. Northwest Passage).
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| 1 King Vidor Interviewed by Nancy Dowd and David Shepard, A Directors Guild of America Oral History, Metuchen, N.J. and London, The Directors Guild of America and The Scarecrow Press, Inc., 1988 (ci-après : OH).
Tag Gallagher| Une colline en partage
Metaphor (1980), Truth and Illusion
« Filmer n’est rien d’autre que voir », a dit un artiste. « Non pas ce que vous voyez, mais
comment vous le voyez. N’importe qui peut apprendre à filmer les choses qui sont là.
Mais filmer les choses qu’on soupçonne simplement d’être là, voilà le genre de tâche qui
rend la vie intéressante. »
L’artiste était Rembrandt, paraît-il, et il disait « peindre », non pas « filmer 1 ». Mais
l’attitude paradoxale de Rembrandt envers le réalisme a été partagée par des cinéastes et
des peintres du XXe siècle. Et ce que certains des Américains parmi eux, notablement King
Vidor et Andrew Wyeth, « soupçonnaient d’être là », était ce que Wyeth a appelé « une qualité américaine ». Wyeth a beau être formé à l’école de Dürer et tracer le détail de chaque
pousse d’herbe, il s’assure que c’est de l’herbe américaine, car ce qu’il cherche, c’est une
conscience américaine, indépendante de l’Europe. « [C’est] quelque chose d’indigène,
d’inné […] C’est la qualité des girouettes primitives, des charnières des portes. C’est très
difficile à définir précisément 2. Il faut regarder sous la surface des choses. Le lieu commun,
voilà la solution, mais il est difficile à trouver. Puis, si on y croit, si on a de l’amour pour
elle, cette chose spécifique deviendra universelle 3. »
« Connais spirituellement », avait enseigné à Wyeth son père, peintre lui aussi. « Soisen part 4. » Et tel avait été le cours suivi par les sages vénérés d’Amérique – Emerson,
Thoreau, Whitman – et par Mary Baker Eddy, fondatrice de la Christian Science, à laquelle
Vidor consacra l’œuvre de sa vie. Les deux artistes cherchaient à exprimer une conscience
américaine des hommes, des choses et des lieux américains.
C’est ainsi qu’en 1975, à la fin de sa vie, à quatre-vingt-un ans, Vidor fut « ému » de
recevoir une lettre de Wyeth. Vidor n’avait jamais rencontré Wyeth, mais, dit-il, « je savais
qu’il avait les mêmes sentiments que moi sur l’Amérique 5 ». En effet, Wyeth lui expliqua
qu’il avait vu son film The Big Parade (la Grande Parade, 1925) « cent quatre-vingt fois,
littéralement » et que, par toutes sortes de cheminements abstraits, ce film avait été la plus
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| 1 Hendrick Willem Van Loon, R.v.R.: The Life and Times of Rembrandt van Rijn, New York, Horace Liveright,
1930, cité par Rouger Housden, How Rembrandt Reveals Your Beautiful, Imperfect Self, New York, Harmony
Books, 2005, p. 33, qui ajoute (p. 231) : « Van Loon prétendait que ce livre était tiré du journal de son ancêtre, Joan-
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nis Van Loon, qui, à l’en croire, était le médecin de Rembrandt. »| 2 Richard Meryman, « Andrew Wyeth: An Interview », Life, 14 mai 1965, reproduit in Wanda M. Corn (dir.), Art of Andrew Wyeth, Greenwich, Connecticut,
|
New York Graphic Society, 1973, p. 77.| 3 Dans « Two Realists », Newsweek, 16 juin 1952, p. 95, cité par Corn,
|
p. 102.| 4 Betsy James Wyeth (dir.), The Wyeths: The Letters of N. C. Wyeth, 1901-1945, Boston, Gambit, 1971,
|
p. 205, cité par Corn, p. 126. | 5 Carol A. Crotta, » Masters of Metaphor », 1ère partie, Los Angeles Herald Exami-
|
ner, 30 mars 1980. | Crotta, op. cit.
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Bernard Eisenschitz| La réponse de Godard
Pour Susan Ray
Le visiteur de l’exposition conçue par Jean-Luc Godard est libre*. Qu’il soit érudit ou
non, que les artefacts lui fassent des signes de reconnaissance ou non, rien ne s’impose à
son admiration. À lui de décider.
1.
