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Pierre Anctil
Trajectoires
juives
au Québec
Pierre Anctil
Trajectoires juives
au Québec
Qu’ont en commun la carrière politique de René Lévesque, le
­boulevard Saint-Laurent, le galeriste Max Stern et la ­littérature
­découvrir et de mieux connaître l’identité juive au Québec telle
qu’elle est ­apparue au cours du XXe siècle, à la faveur de diffé-
Pierre Anctil
rents ­contextes culturels et historiques. Dans cet ouvrage, ­Pierre
Trajectoires
juives
au Québec
­paradigme situé d’emblée à l’intérieur des études québécoises.
Anctil propose douze études menées à partir d’un nouveau
Délaissant les analyses traditionnelles sur l’antisémitisme et les
rapports entre Juifs et francophones, Pierre Anctil avance un
parcours où l’étude des Juifs québécois est un sujet autonome
possédant une valeur en soi. On voit ainsi se distinguer des lieux
d’expression et des domaines d’action au Québec où les Juifs
ont contribué de manière exceptionnelle à l’avancement de la
société et ont dégagé des trajectoires originales. Ces travaux
­récents ouvrent la voie à des réflexions nouvelles sur l’apport
juif à la québécitude et sur la complexité d’une identité québécoise conjuguée de multiples manières.
Pierre Anctil
est professeur d’histoire à l’Université d’Ottawa et détenteur
d’une bourse Killam du Conseil des arts du Canada consacrée à la biographie du
poète yiddish montréalais Jacob-Isaac Segal.
Trajectoires juives au Québec
­yiddish montréalaise ? Tous ces thèmes sont l’occasion de
www.pulaval.com
ISBN 978-2-7637-8969-9
L’illustration de la page couverture
a été réalisée par l’artiste montréalaise
Svetla Protitch et reproduite
avec l’autorisation de la FÉDÉRATION CJA.
PUL
Histoire
PUL
Trajectoires juives
au Québec
Pierre Anctil
Trajectoires juives
au Québec
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certains textes composant le présent ouvrage.
Mise en pages : In Situ inc.
Maquette de couverture : Hélène Saillant
Traduction des chapitres 3 et 7 : Chantal Ringuet
ISBN 978-2-7637-8969-9
PDF : 9782763709697
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2305, rue de l’Université
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À Richard Menkis
Table des matières
Préface............................................................................................... IX
Introduction...................................................................................... 1
1. La présence juive au Québec avant 1850. Portrait
d’une communauté en émergence............................................ 9
2. Les communautés juives de Montréal....................................... 23
3. Les Juifs du Québec, au cœur d’une société divisée................... 45
4. Le boulevard Saint-Laurent, lieu des possibles.......................... 69
5.Vers une relecture de l’héritage littéraire yiddish montréalais.... 75
6. À la découverte de la littérature yiddish montréalaise................ 93
7. Les lettres yiddish au Canada. Des immigrants
prennent la plume.................................................................... 115
8. Max Stern : de l’Allemagne au Canada
à l’heure de la tourmente nazie................................................. 147
9.Zakhor. Réflexions sur la mémoire identitaire juive
et canadienne-française............................................................ 171
10. René Lévesque et les communautés culturelles......................... 179
11. Étude comparée de la situation linguistique contemporaine
en Israël et au Québec.............................................................. 203
Source des textes présentés dans cet ouvrage...................................... 233
Préface
L
a première fois que j’ai rencontré Pierre Anctil, avec son grand
chapeau, il projetait l’image de ce qu’il était : un anthropologue
qui avait comme objet d’étude un groupe curieux, les Juifs. Il se
promenait, lisait, interrogeait et analysait la peuplade telle qu’elle apparaissait au noble étranger. Pierre Anctil a toujours son grand chapeau mais son
approche anthropologique a beaucoup changé : il étudie les Juifs du Québec
de l’intérieur, en particulier ceux qui parlaient et parlent yiddish, et analyse
les regards croisés entre les deux groupes : les Québécois d’origine canadienne-française et ceux d’origine juive.
Cette évolution est, bien sûr, un cheminement personnel mais c’est
aussi le résultat du choc entre deux solitudes, non pas le Canada français et
le Canada anglais (à la Hugh MacLennan) mais le Québec franco-catholique et les Juifs. L’étude des écrivains yiddish de Montréal vise une intelligentsia spécifique dont les écrits reflètent les aspirations, quelquefois
contradictoires, des Juifs de Montréal. L’intelligentsia canadienne-française,
qui ne se définissait pas à l’époque comme québécoise, était influencée,
comme le remarque à juste titre l’auteur, par un antisémitisme d’origine
catholique de France. Cette élite méprisait la population qui, de son côté,
n’avait que faire de l’antisémitisme idéologique. « J’ai mal à mon petit Juif »
était une expression courante pour désigner une douleur au bras, mais cela
n’empêchait pas d’aller acheter des guenilles chez un peddler juif.
Les étudiants de médecine de l’Université de Montréal ont fait une
grève pour protester contre la présence d’un interne juif, mais les patients
n’hésitaient pas à aller chez des médecins juifs réputés de bonne qualité.
Toute étude des relations entre les deux groupes se heurte à une différence
X
Trajectoires juives au Québec
majeure : d’un côté, rêve de l’unanimité même s’il existait des divergences
politiques, de l’autre une prédilection pour les discussions, les débats idéologiques sans fin même s’il existait un rêve commun.
Pierre Anctil a réussi, et ce n’est pas une mince affaire, à décortiquer
les courants idéologiques internes à la population juive, sans recours aux
raccourcis et aux généralisations faciles. Je dois avouer un intérêt particulier
pour un groupe qui a su intégrer les idéologies nationaliste (le sionisme),
sociale (le socialisme dans sa version collectiviste) et religieuse (tendance
orthodoxe). Le commun des mortels s’y perd. Beaucoup de Juifs n’y comprennent que goutte. Les experts en idéologies québécoises n’en ont jamais
entendu parler. Pierre Anctil sans entrer dans les détails – ce n’est pas son
objectif – donne un tableau clair et exact de ces débats.
eux chapitres tranchent sur l’exposé général qui traite de la société
D
et de la littérature juive du XXe siècle, le dixième sur René Lévesque et le
huitième sur Max Stern.
Dans « René Lévesque et les communautés culturelles », l’anthropologue classique réapparaît : il s’agit moins de comprendre et d’analyser les
Juifs et surtout le yiddish au Québec que de les utiliser comme faire-valoir
d’une personnalité québécoise. Le texte en est très prudent et voile des réalités pas toujours sympathiques.
Je me rappelle avoir assisté à la réunion de janvier 1979 où René
Lévesque s’est adressé à la communauté juive. L’atmosphère était survoltée.
L’auditoire n’a pas caché ses convictions fédéralistes en entonnant le Oh
Canada mais, en même temps, les commentaires étaient favorables à René
Lévesque, beaucoup de personnes trouvant dommage qu’un homme aussi
intelligent et ouvert ait choisi le camp indépendantiste. Des auditeurs,
connus pour leur fédéralisme, ne se sont pas moins pressés pour serrer la
main du premier ministre et être pris en photo avec lui. Comme me l’a fait
remarquer l’un d’eux : « René Lévesque, c’est un mentsh, c’est tout un
homme. »
raditionnellement, c’est l’élite qui manifestait son antisémitisme
T
alors que la population était ouverte. Avec Lévesque, c’est l’inverse qui se
produit. Le leader est ouvert, respectueux des différences, prêt au dialogue
alors que sa base militante, au fort pourcentage de diplômés universitaires,
enseignants, fonctionnaires, n’avait que faire des non-croyants, précisément
des Juifs qui rejetaient l’option souverainiste.
