Claude Mercadié Retour de flamme

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Claude Mercadié Retour de flamme
Claude Mercadié
Retour de flamme
GENRE : Comédie dramatique en 5 actes
RÔLES MASCULINS : 2
RÔLES FEMININS : 2
DUREE :
DECOR :
EDITION :
OU ? : s'adresser à l'auteur
SYNOPSIS : Vingt ans après avoir abandonné le domicile conjugal, Léon Ditac réapparait. Des
comptes à régler, des choix à faire
ACTE 1
Scène I
(La salle de séjour d’un appartement bourgeois. Laurence éxamine minutieusement le dessus de
l’appareil de télévision. Elle passe l’index sur le cadre, vérifie le résultat de son enquète)
LAURENCE : Naturellement ! Cette employée de maison se contente de faire le plus gros mais ne
se soucie pas du détail. J’avais pourtant dit à la prestataire de service que j’éxigeais une personne
soigneuse et qualifiée ! On m’envoie une shri-lankaise qui ne sait même pas par quel bout on tient
un plumeau ! (Elle donne un coup de chiffon sur le téléviseur, puis sur le dessus de tous les
tableaux. La sonnerie de l’entrée. Elle va ouvrir. C’est son fils Georges)
GEORGES : Bonsoir mère. Tu vas bien ?
LAURENCE : Non. C’est la cinquième femme de ménage que la Société de Main d’oeuvre me
délègue en un mois et celle là est pire que les autres. Figure toi qu’elle n’a pas nettoyé pas le
dessus des cadres ni de la télé.
GEORGES : Peut-être que tu es un peu trop éxigeante.
LAURENCE (tranchante) : J’attends d’un service que je paye qu’il soit éffectué correctement ! Au
temps de ma pauvre mère…
GEORGES : Au temps de ta pauvre mère les bourgeois exploitaient les filles de la campagne ! Elle
en avait combien, ta mère, de ces “bonniches”, comme on disait alors ?
LAURENCE : Georges, je t’ai déjà interdit d’introduire chez moi tes idées révolutionnaires. Ça et la
poussière, ça fait beaucoup ! Qu’est-ce que tu me veux, encore ?
GEORGES : On a besoin de toi pour garder les enfants ce soir.
LAURENCE : Vous sortez ?
GEORGES : On va manifester contre la faim dans le monde.
LAURENCE : Encore un défilé ?
GEORGES : Non. Un diner de travail.
LAURENCE (avec ironie) : Vous avez raison : manger est encore la meilleure façon de lutter
contre la faim. Vous avez au moins choisi un restaurant convenable ?
GEORGES (mécontent) : Cesse de te moquer. Charlotte estime que c’est un devoir de solidarité.
LAURENCE (avec une certaine malice) : J’ai envie d’aller avec vous.
GEORGES : Ah non ! Qui garderait les enfants !
LAURENCE : Un gueuleton, c’est toujours bon à prendre, non ?
GEORGES : C’est un repas frugal. Ça n’a rien à voir avec ce que tu appelles un gueuleton !
LAURENCE : Tais-toi. Toi et ta femme, vous me faites rire.
GEORGES: Bon alors, tu les gardes les enfants ou on appelle une baby sitter ?
LAURENCE : Appelez une baby sitter. Ce soir, il y a un bon film à la télé et je n’ai pas envie de le
rater.
GEORGES : Tu sais ce que ça coute, une baby sitter ?
LAURENCE : Oui. Ça mange aussi, les baby sitters.
GEORGES : Tu es désagréable, parfois.
LAURENCE : C’est le conflit des générations, mon petit. Je ne suis pas libre ce soir.
GEORGES : Tu n’as pas le sens de la solidarité. Charlotte sera furieuse ! (Il sort)
Scène II
LAURENCE (soliloquant avec humeur) : Zut ! J’ai élevé mes deux enfants toute seule. J’ai
consacré ma vie à les torcher, à les vétir, à les nourrir, à leur faire apprendre leurs leçons, à
corriger leurs devoirs, à veiller sur leurs relations, maintenant ils sont assez grands pour se
débrouiller tout seuls… Vive la liberté… (Le timbre sonne). Qu’est-ce c’est encore ! (Elle va ouvrir
en ronchonnant. C’est sa fille Claudia) Tiens ! Qu’est-ce qui se passe ? Je ne vois pas mes
enfants pendant des journées entières et voici qu’ils rappliquent tous les deux sans prévenir !
CLAUDIA : Bonjour maman ! Tu as l’air de mauvais poil !
LAURENCE : Ton frère sort d’ici.
CLAUDIA : Je l’ai croisé. Il faisait la gueule.
LAURENCE : Je te préviens tout de suite que je ne suis pas libre ce soir…
CLAUDIA : Pourquoi tu me dis ça ?