Avant l’entrée des « galeries Sud », une planche portant deux reproductions du Verrou de
Fragonard, l’image d’un monstre attendant une jeune femme nommée Goddard à l’arrièreplan (Paulette G., dans The Cat and the Canary, Elliott Nugent 1939), et une phrase :
« Ce qui est montré ne peut être dit. » Le Verrou, qui montre dans la simultanéité des
temps successifs, défie la description chronologique, comme le fait un cinéma anonyme de
genre. Il y a quelques autres motifs d’effroi pour les enfants. Dans le couloir d’entrée, une
image destinée aux petits Allemands du XIXe siècle : le Struwwelpeter (« Pierre l’ébouriffé »), qui ne taille ni ses cheveux ni ses ongles et sera puni par où il a péché : on lui coupera les doigts en même temps que les ongles. En face, un boucher qui met trois enfants
dans un saloir, selon la légende de saint Nicolas, nom parfois attribué au boucher, ainsi
dans cette planche. Selon les inscriptions portées sur le collage, ce Nicklaus représente
l’exposition 2, « l’inconscient », celle où nous entrons, alors que Françoise Dolto jeune
représente l’exposition 1, « l’utopie », qui ne s’est pas réalisée. (C’est aussi une piste : le
polyglottisme de Godard, depuis le « Reiters Morgenlied » de Wilhelm Hauff, dit par
Michel Subor dans le Petit Soldat, jusqu’à ses jeux de mots franglais, ses « traductions » de
l’arabe ici et ailleurs, les nuances de la langue russe pour désigner l’image, son éloge de la
bella lingua italiana, la Babel de Cinecittà dans le Mépris et de Sarajevo dans Notre musique,
et ici pas mal d’espagnol, sans oublier le latin.)
Ce collage, comme tout un parcours possible, est un commentaire de l’annonce affichée à l’entrée, qui reproduit un communiqué du Centre Pompidou expliquant qu’en raison de « difficultés artistiques, techniques et financières », il a fallu renoncer au projet et
se replier sur un autre, plus ancien. Jean-Luc Godard a barré les deux derniers adjectifs,
ne reconnaissant que les différences « artistiques ».
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| * Voyage(s) en utopie, JLG, 1946-2006, À la recherche d’un théorème perdu, exposition au Centre Pompidou,
Paris, du 11 mai au 14 août 2006, conception : Jean-Luc Godard.
Dominique Païni| Ballet d’ombres
Autour d’Adebar de Peter Kubelka
Le noir et blanc traite d’une proximité poétique constitutive du moi :
suis-je une chose, une personne, tantôt chose et tantôt personne,
susceptible de fondre au milieu des autres corps ou capable d’action ?
Jean Louis Schefer
La collection de films d’avant-garde du Musée national d’art moderne abrite un ensemble
d’œuvres qui, à plus d’un titre, sont fondatrices de l’institution et reflètent une conception
poétique et théorique du cinéma. L’un des artistes les plus importants représenté dans cette
collection est Peter Kubelka. Appartenant essentiellement à l’univers cinématographique,
il n’a pas la visibilité qu’il mérite, à l’instar de bien d’autres artistes cinéastes dont les
œuvres-films sont conservées au Mnam. Si Peter Kubelka avait été un plasticien « ordinaire », s’il avait accroché aux cimaises du musée ses pellicules comme des objets plastiques,
sans doute aurait-il été plus largement reconnu comme l’artiste majeur qu’il est.
Le fait est que, d’ailleurs, Kubelka a bel et bien accroché ses pellicules. Mais il est
important à un autre titre : il fut l’un des fondateurs de la collection de films conservée au
Centre Pompidou. D’une certaine manière il collectionna, cette entreprise systématique
n’étant pas sans rapport avec l’esthétique de son œuvre filmique.
Peter Kubelka est né le 23 mars 1934 à Vienne. Au début des années 1950 il étudie la
musique, et peu après le cinéma, au Centro Sperimentale di Cinematografia de Rome. À
20 ans, il réalise Mosaik im Vertrauen, à 22 ans, Adebar ; dès 1956, ses deux premiers films
sont projetés en Europe, aux États-Unis et au Japon. Puis viennent Schwechater (1957-58)
et Arnulf Rainer (1958-60). En 1962, il détruit les travaux métriques préparatoires de ses
deux premiers films ; en 1964 il fonde avec Peter Konlechner l’Österreichisches
Filmmuseum. En 1966, il termine Unsere Afrikareise (Notre Voyage en Afrique), commencé cinq ans auparavant. En 1970, il s’associe à la création de l’Anthology Film Archive
de New York et y conçoit une salle baptisée The Invisible Cinema. En 1973, il restaure le
film de Dziga Vertov Enthousiasme 1. En 1976, il propose les éléments fondateurs de la collection de films d’avant-garde du Centre Pompidou, et dans la foulée programme une
|
| 1 La restauration par Peter Kubelka d’Entuziasm (Simfonija Donbassa) a été éditée en DVD il y a un an par l’Österreichische Filmmuseum, Vienne (Edition Filmmuseum 01, www.edition-filmmuseum.de). Le double DVD comprend également la version non restaurée, ainsi qu’un essai de 65 minutes de Peter Kubelka (en anglais), Restoring
Entuziasm. Un compte rendu de ce coffret par Christa Blümlinger figurera dans Cinéma 013 [NdlR].