Lévesque disparu, on est revenu au clivage d’antan : les élites, universitaires, politiques, syndicales, descendent dans la rue pour manifester leur
soutien à Hizbollah ; les gens que l’on qualifie d’ordinaires ont des opinions
variées sur les conflits au Proche-Orient, mais ne recourent pas à l’antisé-
Préface
XI
mitisme dans la formulation et l’expression de leurs choix politiques. Ce
retour à la tradition, après l’intermède Lévesque, n’est pas traité par l’auteur.
Ce n’était pas l’objectif de ses écrits mais dans la mesure où quelques-uns
sont plus « politiques », contemporains, comparatifs, cela aurait mérité une
mention.
La conférence, fort fouillée, sur Max Stern, est aux antipodes de tous
les autres chapitres qui nous dépeignent des écrivains yiddish issus du
monde juif montréalais. Max Stern est un juif malgré lui, juif avec une
minuscule car il s’agit d’un qualificatif et non pas d’une identité. J’ai
d’abord été surpris par l’inclusion de ce texte puis j’ai estimé qu’il était intéressant de montrer aux lecteurs qu’il existe des Juifs complètement en
dehors de toute structure juive.
ierre Anctil est à son meilleur lorsqu’il traduit des textes, articles et
P
surtout des poésies du yiddish au français. Ces textes, qu’ils portent sur la
vie quotidienne à Montréal au siècle dernier ou sur les débats idéologiques
ou sur de la fiction, sont largement méconnus. Ceux qui les ont lus et
appréciés à l’époque de leur publication ne sont plus nombreux parmi
nous. Peu des nouvelles générations qui parlent yiddish, en grande partie
des Hassidim, lisent ces écrits. La majorité des Juifs en ont, tout au plus,
vaguement entendu parler. La quasi-totalité de la population québécoise en
ignorait jusqu’à l’existence. Et c’est là qu’intervient Pierre Anctil. Il n’a plus
son chapeau d’anthropologue, mais sa plume d’humaniste.
Un aspect fascinant du livre est la traduction de poèmes yiddish
chantant la gloire de Montréal. Peu de Montréalais, quelles que soient leurs
origines, savent ce qui les attend. À partir de Trajectoires juives au Québec,
on ne pourra plus écrire un texte sur la place de Montréal dans la littérature
sans faire allusion à ces traductions. À elle seule, cette révélation justifie le
livre.
Si vous avez eu le courage de lire cette préface, nul doute que vous
vous joindrez à moi pour demander à l’auteur et à l’éditeur de préparer un
« Trajectoires II » d’ici quelques années.
Julien Bauer
Département de sciences politiques
Université du Québec à Montréal
Février 2010
Introduction
L
es articles qui composent cet ouvrage ont été écrits au cours des
dix dernières années et explorent de différentes manières le thème
de l’identité juive au Québec, parfois sous l’angle littéraire, parfois
à partir de l’histoire, ou encore à la lumière d’une approche anthropologique qui chercherait à mettre à profit l’expérience concrète et immédiate du
judaïsme. Ce parcours retrace les objets d’étude qui ont attiré mon attention au fil des ans et sur lesquels je suis revenu à plusieurs reprises au cours
des trois dernières décennies, par exemple le boulevard Saint-Laurent, la
littérature yiddish canadienne et la grande migration est-européenne. Il
met aussi en scène certains personnages clés qui ont balisé ma réflexion,
comme le poète Jacob-Isaac Segal, le galeriste Max Stern et René Lévesque.
Les trajectoires juives au Québec sont certes parfois complexes et déroutantes à première vue, mais elles mettent aussi en lumière et d’une manière
inattendue des aspects fondateurs de l’évolution historique de notre société,
comme le pluralisme culturel, l’ouverture à l’immigration, la multiplicité
des origines et le désir de créativité. Enraciné au Québec depuis près de
deux siècles et demi, le judaïsme a constitué une troisième voie dans le firmament littéraire, artistique et intellectuel, au point d’alimenter
aujourd’hui une tradition culturelle solidement établie qui livre des réalisations de premier plan. Ce constat s’est notablement approfondi lors de
l’arrivée, il y a un peu plus d’un siècle, d’une importante population juive
en provenance de l’Empire russe, au point où le yiddish a été pendant plus
de cinquante ans une langue parfaitement capable de refléter simultanément la québécitude et la montréalité.
2
Trajectoires juives au Québec
la fois très différente et toute proche, notamment par son statut
À
minoritaire, l’identité juive au Québec soulève du point de vue de la majorité francophone des questionnements fascinants à plus d’un titre. En rupture avec le christianisme sur plusieurs points doctrinaux de première
importance et fortement distancié de certains aspects de la pensée hellénique, le judaïsme puise sa substance dans un ensemble de textes fondateurs
qui ont été peu parcourus par les Québécois francophones, soit la Bible, le
Talmud, les codes légalistes et la littérature rabbinique. Au même moment,
et malgré l’existence de ce filtre éthique et religieux très différent, les Juifs
ont traduit leur expérience historique au Québec sous des vocables et dans
des formes qui collent de très près à certaines réalités vécues par l’ensemble
de la population québécoise. Simplement, les contacts n’ont pas été assez
suivis sur le plan institutionnel et dans la sphère sociale pour que ces parcours parallèles émergent au grand jour, puis donnent naissance à des intersections de sens significatives à long terme. Il y a aussi que l’identité juive
s’est exprimée au pays dans un foisonnement de langues et d’interprétations culturelles dont on ne voit pas l’équivalent dans le monde francophone, densifiant à souhait l’univers de signification du judaïsme dans la
métropole et ailleurs en région. L’expérience juive au Québec passe par une
maîtrise à tout le moins de l’hébreu biblique, pour ce qui est des bases du
judaïsme, du yiddish dans le cas du monde est-européen, puis de l’anglais
et du français. Dépendant du segment de la communauté auquel on
s’adresse, il peut aussi être nécessaire d’utiliser le russe, l’espagnol, l’hébreu
moderne ou l’arabe. Le vécu juif se conjugue aussi de différentes manières
selon que la personne adhère à une pratique stricte de la loi mosaïque,
qu’elle s’en remette plutôt à des interprétations modernes de la tradition
religieuse, ou encore qu’elle se montre attachée seulement aux aspects
culturels de l’histoire du peuple d’Israël. Dans les différents textes qui suivent, j’ai tenté de puiser à cette diversité parfois étonnante et de départager
les différentes incarnations du judaïsme au Québec, toutes intensément
affirmées et sans cesse en contact les unes avec les autres. Dans ce bruissement constant de l’identité, j’ai privilégié particulièrement l’irruption vers
1900 à Montréal d’une filiation yiddish très intense, dont les productions
ont représenté à un certain moment un sommet dans la créativité juive
d’ici. L’arrivée des yiddishophones marque de plus un moment unique
dans l’histoire québécoise, quand des immigrants jeunes et doués ont jeté
un regard neuf sur leur société d’accueil et décodé ses réalités d’une manière
fort originale.