LAURENCE : Pour que tu ne me demande pas d’aller garder les enfants.
CLAUDIA : Mais je n’ai pas d’enfants, mère!
LAURENCE : Ça ou autre chose !
CLAUDIA : Qu’est-ce qui te prend, mère. Tu as l’air agacée.
LAURENCE : Je le suis.
CLAUDIA : Pourquoi ? Tu as une vie tranquille maintenant !
LAURENCE: Trop ! Je viens de refuser à ton frère d’aller garder ses gamins ce soir. J’ai dit que
j’avais mieux à faire. Je n’ai rien de mieux à faire. Juste voir un film.
CLAUDIA : Pourquoi tu lui as dit non, alors ?
LAURENCE : Depuis que vous avez quitté la maison, je m’ennuie. Je vais, je viens, je me sens
inutile. Et pourtant je revendique cette inutilité comme un droit.
CLAUDIA (pratique) : C’est un droit, mère. Et tu l’as bien gagné.
LAURENCE: Mais je ne sais pas quoi en faire.
CLAUDIA : Trouve toi un soupirant. Tu es belle. Pourquoi tu n’as jamais envisagé de te remarier ?
LAURENCE : Ah non Claudia… Une expérience me suffit ! (Un silence)
CLAUDIA : Tu ne nous a jamais vraiment parlé de notre père.
LAURENCE : Il est mort.
CLAUDIA : Mais avant de mourir, il faisait bien quelque chose ?
LAURENCE (réveusement) : Il révait. Il révait toujours d’être ailleurs. Il avait une bonne situation.
Ça ne lui suffisait pas. Il voulait que nous partions… En Australie… En Islande… Au Kenya… En
Argentine… N’importe où ! Ailleurs !
CLAUDIA : Tu ne voulais pas ?
LAURENCE : Tu avais un an à peine. Georges en avait quatre. Tu nous vois partir dans la nature
comme ça ?
CLAUDIA : C’était romantique, non ?
LAURENCE : Il s’est envolé. Seul. (Après un temps) Un soir, il n’est pas rentré à la maison. Il avait
laissé de l’argent au compte. De temps en temps, il envoyait un mandat de pays dont moi, prof de
géographie, je ne connaissais même pas l’existence. Quand il est mort, son héritage nous a
permis d’acheter cet appartement.
CLAUDIA (après un silence) : Tu lui en veux ?
LAURENCE: Je lui en ai voulu. Beaucoup. Longtemps. Et puis je me suis dit que c’était un homme
comme ça, un homme fou de liberté, un de ceux que l’on ne peut pas attacher.
CLAUDIA : Il a gâché ta vie.
LAURENCE (sans répondre) : Pourquoi tu es venue ?
CLAUDIA : J’avais un service à te demander.
LAURENCE : Quoi ?
CLAUDIA (riant) : La recette de ton fameux gateau secret au Souvaroff de cajou et de gingembre .
LAURENCE : Pourquoi ?
CLAUDIA : J’ai invité Mario à diner ce soir.
LAURENCE: Et alors ?
CLAUDIA : C’est le plus beau mec de la Fac. Toutes les filles essaient de coucher avec lui. Moi je
l’aurai par le ventre
LAURENCE : Tu n’as pas honte de dire des horreurs pareilles à ta
mère !
CLAUDIA : Le monde a changé, mère.
LAURENCE : Tu vas vraiment…
CLAUDIA : Je veux seulement le rendre fou de moi. Après, on verra.
LAURENCE : Avec un gateau !?
CLAUDIA : C’est un fin gourmet, maman. Je l’aurai morceau par morceau. Avec tes recettes
succulentes.
LAURENCE : Tu me rassures un peu…
CLAUDIA : Alors ?
LAURENCE : Je vais te trouver ça. (Elle sort un épais dossier d’un tiroir et le compulse)
CLAUDIA : Tu as écrit un roman ?
LAURENCE : Non. Un livre de cuisine. Mais c’est un secret. Ne le dis à personne.
CLAUDIA (plaisantant assez lourdement) : Botus et mouche cousue !
LAURENCE (sortant deux feuilles du dossier) : Tiens. Prends ça. C’est facile à réaliser, ça
demande peu de temps et les ingrédients sont simples.
CLAUDIA : C’est savoureux, mère. Si Mario ne craque pas, c’est qu’il a une pièrre à la place du
coeur.
LAURENCE : Fais surtout attention au dosage de sucre. Trop ça démobilise, trop peu ça fait un
couac !
CLAUDIA : J’y veillerai, maman.
LAURENCE : Ne montre jamais cette recette à personne. C’est un secret.
CLAUDIA : Promis-juré, maman ! Je ne savais pas que tu avais écrit un livre de cuisine.
LAURENCE : Vous êtes tellement occupés qu’on ne se voit guère !