David E. James| Une avant-garde impossible ?
Newsreel et cinéma prolétarien à Los Angeles 1
D’origine britannique, David E. James est professeur au Département Cinéma-Télévision de la University
of Southern California (USC). Ses recherches s’organisent selon trois axes complémentaires : l’articulation
entre histoire du cinéma et histoire des idées (Allegories of Cinema. American Film in the Sixties et The
Most Typical Avant-Garde. History and Geography of Minor Cinema in Los Angeles), les
monographies d’auteurs encore marginalisés aux États-Unis (Jonas Mekas, Im Kwon-Taek, Stan
Brakhage) et l’interrogation des sources théoriques de cinématographies de la contre-culture (Power
Misses. Essays Across (Un)popular Culture et The Hidden Foundation. Cinema and the Question of Class).
Chaque ouvrage solitaire ou collectif de David E. James offre un voyage chronologique dans l’histoire du
cinéma en général et des cinémas d’avant-garde en particulier. À ce jour, aucun de ces livres pionniers n’est
traduit en français. Le prochain devrait concerner les rapports entre cinéma et rock’n ’roll.
Nicole Brenez
I. Le cinéma prolétarien à Los Angeles
Dans son article « Movies and Revolution » publié par New Masses en 1932, Harry A.
Potamkin considère que la Tragédie de la mine (Kameradschaft, 1931), le film de G. W.
Pabst décrivant le combat commun de mineurs allemands et français contre un incendie
souterrain, soulève une question fondamentale : « Est-il possible de créer un cinéma prolétaire dans l’Amérique capitaliste ? Est-il vrai que, de tous les médias hormis la radio, le
cinéma est le plus réfractaire à tout changement ? » Pour construire sa réponse, le critique
communiste argumente qu’un véritable cinéma ouvrier se heurte à plusieurs obstacles :
« La nature même du cinéma, les difficultés inhérentes à la réalisation des films, les coûts
de fabrication, le monopole exercé par Hollywood, le code Hays et Wall Street 2. » De telles
formulations, identifiant Hollywood aux intérêts du capital et à la répression d’État,
étaient courantes à l’époque. L’année précédente par exemple, dans son article « A
Working-Class Cinema for America? », Seymour Stern avait appelé de ses vœux « un
|
| 1 Cet essai est extrait de David E. James, The Most Typical Avant-Garde: History and Geography of Minor Cinemas
in Los Angeles, Berkeley, University of California Press, 2005 ; © 2005, The Regents of the University of Califor-
|
nia, University of California Press. |2 Toutes les citations de « Movies and Revolution » datent de décembre 1932.
Article repris in Lewis Jacobs, (dir.), The Compound Cinema: The Film Writings of Harry Alan Potamkin, New
York, Teachers College Press, 1977, p. 513.
Kevin Brownlow| Note sur From Dusk to Dawn (1913)
Quatre fois candidat socialiste à la présidence, Eugene Debs paraissait en 1912 à portée de
la Maison-Blanche. Quelques années plus tard, il était en prison. Tandis que le socialisme
enflammait l’Europe, ses feux s’alimentaient plus faiblement aux États-Unis. La classe
ouvrière était divisée. Les travailleurs américains (nombre d’entre eux nés à l’étranger),
alarmés par l’afflux croissant de main-d’œuvre immigrée, formèrent des syndicats pour
protéger leurs propres intérêts, syndicats qui n’étaient alliés à aucun parti politique, comme
c’était le cas en Angleterre. Samuel Gompers, anglais de naissance, dirigeant de l’American
Federation of Labor, rejetait le socialisme et comptait sur l’intérêt individuel des ouvriers
pour améliorer leurs conditions.
La presse – intentionnellement – et le grand public – involontairement – confondaient
socialisme et anarchisme. Chaque fois que les ouvriers avaient recours à la violence, les
autorités en profitaient pour agir indistinctement contre les socialistes, les anarchistes et les
syndicalistes 1.
En avril 1911, John J. McNamara, secrétaire de l’International Association of Bridge
and Structural Iron Workers, et son frère James B., furent inculpés sous le chef d’accusation d’avoir, le 1er octobre 1910, dynamité l’immeuble du Los Angeles Times. Vingt et une
personnes avaient été tuées.