Ce périple n’aurait probablement pas été possible sans l’ouverture
manifestée à mon endroit par plusieurs intervenants au sein de la communauté juive, et surtout par l’intensification des contacts au niveau universitaire entre spécialistes des études juives et chercheurs dans le domaine des
Introduction
3
études québécoises. À un certain moment, il est apparu clairement qu’il n’y
avait plus lieu de faire de distinctions entre ces deux sphères qui se superposent de multiples façons, soit l’analyse de l’histoire et de la sociologie des
Québécois d’origine juive d’une part, et l’évolution de la tradition religieuse judaïque sur le territoire du Québec d’autre part. Les interactions
entre les deux ordres de réalité sont si profondes sur une durée de plusieurs
siècles, surtout dans l’agglomération montréalaise, qu’un traitement distinct de ces questions, dans deux domaines de recherche séparés, devient
contreproductif. Cela est particulièrement vrai par exemple dans l’histoire
du dialogue œcuménique auquel ont participé les Juifs réformés à partir
des années 1950, et pour lequel une connaissance fine de l’histoire ecclésiale et de la doctrine catholique s’impose d’emblée, ou dans le cas des études sur les milieux syndicaux et de gauche qui ont été très marqués dans
certains cas dès la première heure par un apport juif est-européen. Il est
tout à fait remarquable sous ce rapport que, depuis une vingtaine d’années,
des universitaires intéressés à ces deux domaines d’intérêt juif et québécois
se soient enfin rencontrés et aient commencé à collaborer sur tous les
fronts, au point que les frontières disciplinaires aient commencé à apparaître comme de plus en plus perméables. Il n’y a aucun doute que ce mouvement mutuel de rencontre et d’échange correspond en tout point à ce que
souhaitaient David Rome et le père Jacques Langlais, lorsqu’ils entreprirent
de traiter ensemble de ces questions il y a plus de trente ans. Dans le cas de
David Rome en particulier, il a appelé cette collaboration de ses vœux dès
les années 1950, c’est-à-dire lorsqu’il prit conscience que seul un engagement en commun des Juifs et des francophones permettrait de faire progresser la connaissance sur ce thème.
Ces avancées réalisées par David Rome et Jacques Langlais il y a plus
d’une génération, dans un espace institutionnel à l’époque plus modeste,
ont eu dès le départ une grande influence sur ma propre trajectoire de chercheur. Fidèle à cet enseignement issu simultanément de deux courants
culturels en apparence très divergents, j’ai senti le besoin à partir de 1981
d’entreprendre l’apprentissage de l’hébreu puis du yiddish, et d’approfondir mes connaissances de la tradition judaïque. En me portant ainsi à la
rencontre du fait juif au Québec, j’ai pu élargir des perspectives restées souvent trop étroites et marquées de balises religieuses limitatives. Dans cet
ouvrage, je propose onze textes sur l’histoire et la littérature juives menées à
partir d’un nouveau paradigme situé d’emblée à l’intérieur des études québécoises, mais où la réflexion sur les Juifs est un sujet autonome et possédant une valeur en soi. Grâce à cette nouvelle approche, on voit ainsi surgir
des lieux d’expression et des domaines d’action où les Juifs québécois ont
contribué de manière exceptionnelle à l’avancement de leur société et ont
dégagé des parcours à nul autre pareils. Ce positionnement ouvre la voie à
4
Trajectoires juives au Québec
des considérations nouvelles sur l’apport juif à la québécitude et sur les
différents miroitements d’une identité québécoise conjuguée de multiples
manières. Jusqu’à maintenant, et c’était certainement le cas lorsque j’ai
entrepris ma carrière en 1980 à l’Institut québécois de recherche sur la
culture, les travaux sur les Juifs ne couvraient que le domaine restreint des
rapports historiques entre Juifs et Canadiens français, ce qui le plus souvent
revenait à mettre de l’avant des attitudes de méfiance réciproque et de repli
identitaire, notamment certaines tendances à l’antisémitisme, apparues
surtout au cours des années 1930. En dépassant ce carcan, il devenait possible de discourir sur l’histoire et la littérature juive au Québec, sans référence préalable au monde franco-catholique et cette fois à partir des critères
et des valeurs véhiculées par la seule pratique sociale et artistique juive.
Plusieurs constatations émergent des onze textes proposés dans cet
ouvrage. Ceux-ci forment des points de départ pour des recherches plus
avancées ou en vue de l’établissement d’une trame descriptive et explicative
plus fine des différentes trajectoires juives au Québec. Premier élément
déterminant, et qui a déjà été abordé plus haut : l’identité juive est multiple
et sans cesse changeante. On y découvre plusieurs ensembles linguistiques,
culturels et religieux qui s’entrechoquent tout en se complétant, ce qui permet d’introduire l’idée dans ce cas d’un édifice constitué de multiples étagements et paliers, mais communiquant entre eux sans entrave particulière.
Quand, après un siècle et demi de présence sur le territoire du Québec, la
communauté juive d’origine britannique et de tradition orthodoxe s’est
finalement découvert un espace d’insertion socioéconomique et culturel au
sein de l’élite anglo-protestante de Montréal, ce fut pour être aussitôt submergée vers 1900 par un apport ashkénaze est-européen de langue yiddish
en provenance de l’Empire russe. Au sein de cet univers, régnait une grande
diversité d’opinion et de perspective sur tout ce qui était fondateur à l’époque pour l’identité juive : la tradition religieuse elle-même, l’éducation des
nouvelles générations, la création d’un foyer national juif en Palestine, sans
compter la lutte des classes, la syndicalisation des masses ouvrières, l’usage
du yiddish et l’influence de la modernité. Ces Ashkénazes yiddishophones
achevaient de s’angliciser et de s’installer, qu’un afflux de Sépharades francophones atteignait Montréal au début des années 1960 en provenance
surtout du Maroc. Aujourd’hui, la ville compte, en plus de ces communautés constituées depuis longtemps, des Juifs issus de l’ancienne Union soviétique, de l’Argentine, d’Israël et plus récemment de France. Le judaïsme n’a
jamais été aussi diversifié au Québec que maintenant, sans pour autant
cesser de former un tout cohérent. Qui plus est, ces identités juives fort
diverses plongent maintenant des racines profondes au Québec, au point
où la plupart des observateurs au sein de la communauté juive canadienne
Introduction
5
concèdent qu’il existe à Montréal une manière d’être Juif qui demeure unique au pays et dans l’ensemble de l’Amérique du Nord.
a richesse historique du judaïsme québécois, manifeste de plusieurs
L
façons dans cet ouvrage, devrait faire comprendre au lecteur que pour la
vaste majorité de ceux qui adhérent à cette tradition, l’immigration est un
souvenir personnel lointain sinon une expérience qui appartient en propre
aux générations passées. Malgré cette québécisation évidente, des identités
distinctes continuent de se manifester dans le paysage culturel et religieux
juif du Québec. Elles sont le reflet de courants très anciens, présents dans
l’ensemble du devenir judaïque sur plusieurs siècles, et qui prennent ici des
formes parfois à peine altérées, comme le hassidisme polonais et hongrois,
le libéralisme allemand, le misnagdisme lituanien et russe, et les différentes
formes de la diaspora sépharade établies sur le pourtour de la Méditerranée.
Ces interprétations multiples et parfois divergentes nous amènent à constater combien la diversité interne propre au judaïsme a favorisé ici comme
ailleurs la créativité littéraire et artistique. Plusieurs chapitres dans cet
ouvrage se penchent sur les réalisations des lettrés et des artistes juifs au
Québec, particulièrement dans le domaine peu connu de la culture yiddish, présente à Montréal dès le début du XXe siècle et qui a donné naissance à un corpus de grande ampleur. La littérature yiddish québécoise
soulève à elle seule une série d’interrogations majeures sur les motifs profonds qui ont inspiré un tel élan d’écriture, dont une partie porte sur des
paysages urbains montréalais lus à travers un regard est-européen empreint
d’expériences douloureuses. Trois textes rendent ainsi compte de la découverte qu’a été pour moi cette littérature écrite dans une langue entièrement
juive et reflétant une imagerie dont il n’existe pas d’équivalent au sein des
autres traditions littéraires québécoises. Cette créativité yiddish, qui date de
près d’un siècle à Montréal, commence à peine à percer au-delà des frontières du monde juif et constitue un héritage culturel qui enrichit d’autant
notre compréhension de la québécitude dans le sens large du terme.