(Le téléphone sonne. Laurence décroche et raccroche aussitôt tandis que Claudia s’est plongée
dans la rectte du Souvaroff au Gingembre))
LAURENCE : C’est encore Georges qui doit insister ! Ou sa chipie de femme ! Je ne suis pas à leur
disposition, zut ! (Elle referme son dossier) Voila ! (Le téléphone sonne de nouveau. Elle
décroche, en colère) Georges, ça suffit ! Je t’ai dit “Non”, c’est “Non”…
UNE VOIX : Ce n’est pas Georges, madame Laurence Ditaque…
LAURENCE : Oh, excusez-moi ! Qui êtes vous ?
LA VOIX : Un ami de votre mari, madame.
LAURENCE : Mon mari est mort il y a cinq ans, monsieur. Dans l’écroulement du tunnel qu’il
construisait sous l’Himalaya.
LA VOIX : Je le sais. J’étais à ses cotés.
LAURENCE : Et l’éboulement vous a épargné !
LA VOIX : C’est une loterie, madame. Toute la vie est une loterie.
LAURENCE : Que voulez-vous ?
LA VOIX : Il m’avait chargé d’un message pour vous avant de passer l’arme à gauche.
LAURENCE : Et vous avez attendu cinq ans !
LA VOIX (avec un peu d’impatience) : Ç’aurait pu être pire, madame. Je ne suis pas postier.
LAURENCE : Où êtes vous ?
LA VOIX : A cinq minutes de votre immeuble.
LAURENCE : Comment connaissez-vous mon adresse ?
LA VOIX : Il parait que vous êtes du genre casanier, madame.
LAURENCE (froide) : Confiez moi donc votre message.
LA VOIX : De vive voix, madame. De vive voix seulement. Il me l’a recommandé.
LAURENCE (hésitante) : Je n’aime pas trop recevoir des inconnus.
LA VOIX (un peu ironique) : Il est seize heures madame ! Il fait chaud. Laissez vos fenêtres
béantes. Vos cris, s’il y a lieu, ameuteront les foules.
LAURENCE : Je vous attend dans quinze minutes. Je previens la concierge.
LA VOIX : A tout de suite madame. Je vous promet une surprise.
(Laurence raccroche, pensive. refléchissant à la communication qu’elle vient de recevoir. Claudia
l’observe un instant)
CLAUDIA : Qui c’était ?
LAURENCE : Je ne sais pas. Quelqu’un… Un ami de Léon !
CLAUDIA : Léon ? C’est qui : Léon ?
LAURENCE : Mais enfin, on vient de parler de lui !…Léon !…Ton père !
CLAUDIA : Excuse-moi… J’étais encore dans le Souvaroff de cajou !
LAURENCE : C’est bizarre…
CLAUDIA : Pourquoi “bizarre” ?
LAURENCE : Léon est mort depuis longtemps.
CLAUDIA : Peut-être que ton visiteur te ramène des reliques ?
LAURENCE : Il m’a dit qu’il avait un message à me transmettre.
CLAUDIA : Tu vas le recevoir ?
LAURENCE : Je suis quand même curieuse de savoir ce qu’il veut !
CLAUDIA : Ouais. Ça peut-être aussi un quémandeur qui vient te taper.
LAURENCE : Tu ne peux pas attendre un peu ?
CLAUDIA : Je voudrais bien, mère, mais j’ai un cours dans un quart d’heure…
LAURENCE : C’est si important ?
CLAUDIA : Et comment : Mario ne le rate jamais et je vais être à la bourre…
LAURENCE (philosophe) : Evidemment…! (Un silence) C’est bizarre quand même…
CLAUDIA (rassemblant ses affaires) : Tu l’as déjà dit.
LAURENCE : On parlait de Léon il y a cinq minutes !
CLAUDIA : On appelle ça : de la prémonition. C’était le gagne-pain de la Pythie à Delphes…
LAURENCE (réagissant) : Merci de la leçon. Tu as lu ma recette ?
CLAUDIA : Génial, maman.
LAURENCE : Attention au dosage de sucre : ni trop, ni trop peu.
CLAUDIA : J’aurai la main ferme, maman.
(Claudia sort en courant. Entrée surprise d’Alphonse, l’amant de Laurence, en tenue de coureur
cycliste, une pompe à velo à la main et un boyau de bicyclette en sautoir
Scène V
LAURENCE : Toi ! Ici ! Comment es-tu entré ?
ALPHONSE : J’ai profité de la sortie de ta fille ! Elle était tellement pressée qu’elle n’a pas fait
attention à moi !
LAURENCE : Ah bon. Et pourtant ! Qu’est-ce que c’est que cette tenue ?
ALPHONSE : C’est une tenue de coureur cycliste ! Je voulais te voir.
LAURENCE : Et pour me voir, tu t’habille en coureur cycliste ?