François Thomas| Un film d’Orson Welles en cache un
autre (2)
Deuxième livraison d’un feuilleton sur le préjudice qu’ont subi les films mutilés de Welles et sur les
variantes présentées par les versions concurrentes dans lesquelles sont connus la moitié de ses longs
métrages terminés. Où l’auteur aborde les deux versions « autorisées » d’Othello et sa refonte posthume et les huit Mr. Arkadin 1.
Othello (The Tragedy of Othello, Mercury, 1949-1952)
Welles, producteur d’Othello, a tourné l’essentiel de son film en 1949-1950. Il a opéré le
montage par à-coups, le remettant en chantier dans plusieurs pays avec des techniciens différents au gré d’un emploi du temps surchargé d’autres activités. En novembre 1951, il a
laissé sortir en Italie une version doublée qu’il considérait encore comme un brouillon de
son montage, mais qui permettait à son associé initial et créditeur, Scalera Film, au bord
de la faillite, de récupérer une partie des coûts engagés. Je n’ai pu encore découvrir ce
montage dont l’existence vient d’être confirmée par Alberto Anile 2. La première projection publique de la version anglaise s’est faite, elle aussi, dans l’urgence. En mai 1952, faute
d’avoir accès au négatif bloqué à Rome, Welles n’a projeté au festival de Cannes, où il allait
obtenir le Grand Prix ex æquo, qu’une copie de travail obsolète.
Puis Welles a livré et entièrement cautionné deux versions successives d’Othello.
L’une, longue de 1h 33, est celle sortie en France et ailleurs en 1952. L’autre, plus courte de
trois minutes, a probablement été établie dès 1953, quand Welles a trouvé un distributeur
anglo-saxon, les Artistes associés, bien que les sorties américaine et britannique n’aient eu
lieu qu’en 1955 et 1956. J’ai déjà eu l’occasion de recenser les variantes que proposent ces
deux versions 3, et ne fais ici qu’en résumer l’essentiel.
|
| 1 Je remercie de nouveau Jean-Pierre Berthomé, Gilles Pierre, Esteve Riambau et Jonathan Rosenbaum de l’aide
amicale qu’ils ont apportée à cette série d’articles. Les pages consacrées à Mr. Arkadin sont enrichies par des renseignements et documents fournis par Christophe Cognet, Richard Evangelista (Corinth Films), Catherine Gautier
(Filmoteca española, Madrid) et John Oliver (The National Film and Television Archive, Londres) ainsi que par la
consultation des archives de la société de production Filmorsa que m’ont généreusement ouvertes Véronique Loth
|
|
et Jacqueline Cirrincione (Gray Film). | 2 Voir Orson Welles in Italia, Il Castoro, Milan, à paraître. | 3 Voir
François Thomas, « La tragédie d’Othello », Positif n° 424, juin 1996.
Erich Kettelhut|
Construire Metropolis
Erich Kettelhut (1er novembre 1893-13 mars 1979) a créé les décors de plus de cent films, collaborant
avec Fritz Lang sur Dr. Mabuse, der Spieler (1921-1922), Die Nibelungen (1922-1924) et Metropolis
(1925-1926). Par la suite, il travaille essentiellement pour la Ufa et – sous le Troisième Reich et après
– les revues musicales du couple Georg Jacoby (réalisation) et Marika Rökk. Il retrouve Lang à la fin
de sa carrière pour Die 1000 Augen des Dr. Mabuse. Ses archives se trouvent à la Cinémathèque française et à la Deutsche Kinemathek-Museum für Film und Fersehen.
C'est probablement vers la fin des années 1960 que Kettelhut entreprit la rédaction de ses mémoires.
Dans l'espoir d'une publication, il envoya un manuscrit de 1350 pages environ, mais toujours inachevé, à des amis et à la Deutsche Kinemathek. On ne sait pas s'il en a jamais terminé la rédaction.
L'extraordinaire exactitude, confinant à la pédanterie, de ce texte en a empêché (et risque d'en empêcher encore) la publication. Kettelhut y décrit chacun de ses travaux avec la passion du détail, dans
des formulations minutieuses et parfois prolixes. En Allemagne, de brefs passages du manuscrit inédit sont cités dans les livres d'histoire du cinéma. Une sélection de ses textes sur les films déterminants de la république de Weimar est en préparation. Le chapitre sur Metropolis reproduit ici a dû
être abrégé, lui aussi, le texte complet débordant le cadre d'une revue.
Je remercie Freya Gräfe pour l'autorisation d'adapter le texte pour la publication et de le publier.