Cet ouvrage permet aussi de découvrir une autre constante du
judaïsme québécois : son ouverture généreuse à la modernité et aux idées
progressistes. Une telle propension à accueillir les courants de pensée radicaux a revêtu, tout au long du XXe siècle, des formes variées et touché plusieurs milieux socioéconomiques. Il va de l’adhésion à l’idéal de la
Révolution russe en passant par le socialisme démocratique, la pédagogie
laïque, le syndicalisme, la défense des opprimés et l’aide aux plus démunis.
Dans le domaine de l’art, les créateurs, écrivains et intellectuels juifs ont
souvent été très attentifs aux nouveaux courants esthétiques apparus en
Europe, qu’ils ont transposés de multiples manières dans leur pays ­d’accueil.
L’exemple offert ici est celui de Max Stern, un marchand d’art allemand
6
Trajectoires juives au Québec
qui avait fui le régime hitlérien en 1937 et qui était arrivé à Montréal en
1942 après un internement de plusieurs mois dans l’arrière-pays canadien.
À partir des années 1950 et 1960, Stern a mis en circulation à la Galerie
Dominion les œuvres des principales têtes d’affiche de l’art automatiste
québécois, et a diffusé sur une grande échelle une nouvelle façon de percevoir la peinture telle qu’incarnée par Paul-Émile Borduas, Goodridge
Roberts et John Lyman. Malgré une formation classique dans le domaine
des beaux-arts et une connaissance exceptionnelle du corpus artistique
européen traditionnel, qui aurait pu le pousser à un certain conservatisme,
Stern a vite reconnu l’élan nouveau que représentait l’art pictural contemporain au Québec. Il en va de même dans un autre sens pour René
Lévesque, dont le cheminement politique et la quête de souveraineté ont
été notablement influencés à partir de 1960 par ses rapports avec l’élite
communautaire juive de Montréal. Peu de gens réalisent aujourd’hui que
l’homme politique considérait l’État d’Israël comme un modèle pertinent
pour un Québec indépendant encore à venir, notamment sur le plan linguistique, et qu’il s’est montré plus d’une fois ému par la sensibilité de ses
compatriotes d’origine juive face au respect des droits de la personne.
Presque à lui seul, René Lévesque a maintenu ouvert pendant plus de vingt
ans le contact entre le mouvement souverainiste et les Juifs de Montréal, à
une époque où l’imprévisibilité de la vie politique québécoise minait le
sentiment d’appartenance et le degré de confort de certaines minorités plus
vulnérables.
L’ouvrage se clôt sur deux textes écrits à sept ans de distance et qui se
veulent une discussion au sujet des parallèles qu’il y aurait à établir entre
certains aspects de l’identité des francophones québécois et le cheminement politique et culturel juif au cours du dernier siècle, notamment après
la fondation de l’État d’Israël en 1948. L’émergence au Moyen-Orient
d’une structure étatique juive a été précédée d’un long cheminement nationalitaire qui n’est pas sans présenter certaines similitudes avec le cas québécois, notamment pour ce qui est de la place réservée au religieux dans la
sphère politique et du rôle joué par la langue nationale face à la mobilisation populaire. Certes, toute comparaison est risquée entre deux ensembles
aussi disparates, mais plusieurs éléments dans les politiques linguistiques
israéliennes et québécoises présentent des éléments de ressemblance assez
prononcés, notamment pour ce qui est de l’intégration à long terme de
l’immigration internationale et la défense de la langue nationale, dans un
cas l’hébreu et dans l’autre le français. À tout le moins, le sionisme a constitué depuis la fin du XIXe siècle un courant idéologique dominant au sein
du judaïsme québécois, et ses réalisations récentes ont eu une influence très
grande sur les perceptions que les Juifs du Québec ont développées quant à
leur société d’appartenance et d’insertion. Il est souhaitable dans ce
7
Introduction
contexte que les chercheurs québécois intéressés aux études juives tournent
le regard vers l’État d’Israël et y découvrent des éléments susceptibles d’alimenter leur réflexion, autant pour ce qui est de leur propre société que
pour ce qui concerne les axes identitaires principaux des diverses communautés juives montréalaises. Sur ce plan, très peu a été fait au cours des
dernières années malgré la tenue d’expositions importantes à Montréal sur
les manuscrits de la mer Morte et la place du mouvement bauhaus dans
l’érection de Tel-Aviv. Il existe aussi bien des sujets et thèmes porteurs qui
n’ont été qu’effleurés dans cet ouvrage, et combien d’autres dont l’exploration n’a pas encore débuté ou dont on ne soupçonne pas même l’existence.
Le champ des études juives québécoises reste en effet très neuf et il est porteur d’espoirs immenses.
Je m’en voudrais de clore cette introduction avant d’avoir remercié
ceux avec qui j’ai cheminé de manière soutenue depuis les trente dernières
années, et à qui je dois en grande partie de m’être initié aux différents versants de l’histoire juive montréalaise. Sans leur patience et leur générosité,
je n’aurais pas progressé autant en si peu de temps. Je tiens à mentionner ici
en particulier mes collègues Ira Robinson, du département d’études religieuses de l’Université Concordia, Julien Bauer du département de sciences
politiques de l’UQAM, Morton Weinfeld du département de sociologie de
l’Université McGill, Yolande Cohen et Joseph Lévy, respectivement des
départements d’histoire et de sexologie de l’UQAM. Ma gratitude va aussi
à Eva Raby, directrice de la Bibliothèque publique juive, à Janice Rosen,
archiviste du Congrès juif canadien, ainsi qu’à Yoine Goldstein et à Marc
Gold, tous deux associés à la Fédération CJA. Je tiens de plus à exprimer
une gratitude toute personnelle à Daniel Amar, du Congrès juif québécois,
qui m’a appuyé très efficacement lorsqu’il s’est agi d’avoir accès à certains
documents historiques plus récents. Finalement, mes pensées vont à Meir
Ifergan qui m’a appris, il y a déjà fort longtemps, à lire l’alphabet hébraïque
et m’a ainsi fait découvrir le texte biblique dans sa forme originale. C’était
le début d’un long parcours qui ne cesse de s’élargir et de porter fruit.
Janvier 2010
1
La présence juive
au Québec avant 1850
Portrait d’une communauté en émergence
L
a présence juive au Québec avant 1850, soit avant l’arrivée des
grandes vagues migratoires est-européennes, a été relativement
peu discutée dans notre historiographie. L’enjeu se pose de la
manière suivante : y aurait-il eu suffisamment de Juifs présents dans la vallée du Saint-Laurent, lors de la période de la Nouvelle-France et dans la
première moitié du régime anglais, pour laisser des traces tangibles dans la
composition de la population en place et dans les assises historiques de
notre société ? La question a été soulevée récemment aussi dans le cas des
Québécois d’origine allemande et des Québécois d’origine noire1, deux
autres communautés qui n’ont pas été analysées à leur juste valeur et dont
on a marginalisé la contribution. De telles préoccupations dénotent sans
doute aujourd’hui une volonté de la part des chercheurs de dépasser en
histoire la notion de binarité francophone-anglophone, qui s’est imposée
lors les débats politiques entourant la naissance de la confédération canadienne, et qui a puissamment contribué à figer dans notre esprit l’idée qu’il
1. Pauline Gravel, « Du sang allemand chez les Québécois », Le Devoir, 31 mai 2003,
p. B-6 ; Paul Fehmiu Brown, Ces Canadiens oubliés, Saint-Léonard, Éditons des 5
continents, 1998, tomes 1 et 2 ; Roland Viau, Ceux de Nigger Rock. Enquête sur un
cas d’esclavage des Noirs dans le Québec ancien, Montréal, Libre Expression, 2003,
179 p.