ALPHONSE : Je me suis habillé en cycliste pour tromper ma femme. Elle me fait surveiller…
LAURENCE : Et tu es venu en vélo ?
ALPHONSE : Tu sais bien que je n’ai pas de vélo ! J’ai pris un taxi.
LAURENCE (sarcastique) : T’aurais dû prendre le métro : on n’a pas souvent l’occasion de rire
dans le métro !
ALPHONSE : Ça va, Laurence. C’est pas la peine de me chambrer. On perd du temps !
LAURENCE : On perd du temps pourquoi ?
ALPHONSE : J’ai envie de toi, Laurence. On a deux heures pour faire les fous !
LAURENCE : On n’a rien du tout. Je suis occupée ce matin.
ALPHONSE (conciliant) : Une demi heure ?
LAURENCE : Non. Impossible. J’attends quelqu’un.
ALPHONSE (jaloux) : Qui ?
LAURENCE : Ça ne te regarde pas
ALPHONSE (minable) : Un quart d’heure ?
LAURENCE : Ni un quart d’heure, ni cinq minute ! Va-t’en, Alphonse !
ALPHONSE : Tu ne te rends pas compte des périls que j’assume !
LAURENCE : Quels périls ?
ALPHONSE : Si ma femme divorce, adieu le Réctorat.
LAURENCE : Je te croyais dans la prochaine promotion !
ALPHONSE (dramatique) : Son père est au Ministère de l’Education Nationale ! Elle se vengerait !
LAURENCE (en colère, indiquant la porte) : Dehors !
ALPHONSE : Tu sais combien cette tenue m’a couté ?
LAURENCE : Dehors ! (Elle l’accompagne à la porte)
ALPHONSE (au moment de sortir) : Laurence, ma petite reine…!
LAURENCE : Dehors ! (Alphonse sort)
SCENE VI
LAURENCE (elle ouvre grand les fenêtres qui donnent sur la rue. Le téléphone retentit. Elle
décroche)
LA CONCIERGE : Madame, il y a là un monsieur qui demande à vous voir.
LAURENCE : Comment est-il ?
LA CONCIERGE : Euh… normal, madame, tout à fait normal !
LAURENCE : Il n’a pas quelque chose de… d’un peu louche ?
LA CONCIERGE : Un peu louche ? Non, madame. Rien de louche. Apparement.
LAURENCE : Est-il correctement vétu ?
LA CONCIERGE : Ben… oui ! Ce qu’il faut pour la saison, quoi.
LAURENCE : Bon. Indiquez lui l’étage. Faites-le monter… (Elle raccroche. Elle vérifie la bonne
disposition du salon. Au bout d’un certain temps, la sonnerie de la porte retentit. Elle va ouvrir. Elle
revient dans le salon précédent son visiteur)
LE VISITEUR : J’espère madame ne pas abuser de votre temps. (En entendant la voix, elle se fige,
se retourne et dévisage l’homme un long moment tandis que la stupeur envahit son visage.
Comme titubante, elle prend appui sur le dossier d’un fauteuil)
LAURENCE (balbutiante) : Léon !!! C’est toi !!!
LE VISITEUR: Oui.
LAURENCE : Mais… mais… mais…
LEON (on appelera désormais le visiteur par son nom) : Mais oui !
LAURENCE : Tu… tu me fais peur, Léon !
LEON : Je comprends.
LAURENCE : Tu es mort, Léon ! Nous avons reçu ton avis de décès, ton héritage… (Le désignant
du doigt avec des accents dramatiques) : Tu sors des enfers Léon !
LEON (simple) : Non… Je sors du métro. C’est pas terrible non plus.
LAURENCE (reculant) : Ne m’approche pas !
LEON : Je t’assure que je suis quelqu’un de tout à fait normal ! Touche-moi, tu verras : tout à fait
normal ! (Elle s’approche en hésitant, pose un doigt sur lui après quelques mimiques, se rassure
peu à peu, le palpe. Il lui prend la main qu’elle retire aussitôt d’un geste brusque. Elle recule de
nouveau)
LAURENCE (dans un constat assez comique) : Tu n’es pas mort ! Tu… tu n’es donc pas mort !
LEON (toujours aussi calme qu’elle est bouleversée) : Ben non. (Elle se rapproche, pose de
nouveau la main sur lui, vérifie qu’il est bien réel)
LAURENCE (elle se laisse tomber sur un fauteuil) : Ben alors !!!
LEON (pratique) : Puis-je aussi m’assoir ou dois-je rester debout ?
LAURENCE : Ben alors !!!
LEON : Je m’assois. (Il s’installe dans un fauteuil)
LAURENCE : Ben alors !!!
LEON (gentiment) : Tu l’as déjà dit.
LAURENCE : Qu’est-ce qui s’est passé ?
LEON (un peu égaré à son tour) : Hein ?