Werner Sudendorf
Nous commençâmes à nous occuper de Metropolis aussitôt après la présentation de la
deuxième partie des Nibelungen. « Erich », me dit Otto Hunte, « j’ai lu le manuscrit, il y
a une masse de choses pour nous là-dedans. Sois demain à 3 h de l’après-midi chez Mme
von Harbou, Hohenzollerndamm, tu liras le scénario. Pour l’instant, il n’en existe que
l’original et deux copies. Alors, prends des notes. »
Le lendemain, je me trouvais donc dans la belle pièce que j’appelais « musée chinois » ;
derrière moi une tapisserie avec un dragon rouge, en face de moi une tête monumentale de
Bouddha, je lus le volumineux scénario. En effet, il y avait là-dedans une masse de choses
pour nous. Tous les truquages les plus raffinés dont nous disposions à l’époque devaient
être mis en œuvre. Il y avait de plus des constructions imposantes où devaient évoluer de
grandes masses humaines. Il fallait différencier trois niveaux : la ville de la lumière, de la circulation et de la joie de vivre ; le monde du travail et de la production ; la ville de l’ombre,
la cité des travailleurs esclaves. Tous les décors et visions nécessaires étaient décrits de
manière si impressionnante qu’il ne pouvait y avoir aucun doute sur leur caractère et leurs
dimensions.
Comptes rendus
rien ne doit gâcher, surtout pas un présage ou un
mauvais signe.
Qu’est-ce que ce plan ? Un équivalent possible à
Samson Raphaelson, Amitié. La
l’image anamorphosée dans les Ambassadeurs
dernière retouche d’Ernst Lubitsch,
(1533), le tableau du peintre et dessinateur alle-
1981, traduit de l’anglais
mand Hans Holbein, dit le Jeune. Et son équiva-
par Hélène Frappat,
lent, d’un art à l’autre, tant pour sa valeur d’in-
éditions Allia, Paris, 2006, 69 p.
trusion incongrue (que fait cette image dans
l’image ? ce plan entre les plans ?) que pour ce
qu’il représente ; dans le cas de Holbein, une tête
de mort, un crâne. La petite feuille, cette
Dans les premières minutes de Trouble in
« Lubitsch touch », vient troubler, « rider » le
Paradise (Haute Pègre, 1932), Ernst Lubitsch
moment et sa surface en rappelant par sa seule
glisse un plan insolite, presque un insert muet, et
présence que tout n’est que de saison, tout n’est
dans ce plan un détail, l’un et l’autre d’une utilité
que vanités, et l’amour, le bonheur, les corps
narrative et comique égale à zéro, au point que
impeccables, immanquablement défaits par le
les deux protagonistes ne s’en émeuvent appa-
temps – même si, dit aussi Lubitsch, le jeu en
remment pas, dans ce film pourtant si « parlant »
vaut et en vaudra toujours la chandelle. Cette
n’en font aucun commentaire, Lubitsch lui-
feuille, c’est l’heure qui tourne (One Hour With
même n’y revenant plus de tout le film, laissant
You, 1932), et dans Trouble in Paradise on n’en
le mystère entier et le spectateur se débrouiller
finira pas de regarder horloges et pendules faire
comme un grand : le beau Gaston Monescu
leur travail, imperturbables tic-tac comme si,
(Herbert Marshall), véritable gentleman cam-
finalement, la feuille s’était métamorphosée en
brioleur, fume une cigarette au balcon de sa
cadran. Et quand la femme tant désirée apparaî-
luxueuse chambre d’hôtel en contemplant la nuit
tra, de nouveau la fête recommence, les bons
vénitienne et dans l’attente d’une femme. Pas
mots, l’esprit virevoltant, le temps comme sus-
n’importe laquelle, celle qu’il pressent, lui le
pendu, plus que la fête le ravissement d’une pré-
monte-en-l’air, comme la femme de sa vie.
sence qui dépasse les espérances de l’homme
S’ensuit un dialogue très drôle avec le major-
(parce qu’il découvre qu’en tout point elle lui
dome de service où l’on discute du menu de la
ressemble ?…), jusqu’au baiser sur le canapé…
soirée. Bref, Herbert Marshall est tout à l’impor-
filmé en une sorte de fondu qui laisse le canapé
tance de l’instant, oublieux du reste, quand s’in-
mais fait disparaître les deux corps enlacés avant
sère le plan inattendu : celui d’une toute petite
que ne s’ajoute sur du vide un passage au noir
feuille d’arbre qu’on n’a pas vue tomber et qui
qui dit la messe (des morts).