10
Trajectoires juives au Québec
n’y avait eu que « deux peuples fondateurs » à l’origine du Québec contemporain.
e cas des Juifs soulève toutefois des difficultés particulières qu’il
L
convient d’aborder avant d’aller plus loin, dont la principale tient au fait de
la complexité de l’identité religieuse et culturelle juive. La sous-estimation
de leur nombre et de leur influence dans l’histoire québécoise ne tient donc
pas seulement au peu d’attention dont ils ont bénéficié de la part des chercheurs, mais s’inscrit aussi dans le sillage d’une définition de soi construite
en étagement et selon une grille de lecture mouvante. D’après le point de
vue adopté par l’observateur, selon qu’il se situe par exemple à l’extérieur de
la culture juive ou carrément au cœur de la mouvance judaïque, un Juif
peut devenir très visible et donc repérable, ou se fondre dans le paysage
culturel environnant au point d’y disparaître tout à fait. Cette migration
permanente du centre de gravité identitaire juif, pour qui peut la percevoir
et la saisir pleinement, rend très difficile l’établissement de paramètres
constants et fiables dans l’analyse du fait juif québécois. Notre première
tâche consistera donc à baliser et à valider un mode d’appréhension du
domaine culturel judaïque qui s’applique au contexte québécois.
Un cas patent de ce phénomène d’éclipse identitaire nous est offert
par l’épisode le plus célèbre de la période française pour ce a trait à la présence juive, soit celui de la jeune Esther Brandeau arrivée à Québec en
septembre 1738, en provenance du port de mer de La Rochelle. Or depuis
plusieurs années, de son propre aveu, la dite Esther parcourait la France en
se faisant passer pour un garçon et sans rien révéler de son origine juive.
Démasquée à son arrivée à Québec, elle est amenée à l’Hôpital général de
Québec pour y être « convertie ». Les religieuses s’attellent à cette tâche,
mais en pure perte car Esther Brandeau résiste à toutes les tentatives, ce qui
oblige les autorités françaises à la rapatrier quelques mois plus tard2. Que
faut-il retenir de cet épisode, sinon que bien d’autres Juifs ont pu franchir
de manière anonyme et sans être inquiétés les portes de la colonie à la
même époque qu’Esther Brandeau, ce malgré la prohibition imposée aux
non-catholiques au moment de la révocation de l’édit de Nantes en 1685
pour ce qui est du peuplement de la Nouvelle-France. L’expulsion des Juifs
espagnols par Isabelle la Catholique en 1492, suivie de celle des Juifs portugais en 1496, avait en effet dirigé vers la France des milliers de marranes,
soit des Juifs nominalement convertis mais gardant en leur for intérieur un
lien affectif intense avec le judaïsme. Faudrait-il se surprendre que des descendants de ces Conversos, établis en France depuis plusieurs générations,
aient abouti dans leur errance et souvent sans être détectés jusque dans les
2.Voir Irving Abella, A Coat of Many Colours. Two Centuries of Jewish Life in Canada,
Toronto, Lester & Orpen Dennys, 1990, chapitre 1.
1 - La présence juive au Québec avant 1850
11
colonies françaises de l’Amérique boréale, joignant ainsi les rangs des individus qui formeront la souche génétique du peuple canadien-français ?
es recherches menées au cours des dernières années par Jean-Marie
D
Gélinas3, concernant son propre patronyme, ont par exemple montré que
sa propre lignée familiale remonte à Étienne Jullineau, arrivé en NouvelleFrance en 1658 avec son fils Jean âgé de douze ans. Or, les documents
d’époque entourant cet individu, notamment des contrats commerciaux
passés en France quelques années avant son départ, révélèrent qu’il appartenait à une petite communauté crypto-juive habitant la ville de Saintes.
Ceci est particulièrement mis en évidence par le fait qu’un de ces contrats,
passé en 1642, mentionne qu’Étienne Jullineau habite chez Mathurin Da
Mosen et déclare être son élève, le « Da » référant dans la tradition juive
espagnole à « dayan » ou une personne chargée de mettre en application la
loi juive. Un acte de baptême concernant François Juiellineau, aussi notarié
à Saintes en 1661, cousin présumé du précédent, donne « Juif Élie » comme
surnom à la famille en question, le tout confirmant par ailleurs la tradition
orale ayant cours au sein de la famille Gélinas relativement à son origine
juive espagnole. Le départ d’Étienne Jullineau a dû se faire dans le contexte
de la montée des intolérances officielles face aux protestants en France, et
qui culmine après la révocation de l’édit de Nantes en 1685 par Louis XIV.
Il y a fort à parier que bien d’autres conversos l’ont suivi ou précédé dans le
Nouveau-Monde sous juridiction française, même s’il n’existe à ce jour
aucune trace au Québec avant le milieu du XVIIIe siècle de l’existence
d’une communauté juive constituée ou d’un lieu de sépulture judaïque.
’analyse des preuves de la présence juive au Québec serait grandeL
ment simplifiée s’il n’y avait que la migration d’origine espagnole à considérer. Or d’autres courants culturels juifs se pressent au même moment à
l’embouchure du Saint-Laurent par l’intermédiaire de leurs représentants
originaires soit d’Angleterre, soit des États-Unis ou même des pays d’Europe centrale comme l’Allemagne et les Pays-Bas, le plus souvent par un
complexe enchevêtrement de migrations secondaires ou tertiaires. Les marranes, dont on entrevoit la présence pendant la période la Nouvelle-France
et qui appartiennent au grand courant sépharade, se voient bientôt supplantés par des Ashkénazes venus des pays de culture germanique ou britannique. Apparaissent ainsi dans notre histoire, presque simultanément,
des Juifs issus des deux branches les plus présentes en Occident au Moyen
Âge, et dont l’une a rayonné à partir de la péninsule ibérique et l’autre à
partir des terres germaniques. Ces deux identités judaïques séparées n’ont
toutefois pas laissé sur notre territoire des traces équivalentes, car dans le
3.Voir l’article de Jean-Marie Gélinas, « Un secret bien gardé », dans La Voix sépharade,
Montréal, vol. 33, no 2, décembre 2003, p. 32-33.
12
Trajectoires juives au Québec
premier cas son implantation s’est faite en gros à une période où les Juifs
n’étaient pas admis officiellement, soit de 1600 à 1763, tandis que les
Ashkénazes ont bénéficié sous la Couronne britannique d’un régime de
tolérance propice à leur épanouissement au vu et au su de tous.
es historiens Benjamin G. Sack4, Raymond Douville5, Gérard
L
Malchelosse6 et Denis Vaugeois7 ont chacun débattu de la provenance et de
l’identité des premiers Juifs arrivés au Québec immédiatement après la
Conquête britannique. Une et même plusieurs liste ont été confectionnées
(voir annexe 1) contenant les noms des personnes d’origine juive ayant
présumément accompagné le général Jeffrey Amherst lors de son entrée
victorieuse à Montréal en septembre 1760, ou qui seraient venues immédiatement après le traité de 1763, auxquelles certains chercheurs ont ajouté
les noms des supposés fondateurs en 1768 de la première synagogue canadienne, Shearith Israel [les restes d’Israël]. De l’avis de Vaugeois, qui est
l’historien qui a le plus fouillé la question, plusieurs des individus mentionnés dans ce contexte ne peuvent être retracées ni dans les archives militaires
britanniques, ni dans la correspondance des premiers administrateurs
anglais envoyés au pays pour gérer la nouvelle colonie. En fait, la seule utilité de cette prétendue liste est de faire voir clairement dès le départ la distinction très nette entre le volet sépharade et ashkénaze du judaïsme canadien, les patronymes d’origine nettement espagnole ou portugaise côtoyant
ceux à consonance germanique ou dont l’orthographe a été germanisée. Il
est cependant possible que les Sépharades venus sous le régime français s’en
soient tenus à une grande prudence pour ce qui est de leurs racines judaïques, et que leur présence dans nos régions ait été interprétée après 1760 à
partir de documents eux-mêmes douteux sur le plan historique. La plupart
des historiens s’entendent néanmoins aujourd’hui pour affirmer que les
marranes n’ont laissé à cette époque que très peu de preuves de leur présence au Québec.
insi, il n’y a plus trace à Montréal, après le début du XIXe siècle,
A
que de Juifs de souche ashkénaze et la plupart du temps d’allégeance britannique. Même les signataires juifs dont les noms apparaissent sur les
pétitions adressées en 1763, 1770, 1773 et 1774 au roi d’Angleterre en vue
4. Benjamin G. Sack, History of the Jews in Canada, Montréal, Congrès juif canadien,
1945, 285 p.