LAURENCE : Qu’est-ce qui s’est passé pour qu’on m’annonce que tu étais mort alors que tu n’étais
pas mort ?
LEON : Les voies de la Providence sont insondables !
LAURENCE : Ah non ! Tu ne vas pas me servir une homélie. Je veux savoir ce qui s’est passé pour
qu’on ait cru à ta mort.
LEON : On était deux copains. On a été pris ensemble sous un éboulement dans l’Himalaya. Moi
j’étais salement bléssé, mon copain était mort. Les secouristes m’ont collé par erreur ses papiers
d’identité. Je ne m’en suis aperçu que trois mois plus tard. Là ou j’étais, à des centaines de
kilomètres du bureau d’Etat Civil le plus proche, ça n’avait pas beaucoup d’importance.
LAURENCE : Alors depuis trois mois, tu vis avec l’identité d’un mort ?
LEON : Depuis cinq ans.
LAURENCE: Depuis cinq ans !
LEON : Depuis que tu as appris mon décès et que tu as hérité de mes biens, je m’appelle
officiellement Stanislas Ibrahimovitch..
LAURENCE : “Ibra” quoi ?
LEON : Ibrahimovitch. Mais pour toi, je suis toujours Léon.
LAURENCE : Léon quoi ?
LEON : Léon Ditaque. Le même nom que toi. Mon nom. A propos, est-ce que tu as porté mon deuil
?
LAURENCE : Oui. Une semaine. J’ai renoncé parce des tas de gens m’adressaient des
condoléances. C’était idiot.
LEON (sentimental) : Tu m’as regretté ?
LAURENCE: Non.
LEON : Et les enfants.
LAURENCE : Trois questions entre la poire et le fromage.
LEON (déçu) : On est peu de choses quand on y pense !
LAURENCE : Peu de choses ? Tu n’étais rien pour eux. Rien. Même pas le souvenir d’un visage,
d’un mot, d’un geste.
LEON : Tu ne leur parlais jamais de moi.
LAURENCE : Non jamais. Qu’aurais-je pu dire ? Que j’avais épousé une bulle de savon ? Que leur
père ne méritait ni souvenir ni respect ? Qu’il m’avait abandonné avec deux enfants en bas âge ?
LEON : Je t’envoyais de l’argent tout de même !
LAURENCE : Ce n’est pas celui-la qui nous faisait vivre. Tes envois, c’était comme des dixièmes
gagnants de la loterie nationale. Quand tu es mort, on a touché le gros lot. C’est tout.
LEON : Ouais. On est vraiment peu de chose dans cette vie.
(Sonnerie insistante à la porte. Laurence va ouvrir. Entrée tumutueuse de Charlotte, la femme de
Georges)
Scène VII
CHARLOTTE : Vous ne pouvez pas me faire ça, belle maman !
LAURENCE : Te faire quoi, Charlotte ?
CHARLOTTE : Refuser de garder les enfants ! Enfin, c’est gentil de : notre part !
LAURENCE : Qu’est-ce qui est gentil ?
CHARLOTTE (énervée) : De vous confier les enfants ! C’est une marque d’estime, de respect !
(Elle remarque Léon qui suit la conversation d’un air ironique. Hautaine) Monsieur ? (A Laurence)
Qui c’est ?
LAURENCE (vivement) : C’est le plombier !
CHARLOTTE (suspicieuse) : Il n’a pas d’outils ?
LAURENCE : C’est pour un devis.
CHARLOTTE (sans saluer Léon) : Alors, vous les gardez ou pas ?
LAURENCE (faussement innocente) : Qui ?
CHARLOTTE : Les enfants, juste ciel !
LAURENCE : Non. Pour une fois, confies-les à ta mère.
CHARLOTTE : Maman est trop occupée.
LAURENCE : Elle n’a jamais rien fait !
CHARLOTTE : Ses obligations mondaines ne lui laissent pas une seconde !
LEON : Puis-je me permettre une suggestion ?
CHARLOTTE (avec hauteur) : Quoi donc, mon ami ?
LEON : Mettez-les à l’Assistance publique. C’est fait pour ça…
CHARLOTTE : Occupez-vous de vos histoire de robinets, vous ! (A sa
mère) Alors, c’est oui ou c’est non ?
LAURENCE : C’est non. Pas ce soir.
CHARLOTTE (furieuse) : On ne peut jamais compter sur vous… (Elle
sort)
Scène VIII
LEON : C’est ta belle-fille ?
LAURENCE (avec un sourire) : Elle n’est pas toujours comme ça, Dieu merci. Qu’est-ce que tu es
venu faire, Léon ?
LEON : Te voir.
LAURENCE : Qu’est-ce que tu espérais ? La fanfare, les arcs de triomphe, les discours ?
LEON : Quelque choses qui serait resté de nos années de bonheur.