s’est posée sur un pan de sa veste. Le major-
Cette conscience entêtante du temps (début de
dome, habitué à soigner les détails, la remarque,
définition d’un cinéaste) et du temps qui passe
la recueille et la tend à Marshall comme s’il avait
pour lui comme pour les autres, mais lui d’une
reçu une lettre. Marshall l’observe, perplexe, sur
sensibilité maladive à cet écoulement, Lubitsch
son visage une moue minimale, l’ombre blanche
(1892-1947), quand il n’aura plus le temps de
d’un soupçon de tristesse, puis n’y pensant plus
faire court et devra en quelque sorte s’assurer
ou ne voulant plus y penser s’en débarrasse et
d’être compris avant qu’il ne soit trop tard, n’en
passe à la suite, ce moment tant attendu et que
fera plus un plan furtif mais son film le plus
186 | Comptes rendus
d’heures que de jouer à jouer la montre et
Il y a, tout à la fin de l’ouvrage que Jean
Lubitsch, dans le corps même du film, d’accélérer
Narboni consacre à Mikio Naruse, une photo-
encore et encore à coups de rencontres précipi-
graphie pleine page du cinéaste. Il peut avoir
tées (là, juste derrière la porte), de contrechamps
35 ans. Sur ses genoux, on devine un scénario.
obstinément refusés, de distances abolies et d’el-
Assis à côté d’une caméra, le bras droit légère-
lipses supersoniques. Jouer la montre pour
ment relevé, il tient un crayon. Une scène se met
prendre le temps de vitesse, jouer la montre
en place. Dirige-t-il une séparation, une étreinte,
jusqu’à y croire (principe de plaisir), jusqu’à
une fuite ? S’agit-il de désespérance, d’attraction
faire tourner les aiguilles dans le sens inverse des
amoureuse ? Espère-t-il un regard transparent,
bobines. Car seule la projection remet les choses
le rire tranchant d’une actrice ? Mais ce qui
dans l’ordre et la fin à sa place, obligeant les
pointe ici, c’est la tenue du crayon, pincé entre le
deux compères à rêver un autre film pour que le
pouce et l’index. Mikio Naruse semble peindre
charme opère encore… un temps.
une toile fictive, un espace invisible plaisant à
Qu’espérait Raphaelson de ce texte de 1981 ? Le
imaginer. L’inclinaison est celle d’un pinceau et
retour cette fois du fantôme de Lubitsch ? Ou
le geste ressemble à un habile et impalpable tou-
plutôt ce qu’il disait déjà de son oraison de
ché, comparable au nécessaire et excitant travail
1943 : « Il ne m’était jamais apparu par le passé
du livre : si Naruse procède ici par touches, les
aussi clair, précis, décisif, grâce à cette mise au
Temps incertains aussi. L’approche, l’évocation,
point qu’opérait la mort. » Mais cette fois, c’est
l’étude d’un cinéaste qui devra désormais se voir
celle de Raphaelson qui vient, et le point pas
debout.
encore net sur les plus belles années de leur vie.
Pour porter une œuvre, peut-être faut-il partir
Un texte testament donc, mais inachevé à son
du hasard, ou plus justement de l’imperceptible,
tour et de toute façon interminable, avant que de
identique à celui qui traverse les actes, desseins
rejoindre son ami en enfer, ce paradis des mau-
et affects de bien des personnages narusiens.
vais garçons qu’en d’autres temps – Heaven
Jean Narboni remarque combien la salle où fut
Can Wait encore – ils avaient rêvé ensemble en
récemment montrée une partie de l’œuvre du
Technicolor. Mais n’était-ce pas justement leur
cinéaste – la Cinémathèque des Grands
meilleur trait d’esprit, leur chef-d’œuvre, la plus
Boulevards, une des plus anciennes salles de
belle des conjurations : d’avoir tout le temps
Paris –, est proche par nature du quartier où se
représenté les vivants en noir et blanc et, au
déroule la première fiction parlante de Naruse.
final, les morts en couleurs ?
Un quartier populaire où, là encore, fut ouvert
Bernard Benoliel
en 1903 le premier espace entièrement dévolu au
cinéma. Une fois happé par cette boucle, ce raccourci de temps, d’espace et d’esprit, le récit
peut se bâtir en vagues et élever Mikio Naruse
Jean Narboni, Mikio Naruse, les
dans une historicité éclairant ses vies et périodes
Temps incertains.
créatrices successives.