5. Raymond Douville, Aaron Hart, récit historique, Trois-Rivières, Éditions du Bien
Public, 1938, 194 p.
6. Gérard Malchelosse, « Les premiers Juifs canadiens », dans Le Bien Public, janvier,
février et mars 1939 ; « Les Juifs dans l’histoire canadienne », Les Cahiers des Dix, vol.
4, 1939, p. 167-195.
7. Denis Vaugeois, Les Juifs et la Nouvelle-France, Trois-Rivières, Les Éditions Boréal
express, 1968, 154 p.
1 - La présence juive au Québec avant 1850
13
de l’obtention d’un gouvernement autonome dans la colonie, sont tous
porteurs de patronymes ashkénazes (annexe 2). Il en va de même des noms
juifs cités dans une lettre datant du 14 octobre 1833, qui décrit les activités
de ce jour-là à la synagogue Shearith Israel (annexe 3). Qui plus est, quand
Montréal accueillera après 1800 des Juifs de vieille ascendance sépharade,
tel Abraham de Sola8, arrivé dans la ville en 1852 et leader pendant trentecinq ans de la congrégation Shearith Israel, il s’agira presque toujours de
personnes nées en Grande-Bretagne au sein de famille installées depuis
plusieurs générations dans ce pays et totalement britannisées. Tellement en
fait que ces Juifs, ashkénazes ou sépharades, vivront pour l’essentiel au
Québec en harmonie avec leurs voisins anglophones chrétiens et ne s’en
distingueront pas de manière particulière, ni sur le plan du comportement
social ni dans la sphère des opinions politiques. Il est important de rappeler
aussi qu’au début du XIXe siècle, le nombre de personnes d’origine juive
reste très petit au Canada, soit 100 personnes environ autour de 1800 et
154 au recensement de 1841. En fait, il faudra attendre quelques années
après la signature de la confédération de 1867 pour que ce chiffre dépasse
la barre du millier d’âmes.
’histoire culturelle des Juifs de Montréal et du Québec au XVIIIe et
L
au XIXe siècles serait simple si nous pouvions en rester là dans notre discussion. Or, d’autres éléments culturels fort importants doivent maintenant
être pris en considération, dont particulièrement la question de la pratique
religieuse. Comme nous l’avons vu, il y a péril à identifier une personne
comme juive du simple fait de la consonance ou de l’orthographe de son
patronyme. De même, a contrario, l’absence de référent religieux judaïque
ne permet pas d’exclure de facto un individu de la communauté des fils et
des filles d’Israël. Des Juifs ont pu épouser des chrétiennes, cesser d’être
fidèles aux lois diététiques et aux autres préceptes mosaïques, voire se faire
baptiser, sans pour autant nier leur ascendant juif ou être exclus de la communauté juive. La famille Hart de Trois-Rivières, à juste titre considérée
dès la première moitié du XIXe siècle comme la plus ancienne et la plus
marquante au Québec, comptait parmi ses membres plusieurs agnostiques
et apostats, dont quelques-uns qui défrayèrent la chronique sociale de leur
époque.
Ainsi, Moses Hart, le fils d’Aaron, s’éloigna tellement de sa tradition
religieuse qu’il embrassa les thèses des déistes les plus courantes de son époque et publia en 1815 un opuscule intitulé : General Universal Religion.
Pourtant, le fondateur de la « dynastie » et patriarche des Juifs québécois
était un adepte de l’orthodoxie la plus stricte, ce qui n’alla pas sans lui cau
8. Carman Miller, « Abraham de Sola », dans le Dictionnaire biographique du Canada,
Québec, Les Presses de l’Université Laval, vol. XI, 1982, p. 279-281.
14
Trajectoires juives au Québec
ser un certain nombre de soucis une fois celui-ci installé en 1761 dans la
lointaine et isolée localité de Trois-Rivières9. Comment en effet obtenir de
la viande cachère en l’absence d’abatteur rituel (shoykhet), ou circoncire les
nouveau-nés (bris) ou encore offrir une éducation religieuse appropriée aux
garçons à la veille d’atteindre l’âge de la bar-mitsva, soit autant de questions
qui requièrent une attention immédiate et pressante dans la vie d’un Juif
pieux. Les fils et les petits-fils d’Aaron Hart qui quittèrent le giron de l’orthodoxie, sinon qui osèrent s’aventurer loin des balises habituelles à l’intérieur desquelles évolue la masse de la population juive, n’en restaient pas
moins des Juifs aux yeux de la loi mosaïque (halakha). Sans doute durentils néanmoins encourir la réprobation sourde de leurs coreligionnaires restés fidèles à la pratique stricte du judaïsme.
À la fracture entre les pratiquants orthodoxes d’une part, et les Juifs
québécois influencés par le progrès des Lumières d’autre part, s’ajoute la
distinction entre la sphère culturelle hébraïque et celle appartenant aux
langues vernaculaires, dont au premier chef le ladino et plus tard le yiddish.
Au départ, les Juifs qui s’établirent au Québec entretenaient tous à un titre
ou à un autre un lien avec l’hébreu, langue de la Bible ainsi que de la liturgie juive, et véhicule de tous les concepts liés à cette tradition religieuse
plurimillénaire. Par exemple les Hart, père et fils, parsemaient leurs lettres
par ailleurs écrites en anglais de termes calligraphiés en alphabet hébreu,
par exemple : pesakh (la pâque), rosh hashana (le nouvel an) ou ketuba
(contrat de mariage). Cette proximité des Juifs québécois à la langue des
prières hébraïques se perpétuera sur plusieurs siècles jusqu’à aujourd’hui et
caractérise présentement toutes les tendances au sein de la communauté,
jusqu’aux plus modernes et aux plus détachées de la pratique religieuse
comme telle. À la fin du XIXe siècle, un nouveau courant de pensée surgira
d’ailleurs en Europe occidentale qui lui aussi capitalisera sur la centralité de
l’hébreu dans la culture juive, mais cette fois à des fins politiques et le plus
souvent séculières : le sionisme.
Au même moment, s’affirment des judéo-langues qui servent d’outil
de communication et d’ancrage dans des sphères plus prosaïques. Les Juifs,
en effet, même s’ils restent fidèles à une pratique spécialisée et parfois
savante de l’hébreu, n’en doivent pas moins communiquer entre eux sur le
plan commercial ou personnel, par-delà les distances et les conditions politiques spécifiques avec lesquelles ils doivent compter localement. Parfois
cela signifie surmonter des réalités linguistiques et des fossés culturels qui
ne peuvent être maîtrisés par tous les interlocuteurs juifs de manière égale.
9.Voir l’excellente biographie d’Aaron Hart préparée par Denis Vaugeois pour le
Dictionnaire biographique du Canada, Québec, Les Presses de l’Université Laval, vol.
IV, 1980, p. 357-359.