LAURENCE : Quatre ans, Léon. Et puis cette fugue. Et puis vingt ans de silence, l’annonce de ta
mort incluse !
LEON : Ouais. Tu as peut-être raison.
LAURENCE : Je t’ai haï, Léon. Quand tu as disparu un matin de printemps, je suis allé prier Dieu
pour qu’il te le fasse payer. Je t’ai haï longtemps. Je t’aimais. Je croyais en toi. Ma haine avait la
même violence que mon amour.
LEON : Je n’en pouvais plus, Laurence. Je t’avais dit que je voulais voir le monde.
LAURENCE : Avec deux enfants en bas âge !?
LEON : J’ai navigué deux ans sur un ketch. Il y avait de la place pour les enfants.
LAURENCE: Tu es fou !
LEON : Tu étais casanière. Il te fallait ton petit logement, tes petits horaires, ton petit confort, ton
petit train-train ! J’ai essayé de t’ouvrir l’esprit, de te donner envie d’autre chose mais tu ne voulais
rien savoir.
LAURENCE : Ce n’était pas raisonnable.
LEON : Voila. Ce n’était pas raisonnable ! Qu’est-ce que tu tiens pour raisonnable ? S’encrouter
dans un quotidien médiocre ou le jour qui passe ressemble à celui de la veille et annonce celui du
lendemain ?
LAURENCE : Et mon metier ? Quinze ans d’études pour devenir agrégée d’histoire et géographie
jetés aux quatre vents de tes caprices !?
LEON : Tu pouvais demander deux années de congé sans solde !
LAURENCE : Un jeune prof débutant ! Partir avant d’avoir commencé ! Tu plaisantes !
LEON : Et si tu les demandais maintenant ?
LAURENCE : Quoi ? Des congés sans solde ?
LEON : Tu es une enseignante éprouvée et respectée, maintenant. Tu arrives au terme de ta
carrière. Libère-toi.
LAURENCE : Pour faire quoi ?
LEON : Ce que tu as refusé il y a vingt ans. Partir, voyager, découvrir le monde. Tes enfants sont
grands. Ils n’ont plus besoin de toi.
LAURENCE: Tu es fou, Léon !
LEON : Tu n’y as jamais songé ?
LAURENCE (réveuse) : Non. Pas vraiment.
LEON : Les chutes du Niagara, Laurence, l’Iguaçu, ces torrents d’eau qui s’effondrent dans un bruit
de tonnerre, les pyramides sous un soleil de feu, le pont de la porte d’Or sur la baie de San
Francisco, les Gurkhas de Katmandou, les derviches de Téhéran, tous ces lieux, tous ces gens si
différents de nous, les grecs qui disent “non” de la tête pour dire “oui”, les chinois qui s’habillent de
blanc pour les deuils et les noirs de le Nouvelle Orléans qui enterrent les morts en dansant… Le
monde est en ébullition, Laurence. Tu as refusé une fois de le connaître. Dis oui et je t’offre
l’Univers !
LAURENCE : Tu es fou, Léon ! Pourquoi tu brandis ces rèves
LEON : Parce que ça fait vingt ans que tu racontes une géographie dont tu n’as rien vu, une histoire
dont tu ignores le décor à des gamins qui baillent d’ennui. Tu les intéresserais mieux si tu savais
seulement de quoi tu parles !
(Le télephone sonne. Laurence décroche
LA VOIX D’ALPHONSE : Laurence ! Il faut que je te voies !
LAURENCE : Quand ?
LA VOIX : Maintenant. Tout de suite… On n’a pas eu le temps de parler tout à l’heure…
LAURENCE : De quoi ?
LA VOIX : Je t’ai dit que ma femme avait des soupçons ! Il faut qu’on mette une tactique au point…
LAURENCE : Ce n’est pas le moment.
LA VOIX : Laisse-moi revenir.
LAURENCE : Non.
LA VOIX : Non ! Quoi, non ? (En colère) J’ai envie de toi, merde !
LAURENCE : Je suis occupée.
LA VOIX : Mais nous ? Ça ne compte pas, nous !?
LAURENCE : Je suis occupée…
LA VOIX (soupçonneuse) : Tu n’es pas seule ?
LAURENCE: Non.
LA VOIX : Qui c’est ?
LAURENCE (impatientée) : C’est le plombier ! (Elle raccroche)
LEON (moqueur) : C’est ton amant ?
LAURENCE : Ça ne te regarde pas.
LEON : Vous faites l’amour à la sauvette ?
LAURENCE (furieuse) : Tu n’as pas changé ! Tu es bien toujours le même ! Discourtois, grossier,
arrogant. Tu me tombes dessus sans prévenir, ta réapparition manque de m’infliger une crise
cardiaque, tu ignores la vie de sacrifice que j’ai mené pour élever NOS enfants, tu ridiculises un
sens du devoir dont toi-même n’as pas la moindre idée ! Qui es-tu, Léon, pour parader, pour juger,
pour distribuer les bons points et les blâmes ?