Cahiers du cinéma, Collection
L’ouvrage ressemble à une œuvre de Naruse : il
Auteurs, mai 2006, 288 p.
se confond non seulement avec la chair des films
mais aussi avec leur construction, cet ensemble
de rythmes, de sensations, d’instants perméables
aux sursauts, aux retours en arrière et aux pauses
Comptes rendus | 189
faire une histoire de famille, elle ne pourrait être
t-on pas de liaisons orageuses, de dépressions
que fraternelle et s’éloigner des litanies compa-
qui conduisent parfois à des éclaircies résolues
ratives sur les deux cinéastes. On y apprend
ou fatales ? Grondements, pluies soudaines,
l’admiration du réalisateur de Voyage à Tokyo
printemps mités... les temps qui se couvrent per-
pour celui qui lui fut longtemps comparé défa-
mettent parfois de s’abriter de toutes évidences,
vorablement. Découvrant Nuages flottants Ozu
de toutes vérités, de toute éternité. Les fragilités
est bouleversé, son travail de cinéaste l’est aussi ;
réelles vécues par les personnages et ressenties
l’empreinte de cette œuvre le marquera sur
par les spectateurs prouvent bien que les desti-
Crépuscule à Tokyo, tout comme Bon courage
nées et les avancées chez Mikio Naruse sont
larbin !, film de 1931 réalisé à la Shochiku, avait
proches des prévisions atmosphériques : ce qui
précédé dans sa forme et ses préoccupations
doit arriver ne s’inscrit pas toujours immuable-
Gosses de Tokyo.
ment dans le cours d’une vie ; les gestes, respira-
Les œuvres de Naruse étant aussi des histoires,
tions, regards suffisent tel un battement d’ailes
la seconde partie des Temps incertains, « Films
de papillon à provoquer un ouragan ou convo-
au gré du courant », est consacrée à une impor-
quer une accalmie... Et il nous plaît de penser
tante description des films. Trente œuvres sont
que le jour ou Mikio Naruse est mort, peut-être
très précisément racontées, une filmographie
à l’approche d’un automne, l’emploi du temps
complémentaire approchant les autres suit ce
de plusieurs éléments naturels fut chargé ; le
chapitre. Loin des synopsis lapidaires, c’est un
vent se leva et fit place aux pluies, aux éclairs,
long et détaillé voyage au cœur des fictions.
aux nuages. Épars. Et flottants.
Récits à part entière, le plaisir et l’instruction
Alain Keit
retirés y sont multiples. Au-delà de leur déroulé,
les scénarios de Naruse n’apparaissent pas
comme des squelettes sur lesquels le cinéaste
impose sa forme ou sa modernité. On suit ce qui
Elena Dagrada, Le varianti
se passe, on y découvre non pas une trame mais
trasparenti. I film con Ingrid
un tramé, ce qui se joue des drames, idylles,
Bergman di Roberto Rossellini,
morts, et rebondissements qui soulignent des
Università degli Studi di Milano,
constructions narratives souvent passionnantes.
Led (Il Filarete), 2005, 478 p.
On pourrait, tenté par le jeu des comparaisons,
apposer ce qui sera vu – ou l’a été – à la lecture
de ces instants de vie contés ; on n’y trouverait
Le varianti trasparenti sera désormais un livre
pas le retour à l’identique, mais un plaisir com-
incontournable 1 pour tout chercheur qui s’inté-
plété ; d’autres histoires, et pourtant les mêmes.
resse à Rossellini. Il porte sur les films faits avec
Ingrid Bergman dans les années 1950, ceux qui
Quant aux « Temps incertains », ce titre en bulle-
ont été à la fois un échec public et commercial, en
tin cinémétéographique pourrait laisser croire
particulier en Italie, et un mythe cinéphilique,
que l’œuvre ne tient qu’en déséquilibres d’affec-
surtout en France : « S’il est un cinéma
tions, en inconstances régulières ou en promesses
moderne, le voilà ! » (Rivette, à propos de
de tempêtes toutes humaines... Ce n’est pas que
Voyage en Italie 2). En les constituant comme un
vrai. Certes les termes climatiques sont propices
ensemble, un « polyptyque », Elena Dagrada
aux atmosphères familiales et aux comporte-
permet de reconsidérer aussi bien les ennuis
ments amoureux peints par Naruse. Ne parle-
d’Ingrid Bergman aux prises avec une poule
194 | Comptes rendus
Jean-Luc Godard / Documents
précisément reconfigurer, c’est-à-dire revisiter
Nicole Brenez, David Faroult,
en ajoutant aux films eux-mêmes les disques,
Michael
James
livres, et nombreuses interventions de Godard
Williams, Michael Witt (collectif
Temple,
dans d’autres films que les siens ou à la télévi-
de direction), Paris, Éditions du
sion ou dans la presse, mais aussi les bandes-
Centre Pompidou, 2006, 448 p
annonces de ses propres films ou d’autres 1 ; 2/
+ DVD.