1 - La présence juive au Québec avant 1850
15
Une des solutions à ce dilemme a été de généraliser l’usage de codes internes à la communauté juive, généralement impénétrables depuis l’extérieur,
souvent des langues de fusion entremêlant des construits appartenant à
plusieurs langues plus ou moins coterritoriales. Le ladino a été une des
réponses imaginées à cet effet par les Juifs de la péninsule ibérique, repris
plus tard dans l’ensemble de la diaspora sépharade, et le yiddish une autre
réservée cette fois aux Ashkénazes vivant en Europe de l’Est. Il est tout à
fait possible que le ladino ait pu être chuchoté en Nouvelle-France entre
marranes récemment arrivés, mais dans l’état actuel de la recherche il s’agit
là de pure conjecture. Le yiddish par contre a laissé des traces éclatantes au
Québec à partir de la fin du XIXe siècle. Dès 1864, William Hyman10,
marchand juif établi à Grande Grève en Gaspésie, utilisait cette judéo-langue pour communiquer par écrit avec sa parenté et ses amis vivant ailleurs
au Québec. Dans ces circonstances, il n’est pas impossible que des études
plus poussées révèlent éventuellement des cas attestés d’usage plus ancien
du yiddish au Québec.
Là où la présence de l’hébreu fait valoir un attachement aux formes
religieuses traditionnelles du judaïsme, le yiddish indique plutôt une effervescence du côté de la modernité, ou signifie l’émergence de débats idéologiques liés à la montée des idées de gauche, surtout à partir du milieu du
XIXe siècle. Ainsi les Hart et plus tard les de Sola, les premiers d’origine
ashkénaze et les autres de souche sépharade, professaient un attachement à
la langue et à la littérature hébraïque dans un souci de conservatisme et de
préservation de l’orthodoxie judaïque. De Sola par exemple enseigne ce
sujet à partir de 1848 au McGill College de Montréal, la future Université
McGill, poste qu’il conservera jusqu’à son décès en 1882. Ces familles fondatrices bien identifiables, autant à Trois-Rivières qu’à Montréal, contribueront grandement à définir le substrat culturel le plus ancien de la communauté juive québécoise. Ils feront aussi beaucoup à Montréal pour
susciter l’établissement d’un réseau de marchands juifs fortement attachés à
l’Empire britannique. Les descendants directs d’Aaron Hart s’intéresseront
par ailleurs à la sphère politique québécoise, notamment Ézékiel Hart qui
se fera élire à deux reprises en 1807 et en 1809 par les électeurs de TroisRivières, mais sans toutefois pouvoir siéger. Ce sont aussi les membres de
cette même famille qui réussiront à faire reconnaître pour la première fois
en 1832 les droits civils et politiques des citoyens d’origine juive résidant
10. Michel Le Moignan et Roch Samson, « William Hyman », dans le Dictionnaire biographique du Canada, Les Presses de l’Université Laval, vol. XI, 1982, p. 484-485.
Voir aussi Roch Samson, Pêcheurs et marchands de la baie de Gaspé au XIXe siècle : les
rapports de production entre la compagnie William Hyman and Sons et ses pêcheurs
clients, Ottawa, Direction des lieux et des parcs historiques nationaux, Parcs Canada,
1984, 148 p.
16
Trajectoires juives au Québec
au Canada, ouvrant ainsi la voie à une tolérance envers la diversité religieuse dont bénéficieront au cours des décennies suivantes tous les
Québécois.
Que faut-il retenir de ce bref portait de la présence juive au Québec,
sinon que très peu de Juifs ont franchi l’Atlantique en destination du
Canada avant 1850, soit quelques centaines de personnes tout au plus.
Pour la plupart ces individus étaient très mobiles et possédaient des réseaux
de contact ou avaient forgé des alliances avec d’autres Juifs résidant ailleurs
dans les grands centres commerciaux de l’époque, surtout Londres, New
York et Boston. Contrairement à bien des émigrants se destinant à la
Nouvelle-France, ou arrivés au début du régime anglais, les Juifs sépharades
et ashkénazes des XVIIIe et XIXe siècles faisaient le plus souvent partie de
vastes diasporas dont l’étendue avait fini par atteindre l’Amérique du Nord
dans ses points les plus extrêmes. La distance géographique, la situation
économique précaire des nouvelles colonies, l’absence de moyens de transports fiables et des barrières d’ordre politique ont toutefois empêché avant
1850 les populations juives d’Europe et d’Afrique du Nord de se déplacer
massivement au-delà des mers. Cette migration menée sur une échelle
continentale serait presque entièrement le fait du XXe siècle et bouleverserait l’équilibre constitué depuis plusieurs siècles entre les différents volets
de la diaspora juive à travers le monde, notamment à Montréal.
La très grande mobilité juive en Occident à partir de la Renaissance,
et la volonté de plusieurs des immigrants appartenant à cette tradition
d’échapper à la persécution ou à tout le moins aux vexations administratives anti-judaïques les plus courantes, eut aussi pour corollaire que beaucoup d’entre eux chercheront à dissimuler leur identité véritable une fois
arrivés en Amérique. Cette volonté de taire ses origines véritables, ou à tout
le moins de les rendre moins apparentes, tient aussi à des phénomènes courants lorsque les Juifs se retrouvent en petit nombre dans une société nouvellement formée, ou dispersés sur d’immenses territoires, soit la conversion par baptême et l’assimilation culturelle rapide. Le judaïsme formant
une religion très normée sur le plan des pratiques, et requérant pour de
nombreuses activités de piété un quorum strict, les adhérents de cette tradition peinent en effet à trouver des conditions favorables au maintien de
leur identité lorsqu’ils sont isolés. Pour les Juifs canadiens de l’époque française et du début de la période anglaise, rester fidèles à leurs croyances spirituelles signifiait le plus souvent faire preuve d’un entêtement systématique à maintenir des coutumes et des manières de faire qui, le plus souvent,
allaient à contre-courant de leur environnement social immédiat. En toutes
circonstances, il était plus facile et plus simple de cesser d’être Juif dans
toute la rigueur du terme.
1 - La présence juive au Québec avant 1850
17
ême à supposer qu’un Juif réussisse à se persuader de maintenir
M
individuellement le lien avec sa tradition, encore fallait-il qu’il choisisse
une épouse de même origine que lui pour assurer à sa progéniture une filiation directe avec le peuple d’Israël. Les Hart de Trois-Rivières, à commencer par Aaron Hart lui-même qui va chercher son épouse en Angleterre en
1767 au sein d’une famille juive susceptible de lui offrir accès à un important réseau commercial, dépensent d’importantes ressources à tisser des
alliances matrimoniales strictement juives. La plupart du temps, dans le
contexte du début du XIXe siècle québécois, cela signifiait trouver une
conjointe prête à migrer depuis l’étranger pour rejoindre son futur déjà
établi dans la vallée du Saint-Laurent. Tous les Juifs québécois n’y parviennent pas ou n’y tiennent pas vraiment, avec comme conséquence que leurs
descendants se fondent dans la masse et sont élevés tout naturellement
dans le giron de la chrétienté. Au bout de trois ou quatre générations en sol
québécois, entourés de toutes parts par des populations non juives, certains
membres de la famille Hart finissent par épouser des personnes appartenant à d’autres traditions religieuses, avec comme conséquence que le plus
souvent leurs descendants cessent d’être identifiés à la pratique mosaïque.