LEON: Tu es belle, Laurence. Tu n’as pas changée. Tu es bien toujours la même. Tes yeux sont
comme une eau profonde, mystérieuse et calme. Ils lancent des éclairs quand la colère t’agite, ton
corps est toujours aussi désirable. Je t’aime, Laurence !
LAURENCE (coupée net dans sa colère) : Tu es fou, Léon !
LEON: Oui. Tu me l’as déjà dit. Tu l’as même souvent répété. Oui, je suis fou, mais un fou en
liberté, loin des barreaux, des murs, des rues, des usages, des cinq à sept, des hierarchies
sclérosées, oui monsieur le directeur, oui monsieur l’inspécteur, oui monsieur le principal, oui, oui,
oui, oui…!
(Le telephone sonne. Laurence décroche, écoute. Elle répond : “Non, non et non. Je t’ai dit non
tout à l’heure. Non, c’est non ! Pas maintenant” et raccroche. Elle appelle un numéro tandis que
Léon suit les opérations avec des mimiques qui agacent Laurence)
LAURENCE : Madame la gardienne de l’immeuble ?
UNE VOIX (rogue) : Oui ?
LAURENCE : Je suis mamdame Ditaque. Laurence Ditaque.
LA VOIX : Oui madame.
LAURENCE : Si un cycliste en tenue se présente, dites lui que je ne suis pas chez moi.
LA VOIX : J’en ai vu passer un tout à l’heure ?
LAURENCE : C’est le même. Qu’il s’en aille !
LA VOIX : Je lui dirai, madame. Et s’il insiste ?
LAURENCE : Menacez-le d’appeler la police.
LA VOIX : Ça sera fait, madame ! (Laurence raccroche)
LEON (moqueur) : Tu recrutes dans la pédale, maintenant ?
LAURENCE : Fiche moi la paix. Répète ce que tu viens de dire.
LEON : Que je suis fou ?
LAURENCE : Non. Juste avant.
LEON : Que tu es belle ?
LAURENCE : Non. Juste après.
LEON : Que ton corps est toujours aussi désirable ?
LAURENCE : Encore un peu après.
LEON : Que je t’aime ?
LAURENCE : Oui. Tu n’as pas honte ! Tu ne mentais pas autrefois ! Tu ne trichais pas ! C’était en
fait ta seule qualité. Me prends-tu pour une imbécile ? Je devrais te giffler pour ces mots-là !
LEON : Ils sont pourtant vrais. Nous n’étions pas compatibles mais je t’ai toujours aimée !
LAURENCE (stupéfaite) : Nous n’étions pas compatibles !!!
LEON : La preuve : nous nous sommes passés l’un de l’autre. Le chagrin t’a-t-il minée ? Détruite ?
Mais non. Ai-je renoncé à mes envolées ? Mais non !
LAURENCE : Tu ne sais pas ce qu’a été ma vie.
LEON : Métro-boulot-dodo ? C’est ce que tu voulais.
LAURENCE : Et toi ? La tienne ?
LEON : Je ne m’en plains pas. Ça t’intéresse ?
LAURENCE : Tu as un fier toupet ! (Imitant malgré elle les accents de Léon) Tu as un fier putain de
toupet ! Oui : un fier putain de toupet !
LEON : Qu’est-ce qui te prends ?
LAURENCE : Il ne reste donc pas en toi le moindre brin de courtoisie, la plus petite trace de civilité,
d’élégance !
LEON : Le moins possible, Laurence. Ça complique la conversation, ça encombre le vocabulaire et
ça ne fait pas avancer le schmilblick !
LAURENCE (riant) : Tu te souviens de ces vieilles émissions ?
LEON : Oui.
(Le télephone sonne. Laurence décroche)
UNE VOIX : Le champion cycliste s’est présenté, madame. Il voulait monter !
LAURENCE : Vous lui avez fait la commission.
LA VOIX : Oui, madame. Il est parti en colère.
LAURENCE : Merci. Il doit avoir du succès dans la rue.
LA VOIX : Oh oui, madame. Les gens lui demandent des autographes !
LAURENCE : Merci. (Elle raccroche)
LAURENCE (après un silence, avec une certaine nostalgie) : Je dois reconnaitre que je ne
m’ennuyais pas avec toi.
LEON : Moi non plus.
LAURENCE (après un nouveau silence) : Pourquoi es-tu parti ?
LEON : J’avais des rêves plus fort.
LAURENCE : Quel gâchis !
LEON : Mais non. On aurait fini par s’engueuler, puis, par se haïr. Est-ce que tu me hais ?
LAURENCE : Je te l’ai dit : le temps apporte l’oubli.