envisager l’Œuvre de Godard comme une pensée
en mouvement, qui évolue de manière organique
dans des directions imprévues, qui implique de
Jean-Luc Godard / Documents est paru à l’occa-
ne pas s’en tenir à des acquis théoriques, sans
sion de l’exposition « Voyage(s) en utopie, Jean-
cesse amenés à évoluer ; 3/ affirmer que cette
Luc Godard, 1946-2006 » et de la rétrospective
œuvre reste encore à découvrir et à analyser ; 4/
intégrale des films de Jean-Luc Godard au
et qu’il faut pour cela de nouveaux outils et de
Centre Pompidou à Paris, d’avril à août 2006.
nouvelles méthodes dont ce chantier d’études ne
On ne peut pas le qualifier de catalogue d’expo-
serait qu’une ébauche, c’est-à-dire une proposi-
sition, au sens traditionnel du terme, puisque au
tion méthodologique.
moment où s’achevait le livre, personne (Godard
Si de tels propos peuvent paraître présomp-
lui-même ?) ne savait encore ce que serait l’expo-
tueux, il suffit de se plonger dans l’ouvrage, et
sition, et que le livre n’en rend donc pas compte
pourquoi pas de comparer ce qui a pu être écrit
directement. Ce livre imposant et ambitieux
ailleurs sur tel ou tel film, pour comprendre
consiste en une présentation chronologique
effectivement une certaine distance parcourue
d’un choix de documents de natures diverses :
entre les analyses existantes et ce travail de pré-
ceux qui ont servi à la conception et à la prépa-
sentation factuelle. Il est par exemple tout à fait
ration des films ; ceux qui ont accompagné leur
éclairant de lire Alain Bergala demander à
sortie (dossiers de presse, bandes-annonces…) ;
Godard avec malice : « C’est un moment où vos
et ceux qui sont issus des films (publications déri-
films ont un côté enquête du Nouvel
vées ou concomitantes, parfois sans lien direct
Observateur 2. », à propos des films des années
avec le film, mais dont le propos recoupe des
1960, et d’apprendre dans le détail grâce à
préoccupations cinématographiques). Tous
Michael Uwemedimo que l’Express du 3 octobre
donnent des éclairages et explicitent les posi-
1957 publiait un questionnaire « destiné à tous
tions politiques, esthétiques et éthiques du
les Français, hommes et femmes, qui ont entre
cinéaste. Nicole Brenez et Michael Witt précisent
18 et 30 ans » intitulé la « Nouvelle Vague »
la démarche en ouverture : « À partir d’une
[p. 20-21], ou de lire Émile Breton citer une
reconfiguration du corpus à la lumière de
enquête sur « les mères de famille prostituées
“Voyages(s) en utopie”, et tout en reconnaissant
occasionnelles »
que l’évolution organique continuelle du projet
Observateur du 10 mai 1966, année de la réalisa-
godardien dans des directions imprévues néces-
tion de Deux ou trois choses que je sais d’elle. On
sitera d’autres méthodes d’examen dans le futur,
peut mesurer les différences d’appréhension des
nous avons souhaité commencer à documenter
sources entre le texte de James S. Williams,
cette entreprise, dont bien des pans restent à ce
approfondissant l’apport du livre du juge
jour méconnus. » [p. 11] Soit quatre hypothèses
Sacotte sur la prostitution, qui a manifestement
de départ qui structurent le projet : 1/ parler de
servi de base à Godard pour l’écriture et la réa-
corpus plutôt que de filmographie, qu’il faudrait
lisation de Vivre sa vie, et le peu de place (une
parue
dans
le
Nouvel
| 203
Génériques du dvd
Truth and Illusion
An Introduction to Metaphysics
(Vérité et Illusion - Introduction à la métaphysique)
Ce film a été
Écrit
Réalisé
Photographié
Commenté
par Nicholas Rodiv
Assistant : Michael Neary
Monteur : Fred Y. Smith
Caméra Beaulieu
1965
Couleur
16 mm
25 mn
Metaphor
King Vidor Meets With Andrew Wyeth
(Métaphore - King Vidor rencontre Andrew Wyeth)
Photographes : Bri Murphy
Deone Hanson
Monteurs : Rex McGee
Chris Cooke
© 1980 by King Vidor Productions
Le film comporte des extraits de The Big Parade (la Grande
Parade) de King Vidor (1925)
Couleur
16 mm
35 mn
Nous remercions David V. Adams et le King Vidor Trust de nous avoir autorisés à éditer ces deux films ;
Martin Scorsese et Mark McElhatten à avoir mis à notre disposition les éléments en leur possession de Truth and
Illusion - An Introduction to Metaphysics ;
Catherine Berge d'avoir mis à notre disposition sa copie 16 mm sous-titrée de Metaphor - King Vidor Meets With
Andrew Wyeth ;
Tag Gallagher pour son dévouement à ce projet, ses informations et ses suggestions de chaque instant.