n exemple éloquent de ce phénomène nous est offert dans l’entouU
rage familial immédiat d’Aaron Hart. Lorsque Hart arrive au Canada, au
lendemain de la Conquête britannique, les conditions favorables sur le
plan économique et politique, ainsi que la nécessité d’attirer à lui des partenaires commerciaux qui lui seront dévoués, le poussent au bout de quelques années à convaincre les trois fils de sa sœur restée en Angleterre d’émigrer dans la vallée du Saint-Laurent. Le plus jeune, Henry Joseph
(1775-1832), arrivé en 1790 à l’âge de quinze ans, marie Rachel Solomons
en 1803 à Berthier. Il sera l’ancêtre d’une longue lignée qui s’illustrera dans
la vie communautaire juive autant à Montréal que dans diverses régions du
Québec. Le frère aîné de Henry, Judah Joseph (1762-1838), épouse quant
à lui en 1790 une catholique francophone du nom de Catherine Lazare,
dont le nom de famille donne d’ailleurs à penser qu’elle aurait pu ellemême être une convertie. Leur seul fils, Jacob-Marie Joseph, épouse à son
tour Marguerite Laghey, d’origine irlandaise, et tous leurs descendants participeront au XIXe siècle, de manière indissociable, à la vie sociale et religieuse de la majorité canadienne-française du Québec11. J’ai moi-même
rencontré, à la fin de sa vie, la descendante à la cinquième génération de
Judah Joseph, Cécile Joseph Barry, une catholique fervente, qui avait marié
le cousin germain de mon grand-père maternel, Gaétan Barry. Bien que
consciente de ses origines juives partielles, celle-ci ignorait presque tout du
11. Pour plus de précisions, voir Anne Joseph, Heritage of a Patriarch. A Fresh Look at
Nine of Canada’s Earliest Jewish Families, Québec, Éditions du Septentrion, 1995,
562 p.
18
Trajectoires juives au Québec
judaïsme et de ses formes particulières de pratiques religieuses, donnant
ainsi raison à l’historien Denis Vaugeois qui écrivait dans sa biographie
d’Aaron Hart :
Progressivement, les descendants d’Aaron Hart vont se fondre parmi la
population trifluvienne francophone et catholique qui survit tant bien que
mal au drame de 1760. Rivés à leurs importants biens fonciers, des centaines de descendants d’Aaron Hart refusent toutefois de tout perdre en quittant cette région qui demeure résolument francophone et catholique. Ils
choisissent d’y demeurer, menacés cependant par une lente mais inexorable
assimilation à la majorité locale. Aujourd’hui, certains conservent jalousement le secret de leurs origines et de leur relative prospérité, tandis que
d’autre l’ignorent tout à fait. Aaron Hart ne pouvait prévoir ce curieux
retour de l’histoire qui amena le vaincu de 1760 à se faire progressivement
assimilateur. Les Hart de la région de Trois-Rivières subiront le sort des
Burns, des Johnson et des Ryan. Mêlés aux « anciens Canadiens », ils deviendront eux aussi les ancêtres des Québécois d’aujourd’hui12.
Cette période de près de deux siècles au cours de laquelle des Juifs de
toutes origines allaient s’insérer au compte-gouttes dans la trame sociale
québécoise en émergence, et pour beaucoup à travers l’anonymat le plus
complet, prend fin abruptement avec l’arrivée d’un gouvernement responsable au Canada. Après 1850, les forces politiques et économiques qui
poussaient les Juifs à quitter l’Europe de l’Est, conjugués à des progrès
technologiques remarquables dans les communications, ouvrent toutes
grandes les vannes de l’immigration vers l’Amérique. À cet élan démographique venu de l’extérieur du pays s’ajoute après 1867 le développement
accéléré de l’économie canadienne, qui requiert de plus en plus de maind’œuvre et offre des occasions d’ascension sociale sans précédent. Comme
tous les autres peuples d’Europe et du monde, les Juifs surtout ashkénazes
est-européens répondent avec enthousiasme à cet appel et se pressent aux
portes du Canada. En 1891, ils forment une communauté de 2 700 âmes à
Montréal, en 1931 ils sont tout près de 60 000, presque tous des yiddishophones. Du coup apparaît pour la première fois dans l’histoire québécoise
une masse critique de pratiquants du judaïsme, qui auront tout le loisir
d’élaborer dans de telles circonstances une structure communautaire répondant aux besoins spécifiques de leur tradition religieuse.
Ce basculement subit dans la deuxième moitié du XIXe siècle vers un
grand ensemble social juif clôt une période de l’histoire du judaïsme au
Québec. Là où se trouvait une constellation d’individus et de familles plus
ou moins isolés, se mouvant dans une société où ils occupaient une posi12. Denis Vaugeois, « Aaron Hart », Dictionnaire biographique du Canada, Québec, Les
Presses de l’Université Laval, vol. IV, 1980, p. 358-359.
1 - La présence juive au Québec avant 1850
19
tion très minoritaire et souvent imperceptible aux non-initiés, émerge
maintenant un tout cohérent doté d’une complétude institutionnelle
remarquable et animé par de véritables courants de pensée autonomes propres à la judéité est-européenne et mondiale. Dans cet univers juif de
grande densité et fortement circonscrit à certains quartiers bien précis de la
métropole, le yiddish va occuper une place de choix pendant un demi-siècle, soit en gros de 1900 à 1950, au point que cette langue sera la plus
parlée à Montréal après le français et l’anglais. Cette fois la majorité canadienne-française devra composer non seulement avec des personnes porteuses de la judéité, prises une à une dans leur individualité, mais avec une
population tout entière. Ce revirement de situation provoquera au
XXe siècle­des prises de conscience déchirantes de la part des francophones,
et à terme une redéfinition profonde du nationalisme dit québécois, lequel
devra dorénavant tenir compte de la diversité culturelle et religieuse sur
une échelle jusque-là inédite13. Nous voilà bien loin de l’époque où Aaron
Hart s’installait tout fin seul à Trois-Rivières puis se voyait dans l’obligation
de confier aux Ursulines de la ville l’éducation de ses filles.
13.Voir : Gérard Bouchard, « Les rapports avec la communauté juive : un test pour la
nation québécoise », dans Pierre Anctil, Ira Robinson et Gérard Bouchard (dir.), Juifs
et Canadiens français dans la société québécoise, Québec, Éditions du Septentrion,
2000, 197 p., p. 13-31 ; et Pierre Anctil, Tur Malka. Flâneries sur les cimes de l’histoire
juive montréalaise, Québec, Septentrion, 1997, 199 p.
20
Trajectoires juives au Québec
Annexe 1
Les Juifs figurant sur la liste qui suit vécurent au Québec au cours des
années suivant immédiatement la conquête. La plupart de ces noms apparaissent dans le détail des transactions commerciales effectuées par Aaron
Hart et Samuel Jacobs, et dans les dépêches envoyées par les généraux
Monkton, Amherst et Gage, et par le colonel Bouquet. Les autres noms
ont été tirés des archives de la synagogue Spanish Portuguese de Montréal :
AbrahamsLazarus
BindonaLevy
de Cordova
Lyons
DavidManuel
Elvada
de Maurera
de Fonseca
Michaels
Franks
de Miranda
GarciaMoresco
GomezMyers
HartSalomon
HayesSeixas
HeinemanSimons
JacobsSolomons
Judah
1 - La présence juive au Québec avant 1850
21
Annexe 2
Signataires juifs apparaissant en 1763, 1770, 1773 et 1774 sur les
pétitions adressées au roi d’Angleterre en vue d’obtenir une part de gouvernement autonome dans la colonie :
AbramsJacobs
DavidJudah
FranksLevy
HartMyers
HaysSolomons
Annexe 3
Une liste des personnes occupant les sièges d’honneur à la nouvelle
synagogue Shearith Israel (Spanish Portuguese), tirée d’une lettre écrite par
Benjamin Hart le 14 octobre 1833 et envoyée à Isaac Valentine :
AsherJoseph
BenjaminLevey
CohenLevy
DavidRoshin
DavidsSolomons
HartValentine
Hays