LEON : Tu as vraiment oublié que nous nous aimions ?
LAURENCE : Il faudrait fouiller dans vingt ans de décombres. Ça fait beaucoup. Un vrai travail
d’éboueur.
LEON (déçu) : Bien. Je suis donc venu pour rien.
LAURENCE : Tu es venu me parler de voyages. Je ne t’ai pas répondu.
LEON : Tu viendrais ?
LAURENCE : L’Iguaçu, c’est un nom qui chatouille l’imagination…
LEON : Il y en a des milliers. Je te les ferais connaître !
LAURENCE : Tu connais vraiment beaucoup de choses, Leon.
LEON : Pas mal, oui.
LAURENCE : Plus que la plupart des gens ?
LEON : Oui. Je suppose qu’on peut dire ça.
LAURENCE : La plupart des gens connaissent leurs propres enfants. Toi tu ne les connais pas du
tout.
LEON (déconcerté) : Pourquoi tu ramène les enfants ?
LAURENCE : TES enfants, Léon !
LEON : MES enfants ! Et alors ?
LAURENCE : Il te reste au moins ça à découvrir : Tes enfants !
LEON : Les enfants ?
LAURENCE : TES enfants.
LEON (hésitant) : Moi, les enfants, tu sais…
LAURENCE : Ce sont les tiens ! Un fils et une fille !
LEON : Qu’est-ce que…. Qu’est-ce qu’ils font dans la vie ?
LAURENCE : Ton garçon, Georges travaille à l’institut National de la Recherche Interstéllaire. Il
n’est jamais fichu de trouver ses propres pantouffles mais il a découvert une fragment d’étoile qui
porte son nom. Ton nom. Enfin, ton nom d’autrefois.
LEON (pas tellement intéressé) : Et l’autre ?
LAURENCE : Claudia ? Elle prépare une agrégation de philo.
LEON : On s’agrège de mère en fille chez toi !
LAURENCE : Ne te moque pas de l’Education Nationale, s’il te plait.
LEON : Tu voulais des enfants. Tu les as. Moi, tu sais bien que ça ne m’a jamais trop intéressé.
LAURENCE : Tu es vraiment un égoïste !
LEON : Je suis, je veux être, j’ai toujours voulu être un homme libre. Les enfants, c’est encombrant
!
LAURENCE : Tu ne veux vraiment pas les voir ?
LEON : Ils vont me faire la gueule !
LAURENCE : C’est possible.
LEON : Qu’est-ce que je leur dirai ?
LAURENCE : Qu’ils t’ont manqué, par exemple.
LEON : Ils ne me croiront jamais !
LAURENCE : C’est un bon point de départ pour faire connaissance.
LEON : C’est vraiment nécessaire ?
LAURENCE : Oui si tu veux que nous poursuivions cet entretien. Tu viens me tenter avec tes récits
d’aventures. Les enfants, c’est mon aventure à moi. Si mon aventure ne t’intéresse vraiment pas,
va-t-en.
LEON : Ça fait deux fois que tu m’indiques la porte.
LAURENCE : A toi de choisir.
LEON : Tu es dure en affaire.
LAURENCE : Alors ?
LEON : O.K. Je vais les rencontrer, ces gosses.
LAURENCE : Tes gosses !
LEON : Juste une entrevue.
LAURENCE : D’accord.
LEON : Où ça ?
LAURENCE : Ici.
LEON : Quand ?
LAURENCE : Demain.
LEON : A quelle heure ?
LAURENCE : Dix sept heures.
LEON : D’accord.
LAURENCE : Ils ont grandi, tu sais.
LEON : On verra bien.
LAURENCE (lui tendant la main) : Bien. A demain. Dix sept heures.
LEON (déconcerté) : Je … je dois partir ?
LAURENCE : Qu’est-ce que tu éspérais ?
LEON : Ben… un peu de tendresse ! Un peu d’émotion !
LAURENCE : Tu croyais qu’on allait coucher ensemble ?
LEON : Pourquoi pas. Tu es toujours ma femme ! C’est pas un péché de coucher avec sa femme !
LAURENCE : Moi j’aurai l’impression d’avoir levé un amant de rencontre.
LEON : Tu n’en as pas, des amants ? Le type au télephone, là…
LAURENCE : Si. Mais je les choisis. Toi, tu t’imposes.
LEON (s’énervant) : Je reclame mes droits conjugaux !
LAURENCE : Va dire ça à madame Ibrahimovitch !
LEON : Ça alors…! Ça alors…!
LAURENCE : A demain Léon. (Elle le guide vers la porte) A dix sept heures. N’oublie pas. Peutêtre alors pourrons nous parler de tes autres projets… (Leon se laisse conduire docilement. Il sort
comme un automate. Laurence ferme la porte doucement) (NOIR)
FIN ACTE 1